Oui, nous sommes protestants

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Les « institutionnels » du protestantisme

Dans les pages qui suivent, nous allons rencontrer des « institutionnels » du protestantisme, notamment le président de la Fédération protestante de France (F.P.F.), son secrétaire général dont le rôle de missi dominici n'est pas évident, une inspecteur ecclésiastique luthérienne (de fait, la première femme nommée à un tel poste), et des pasteurs.

Jean-Arnold de Clermont, président de la Fédération protestante de France

M. le président, existe-t-il un portrait du protestant ?

Certainement pas ! Ce serait antinomique. Il y a plusieurs portraits dont le premier coïnciderait peut-être avec celui du cévenol. On parlera alors de rigueur morale, d'austérité. De fait, le protestant de type cévenol est quelqu'un qui ne parle pas de ses convictions religieuses, parce que cela ne se fait pas. Pas plus que de parler d'argent ou de maladie. Il vit sa foi au quotidien et il se révèle très vigoureux le jour où son protestantisme est remis en question.

Mais le protestantisme n'est pas que cela. Ce serait oublier qu'il y a un autre protestantisme rural, d'Alsace ou de la vallée du Rhône, par exemple. Ce serait oublier qu'il y a, de façon très répandue, un protestantisme œcuménique libéral, c'est-à-dire un protestant qui n'a pas vu d'inconvénients à marcher avec les catholiques contre le P.A.C.S., qui vit très sereinement son mariage mixte tout en demeurant très actif dans sa paroisse, très ouvert aux questions de solidarité, de société. Ce n'est plus le protestant austère mais le protestant moderne, probablement moins « convictionnel » que ses parents, et qui exprime sa foi dans la relation avec la confession des autres.

Il existe aussi le protestant évangélique : très à cheval sur ses convictions, très habitué à dire sa foi. Il témoigne explicitement, citant le Seigneur à toutes ses phrases.

En énumérant ces différents protestantismes, ou expressions de foi protestante, je tombe dans la caricature qui ne peut être une définition juste. Le portrait du protestant est plus en finesse ; il ne faut donc pas l'esquisser à gros traits. Ce serait impropre.

Ce qui m'intéresse beaucoup, c'est que tous ces protestantismes n'ont pas trop de problèmes à cohabiter. Je ne sens pas un agacement profond du luthéro-réformé à coexister avec un évangélique professant ; et inversement non plus ! C'est une attitude relativement nouvelle qui s'observe depuis une quinzaine d'années. Elle tient à deux choses : l'effort d'écoute les uns à l'égard des autres dans un monde de plus en plus sécularisé d'une part, et la pression antireligieuse que l'on sent assez fortement autour de nous, d'autre part. Cette pression antireligieuse est l'expression d'une minorité, mais d'une minorité qui se fait entendre.

Ces deux phénomènes conduisent les protestants à se dire : communiquons ensemble !

Serait-ce la marque de Marie Durand, cette huguenote emprisonnée trente-huit ans dans la tour de Constance d'Aigues-Mortes parce qu'elle avait assisté à une assemblée interdite. Sur une pierre, elle a gravé Résistez !

Pour ce dont on parle à l'instant, la résistance n'est pas très courageuse. Ce n'est pas le temps des galères et nous ne sommes pas aux Philippines ! C'est plutôt une réaction du type : faisons un grand rassemblement ensemble ; soyons visibles ensemble !

Lors de la commémoration de la révocation de l'édit de Nantes, en 1998, on a remarqué au Palais de congrès, à Paris, une forte présence des évangéliques, eux qui, jusqu'alors, avaient fait peu de cas d'une quelconque dimension historique.

C'est tout à fait caractéristique en effet, de voir que cette branche réclame aujourd'hui son appartenance au protestantisme comme elle ne l'a jamais fait jusqu'ici, et particulièrement à l'occasion de ce quatre centième anniversaire !

N'est-ce pas pour ne plus être accusée de secte ?

Cette pression existe probablement mais il y a aussi sans doute une pression interne. La branche évangélique qui, en France, pour une part importante, est une branche importée, née de missions étrangères, n'est plus à sa première génération, mais à sa deuxième, voire troisième. Elle se rend maintenant mieux compte que la problématique n'est pas aussi simple que celle professée par les missionnaires d'hier. Il s'agit moins ici de dire : « Sus à la France ou catholique ou païenne » que de dire : « Comment moi, qui suis fils de chrétiens et qui ai des enfants chrétiens, vais-je vivre et témoigner de ma foi dans la France d'aujourd'hui ? » Je suis très frappé de constater la différence d'attitude entre les protestants d'une première génération – celle qui s'installe – et les protestants qui appartiennent à des églises déjà installées.

