Oui, nous sommes protestants

Troisième partie
Le protestantisme au quotidien

Une série de rencontres avec diverses personnalités protestantes permet de dégager un certain nombre d'informations intéressantes sur l'homme protestant.

Ce chapitre est consacré à une collection de dires et d'analyses assez précis de la part des personnes interrogées. Au détour de leurs propos, nous avons collecté des renseignements précieux, parfois inattendus, drôles ou graves.

L'une des personnes dont les propos sont rapportés ici raconte l'histoire suivante : un protestant, chef d'une société de produits de luxe, avait fait dans la journée, un don impressionnant pour une œuvre caritative. La somme était tirée de son compte personnel. Le soir, en rentrant chez lui, dans son hôtel particulier du Marais, il vérifie le nombre d'œufs dans le réfrigérateur parce qu'il n'a pas confiance en sa nouvelle bonne1 !

1 Voir l'analyse du sociologue Jean-Paul Willaime sur ce paradoxe, chapitre 4, témoignages divers.

Un autre trait de caractère du protestant nous a été décrit alors que nous venions de passer un certain temps avec un important chef d'entreprise. Était également présent le directeur de la communication de la société. Ce dernier, silencieux tout au long des deux heures d'entretien, me raccompagna jusqu'à ma voiture. Là, sur le parking, en me serrant la main, il me confia :

« Je travaille avec monsieur X depuis plus de douze ans. Je suis en admiration devant cet homme et sa façon, notamment, de gérer les gens de manière très directe et personnelle. Je lui trouvais des qualités humaines remarquables et jamais de ne m'était demandé d'où pouvait venir ses qualités. C'est la première fois qu'un journaliste l'interroge sur son protestantisme et j'ai le sentiment de savoir, maintenant, ce qui fait la différence. Je ne pensais pas qu'une appartenance et une instruction religieuses pouvaient finalement, avoir de tels prolongements dans un quotidien professionnel ! »

A suivre quelques échos de rencontres « protestantes ».

1
Les protestants de la fonction publique

Jacques Robert, professeur de droit public

Jacques Robert est professeur de droit public, président honoraire d'une université importante à Paris et ancien membre du Conseil constitutionnel. Ce sage dresse un portrait intéressant du protestant et en précise le rôle dans la société.

Jacques Robert a des racines protestantes très fortes, de l'Alsace et de la Drôme. Impliqué dans sa paroisse d'adoption, « Je suis réformé mais, géographiquement, dans une paroisse luthérienne », il signale que c'est là un écho à sa foi et un hommage rendu à sa mère :

« Je suis de ceux qui pensent que si Dieu nous a octroyé certains dons, il faut les mettre à la disposition de l'Église à laquelle nous appartenons. J'avais une mère admirable qui m'a enseigné qu'il fallait toujours avoir, dans sa vie, à côté de son activité professionnelle, une activité désintéressée, pour les autres. »

Jacques Robert, seriez-vous le paroissien rêvé ?

Ma vocation première, ce sont mes étudiants. Les pasteurs ont la leur, qui est de servir Dieu et le prochain. A chacun son métier ! Mais si on me demande un service dans l'église, je suis heureux de le rendre. Avec toutefois un certain regret ! Les pasteurs savent rarement dire merci ! Parce qu'eux-mêmes se consacrent aux autres, ils oublient souvent que les autres n'ont pas nécessairement les mêmes priorités. Et je pense que si les laïcs ne sont plus aussi volontaires ou bénévoles dans l'église, c'est simplement parce que l'on a longtemps considéré que ce qu'ils donnaient à l'église était un dû, un devoir, et que faire son devoir n'avait à être ni remercié, ni valorisé, ni encouragé, ni reconnu. Il faut peut-être que les pasteurs méditent sur ce point : travailler pour la gloire de Dieu mérite tout de même, sinon un remerciement officiel, du moins une certaine considération.

Comme le protestant croit que les mérites ne sauvent pas, il les a dévalorisés. C'est un aspect pervers d'une découverte fondamentale.

Il y en a d'autres ! Je crois que le protestantisme a apporté à la société française un certain nombre de choses fondamentales. Ainsi, cette extraordinaire liberté de parole dont je viens d'user avec vous. Nous n'avons pas de pape ni d'évêques ; nous sommes tout à fait libres de nos critiques et de nos pensées. Ainsi sommes-nous sans doute critiques à l'égard de nos pasteurs. Je ne suis pas sûr que les catholiques auraient l'audace de s'exprimer aussi franchement sur leurs curés...

La liberté d'expression oblige pourtant à la tolérance !

