Préparation évangélique

LIVRE XV

CHAPITRE V
DU MÊME, RELATIVEMENT AU DISSENTIMENT QUI RÈGNE ENTRE ARISTOTE, D’UNE PART, MOÏSE ET PLATON DE L’AUTRE, SUR LA QUESTION DE LA PROVIDENCE

Voici encore de nouveau Moïse et les prophètes des Hébreux qui sont unanimes avec Platon sur la question de la Providence, dont ils reconnaissent l’action judicieuse sur l’ensemble de l’univers, tandis qu’Aristote borne à la lune l’influence de la divinité ; excluant toutes les autres parties du monde de l’administration de Dieu. Voici en quels termes cette opinion est combattue par le même écrivain.

« Parmi les causes qui peuvent nous procurer le bonheur, la plus importante et la pensée capitale, réside dans la persuasion qu’il existe une Providence ; ce qui contribue le plus à la correction des hommes dans leur manière de vivre, si nous savons le reconnaître.

« La race des hommes mortels doit-elle gravir cette forteresse sublime, par la justice, ou par les voies tortueuses de la fraude. »

« Platon rattache tout à Dieu, comme il en fait tout dériver : il dit qu’ayant en lui le commencement, le milieu et la fin de toutes choses, il marche sans dévier à son but, tout en décrivant un cercle ; il dit aussi qu’il est bon, et qu’un être bon ne conçoit d’envie contre qui que ce soit, ni pour aucune raison. Les choses qui sont en dehors de lui il les fait autant bonnes qu’il est possible, les tirant du désordre pour les replacer dans l’ordre. Après avoir pris soin des premières, ayant tout disposé comme il le pouvait, il s’est également occupé des hommes. »

Atticus, après quelques autres réflexions, reprend :

« Tel était Platon ; mais celui qui s’est débarrassé de cette nature divine, soit dans l’avenir, en retranchant l’espérance de l’âme, soit pour le présent, en écartant toute intervention des êtres supérieurs, quelle conformité de sentiment peut-il avoir avec Platon ; ou comment pourra-t-il donner du poids à ses paroles, en exhortant à croire ce que veut Platon ? C’est exactement l’inverse. Il ne peut paraître qu’aider et qu’encourager les hommes injustes. Tout homme, étant naturellement livré aux entraînements de l’humanité, s’il vient à mépriser les Dieux et qu’il ne croie à aucune relation avec eux ; puisque, pendant sa vie, il habite une sphère qui leur est étrangère, et qu’avec la mort son existence s’anéantit, comment ne sera-t-il pas disposé à satisfaire tous ses désirs ? Il ne lui sera pas impossible de concevoir la confiance que ses injustices resteront ignorées, s’il ne doit les celer qu’aux hommes. Il n’aura même aucune nécessité de chercher à les cacher, du moment où il sera assez puissant pour imposer à ceux qui les auraient découvertes ; en sorte que méconnaître la Providence est une prédisposition à l’injustice. Et celui-là n’est-il pas vraiment plaisant qui, nous offrant la volupté comme un bien, nous mettant hors de crainte de la part des Dieux, croirait trouver ensuite moyen de nous préserver d’être injustes ; comme pourrait faire un médecin qui négligerait de donner des soins à un malade encore vivant, et qui après sa mort essaierait d’inventer quelque mécanisme ingénieux, pour sauver son mort ? Eh bien ! le péripatéticien représente tout à fait ce médecin. En effet, la séduction pour la volupté n’est pas un aussi puissant entraînement à l’injustice, que l’incrédulité à la Providence divine peut l’être.

« Quoi, me répondra-t-on, mettez-vous sur le même rang Aristote et Épicure ?

« Absolument, au moins, sur ce point. Quelle différence, en effet, peut exister, pour nous, de bannir la divinité de l’univers et de ne lui laisser aucune communication avec nous ; ou bien de restreindre les Dieux dans cet univers, de manière à les isoler de toutes les choses qui se passent sur la terre ? Dans un cas comme dans l’autre, l’incurie des Dieux envers les hommes est la même, et l’absence de crainte chez les hommes injustes est égale. Lorsque les Dieux demeurent au ciel, quel avantage en tirons-nous ? Tout au plus celui commun aux animaux irraisonnables et aux substances inanimées. Mais dans le système d’Épicure, le même secours est offert aux hommes de la part des Dieux, car ils disent que les émanations les plus favorables sont, pour ceux qui y participent, une cause de grands biens. On doit donc justement refuser à l’un comme à l’autre, toute préférence sur la question de la Providence. Car si les choses sont comme le veut Épicure, la notion de Providence est totalement annihilée, encore que, suivant lui, les Dieux aient tout le soin possible de se procurer les biens qui tournent à leur conservation. Elle l’est également dans le système d’Aristote, bien que le ciel et tout ce qui en dépend soit soumis à une administration d’ordre et d’économie. Nous demandons, nous, une Providence qui s’occupe de nous, à laquelle ne saurait accéder celui qui n’accorde de durée à perpétuité, ni aux démons, ni aux héros, ni, en un mot, aux âmes. A mon jugement, Épicure me semble avoir mis plus de pudeur dans ce qu’il dit : ne pouvant s’empêcher de croire que, si les Dieux entraient en commerce avec nous, ils ne pourraient jamais s’abstenir des soins à prendre des hommes, il les a relégués comme dans un autre monde ; il leur a assigné une demeure hors de l’univers que nous habitons, excusant leur inhumanité, par leur séparation et leur insociabilité absolue avec nous. Au lieu que notre minutieux observateur de toute la nature, ce laborieux scrutateur des choses divines, en plaçant, comme il l’a fait, les destinées humaines sous les regards des Dieux, il les a laissées sans direction et sans surveillance, conduites par une certaine nature et non par la raison divine ; en sorte que, raisonnablement parlant, il ne saurait échapper à ce reproche qu’on a déjà fulminé contre Épicure ; que ce n’est pas par conviction, mais par crainte de la part des hommes, qu’il a concédé une toute petite place aux Dieux dans cet univers, comme on les montre dans une action théâtrale. Et la preuve qu’ils donnent de sa pensée intime, c’est qu’il a ôté aux Dieux toute action sur nous ; ce qui seulement pouvait nous donner une croyance fondée en justice, qu’il y a des Dieux. Or, Aristote fait exactement la même chose ; car, ayant éloigné et confié à la seule vue, qui est un organe faible, lorsqu’il s’agit de discerner les objets placés à une aussi grande distance, tous nos motifs de croyance, on peut presque dire que ce n’est que par bienséance qu’il a admis les Dieux. Ne les mettant pas tout à fait en dehors de l’univers, et cependant ne les rapprochant pas des événements qui se passent sur la terre, il tombait dans la nécessité ou de se donner pour athée purement et simplement, ou de paraître trahir la cause des Dieux en y ajoutant foi ; puisqu’il les a bannis de toute relation avec les choses d’ici-bas. Je dis donc que celui qui a repoussé l’intervention des êtres meilleurs, par la seule raison d’insociabilité, a montré plus de respect pour eux, dans son incrédulité. »

Voici par quels raisonnements Atticus met en pièces la doctrine d’Aristote sur la Providence. Il ajoute d’autres attaques contre le même lorsqu’il refuse d’admettre que le monde ait eu un commencement.

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