Les évangéliques d'aujourd'hui seraient-ils mieux inscrits dans le tissu social et généreraient-t-il désormais une sociologie évangélique qui n'existait pas voilà trois générations ?

Exactement. Et ils prennent leur part à ce tissu social. Ils ne jouent plus des coudes pour s'installer, ils participent à la construction de la société. Ce n'est pas pour rien que des mouvements évangéliques importants viennent frapper à la porte de la Fédération protestante dont l'image est bien celle d'un protestantisme qui cherche à dire sa place dans la société contemporaine.

Ce qui nous permet de parler du vaste chantier historique en cours dans le protestantisme français, à savoir l'entrée d'une mouvance évangélique importante à la F.P.F. Vous avez réclamé que s'instaure réellement un important dialogue local entre les Églises membres de la F.P.F. et celles qui demandent leur adhésion.

Depuis longtemps ce dialogue s'est instauré au sommet, et ce mouvement n'a de sens que s'il permet aux églises de la base de se trouver engagées dans le même dialogue. Sans cela, ce serait perdre de vue une dimension essentielle du témoignage protestant. Quand la F.P.F. fait une déclaration, elle ne peut être reçue de tous que si elle est vécue à la base.

Pourtant, la résistance de certains évangéliques à l'égard de la F.P.F. vient, ou est venue, de prises de positions de la F.P.F. avec lesquelles ils étaient en totale opposition, notamment lors de déclarations touchant les questions d'éthique.

Je n'exclus nullement que cela puisse encore se produire. Ce que je pense, c'est qu'il est parfaitement possible de s'exprimer ensemble dans la société pour dire le 60% de notre consensus et le 40% de notre « dissensus », pourvu que nous soyons capables de montrer là où il y a problème dans le débat, là où nous avons du mal à nous mettre en accord, notre conviction spirituelle et notre vie. Parce qu'une société consensuelle n'existe pas, c'est un mythe de l'esprit ! Un mythe extrêmement dangereux de surcroît parce que cela consiste à gommer les minorités. Notre histoire et notre appartenance nous permettent de revendiquer une expérience différente. Parce que nous sommes des hommes et des femmes qui, de l'Évangile, tirons des convictions libres, nous pouvons envisager une diversité de chemins. Nous essayons de nouer le débat les uns avec les autres à l'intérieur de nos communautés, entre elles et entre nos églises parce que nous pensons que ce débat est essentiel.

Ce discours est, lui aussi, foncièrement luthéro-réformé, mais il n'est pas totalement compris, et moins encore vécu dans les milieux évangéliques, parce que dans ces milieux, et vous le disiez, on tient à une certaine fidélité, et ce pour éviter, par un laxisme trop libéral, que l'on s'égare. La liberté de parole, voir la liberté de conscience n'est pas toujours réelle dans certains groupes évangéliques, notamment ceux que l'on classe dans la catégorie des radicaux ou fondamentalistes.

Je pense d'une part, que ces évangéliques ont raison lorsqu'ils nous rendent attentifs au fait que le dialogue risque de sombrer dans ce que les catholiques dénoncent aussi, à savoir le relativisme qui veut que toutes les opinions soient bonnes. Or, que le monde évangélique rappelle au monde luthéro-réformé qu'il doit rendre compte de sa foi, que chacun de nous doit pouvoir, d'une manière ou d'une autre, expliquer le pourquoi de ses choix, est tout à fait légitime. D'autant que nombre de nos dissensions, dénoncées par les évangéliques, viennent de ce que ces choix ne sont pas toujours fondés bibliquement.

D'autre part, le monde évangélique sait parfaitement, en son for intérieur, que le discours minoritaire porté par quelques autorités pastorales ne marche plus ! On ne peut plus compter sur la crédulité naïve d'antan. En effet, à l'intérieur de toute communauté, il faut que le débat existe. On n'est plus au temps où tous étaient mobilisés autour d'un unique objectif, celui de la croissance. Nous sommes désormais mobilisés autour d'un nouvel objectif qui est celui de l'existence, dans une société à laquelle il est impossible de se soustraire.

