Préparation évangélique

LIVRE XV

CHAPITRE XXII
CONTRE LES STOÏCIENS, POUR DÉMONTRER QU’ILS NE PEUVENT PROUVER QUE L’ÂME SOIT UN CORPS. TIRÉ DE PLOTIN, SUR L’ÂME

« D’après ce qui va être dit, en étudiant la nature, on apprendra si chacun de nous est immortel, ou si nous nous anéantissons complètement, ou bien si une portion de nous-même s’évanouit, tandis que l’autre, qui constitue proprement notre être, demeure à perpétuité. L’homme ne saurait être une substance simple : il y a en lui une âme, et il possède un corps, soit, comme instrument, soit comme se rattachant à l’âme d’une autre manière. Quoi qu’il en soit, on doit admettre que la nature et l’essence de chacun d’eux se divise de la manière suivante : Le corps et toute sa dépendance ne sauraient être à demeure, le raisonnement le démontre et les sens nous découvrent qu’il se dissout et se fond, qu’enfin il est soumis à mille causes de destruction ; chacun des éléments qui le forment retournant en sa nature, un de ces éléments travaillant à la perte de l’autre, ou se transformant d’une nouvelle manière, ou se détruisant lui-même ; ce qui a lieu surtout, lorsque l’âme, qui les rend amis, ne réside plus dans les masses. Chacun de ces principes rendu à l’individualité, n’est pas encore véritablement un, étant distribué entre la forme et la matière, dont les corps les plus simples tirent nécessairement leur composition. Comme corps, en effet, ils ont les dimensions de grandeurs qui admettent la section, la fraction en parties plus minimes, par conséquent la destruction. En conséquence, soit qu’on considère le corps comme partie de nous ; dans l’ensemble, nous ne sommes pas immortels : soit qu’on le prenne pour un instrument ; il fallait, pour garder la condition inhérente à l’instrument, qu’il ne nous fût donné que pour un temps limité. La partie principale qui constitue proprement l’homme sera donc comme sa forme, et le corps comparativement en sera la matière, dans la première hypothèse ; dans la seconde, l’âme sera comme est l’ouvrier au rapport de son outil : et d’une manière comme de l’autre, l’âme sera toujours l’homme.

« Cependant, quelle est sa nature ? Si elle est un corps, elle sera soumise à la dissolution, car tout corps est un composé ; si elle n’est pas un corps, elle appartient à une toute autre nature. Nous devons donc la considérer sous l’un ou l’autre de ces deux aspects. Premièrement, examinons en quoi peut se résoudre ce corps que nous appelons âme. Puisque la vie est nécessairement liée à l’âme, il faut donc que ce corps de l’âme résulte de deux ou de plusieurs corps, qu’il ait une vie unie à tous les deux ou à l’un des deux, de manière que l’un soit vivant tandis que l’autre ne l’est pas, ou qu’ils ne soient vivants ni l’un ni l’autre. Si la vie n’est attribuée qu’à l’un des deux, il sera âme. Quelle autre chose pourrait être un corps qui possède la vie par lui-même, si ce n’est l’âme ? Le feu, l’air, l’eau et la terre sont par eux-mêmes des substances sans âmes ; si donc l’un d’eux a une âme, c’est parce qu’ils vivent d’une vie d’emprunt. Cependant, au-delà de ces corps, il n’en existe ; aucun, ou s’il est des philosophes qui ont reconnu d’autres éléments que ceux-là, c’est en tant que corps qu’ils les nomment cléments, et non eu tant qu’ils sont des âmes ; car ils n’ont point de vie. Si l’on veut qu’aucun d’eux n’ait de vie, et que la vie ne soit produite que par leur réunion ; c’est une absurdité, soit que chacun possède la vie, puisqu’une seule vie suffit ; ou s’ils n’ont vie ni l’un ni l’autre : il est, en effet, impossible d’admettre que l’agrégation de corps inanimés ait créé la vie, et que des substances inintelligentes aient créé l’intelligence. D’ailleurs, ils ne diront pas que c’est une mixtion due au hasard qui a pu enfanter de tels résultats. Il faut donc que celui qui a procuré cet arrangement, que l’auteur de ce mélange, ait été quelque part, et qu’il ait rempli le rôle d’âme, dans cette combinaison. Ainsi donc, ni composé ni simple, nul corps ne saurait subsister dans tous les êtres, ni dans l’univers, sans le secours d’une âme. Si la raison, s’appliquant à la matière, a fait le corps, d’où aurait pu provenir cette raison, si ce n’est d’une âme ?