Ayant été persécutés dans notre histoire, nous sommes très attachés à cette tolérance et à son corollaire, la laïcité de l'État. Je crois que, dans toutes nos activités, nous avons à montrer que nous respectons les autres, même s'ils ne pensent pas comme nous, et même s'ils sont contre la liberté...

Avec, dès lors, ce problème difficile : faut-il laisser la parole à ceux qui combattent la liberté ?

Je crois que la réponse est oui ! Nous n'avons pas à prétendre détenir la vérité – même si nous pensons, par notre foi, la connaître – ni monter que nous pensons la détenir, parce que toutes les opinions sont admissibles. Voilà un apport considérable à la société. Tout comme le sens du service. Je pense que les protestants ont un sens aigu à la fois de l'intérêt général et du service. On les trouve partout où il est possible d'apporter bénévolement quelque chose au prochain. Ouverture au petit, au pauvre, au marginal. Ce n'est pas une coïncidence si nous sommes sensibles à la condition des étrangers, aux oubliés, aux gens mal intégrés, incompris, malheureux, perdus...

Cet aspect du protestantisme est un signe de générosité, de don de soi. Mais il y a aussi un autre aspect spécifique, et a priori, contradictoire, c'est le rapport à l'argent.

C'est en effet encore une particularité huguenote. Il est indiscutable que, pour un protestant, gagner de l'argent n'est pas une tare, même si le même protestantisme estime qu'il n'est pas très élégant de montrer qu'il en a ! C'est dire que ce rapport est à la fois frugal et décomplexé. Il convient d'ajouter que, si le protestant est généreux, particulièrement pour les œuvres, il est aussi souvent pingre : un sou est un sou ! Ce n'est pas par hasard si les protestants ont inventé le prêt à intérêt !

Dans votre métier de professeur, comment vivez-vous votre protestantisme ? A-t-il une influence sur ce que vous transmettez ?

Je crois fondamentalement avoir, en effet, un message à transmettre. Et je le fais partout où je suis. En qualité d'enseignant, j'ai toujours essayé de communiquer à mes étudiants ce à quoi nous croyons intensément. C'est-à-dire : s'incliner devant une majorité – car nous sommes des démocrates – ; pratiquer la tolérance ; s'intéresser aux autres – notamment être ouvert aux plus démunis –... S'il y a un étudiant en difficulté, il faut l'aider parce que nous sommes là pour le « porter ». C'est ainsi que l'étudiant qui me demande un rendez-vous, l'a dans les 48 heures. On n'a pas le droit de laisser passer les occasions. Nous sommes là, dans notre rôle d'enseignant, plus pour orienter que pour distiller des connaissances.

Vous n'aviez pas le même rôle au Conseil constitutionnel !

C'est autre chose ! Dans l'examen que nous faisons de la loi, il faut avoir présent à l'esprit que nous ne sommes pas des élus. Nous devons aussi mesurer qu'arrêter une loi doit être fait avec une extrême prudence, parce que la Loi est l'expression de la souveraineté générale, et que la souveraineté générale, c'est le peuple. Nous ne sommes pas nous-mêmes des législateurs. Autrement dit : grande modération ! Grande honnêteté intellectuelle ! Service de l'État et de la démocratie !

Dans un tel contexte sociétal, le protestant qui, on ne cesse de le dire, a joué un rôle indéniable par le passé, a-t-il encore une action à mener ?

Certainement ! Nous sommes et serons toujours des « gardiens ». Selon l'expression biblique « gardien de son frère » ! Et nous aurons toujours à défendre un certain nombre de valeurs. Il faut oser les défendre haut et fort. Mais j'ai souvent le sentiment que le protestantisme semble ne pas avoir un sens inné de la communication. La voix protestante doit se faire entendre davantage dans les grands débats de ce siècle. Je sais que nous sommes un petit nombre, mais ce n'est pas une raison suffisante pour hésiter à prendre position sur un certain nombre de sujets. Je suis persuadé que nous avons, dans ce pays, une importance plus grande que notre nombre !

Comment cela ?

Cela tient au fait que notre pratique de la lecture personnelle et libre de l'Évangile, si elle ne fait pas de nous tous des intellectuels, nous a conduits à être socialement un peuple de niveau assez élevé. C'est pourquoi on trouve beaucoup de protestants dans les hautes sphères de l'État (proportionnellement, en tout cas !)

Mais le protestant, s'il est convaincu de faire partie d'une élite, a tellement peur d'être orgueilleux et veut tellement respecter les autres qu'il répugne à se mettre en avant. C'est plus de la fausse modestie que de l'humilité.