Être à l'écoute de la société, c'est aussi être à l'écoute de toutes les composantes de la grande famille protestante. C'est bien le rôle de la F.P.F. d'encourager les dialogues tous azimuts. Or, c'est une autre vérité fondamentale qui doit être entendue de l'ensemble du protestantisme français : être une fédération, c'est se donner un programme de travail commun, ce n'est pas vouloir uniformiser des Églises protestantes.

Christian Seytre, secrétaire général de la Maison du protestantisme

Dans la Maison du protestantisme (rue de Clichy, à Paris), nouvellement réorganisée, agrandie et inaugurée en octobre 2001, proche du bureau du président, celui du secrétaire général, le pasteur apostolique Christian Seytre.

En quoi consiste le poste que vous occupez ?

Lorsque, il y a un peu plus de quinze ans, un groupe de travail a tenté de discerner la différence et les rôles spécifiques du président de la F.P.F. et du secrétaire général, la conclusion a été synthétisée en ces termes : Le président est un prophète et le secrétaire général est un doulos, c'est-à-dire un serviteur. Une autre façon de préciser les rôles est de dire que le président est l'homme de l'extérieur et le secrétaire général celui de l'intérieur. Le président est celui qui s'occupe des relations sur le plan national, qui rencontre par exemple le président de la République et le ministre de l'Intérieur (et des Cultes), celui qui intervient dans les médias, etc. Le secrétaire général est l'homme des relations avec les églises, les institutions, les œuvres et les mouvements. Il s'occupe des affaires pratiques, des groupes de travail, des délégués, des cotisations, de l'organisation des assemblées générales et des assises, etc. Il est aussi le chef du personnel de la maison F.P.F. et le dirigeant des responsables des services.

Cependant, pour diverses raisons, les rôles peuvent être interchangeables selon les circonstances. Le président et le secrétaire général doivent former un tandem ; il est nécessaire que s'établisse entre eux une parfaite communication pour qu'il n'y ait pas deux têtes. Tous deux sont, de droit, présents dans toutes les commissions de travail, mais c'est souvent le secrétaire général qui veille au suivi.

Le président est élu pour quatre ans renouvelables ; le secrétaire général est nommé par le conseil, choisi à l'extérieur pour cinq ans, puis renouvelable par tranche de trois ans.

Pour ma part, j'en suis, si j'ose dire, à mon troisième président en cinq ans et, chaque fois, il faut un réajustement et je dois me reposer la question de mon rôle. En effet, il y a une nécessaire adaptation selon la psychologie de chacun, mais c'est tout de même le secrétaire général qui doit s'adapter au président puisque ce dernier est le représentant du conseil. Si le tandem ne joue pas, le conflit est inévitable et lamentable.

Lorsque l'on parle du protestantisme, surgit une image, relativement positive, et il y a une réalité qui peut l'être moins. Pensez-vous que le protestantisme hérite d'une image qui ne lui correspond plus ?

La question est difficile. De quelle image parlons-nous, et de quelle réalité ? Selon les personnes, les images peuvent être en effet très différentes. Il y a, par exemple, une image – celle des « banquiers protestants » – qui est désuète et qui pourtant ressort régulièrement. Par contre, l'image de la probité et de l'honnêteté colle assez bien avec la réalité. La preuve en est l'étude de Transparency International qui montre que des dix pays les moins corrompus du monde, neuf sont protestants (et plutôt nordiques).

Bien sûr, il y a toujours des cas qui font mentir et grincer des dents. L'affaire Sirven en est un triste exemple. M. Sirven n'est pas protestant lui-même, mais ses aïeux l'étaient et il y a eu une affaire Sirven comme il y a eu une affaire Calas. A contrario, Éva Joly, la juge opiniâtre dans l'affaire Elf, est luthérienne d'origine norvégienne. On sent qu'elle a une grande détermination pour lutter contre la corruption.

Il y a aussi des images du protestantisme qui sont caricaturales parce qu'en général, le Français moyen n'a aucune culture protestante. Si, par exemple, on parle des commandos anti-avortements aux États-Unis et que l'on ajoute qu'ils sont issus des milieux protestants fondamentalistes, on voit quelle image ça peut donner !