« Si l’on nous dit qu’il n’en est pas ainsi, mais que ce sont des atomes et des indivisibles qui forment l’âme par leur réunion, cette doctrine sera réfutée par l’homéopathie et par la juxtaposition de ces atomes ; aucun corps ne pouvant être absolument un et sympathique s’il est formé de corps antipathiques et incapables de se fondre dans l’unité. L’âme est sympathique avec elle-même ; or, avec des indivisibles, on ne saurait produire ni corps ni grandeur. En effet, si c’est un corps informe qu’ils veulent dire, et qui ne s’étend pas au-delà de la matière, ils ne soutiendront pas que la vie puisse y résider, attendu que toute matière est sans qualité, et qu’il n’y a que ce qui a reçu une forme qui ait capacité de vivre. S’ils attribuent l’existence à la forme ; ce n’est plus aux deux constituants du corps, mais à un seul qu’appartiendra l’âme, et cette âme ne sera plus à un corps ; car cette forme n’est pas sortie de la matière. Il y a encore une autre manière de résoudre cette question : s’ils prétendent que c’est la matière et non l’existence qui possède la sensibilité, ils auront à faire connaître d’où la vie et la sensibilité sont advenues à la matière, car ce n’est pas la matière qui a pu se donner une forme, ni qui s’est attribuée une âme. Il doit exister un pourvoyeur quelconque de la vie, soit qu’il en ait lait don à la matière ou à toute autre nature de corps, lequel se trouve en dehors et bien au-dessus de la nature des corps, attendu qu’il ne saurait exister de corps sans la puissance de l’âme. La nature du corps est dans un état d’écoulement et d’entraînement constant qui le détruirait bien vite s’il n’y avait, que des corps ; quand bien même on donnerait le nom d’âme à l’un de ces corps ; ou plutôt il n’y aurait point de corps du tout, et tout serait plongé dans la matière ; puisqu’il n’y aurait personne pour lui donner une forme. Que dis-je ? la matière même finirait par ne plus avoir d’existence, et l’univers entier tomberait en ruine, si on pouvait se fier à cette cohésion du corps, pour donner la fonction d’âme, au moins de nom, à l’air et au vent, qui sont les plus grands dissipateurs qui existent, et qui ne savent pas se maintenir eux-mêmes sous une apparence d’unité. Comment donc, en commettant à l’un quelconque de tous les corps divisibles, la constitution de l’univers, ne se livrerait-on pas à l’absence de toute raison, et à l’entraînement fortuit ; car quel ordre, quelle raison, quelle intelligence peut se trouver dans un vent qui a besoin de tirer son arrangement de l’âme ? Si vous admettez l’âme, tout concourt à l’aider pour la constitution de l’univers, pour l’existence du corps des animaux ; chaque énergie empruntant le secours de toutes les autres pour compléter l’œuvre de la création générale. Si au contraire vous la retranchez de l’ensemble des choses, il ne restera plus rien ; ce qui est bien plus que de n’être pas en ordre.

« Ces philosophes, forcés par l’évidence, veulent bien confesser qu’avant les corps, il doit exister quelque chose de meilleur qu’eux, du genre des âmes : c’est pourquoi ils établissent l’existence d’un vent doué d’entendement et d’un feu intellectuel ; comme si, sans le feu et sans le vent, cette essence supérieure ne pourrait pas s’insinuer dans les existences, et qu’elle eût besoin d’un lieu pour se poser : nous devrions chercher plutôt le lieu où placer les corps ; ce qui ne peut être que dans les facultés de l’âme. Mais s’ils n’établissent rien au-delà du vent, de la vie et de l’âme, que font-ils donc de leur fameux πῶς ἒχον, auquel ils recourent lorsqu’ils sont contraints d’avouer qu’il y a, en dehors des corps, une nature plus énergique ; puis qu’en effet tout vent n’est pas âme, attendu qu’il y a une infinité de vents qui sont inanimés ; mais un certain vent, πῶς ἒχον, un relatif aux circonstances, qui doit être quelque chose parmi les êtres, ou qui n’est rien ? Si ce n’est rien, c’est bien véritablement un vent, et le πῶς ἒχον n’est qu’un nom ; ou plutôt les choses en viendront pour eux à ce point qu’il ne leur restera plus rien que la matière : il n’y aura ni âme, ni Dieu, ni tous les noms qu’ils inventent, mais la matière pour tout et uniquement. S’ils disent que l’âme est une manière d’être des choses, alors elle est autre que le sujet et que la matière : elle est bien dans la matière, mais elle est immatérielle, puisqu’elle n’est pas formée de la matière : c’est une intelligence et non un corps : c’est une nature à part.