Manifestement, Jacques Robert est assez heureux, pour ne pas dire fier, d'être protestant. Pour lui, le protestant est un modèle dont la société a besoin et dont elle ferait bien d'imiter les qualités. Ses propos pourraient paraître légèrement présomptueux. Ils sont corrigés par Olivier Philip.

Olivier Philip, fonctionnaire de préfecture

Olivier Philip a fait toute sa carrière dans la préfecture. Le corps préfectoral français a d'ailleurs plusieurs protestants dans ses rangs. Dans l'actualité encore récente, on se souvient, par exemple, de Claude Érignac assassiné en Corse en 1999. Les journalistes n'ont cessé de parler alors de la probité de ce haut fonctionnaire, de son honnêteté et de son intransigeance face à la corruption : expression claire de son sens de l'État et de la justice. Claude Érignac était originaire des Cévennes, un véritable huguenot. C'est dans ces terres protestantes qu'il repose désormais.

Huguenot, Olivier Philip l'est aussi. Il semble plus discret que le professeur Robert lorsqu'il s'agit de parler des qualités du protestantisme. Ainsi, lorsqu'on lui demande si le sens de l'État repéré chez les protestants est lié à leur instruction, il répond :

« On ne peut revendiquer le monopole du service de l'État. Ce serait de mauvais goût, et sans doute inexact. Il peut y avoir une autre explication sociologique. Par exemple, le fait que la “masse protestante” de la fin du XIXe siècle et du début du XXe était constituée de gens relativement modestes mais cultivés – ce n'est pas parce que l'on parle volontiers de la H.S.P.2 qu'il faut réduire le protestantisme à ce milieu ! Dès lors, à cause du niveau culturel élevé et du niveau financier moyen, les protestants se sont consacrés au service de l'État. »

2 Haute société protestante.

Vous ôtez donc le poids de l'instruction protestante. En faites-vous autant des « valeurs » protestantes souvent mentionnées ?

Non, je n'ôte pas le poids de l'instruction protestante. Ce que je pense, c'est qu'elle s'est maintenant diffusée dans toute la société. En ce sens, je n'aime pas le mot de « valeur ». Je préfère celui de comportement. De quel droit pourrions-nous aujourd'hui revendiquer des valeurs propres ? Et lesquelles ? Nous pouvons certes les revendiquer sur le plan historique, car nous avons joué un rôle important dans la naissance et dans le développement de notre démocratie. Mais le message est passé. Les valeurs en question sont admises bien au-delà des protestants.

Et la fameuse intégrité protestante ?

Je n'aime pas beaucoup cette expression car elle semble souligner chez nous une qualité que les autres n'auraient pas – ce qui est faux ! Mais il existe une identité protestante comme il y en a une catholique ou juive, dès lors qu'il s'agit de pratiquants. Cependant, il ne faut pas s'attribuer des mérites particuliers par rapport à d'autres ; ce qui n'empêche pas d'affirmer sa foi.

Vous insistez sur le succès des valeurs protestantes, sur leur diffusion. Pouvez-vous en donner un exemple ?

Oui, la laïcité. Depuis l'origine, nous avons affirmé qu'il fallait à la fois croire en ses propres convictions, s'y tenir, les respecter, mais qu'il convenait aussi d'affirmer que chacun a droit à sa propre vérité, qu'être laïque n'est pas « être contre », mais « être pour ». Nous ne détenons pas la vérité. D'ailleurs, la notion de vérité, s'agissant des croyances, n'existe pas. Chacun a la sienne. Les protestants ont joué un rôle important contre le cléricalisme, non seulement religieux, mais aussi laïque.

N'oublions pas que, depuis des siècles, ceux qui ont voulu imposer une vérité avec fanatisme, ont fini par remplir des prisons et des camps de concentration.

Encore une fois, nous ne devons pas cacher notre foi chrétienne, protestante. Respecter les croyances des autres, ce n'est pas renoncer à l'expression de nos convictions.

Alain B., fonctionnaire au ministère de l'Intérieur

Alain B. est chargé de mission auprès du ministre de l'Intérieur. Voici comment il se situe lui-même :

« Je suis originaire d'une famille de l'Ardèche, de vieille tradition huguenote puisque dans mes ancêtres, j'ai une compagne de Marie Durand à la Tour de Constance3. J'ai été assez marqué par la Réforme et en même temps par les instituteurs de la France laïque. J'ai épousé une protestante d'Alsace et de tradition luthérienne. Nos deux traditions de marient bien. Je me suis toujours senti à l'aise dans les Églises réformées. Actuellement, je suis vice-président du conseil presbytéral de la petite église réformée de la banlieue où je réside. Voilà pour mes racines et pour mon engagement du moment. »

3 Marie Durand a été enfermée pour cause de religion dans la tour de Constance, à Aigues-Mortes, en 1730, pour n'en sortir que trente-huit ans plus tard. Elle est une figure protestante emblématique de la persécution, de la résistance et de la tolérance religieuses.

