Préparation évangélique

LIVRE XIV

CHAPITRE VII
QUELLE ÉTAIT LA MANIÈRE DE VIVRE DE CES PHILOSOPHES. DE LACYDE SUCCESSEUR D’ARCÉSILAS. TIRÉ DU MÊME AUTEUR

« Quant à Lacyde, je veux vous raconter un trait assez plaisant qui le concerne. Ce Lacyde était un peu vilain, ce qu’on appelle économe dans un certain langage, qui est l’expression honnête dont on se sert dans le peuple. Celui-ci donc ouvrait lui-même son cellier et le refermait lui-même, après y avoir pris ce dont il avait besoin. Il faisait aussi par ses mains tous les autres détails du service personnel, sans que pour cela il louât beaucoup la modération des désirs (αὐταρκεία), ni que d’ailleurs il fût dans la pauvreté. Il ne manquait pas non plus de valets, dont il avait un bon nombre. On peut donc apprécier comme ou voudra la cause de ce penchant en lui ; pour moi, je me bornerai à rapporter le récit amusant que j’ai promis. Étant donc son garde-magasin, à lui-même, il ne croyait pas devoir porter sur lui la clef qui l’ouvrait ; mais après l’avoir fermé, il déposait cette clé dans un secrétaire creux qu’il scellait avec son anneau ; puis il faisait glisser son anneau à travers le trou de la serrure, de manière à le faire rouler en dedans du cellier ; de sorte que lorsqu’il rentrait ensuite, il ouvrait avec la clé ; ce qui lui était facile : il ramassait son sceau, puis il refermait, après quoi il recachetait de nouveau et rejetait toujours son anneau en dedans. Ses esclaves ayant découvert son stratagème, chaque fois que Lacyde sortait pour aller se promener, ou pour un autre motif, ils ouvraient le cellier, et se livraient à tous leurs caprices, soit pour manger, soit pour boire, soit même pour emporter. Après quoi, ils refaisaient toutes les mêmes choses que lui, ils refermaient, puis recachetaient ; et, se moquant de tout leur cœur de leur maître, ils faisaient repasser le cachet, dans l’intérieur, par le même trou. Cependant Lacyde, qui avait laissé ses buffets remplis et qui les retrouvait vides, ne pouvait comprendre comment cela s’était fait. Dans son incertitude, ayant écouté Arcésilas disserter sur l’impossibilité où nous sommes de rien comprendre (ἀκαταληψία), il pensa que c’était justement ce qui lui était arrivé, à l’égard de son cellier. Prenant de là son thème, il professait près d’Arcésilas cette philosophie, que nous ne pouvons ni voir, ni entendre rien qui soit évident ou sûr, et quelquefois, ayant attiré dans sa maison l’un ou l’autre de ses auditeurs, il leur soutenait, par surcroît, la doctrine de l’ἐποχή.

« Et pour vous convaincre, disait-il, de la vérité de ce que j’avance, je vais vous en donner une preuve tirée de moi, et non d’un autre. »

Puis, entamant son récit, il leur rapportait tout ce qui lui était arrivé au sujet du cellier.