« Voici encore une autre considération, pour prouver que l’âme ne saurait être un corps, qui n’est pas moins péremptoire. Tout corps est chaud ou froid, dur ou mou, humide ou sec, noir ou blanc, et ainsi de toutes les autres qualités qui se partagent les divers corps. S’il est chaud, il ne peut qu’échauffer ; s’il est froid, il ne peut que refroidir ; s’il est léger, il rendra léger tout ce qui y est adjoint et inhérent, comme, il le rendra pesant, s’il est lourd ; noir, s’il est noir ; blanc, s’il est blanc ; car il n’est pas donné au feu de refroidir, ni aux corps froids d’échauffer. Cependant l’âme, dans les différents animaux, fait d’autres et d’autres choses ; dans le même, elle produit des effets contraires, tantôt condensant, tantôt liquéfiant, rendant ceux-ci compactes, raréfiant ceux-ci, les montrant noirs ou blancs, légers ou pesants ; et cependant elle aurait dû ne produire qu’un même effet, suivant la qualité diverse et la couleur diverse des corps : maintenant elle les multiplie elles diversifie.

« Comment nous rendrons-nous compte des mouvements en sens contraires et non dans une seule direction ; tout corps n’ayant qu’un mouvement essentiel ? S’ils viennent nous donner pour raison les prédilections des uns, les raisonnements des autres, j’admettrai volontiers cette explication comme juste ; mais je dirai que les élections ne viennent point du corps ; que les raisonnements qui se contredisent ne peuvent pas procéder d’un corps unique et simple qui ne participe à une qualité quelconque que dans la mesure que lui accorde celui qui l’a fait être froid ou chaud. Quant à l’accroissement qu’il acquiert pendant un certain temps et jusqu’à une certaine mesure, d’où cela viendrait-il ? Sera-ce du corps à qui il est bien donné de s’accroître, mais c’est sans pouvoir faire augmenter rien de ce qui n’a pas été compris avec lui dans la première molécule de matière génitale ; et il ne le fait augmenter que pour obéir à son auteur, qui fait tourner à son service l’accroissement qu’il produit ? (Sera-ce de l’âme ?) Mais si l’âme était un corps, tout en faisant croître, elle devrait nécessairement croître elle-même, par adjonction à son semblable et pour conserver l’égalité proportionnelle avec le corps qui lui doit son accroissement. Dans cette hypothèse, ce qui est adjoint sera ou une âme ou un corps inanimé. Si c’est une âme, d’où et comment est-elle entrée et s’est-elle adjointe au corps ? Si c’est un corps inanimé, d’où recevra-t-il l’animation ? comment s’unira-t-il de sentiment à ce qui existait auparavant, de manière à ne faire qu’un avec lui, à partager ses opinions ? Et comment ce corps, étant âme, pourra-t-il ne pas rester étranger et dans l’ignorance de ce que fait l’autre âme ? Ne sera-t-elle pas comme tous les viscères dont notre corps est formé, dont une portion se retirera pour faire place à une autre qui viendra s’identifier à un corps qui n’est jamais complètement le même ? d’où nous arriveraient les souvenirs, la connaissance de nos proches, si notre âme se renouvelait sans cesse ? Si c’est un corps, il est de la nature des corps distribués en plusieurs parties, de n’en avoir aucune qui soit toujours dans les mêmes rapports avec l’ensemble. Or, si une telle grandeur est requise pour une âme, la grandeur moindre ne formera donc plus une âme ; comme toute quantité, par retranchement, a cessé d’être ce qu’elle était auparavant. Mais, dira-t-on, une grandeur restreinte n’est plus la même en quantité, mais elle reste la même en qualité. Si c’est un corps dont il s’agit, il en est autrement, et ce qui est quantité en lui ne se distinguant pas de ce qui est qualité, il ne saurait conserver la proportionnalité de l’ensemble.