J'ai appris qu'un nombre assez important de protestants travaillent au ministère de l'Intérieur, qui s'occupe aussi des cultes. D'ailleurs, on dit souvent que les protestants ont un sens aigu de l'État ; est-ce une légende ou une vérité ?

Je ne crois pas que ce soit une légende, mais ce n'est pas non plus une vérité à magnifier, à exagérer. Il est vrai que, par éthique, les protestants se sentent, de façon générale, une responsabilité face à l'État et ne souhaitent pas être indifférents à ce qui se passe. De plus, historiquement depuis la Révolution française et plus particulièrement depuis la naissance de la Troisième République, les protestants se sont sentis investis d'une mission particulière dans l'État républicain, quelles que soient les tendances politiques. Le service de l'État correspond – et cela peut se retrouver dans d'autres communautés ou d'autres traditions philosophiques – à une conception de la mission du protestantisme minoritaire que peuvent avoir plusieurs fonctionnaires. D'où l'intérêt pour la fonction publique et la haute fonction publique. Il y a également eu un fort investissement du protestantisme à la naissance de l'école républicaine.

Les qualités éthiques auxquelles vous faisiez allusion sont-elle si spécifiquement protestantes ? Et l'idéal pour un haut fonctionnaire, est-ce d'être protestant ?

Il y a des hauts fonctionnaires qui ne sont pas protestants et dont les qualités ne sont pas à mettre en doute ! Je crois cependant que l'éthique de service, d'impartialité, de règles morales, d'une certaine déontologie correspond très bien et naturellement au protestantisme. Mais heureusement, cette éthique n'est pas que protestante sinon l'État français serait très faible. Les mêmes valeurs peuvent être pratiquées par d'autres ; la tradition janséniste par exemple, est une tradition qui, elle aussi, a un sens réel de l'État.

Le fait que vous soyez engagé dans votre église, époux d'une protestante elle-même engagée dans le social, vous sensibilise certainement à tous les problèmes de minorités...

Les protestants ont su ce que c'était qu'être minoritaire et opprimé. Peut-être qu'en effet cela m'amène personnellement à être plus ouvert, plus attentif, aux phénomènes minoritaires et religieux. Je mets en avant la liberté religieuse, la liberté de conscience, le libre exercice du culte et la laïcité de l'État, élément fondamental de tolérance.

Et comment percevez-vous le protestantisme aujourd'hui ?

Je crois qu'il évolue et qu'il a tendance à se rassembler, même si sa structure pluraliste doit rester sa richesse. Mais le pluralisme doit être autre chose qu'un handicap à cause des querelles de chapelles. Le protestantisme a une mission dans l'ensemble de la société, celle de veilleur. Il doit être capable d'interpeller les pouvoirs publics, les responsables, les puissants pour indiquer et insister sur les droits des faibles, des minorités, des petits. Il ne doit pas éviter la mission qui consiste à construire la paix dans le monde.

A nos portes, nous avons des soucis et des craintes où se jouent rapidement des oppositions d'ordre religieux. N'avons-nous pas, par exemple, à repenser l'idée d'une Europe chrétienne lorsque l'islam est tellement implanté dans l'Europe centrale et même occidentale ? Il ne faudrait pas pour autant que l'idée de cette Europe chrétienne soit motif d'exclusion de ceux qui ne sont pas chrétiens. Notre protestantisme, comme le dit le sociologue Jean Baubérot, a peut-être trop bien réussi dans notre société et risque de s'endormir un peu, mais il n'aura un impact que s'il reste fidèle à sa mission et s'il est capable de demeurer celui qui parle au nom de ceux qui ne le peuvent pas ou plus !

Le protestantisme a été présenté par Alain B. comme un « veilleur ». Jacques Robert le disait « gardien de son frère ». Étonnant de signaler cette attitude de sentinelle, avec le besoin d'une parole toujours vigilante. Cette vocation peut se lire en d'autres lieux, chez d'autres protestants très engagés. C'est ainsi que mes investigations m'ont conduit jusque sous les dorures de la République. L'occasion de rencontrer François Scheer, ambassadeur de France.

François Scheer, ambassadeur de France

Vous être ambassadeur de France après avoir été haut fonctionnaire au quai d'Orsay, donc au ministère des Affaires étrangères, et vous être protestant, engagé dans votre vie de paroisse. Comment percevez-vous ces deux réalités : politique et foi ?

