Préparation évangélique

LIVRE XV

CHAPITRE II
TIRÉ D’ARISTOCLÈS LE PÉRIPATÉTICIEN SUR ARISTOTE ET SUR CE QU’ON EN RACONTE. PRIS DANS SON 7e LIVRE DE L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

« Comment est-il donc possible, comme le dit Épicure dans sa lettre sur les genres de vie, qu’étant jeune il eût mangé toute sa fortune patrimoniale ; qu’ensuite il eût été poussé à se faire soldat ; que, s’étant lâchement conduit dans cette carrière, il se soit réfugié chez un marchand de drogues ; qu’enfin, Platon ayant ouvert son école à tous ceux qui se présentaient, il s’y soit précipité ? Comment admettre avec Timée le Tanroménitain, qui le rapporte dans son histoire, que, déjà d’un certain âge, il fermait les portes et les volets de la maison d’un médecin obscur ? Qui pourrait croire à ce qu’en rapporte Aristoxène le musicien, dans la vie de Platon ? Il dit que, pendant les voyages et les absences de Platon, certains personnages étrangers avaient élevé et arrangé un lieu de promenade philosophique, en rivalité avec le sien ; et quelques auteurs prétendent que c’est Aristote qu’Aristoxène a voulu faire entendre : lui qui jamais n’a parlé qu’avantageusement d’Aristote. Quant aux mémoires qu’a composés Alexinus, de la secte des disputeurs, on ne peut y voir qu’un écrivain complètement ridicule, lorsqu’il avance qu’Alexandre, dans son enfance, témoignait le plus grand mépris pour les leçons d’Aristote, en faisant le plus grand cas de Nicagore, surnommé Hermès. Euboulides ment effrontément dans le livre qu’il a écrit contre Aristote, en citant des vers misérables par leur mauvais goût, comme étant l’œuvre d’autres que lui, sur le mariage d’Aristote et sur l’intimité qui existait entre lui et Hermias, ensuite disant qu’il était tombé dans la disgrâce de Philippe, qu’il n’avait pas assisté aux derniers moments de Platon, qu’il avait cherché à détruire ses ouvrages. Que dirons-nous de l’accusation de Démocharès contre les philosophes ? Car ce n’est pas Aristote seulement, mais tous les autres philosophes qu’il injurie. En examinant ses calomnies, il est impossible de ne pas dire qu’il extravague, car il dit qu’on a surpris des lettres d’Aristote contre la république d’Athènes ; qu’il avait livré Stagire, sa patrie, aux Macédoniens ; que, lorsque Olynthe fut rasée, il avait indiqué à Philippe, qui faisait vendre les dépouilles des Olynthiens, quels étaient les plus riches d’entre eux. Céphisodote, disciple d’Isocrate, a aussi inventé de stupides calomnies contre lui : savoir, qu’il était efféminé et aimant la bonne chère, et autres choses semblables. Mais ce qui excède en démence tout ce qu’on a pu dire, ce sont les imputations de Lycon, qui s’intitule Pythagoricien. Il dit qu’Aristote offrit aux mânes de sa femme un sacrifice tel que celui que les Athéniens offrent à Gérés ; qu’il prenait des bains d’huile tiède qu’il vendait après s’en être servi ; que, lorsqu’il se rendit à Chalcis, les douaniers trouvèrent, dans le vaisseau (qui le portait), soixante-quinze fioles d’airain. Tels sont, je crois, à peu près tous les premiers diffamateurs d’Aristote, qui furent ses contemporains ou vécurent peu d’années après lui. Ce sont tous des sophistes, des querelleurs, des rhéteurs dont les noms et les livres sont morts avant eux-mêmes. Je dois entièrement laisser de côté ceux venus depuis, qui n’ont fait que répéter ce qu’avaient dit leurs devanciers, et bien plus encore, ceux qui, n’ayant pas lu leurs écrits, ont parlé d’eux-mêmes. Tels sont les écrivains qui ont porté au nombre de trois cents, les fioles, dont personne, excepté Lycon, entre les hommes de son temps, n’a fait mention. Or celui-ci, comme je viens de le faire voir, dit qu’on n’en trouva que soixante-quinze. Cependant, ce n’est pas d’après le temps seulement ni le caractère des accusateurs qu’il est facile de prouver la fausseté de ces accusations, mais ce sera surtout d’après le peu d’accord qui règne entre les griefs imputés à Aristote, dont chacun a son auteur particulier ; tandis que si l’un de ces faits eût été véritable, ce n’est pas une fois, mais dix mille fois, qu’il aurait dû périr. Il est évident qu’Aristote a eu le sort d’un grand nombre d’autres, à cause de son attachement aux rois, à cause de sa supériorité comme philosophe : il a été en butte à l’envie des sophistes. Or, les hommes équitables ne doivent pas donner uniquement attention à ceux qui l’ont dénigré, mais aussi à ceux qui l’ont loué et se le sont proposé pour modèle ; car ces derniers se trouveront en nombre infiniment supérieur et d’un caractère beaucoup plus recommandable. Il y a telles de ces accusations dont la supposition est évidente, parmi lesquelles deux surtout paraissent avoir obtenu du crédit : l’une, celle qui concerne le mariage qu’il aurait contracté avec Pythiade, sœur naturelle d’Hermias et sa fille adoptive : ce qu’il aurait fait par flatterie : et ce qui a servi de thème à l’épigramme lancée contre lui par Théocrite de Chio :

« Aristote, à la tête vide, a élevé ce tombeau vide à la mémoire d’Hermias l’eunuque et l’esclave d’Euboulos. C’est celui dont le ventre famélique lui a fait préférer pour demeure, les égouts d’un sale bourbier aux ombrages de l’académie. »

L’autre est l’accusation d’ingratitude envers Platon. Quant à Hermias et à l’amitié que lui portait Aristote, beaucoup d’auteurs en ont écrit, entre autres, Apellicon ; et quiconque lira ses ouvrages, cessera bientôt de calomnier ces hommes. J’en viens au mariage de Pythiade. Sa justification complète résulte des lettres du philosophe à Antipatre : en effet, après la mort d’Hermias, par l’attachement qu’il portait à sa mémoire, Aristote épousa cette personne pleine de vertus et de sagesse, et victime de l’adversité sous laquelle son frère avait succombé. »

Il dit plus bas :

« Après la mort de Pythiade, sœur d’Hermias, Aristote épousa Epyllide de Stagire, qui lui donna un fils du nom de Nicomaque : ayant perdu son père, il fut, dit-on, élevé par Théophraste, et mourut jeune encore dans un combat. »

Je terminerai ici les extraits du livre d’Aristoclès. Il est temps d’en venir à l’examen de la philosophie dogmatique d’Aristote.

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