« Que répondront ceux qui prétendent nous donner l’âme pour un corps, aux questions suivantes :

Est-ce que chaque partie de l’âme est âme pour chaque partie du corps, comme l’âme entière l’est pour le corps entier, et successivement les parties des parties ? Sa grandeur, alors, ne contribuerait en rien à son existence ; mais il faudrait toujours admettre une certaine dimension de grandeur qui, étant reçue, ferait un ensemble multiple ; ce qui ne peut avoir lieu dans un même corps : savoir, qu’un même tout soit formé de plusieurs parties, dont chacune serait un tout, comme la réunion de ces mêmes parties n’est elle-même qu’un tout. Si, au lieu de cela, on dit que chaque partie n’est pas une âme, il s’en suivra que l’âme sera composée de parties inanimées ; et en outre, si la grandeur de chaque âme doit être déterminée dans les deux limites du plus ou du moins, il en résultera que le trop ou le trop peu priverait une âme d’être âme. Lorsque d’une même cohabitation et d’un seul germe, deux fœtus jumeaux se procréent ou même un plus grand nombre, comme nous le voyons dans d’autres animaux, est-ce que le germe, se distribuant par place, ne fait pas que chaque engendrement soit un sujet entier ? Comment cela n’instruit pas ceux qui veulent être nos maîtres, que partout où la partie est égale au tout, elle dépasse les bornes de quantité nécessaires à son existence, et est déclassée forcément comme quantité ? La même chose aurait lieu, en cas de soustraction de quantité ; en sorte que peu importe la quantité et la masse, là où la substance leur est étrangère ; donc l’âme et tous ses raisonnements ne seront jamais des quantités.

« Si l’âme était un corps, il est évident qu’il n’y aurait plus ni sensations, ni conceptions, ni science, ni vertu, ni rien de ce qui est réputé beau, comme nous allons le démontrer. Pour éprouver une sensation, il faut unité du sujet et que la perception soit toute entière reçue par un seul et même arbitre ; si elle était perçue par plusieurs, ou les qualités d’une même perception se multiplieraient, ou la même qualité se diversifierait ; comme cela a lieu pour le visage ; car ce n’est pas une autre partie qui a la perception du nez, et une autre des yeux ; mais un même sujet, pour tous les objets perçus. S’il est vrai qu’une de ces perceptions se fait par les yeux et l’autre par les oreilles, ce ne doit pas moins être un même point vers lequel ces deux organes concentrent leurs relations. Comment pourrait-on dire qu’elles sont étrangères l’une à l’autre, si toutes les sensations ne venaient pas se réunir et se confondre ? Il doit en être de cela comme du centre d’un cercle vers lequel convergent et se perdent toutes les droites tirées de la circonférence.

Les sensations venant de tout côté pour accomplir leur mission, doivent tendre vers un point véritablement unique qui les perçoit et les juge. S’il arrivait que cette perception se fit divisément, et que les sens perçussent les objets, comme les deux extrêmes de lignes droites, ou ces deux extrêmes finiront par concourir vers un seul et même point, tel qu’est le centre, ou chacun des organes aura une perception autre que celle de l’autre organe, comme si je percevais une chose et que vous en perçussiez une autre. Pour qu’une sensation soit unique comme celle d’un visage, elle doit recueillir dans un seul point tout ce qu’elle fait voir, comme les objets visuels viennent se réunir dans les pupilles (sur les rétines) ; sans cela comment pourrions-nous voir les plus grands objets ? A plus forte raison doit-il en être de la sorte pour tout ce qui arrive au principe de direction, sous la donnée de conception indivisible. Il sera donc indivisible lui-même ; car s’il en était autrement, ce principe étant une grandeur, la perception venant s’y mesurer, ferait qu’une partie aurait la conscience d’une partie et aucune n’aurait celle de l’ensemble. Cependant toute perception n’est qu’une perception : or, comment serait-elle une, si elle se divisait ? On ne saurait dire que c’est une chose égale qui vient s’aligner sur son égale, car il n’y a rien d’égal entre les principes dirigeants et toutes les sensations possibles. Suivant quelle règle se partagera cette division ? Dirons-nous qu’elle sera subdivisée au point où la sensation qui se présente admettra des nombres dans sa diversité, de manière à ce que chacune des parties de l’âme aura la sensation d’une des subdivisions de la perception ; ou reconnaîtrons-nous les parties de l’âme comme accessibles à chaque port ion de la sensation ? Mais il y a impossibilité. Si toutes les parties recevaient l’universalité de la sensation, leur nombre pouvant se multiplier infiniment, il y aurait donc une infinité de sensations pour chaque objet perçu par chaque portion de l’âme ; en sorte qu’une même chose aura une foule d’images d’elle-même, dans notre principe dirigeant.