Cela doit se vivre de façon très personnelle au quotidien. Je pense que tout est politique, donc un croyant ne peut pas donner le sentiment qu'il sépare strictement la pratique de sa foi et son contact avec la politique. Sauf à pratiquer, au sens propre du terme, le machiavélisme ! Lorsque l'on touche au politique, on ne peut sans doute passer son temps à s'interroger pour savoir si les analyses que l'on fait ont un rapport étroit avec les articles de sa foi. Mais il n'est jamais inutile de trouver le temps de rentrer en soi-même pour vérifier si vos convictions les plus intimes font bon ménage avec la pratique quotidienne de votre métier. Cela devrait se faire naturellement chez le croyant. A lui, en tout cas, de régler ses comptes avec lui-même. Il faut cependant savoir gérer sa différence et sa propre divergence. Et si cela devient pesant, insupportable, chacun est libre de prendre du recul et de renoncer à l'action.

Il y a des raisons plus importantes que des raisons de conscience ? Celles de l'État, par exemple ?

Oui sûrement ! Mais n'employons pas trop le grand mot de « raisons d'État ». Voyez le problème des droits de l'homme. La personne humaine est inviolable et sacrée : comment ne pas souhaiter mettre cette évidence en exergue à toutes les relations extérieures de la France ? Mais il est non moins clair que nous n'aurions pas de relations diplomatiques aujourd'hui avec beaucoup de pays si nous nous fondions sur ce seul critère.

Il faut savoir, quoi qu'on en pense, établir un certain équilibre entre ses convictions et les raisons d'une politique qui dépassent celle-ci. C'est sur ce thème des droits de l'homme que nous pouvons le plus et le plus longtemps disserter. Il n'est pas facile de coincer le chrétien sur ce sujet lorsqu'il est mêlé à l'action politique. Je n'entends pas par là reprocher à ceux qui ne sont pas dans l'action de placer au-dessus de tout réalisme politique ce que la foi leur dicte ! Il leur appartient certainement d'exprimer avec force et clarté ce que telle orientation politique a pour eux de choquant et de contraire aux exigences de leur foi. Du moins peut-on attendre d'eux qu'ils éprouvent une certaine indulgence à l'égard des politiques. J'ajoute que, pour le protestant, c'est un problème relativement plus facile à régler dans la mesure où il n'a de comptes à rendre qu'à Dieu !

Est-ce que ce n'est pas un peu trop facile, un peu trop pratique ?

Pratique peut-être, mais pas toujours facile !

Parce que vous êtes alors devant votre propre responsabilité ?

Tout à fait ! Nous savons très bien que nous ne devons nous en prendre qu'à nous-mêmes si nous sommes déchirés. Ma génération, qui a fait la guerre d'Algérie, a vécu ces drames de conscience au plus profond d'elle-même.

Vous est-il arrivé, devant une situation à problèmes, de faire appel à quelqu'un d'extérieur pour recevoir de lui une aide spirituelle, un autre éclairage, même de façon très privée ?

Je n'ai jamais éprouvé – oserai-je l'avouer ? – dans l'exercice de mon métier, la nécessité impérieuse de chercher au-dehors une caution, une assurance ou encore un apaisement. Mais cela m'apporte certainement beaucoup de pouvoir parler avec un homme de foi, un homme d'Église, des problèmes que j'affronte. Je sais l'enrichissement que me procure, dans mon approche d'une situation, le fait de pouvoir parler avec quelqu'un dont il est clair que les exigences de la foi ne peuvent le conduire aux mêmes conclusions que moi, dans l'exercice nécessaire de ma mission.

Et quel est votre sentiment lorsque des théologiens, des hommes d'Église, prennent au nom de leurs croyances, des positions publiques dans des domaines qui sont plutôt les vôtres que les leurs ? Je pense, par exemple, au problème nucléaire, face à des terroristes qui possèdent peut-être la bombe atomique.

Ils font leur métier comme je fais le mien. Et ils ont d'autant plus de droit de s'exprimer sur les matières dont je fais mon pain quotidien que celles-ci sont du domaine de l'État. Elles leur appartiennent autant qu'à moi. A propos du nucléaire, je suis tout à faire convaincu de la nécessité de la dissuasion nucléaire et de ce qu'elle implique encore en termes d'essais. Je sais parfaitement que, sur ce thème, la Fédération protestante de France a des positions qui ne sont pas les miennes. Mais je n'attends pas d'elle qu'elle en parle avec d'inutiles précautions de langage. Je crois simplement qu'elle se trompe, mais n'est-ce pas aussi son droit ?