Cependant un de ses auditeurs qui était d’un caractère facétieux, ayant eu occasion d’apprendre comment toute la chose s’était passée, eut peine à se contenir dans le commencement du récit ; mais il éclata, enfin en un rire inextinguible ; et, tout au milieu de ses éclats et de ses redoublements, il lui démontra combien sa doctrine était erronée ; en sorte qu’à dater de ce moment, Lacyde ne glissa plus son anneau dans l’intérieur, et ne fit plus usage de son cellier pour prouver l’acatalepsie ; et comprit très bien, d’après ce qui s’était passé, qu’il avait fort mal raisonné comme philosophe. Néanmoins ses esclaves qui étaient des rusés coquins, et qui n’étaient pas gauches, tels qu’on nous représente les Gètes, et les Daves, dans les comédies, qui savent fermer la bouche par leur caquet effronté, soit qu’ils eussent appris, de quelque Stoïcien, l’art de faire des sophismes, soit qu’ils se fussent formés à une autre école, marchèrent droit au but de leur audacieuse entreprise, et rompirent le sceau apposé par lui, soit en lui substituant une autre empreinte, soit, et sans recourir à ce moyen, en lui rappelant qu’il croyait que nulle chose n’était compréhensible. Cependant celui-ci, en rentrant, se mettait en recherche, et voyant que son secrétaire était sans scellé, ou qu’il était scellé, mais d’un autre sceau que le sien, il entrait en fureur. Alors ceux-ci de dire, que le cachet y avait été mis, qu’ils en voyaient certainement l’empreinte. De là naissaient des discussions et des démonstrations à n’en pas finir. Si les esclaves étaient réduits au silence par la preuve contraire, ils en venaient à dire que s’il n’y avait pas de sceau, c’est qu’apparemment il avait oublié d’en apposer un. A quoi celui-ci ripostait qu’il se rappelait parfaitement de l’avoir mis, et en donnait la démonstration. Il faisait de longues circonlocutions, employait toutes les ressources de sa dialectique, puis enfin, voyant qu’il était joué, il se mettait à jurer. Alors les esclaves, répétant ses propres accusations, disaient que c’était lui qui se moquait d’eux : en sorte qu’il ne restait plus rien de démontré au sage Lacyde, sinon qu’il était sans opinion et sans mémoire : car la mémoire n’est elle-même qu’une opinion. Il n’y avait pas longtemps, disaient-ils, qu’ils lui avaient entendu soutenir cette thèse devant ses amis. Le philosophe, en rétorquant leurs attaques, changeait ses batteries, il ne parlait plus en académicien ; les valets, de leur côté, allant trouver quelque Stoïcien, en apprenaient les réponses qu’ils devaient lui faire ; en sorte qu’ils opposaient sophismes à sophismes, et par une ruse contraire, étaient devenus des voleurs Académiciens. Celui-ci s’en prenait aux Stoïciens ; mais les esclaves renversaient tous ses raisonnements, au moyen de l’acatalepsie, le tout assaisonné de lazzis nombreux. Ce n’étaient que conférences philosophiques, dits et contredits, et pendant tout ce temps rien ne restait, ni vase, ni ce qui y était contenu, non seulement de ce qui sert à l’ornement, mais même de tout ce qui est le plus nécessaire. Tant que Lacyde hésitait, cherchant si, dans sa philosophie, il ne trouverait pas quelque dogme protecteur, n’ayant pas découvert d’argument assez décisif, voyant sa fortune se dissiper ; il était tombé dans un complet abattement ; appelant au secours ses voisins et les Dieux, criant : lou, iou, pheu, pheu, par les Dieux et par les Déesses, et toutes les autres exclamations usitées dans les accès de désespoir, ‘lorsque toutes les garanties sont impuissantes. Tout cela se bornait à des cris et à des supplications ; enfin délibérant si, puisqu’il avait chez lui une guerre intestine, il ne ferait pas bien de devenir Stoïcien envers ses valets ; ou, comme ceux-ci se défendaient par les doctrines de l’Académie, pour qu’il ne les troublât pas dans leur manière d’agir (il ne serait pas prudent à lui), de se placer comme un gardien fidèle devant la porte de son cellier. Voyant donc que sa philosophie ne lui avait rendu aucun service, et prévoyant où elle aboutirait, il se déclara franchement, et dit : O enfants, nous parlons autrement dans nos écoles que nous ne nous conduisons dans le reste de la vie. »

Voici ce que Numénius raconte de Lacyde.

Celui-ci eut de nombreux auditeurs, dont le plus illustre fut Aristippe de Cyrène. De tous ses disciples, Evandre fut celui qui recueillit son école ; puis, après lui d’autres la possédèrent. Ce n’est qu’après eux que Carnéade ayant pris possession de cette école, fonda la troisième Académie. Il employa la même marche dans ses discours, qu’Arcésilas avait mise en œuvre : il commençait par poser cette forme d’argumentation que l’on nomme ἡ εἰς ἑκάτερα ἐπιχείρησις, l’argumentation pour et contre, où les raisons se balancent ; après quoi il renversait tout ce qui avait été affirmé par les autres. Il ne différait d’Arcésilas qu’en un seul point, celui de l’ἐποχή, le refus d’adhésion (assensionis retentio, Academ. cic., I. 2,18), déclarant qu’il était impossible comme homme de refuser son adhésion à toutes choses, et qu’on devait établir une différence entre l’incertain et l’incompréhensible ; car l’universalité des choses est incompréhensible, mais l’universalité n’est pas incertaine. Il n’était donc pas tout à fait étranger aux opinions stoïciennes, encore qu’il fût en hostilité avec elles. Il s’est surtout grandi par la manière persuasive dont il se rendait maître des esprits, visant plus à ce succès qu’à connaître la vérité ; de sorte qu’il créa beaucoup de difficultés aux Stoïciens. Mais voyons en quels termes Numénius nous le fait connaître.

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