« Cependant, puisque c’est un corps qui reçoit la perception, on ne saurait concevoir que la chose se passât d’une autre manière que comme pour les empreintes faites par des cachets sur une couche de cire. Mais si c’était sur le sang ou sur les gaz, que vînt se mouler cette empreinte des objets perçus, n’est-il pas évident qu’elle ne pourrait, sur ces substances liquides, que s’écouler, comme cela aurait lieu sur l’eau ; et qu’il n’en resterait aucun souvenir ? Si néanmoins les types s’en conservent, l’un des deux effets suivants doit se produire : ou il ne sera pas possible de former d’autres empreintes tant que les premières subsisteront ; en sorte qu’il y aura absence de nouvelles sensations ; ou si de nouvelles sont reçues, ce sera parce que les premières seront effacées, de manière à ne laisser aucune trace dans la mémoire. Que si, au contraire, on peut se ressouvenir et percevoir, l’une après l’autre, de nouvelles sensations, sans que les premières portent obstacle aux plus récentes, il devient impossible que l’âme soit un corps.

« La douleur et sa sensation nous démontreront la même chose. Lorsqu’un homme dit avoir mal au doigt, cette douleur est certainement dans la région du doigt ; mais le sentiment est, de leur aveu, à eux-mêmes, dans le principe dirigeant. Car autre chose est la partie souffrante, autre chose est l’acquiescement pénible du principe dirigeant. C’est donc l’âme entière qui reçoit la douleur. Mais comment cela arrive-t-il ? Par la transmission, diront-ils. D’abord, le souffle animé qui est vers la région du doigt est affecté de souffrance, il la communique au membre voisin et celui-ci à un autre, jusqu’à ce que cette sensation parvienne au principe dirigeant. Il suit donc nécessairement de là que, si le premier membre a ressenti la douleur, elle est différente de la sensation qui a affecté le second membre, si la sensation se fait par transmission ; puis ensuite le troisième en a ressenti une autre ; et par conséquent, pour une seule souffrance, il y a eu des sensations multipliées et même infinies, dont la dernière est celle qui a atteint le principe dirigeant, qui a ressenti sa propre douleur par-dessus toutes les autres. La vérité est même que chacune de ces sensations est étrangère à celle du doigt qui souffre. Il n’y a que celle qui suit immédiatement le doigt qui sache qu’une telle phalange est malade. La troisième sait seulement que quelque chose qui est en avant d’elle souffre, et les douleurs se multiplient de telle sorte que le principe dirigeant ne ressent rien de la douleur du doigt, mais de celle qui est avant lui. Il n’en connaît point d’autre, et ne prend aucun souci de toutes les autres, ne sachant pas même que le doigt souffre. Si donc la sensation de douleur se fait par transmission, il est impossible que le sentiment d’une semblable douleur s’opère, et que le corps n’étant pas un seul atome, mais formé de la réunion d’atomes différents, l’un d’eux souffre et l’autre ait la connaissance de cette souffrance ; car toute grandeur, formée de parties étrangères entre elles, devrait distribuer la sensation de telle sorte que partout chacune de ses parties fût semblable à elle-même : il s’en suit que ce serait plutôt à tout autre chose qu’à un corps qu’une pareille sensibilité devrait être attribuée.