Il y a, chez le protestant, du patriotisme et du pacifisme, du sens politique et de l'indépendance, de la liberté de conscience. Alors, dans ce contexte parfois paradoxal, quel est le sens de l'État ?

C'est une notion complexe à définir d'autant qu'il y a, sur ce sujet, différentes positions protestantes. Le discours de Calvin n'est pas exactement celui de Luther. Or, je suis partagé entre les deux. En tant qu'alsacien, j'ai reçu une éducation essentiellement luthérienne. Mais je participe pour l'essentiel à la vie de l'Église réformée de France. Je me sens à l'aise des deux côtés. Je ne pense pas qu'il y ait un message univoque du protestantisme sur l'État. On retrouve toujours certaines valeurs. La liberté de conscience est évidemment au centre de l'approche protestante de l'État. Cette liberté – qui repose sur l'individu – n'interdit pas de reconnaître à l'État, à ses structures, à ses acteurs, une relative légitimité, sans pour autant fermer la porte à une contestation de cette légitimité. L'essentiel étant, en définitive, que cette liberté de contester ne s'arrête pas au seuil de vous-même, et que la conscience que l'on a de ses propres limites relativise toute contestation de l'autre.

Quelles sont les données fondamentales que vous, en qualité de haut fonctionnaire et protestant, mettez en exergue de toute décision et action ?

Selon moi, il faut toujours privilégier la liberté. Non l'égalité qui n'existe pas plus dans la nature que dans la société des hommes, mais la liberté. Et avec elle, la vérité, la responsabilité et la justice. Ce sont ces quatre maîtres mots sur lesquels le protestant (et pourquoi pas le chrétien ?) doit s'appuyer. C'est autour de ces idées qu'il faut tenter d'organiser la vision que l'on a de l'État, des groupes à l'État, et que l'on a de la Politique, avec un grand P.

Vous n'avez pas utilisé le mot « morale » pourtant très souvent présent dans les discours d'aujourd'hui.

Je crois que le mot ne veut rien dire ; ou qu'il ramène simplement aux quatre mots déjà signalés. Je ne crois pas non plus que ce soit une bonne façon de chercher à définir la spécificité de l'approche protestante que de parler de morale.

Catherine Lalumière, haut fonctionnaire

Autre rencontre très emblématique, celle de Catherine Lalumière, haut fonctionnaire, et représentant la France dans une instance européenne. Elle précise :

« Je suis née dans une famille protestante et j'y ai reçu l'instruction, mais je n'ai jamais été pratiquante. Je ne suis donc pas un modèle en ce qui concerne le protestantisme. Ce dont j'ai conscience toutefois, c'est d'avoir été fortement influencée par ce milieu. Indéniablement, lorsque je compare ce que j'ai connu avec ce qui était observable ailleurs, je mesure à quel point mon milieu était protestant ; et j'assume tout à fait cette influence. »

J'entends souvent parler de l'influence d'une éducation protestante, un peu comme on parle de l'éducation anglaise, mais finalement, quelle est-elle, cette influence que l'on revendique, et qui ne conduit pas nécessairement à la profession de foi ?

C'est avant tout un état d'esprit et ce sont aussi des valeurs, une règle de vie. Je crois que cette éducation est une rigueur bien connue, c'est-à-dire une conception de la vie par laquelle on essaie de tenir debout : la conscience, le sens des responsabilités. Mes parents y tenaient beaucoup. Le protestantisme, qui est une religion, est aussi une manière de vivre ; il repose sur la volonté de l'individu et, d'une certaine manière, sur sa solitude. Le tout donne une force et l'habitude d'assumer. Nous sommes sans doute mieux préparés que d'autres à affronter certaines réalités de la vie.

Vous parlez d'individu et de solitude, deux traits assez spécifiques au protestantisme, surtout face à certaines religions plus collectives. Mais n'est-ce pas une image un peu réductrice du protestant ?

Je ne veux pas dire que le protestantisme vivrait une espèce de repli sur soi, proche de l'égocentrisme. J'en ai retenu qu'un être humain devait, dans toute la mesure du possible, être un homme debout, droit. Ce qui signifie savoir tirer le maximum de ses possibilités, savoir assumer les difficultés et surmonter les obstacles. J'ai à l'esprit des concepts précis lorsque je pense protestantisme : volonté, résistance, responsabilité, engagement...

Dans mon éducation, c'est ce que l'on a voulu me donner et c'est ce que j'en ai conservé ; même si je n'applique pas tout et toujours !

Cette attitude, voire cette aptitude à la volonté, à l'engagement, est-ce ce qui explique que tant de protestants sont dans la politique, dans les affaires, dans la finance ?

Tout naturellement ainsi armés, nous nous occupons des autres, oui ! Si nous parlons de la responsabilité et de la valeur de l'individu, ce n'est pas pour s'abîmer dans le nombrilisme, tout au contraire ! Nous nous occupons des plus faibles, des plus démunis. Ce n'est donc pas étonnant que les protestants aient des idées plutôt de gauche, au sens large du terme. Pour moi, il y a là un chemin tout à fait naturel qui me semble être la conséquence normale et logique.

Je n'étais pas spécialement destinée à un engagement politique, mais c'est sans à-coups que j'y suis arrivée, et ce, en gardant un lien direct avec mon éducation protestante. Après tout, lorsque l'on veut s'occuper des autres, il faut être présent là où se prennent des décisions pour eux. Et pourquoi pas en politique ? Dans mon esprit, il n'y a là rien que de très cohérent. Aujourd'hui, au travers des responsabilités que j'ai et parmi les choses intéressantes de l'organisme pour lequel je travaille, il y a une volonté d'action fondée sur les valeurs que sont la démocratie pluraliste, le respect des droits de l'homme, le respect du droit. Autant de valeurs que l'on retrouve dans la tradition chrétienne et notamment protestante.

Finalement, entre la formation que j'ai reçue dans ma jeunesse, et mon action d'aujourd'hui dans cette structure européenne, il y a un même fil conducteur.

Colonel Jean-Fred Berger

Il est chef de corps d'un régiment de parachutistes. Né dans une famille protestante, il a été éclaireur de la F.E.E.U.F. (Fédération des éclaireuses et éclaireurs unionistes de France, branche protestante du scoutisme) et a la quarantaine robuste.

Acceptant de parler de lui, de son engagement dans l'armée française et la République qu'il sert, il nous dévoile aussi un aspect particulier : sa foi et son protestantisme.

Certaines de ses analyses font penser à ce que dit l'économiste Xavier Couplet à propos du lien entre la politique et la religion. Il l'explique :

« L'engagement est au centre de ma vie. Une notion qui s'inscrit parfaitement dans une perspective chrétienne parce que c'est aussi l'engagement d'une vie. Lorsque l'on est militaire, l'engagement est l'orientation première de la vie et, sur le plan chrétien, c'est la même chose. Sans qu'il y ait superposition, ce sont pourtant deux axes qui ne peuvent être en opposition. Je sers depuis plus de vingt-trois ans dans l'armée où je suis entré après Saint-Cyr. Je suis fier de tout ce que j'ai pu vivre. A la lumière de mes expériences et notamment des plus difficiles comme les opérations dans les Balkans, je peux affirmer que je ne vois pas de contradiction entre le fait d'être chrétien et d'être militaire.

On me demande souvent si j'ai parfois été écartelé entre ma foi, mes valeurs protestantes et l'engagement militaire. En conscience, (et pour un huguenot, c'est important !) je n'ai jamais connu ce type de tiraillement. Mais je comprends que d'autres sensibilités puissent émettre un avis différent. Le fait d'être chrétien a toujours été pour moi une force qui m'a poussé à aller de l'avant, vers ceux qui me sont confiés, ceux que j'ai sous mes ordres, mes supérieurs, voire tout l'environnement rencontré lorsqu'on est en opération : entités militaires, milices, populations en danger. C'est un engagement qui m'oblige à un grand respect des autres, à une reconnaissance de leur diversité, de leur spécificité humaine. Les chrétiens pensent avoir au-dessus d'eux une puissance supérieure, une puissance d'amour. Cela m'oblige à exprimer une grande amitié humaine à l'égard de tous les hommes qui m'entourent, et de tous ceux envers qui on peut avoir, du fait de la mission qui nous est confiée, à agir, avec ou contre eux, mais toujours en les respectant.

La violence est parfois un message obligé, et c'est sans doute la chose la plus difficile à gérer. Par exemple, on peut tout à fait comprendre que, sans avoir de la haine envers les Allemands, pendant la seconde guerre mondiale, le devoir légitime de tout Français était de participer à la libération d'un pays asservi par une puissance occupante totalitaire. Tout en respectant l'ennemi, il fallait le chasser, écraser le nazisme et fermer les camps de concentration. Je pense que ce serait lâche, absurde et utopique de considérer que, si on est de tel ou tel courant philosophique ou religieux, on ne devrait rien faire et laisser d'autres agir pour nous. Je pense que le devoir de tous, en particulier des chrétiens et notamment des protestants, c'est d'être au milieu des hommes de leur temps et de participer au rétablissement du droit, de la justice, de la liberté, quand les situations l'exigent.