« Nous allons maintenant démontrer que si l’âme était un corps elle ne pourrait rien enfanter. Si l’emploi que l’âme fait du corps pour percevoir les objets sensibles est restreint au sentiment, elle ne pourrait percevoir la conception, par l’intermédiaire du corps, qu’autant que la conception et la perception seraient une même chose. Mais si concevoir est un acte de l’âme qui s’exécute sans le concours du corps, à plus forte raison est-il impossible que ce soit un corps qui conçoive ; la sensation s’étendant aux choses sensibles, et la conception aux choses intellectuelles. S’ils ne veulent pas qu’il en soit ainsi, il y aura donc des conceptions de choses non intellectuelles et des perceptions de choses qui ne sont point des grandeurs. Mais comment se peut-il que ce qui est grandeur conçoive ce qui n’est pas grandeur, que ce qui est divisible conçoive l’indivisible, à moins que ce ne soit par quelque partie indivisible ? Mais alors ce qui concevra ne sera plus un corps. Il n’est pas besoin, en effet, de tout le corps pour toucher un autre corps ; le rapprochement d’un seul point suffit. S’ils nous concèdent, ce qui est vrai, que les premières notions sont tout à fait à part de ce qu’il y a de plus pur entre tous les corps, il sera indispensable que ce qui a pu les concevoir soit exempt de toute participation corporelle, ou le devienne, pour les pouvoir connaître. S’ils disent que lus notions sont dans les formes de la matière ; ce n’est qu’en se séparant des corps qu’elles les conçoivent, l’esprit faisant ce départ. C’est, en effet, sans aucune connexion charnelle, ou même matérielle, prise en général, que se fait l’abstraction du cercle, du triangle, de la ligne et du point (mathématiques). Il faut donc qu’on faisant cette abstraction l’âme s’isole du corps : elle ne saurait donc elle-même être un corps. Le beau, le juste, et toutes les notions analogues ne sont point non plus des grandeurs, et lorsqu’elles se présentent à l’esprit, elles ne peuvent être reçues que par la substance impartageable pour y demeurer elles-mêmes impartageables.

« Comment, en effet, l’âme étant un corps, les vertus, la tempérance, la justice, le courage et les autres auront-elles lieu ? La tempérance sera-t-elle dans la respiration ou le sang, aussi bien, que la justice et le courage ? A moins que le courage ne soit une respiration gênée ; la tempérance, un heureux mélange des humeurs ; le beau moral, la régularité dans les formes, qui fait qu’en voyant certains corps nous nous écrions qu’ils sont agréables et beaux. On peut dire d’un corps qu’il est robuste et beau de formes ; mais eu quoi la tempérance peut-elle lui être attribuée ? La chose est toute contraire. Les corps trouvent du charme dans les embrassements et dans les attouchements, lorsqu’ils sont ou échauffés, ou refroidis modérément, lorsqu’ils se rapprochent des matières molles, tendres et polies. Quant à apprécier la dignité dans les choses, que leur importe ? Les théorèmes de vertu sont-ils éternels, aussi bien que toutes les autres notions intellectuelles, pour que l’âme s’y attache ; ou bien la vertu doit-elle naître et périr ? Mais alors qui leur a donné l’être et d’où viennent-ils ? Cela devrait nécessairement demeurer éternellement ? Ils doivent donc procéder de causes éternelles, et qui ne cesseront jamais, non plus que les théorèmes de géométrie. S’ils sont éternels et à perpétuité, ce ne sont point des corps. Or, on doit retrouver dans les substances qui les possèdent une ressemblance avec eux : donc elles ne sont point un corps ; car toute nature corporelle, loin de demeurer constamment la même, suit un écoulement non interrompu.

« Si, en voyant les aptitudes des corps à échauffer, à refroidir, à pousser, à appesantir, ils placent là l’âme, comme dans un centre d’activité, ils prouvent d’abord qu’ils ignorent que c’est uniquement par les facultés incorporelles qui résident en eux, que les corps accomplissent tous ces actes ; puis, que ce ne sont pas là les facultés que nous plaçons dans l’âme ; mais celles de concevoir, de sentir, de raisonner, de désirer, de se préoccuper des soins à prendre, et autres semblables qui demandent une autre substance. En voulant faire passer dans les corps les énergies des substances incorporelles, ils ne laissent rien à ces dernières. Il est donc clair, par ce qui vient d’être dit, que les corps n’exécutent tout ce qu’ils font qu’à l’aide des facultés incorporelles. Car ils conviennent que la qualité et la quantité sont entièrement différentes, et que tout corps étant une quantité, tout corps n’est pas doué de qualité, non plus que la matière. Par ces aveux ils reconnaissent que la qualité est une autre chose que la quantité, par conséquent autre que le corps. Or comment l’âme, n’étant pas une quantité, sera-t-elle un corps, puisque tout corps est quantité ? Cependant si, comme nous l’avons dit plus haut, dans tout corps divisé, toute parcelle de corps retranchée, étant réduite aux moindres proportions, la qualité néanmoins reste tout entière dans chacun de ses fragments : ainsi la douceur du miel n’est pas moindre dans chaque subdivision de miel ; ce qui prouve que la douceur n’est pas un corps ; il en sera de même de toutes les autres qualités. Ensuite si les énergies eussent été des corps, il eût fallu nécessairement que les plus fortes de ces énergies fussent formées de plus grands atomes, et que celles qui étaient destinées à ne produire que des effets restreints fussent de moindre volume : mais si d’une parties plus petites exécutions sont dues à de grosses masses, tandis que les plus petites, comme les moindres en nombre, renferment les plus puissantes énergies, il est évident que c’est toute autre chose que la grandeur du volume à quoi l’on doit attribuer le pouvoir de faire ; c’est à une non-grandeur. Quant à ce qu’ils disent que la même matière est un corps dans son inertie et que ce n’est que lorsqu’elle a pris des qualités, qu’elle crée, n’est-ce pas un aveu que les raisonnements sont immatériels et incorporels ? Et qu’ils ne nous objectent pas que les animaux ne meurent que parce que la respiration et le mouvement du sang cessent. Car ce n’est pas sans ces deux seules choses, mais sans beaucoup d’autres, qu’il n’y aurait point d’âme. En effet, la respiration et le sang ne s’étendent pas à tous les animaux.