J'ai eu l'honneur et le privilège d'aller à Sarajevo, en Bosnie, et au Kosovo. J'ai vu les conflits terribles des Balkans où, comme en Irlande du Nord ou au Proche-Orient, l'aspect religieux des conflits est difficilement dissociable de l'aspect politique. Quand on regarde ces situations depuis notre point de vue occidental, où le phénomène religieux relève de la sphère privée, on a tendance à reléguer le lien entre la politique et la foi à un moindre degré. Alors que, dans les sociétés où les forces primaires, voire primitives, s'expriment dans toute leur violence, on constate sans effort que le fait religieux est souvent au premier plan. En Bosnie, les Serbes se présentent comme orthodoxes, les oustachis croates sont catholiques, les Bosniaques sont soutenus par les pays islamiques. C'est une réalité incontournable. Au Kosovo, c'est le même phénomène. Incontestablement, il y a un facteur religieux à mesurer, et ce facteur déterminant est trop rarement pris en compte. Au Proche-Orient aujourd'hui, entre les Israéliens et les Palestiniens, c'est tout aussi évident. L'esplanade des mosquées et le mur des Lamentations ont un caractère religieux, donc sacré, justifiant la guerre sainte. On ne peut pas faire une croix sur cela au nom d'une laïcité que tout le monde ne reconnaît pas.

La foi, voilà un terme et une notion qui entrent dans mon métier : on a foi dans son pays, on est fier de ses couleurs lorsqu'elle flottent dans des opérations comme celles dont j'ai parlé. La foi, pour moi qui revendique mon protestantisme, c'est d'avoir au fond de moi une flamme spirituelle et de savoir que je suis sous le regard de Dieu. Cela me donne confiance dans la vie de tous les jours, me permet de ne pas perdre patience dans les moments critiques et difficiles, de savoir que mes proches, restés en France, sont en sécurité, que ma famille est entourée.

Ma foi, c'est de demeurer optimiste dans les situations les plus sombres. Ainsi je garde un optimisme réel dans les chances de réconciliation prochaine dans les Balkans.

En tant que protestant, je crois profondément que les hommes sont plutôt appelés à faire le bien, à construire pierre par pierre un monde où il fera bon vivre, dans l'amour et le respect du prochain. Je pense que c'est un défi pour tous. Évidemment, c'est plus une ligne d'horizon qu'un avenir immédiat, mais... Par exemple, au Kosovo, ce ne sont pas les extrémistes et les totalitaires qui ont été élus : ce sont là des signes prometteurs et je les prends comme tels.

Et puis, ma foi oriente mes relations avec les hommes placés sous mes ordres et auxquels je donne telle ou telle mission. C'est prier pour que la mission se passe au mieux. Ma foi corrige aussi mon regard porté sur ceux que je vais rencontrer sur le théâtre des opérations ; ceux-là ont parfois une attitude hostile. Je ne veux pas les regarder comme des « guerriers » mais comme des individus placés là pour des raisons historiques, liées au destin de leur peuple, destin personnel qui les amène dans des positions de bourreaux ou de victimes, parfois l'une et l'autre. Je les regarde et j'enseigne à les regarder avec d'autres yeux.

La foi, cette force que l'on porte et qui ne nous donne pas un sentiment d'arrogance, est extérieure à soi ; puisque la foi ne vient pas de nous, mais de ce que l'on entend, de la Parole de Dieu. Cela donne une grande humilité par rapport aux autres. La foi, c'est une grande richesse. »

Une remarque importante de notre colonel mérite d'être répétée ici :

« L'aspect religieux des conflits est difficilement dissociable de l'aspect politique. Quand on regarde ces situations du point de vue occidental où le phénomène religieux relève de la sphère privée, on a tendance à reléguer le lien entre la politique et la foi à un moindre degré. »

Les propos cités avaient quelques mois seulement lorsque les attentats sur New York et Washington ont bouleversé le monde et tué plus de trois mille personnes. A la suite de ces événements dramatiques, les discours, les analyses, les articles ont été très nombreux. Quelques personnes ont enfin relevé ce que le colonel disait. Pour preuve, l'extrait édifiant de cet éditorialiste d'un hebdomadaire français :

« Quittons, pour comprendre, notre logique laïque ! Et constatons d'abord que l'islam ne sépare pas, comme nous, le spirituel du temporel. Il courbe les hommes sous la prière et les peuples sous une loi coranique qui étouffe la laïcité. Son catéchisme est aussi code civil et pénal... Oui, nous mésestimons, en Occident, la puissance des religions sur le destin des peuples. Mais le monde entier ne marche pas à notre amble économiste...4 »

4 Claude Imbert, Le Point n° 1514 du 21 septembre 2001.

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