« De plus, si l’âme étant corps, se mêlait à tout le corps, de part en part, elle ne pourrait le faire que de la manière dont toutes les mixtions corporelles se font. Or, si la mixtion des corps ne permet pas qu’ils continuent d’exister, tels qu’ils étaient, dans les corps neutres qu’ils forment, l’âme ne sera donc plus effectivement, mais virtuellement dans les corps ; ce ne sera plus une âme ; de même que le doux mêlé à l’amer ne reste plus doux ni amer : ainsi nous n’aurons plus d’âme. Ce qui est corps, se mêlant à un corps, pénètre entier dans le corps entier, en sorte qu’en quelque lieu que l’un des deux se trouve, l’un et l’autre s’y trouve aussi : les atomes de l’un et l’autre contenant l’ensemble, et l’un ne pouvant prendre d’accroissement particulier au détriment de l’autre, par une addition qu’on lui ferait, ni de réduction, au moyen d’une section qui y serait opérée. La mixtion n’est point une parallaxe, ou insertion réciproque par grandes parties, des deux corps : cela se nommerait juxtaposition ; mais en pénétrant dans tout le corps celui qu’on introduit parvient jusqu’aux plus petites ramifications ; ce qui semble impossible, le plus petit ne pouvant égaler le plus grand ; cependant, pénétrant tout un corps, l’autre corps le tranche de part en part : il y aura donc nécessité, si on admet un point indivisible dans les corps, ou un corps intérieur qui ne puisse se partager en deux, que la division du corps se résolve en points mathématiques. Or cela est impossible. Ou bien si l’on admet la division à l’infini, quelque corps que vous preniez, il sera toujours divisible. Les corps seront donc infinis, non seulement virtuellement, mais effectivement. Mais il est de toute impossibilité qu’un corps pénètre un autre corps ; cependant l’âme pénètre tout le corps ; donc l’âme est incorporelle.

« Quant à soutenir que l’âme ayant existé précédemment par nature, forme sous laquelle ils la nomment πνεῦμα (souffle ou vent), qu’ensuite s’étant trouvée dans un air froid, elle s’y est trempée et est devenue ψυχή (âme), s’étant allégée par l’action du froid ; ce n’est qu’une pure absurdité. Il y a beaucoup d’animaux qui s’engendrent dans la chaleur, et dont l’âme ne se refroidit jamais. Ils disent encore que la première nature du l’âme existe ; mais qu’elle n’a pris vie que par le concours des circonstances extérieures. Ils s’en suivrait donc que, pour eux, le premier élément de la création est le pire, et qu’avant l’intellect, il existait une autre infériorité qu’ils nomment (Ἕξις, manière d’être) ; l’intellect étant venu le dernier, puisqu’il est issu de l’âme ; tandis qu’en plaçant l’intellect avant tout, il aurait dû créer l’âme d’abord, puis la nature, et toujours en dernier lieu le pire, si tant il y a qu’il existe. Si donc Dieu lui-même, d’après eux, en raison de l’intelligence dont il est pourvu, est postérieur et créé, et possesseur d’une intelligence empruntée : il s’en suivrait qu’il n’y aurait ni âme ni intellect ni Dieu. Car si précisément il n’existait d’intellect, que pouvant être, sans être effectivement, il n’y aurait aucune raison pour que jamais il fût venu à l’existence. Quel aurait été, en effet, le premier moteur de cette existence, lorsque nulle autre chose ne l’aurait devancée ? Dira-t-on qu’il se soit de lui-même donné l’existence ? cela serait absurde. Puis, dans quel but et pour quelle fin celui qui n’a que la possibilité d’être, sans la réalité, se produira-t-il à l’existence ? Car demeurer toujours ce que l’on est, si on en a le pouvoir, vient à la réalité et sans effort et est d’autant supérieur à la faculté d’être ce qu’on n’est pas, qu’il est plus désirable que cette dernière. Le meilleur, et ce qui jouit d’une autre nature que le corps, a donc dû précéder ce dernier, et l’Être en réalité est antérieur à l’Être en possibilité. Ainsi l’intelligence et l’a me furent avant la nature. L’âme n’a donc pas été d’abord comme (πνεῦμα, souffle), ou comme corps. D’autres auteurs ont démontré par d’autres raisonnements que l’âme ne doit point passer pour un corps ; toutefois, ce que nous avons dit à ce sujet doit suffire.

« Cependant, puisqu’elle appartient à une autre nature, nous devons rechercher quelle elle peut être. Est-ce qu’étant étrangère au corps, elle serait quelque chose qui tiendrait au corps comme l’harmonie ; les Pythagoriciens ayant donné ce nom d’harmonie d’une autre manière ? Ces philosophes se sont figuré que c’était quelque chose de semblable à l’harmonie qui résulte des cordes d’une lyre. De même que, dans celles-ci, en les tendant, on obtient un accord de sons qui se nomme harmonie, de même, dans notre corps, par le mélange des éléments contraires, il se forme un composé tel que la vie et l’âme se sont joints ; cette dernière n’étant que la combinaison produite par le mélange. Nous avons déjà donné bien des preuves de l’impossibilité d’une telle supposition : savoir, que l’âme a dû précéder et que l’harmonie n’a pu naître qu’a posteriori ; que c’est l’âme qui commande et qui préside au corps avec lequel elle est souvent en lutte : ce qui, certes, ne saurait produire l’harmonie ; que l’âme est une substance, tandis que l’harmonie n’a rien de substantiel ; que l’équilibre des humeurs dans nos corps ne pourrait avoir une autre dénomination que celle de santé ; que dans chaque partie combinée d’éléments divers, il y aurait une âme particulière, en sorte que plusieurs âmes se réuniraient dans un même sujet ; et ce qui est plus capital : il aurait nécessairement fallu, avant l’existence de cette âme, une autre âme qui eût fait naître l’harmonie ; de même que dans les instruments de musique, il y a un luthier qui a placé les cordes dans un accord harmonique, qui sentait en lui-même la raison par laquelle devaient se produire les sons harmoniques ; car ce ne sont pas les cordes qui se sont d’elles-mêmes disposées harmoniquement ; de même que pour les corps, il n’y aurait jamais possibilité qu’ils s’organisassent dans un système d’harmonie parfaite. En général, et pour conclure, ces philosophes animent ce qui n’a point de vie, font sortir fortuitement du désordre l’ordre et l’existence tics choses organisées ; ce qui n’a pu avoir lieu ni dans les choses formées de parties, ni dans telles choses que ce puisse être. L’âme n’est donc point une harmonie. »

Cet extrait de Plotin est dirigé contre l’opinion des Stoïciens sur l’âme qu’ils représentent comme corporelle. Cependant, puisque nous avons suffisamment, quoique en abrégé, allégué des textes qui attaquent Aristote et le Lycée, aussi bien que la secte des Stoïciens, il est temps de revenir à l’examen des doctrines physiques les plus célèbres des fameux philosophes, on les résumant à peu près toutes. On sait que, le plus généralement parlant, tous les Grecs considéraient comme Dieux visibles, le soleil, la lune et les autres astres, aussi bien que toutes les parties de l’univers, et qu’ils les adoraient. Ils essayèrent, en conséquence, de transporter les récits mythologiques et puérils de leur superstition, aux astres et aux parties de tout l’univers, par des interprétations plus graves et plus imposantes, puisées dans les lois de la physique. Voilà ce qui m’a fait sentir la nécessité de rassembler toutes les opinions sur ces mêmes objets, pour faire ressortir les combats des philosophes entre eux et l’extravagance de ces fastueuses théories. Je me servirai, à cet effet, de l’ouvrage de Plutarque, dans lequel il a résumé presque toutes les opinions, tant des plus anciens que des plus récents philosophes sur cette matière. Voici en quels termes il s’exprime.

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