On projette l'image en fonction de ce que l'on peut lire dans les journaux, qui manifestent souvent une méconnaissance du religieux et donc du protestantisme. Nous pensons avoir des informations sur tout, mais ces informations sont morcelées, fragmentaires. C'est vrai pour le protestantisme, c'est vrai pour les autres religions.

Puisque l'image du protestant semble avoir besoin de précisions, qu'est-ce qui est à corriger, qu'est-ce qui est à faire valoir ?

Il me semble qu'il y a deux choses spécifiques et qu'il serait heureux de voir mieux partagés. Premièrement, les protestants sont des hommes et des femmes de convictions fortes. Il se peut que la F.P.F. ait parfois des difficultés à faire passer ces convictions fortes dans les médias. Il est difficile de traduire dans l'immédiateté des convictions qui s'inscrivent dans la durée. Mais nous le faisons.

Deuxièmement, les protestants entretiennent une culture du débat. Pour eux, on peut avoir des convictions fortes et, en même temps, être à l'écoute de l'autre.

Ces deux éléments, propres au protestantisme, sont très importants. Dans certains groupes, on trouve des convictions fortes mais aucun débat ; on remarque aussi des groupes qui sont toujours en débat, mais qui n'ont plus de convictions. En tenant un équilibre entre les deux, en pratiquant la tension entre les deux, on construit vraiment sur du solide.

Ces convictions fortes sont d'ordre spirituel et théologique, mais aussi éthique et politique, dans le sens noble du terme, et elles produisent un engagement concret dans la société.

On note cependant une érosion dans le protestantisme. Les temples se vident comme se sont vidées les églises. Est-ce qu'il y aurait une déperdition des convictions, un déficit de foi ? Cette question est brûlante et pose un problème. En effet, lorsqu'on évoque le protestantisme luthéro-réformé, on peut parler de temples à vendre, mais lorsqu'on parle du protestantisme évangélique, au contraire, on voit des églises qui achètent d'anciens cinémas pour en faire des salles de culte !

Je crois qu'il faut moduler le propos. Je ne suis pas sûr, en premier lieu, que le protestant ait perdu ses convictions. Lorsqu'on interroge ceux qui participent à la vie de leur église, on note chez eux la force et la permanence de leur foi.

Il est vrai que, dans certaines villes de province, on trouvera par exemple cinquante personnes dans l'église évangélique, cent à l'église pentecôtiste, autant, voire plus, dans une église néo-pentecôtiste qui a poussé comme un champignon, et seulement trente dans l'église réformée.

Comment se fait-il qu'il y ait eu cette érosion de paroissiens et de personnes assistant aux cultes ? C'est une vraie question : il y a tant de richesse dans l'expression de la foi luthéro-réformée qu'on se demande pourquoi elle se perd par endroits. D'autant que les nouveaux groupes religieux se réclamant de près ou de loin du protestantisme revisité, groupes qui manifestent beaucoup de vie, restent superficiels. En effet, lorsqu'on gratte un peu la surface, on n'y trouve par la même richesse, du moins en ce qui concerne la réflexion éthique et socio-politique, ou tout simplement la gestion du pouvoir et de l'autorité dans l'Église.

Est-ce à dire que dans les églises luthéro-réformées, là où l'assistance au culte est désormais réduite, on trouvera ces convictions fortes. Et que dans les églises évangéliques en plein essor, là où l'on brasse du monde, on ne les trouve pas ?

(Rires.) Je ne me permettrais pas de dire cela. Je dirais plutôt que l'essentiel du protestantisme en France, c'est tout de même les églises luthéro-réformées. Elles représentent 5 à 600 000 personnes. Les églises évangéliques croissent et les rattrapent en nombre, mais il ne faut plus opposer les deux groupes car ils peuvent se stimuler mutuellement.

Par exemple, il faut que les églises de type charismatique qui, lors de la première génération, connaissaient un déficit de réflexion au profit de l'expérience et de l'émotion, fassent l'effort d'une foi pensée et réfléchie pour que les générations suivantes vivent autrement qu'en rupture avec la société. Il faut aussi que les églises luthéro-réformées trouvent de nouvelles formes pour l'évangélisation et pour le culte, afin qu'elles soient attractives pour les nouvelles générations.

Marie-France Robert, inspecteur ecclésiastique de l'Église luthérienne de France

Juin 2001 : Marie-France Robert est la première femme inspecteur ecclésiastique dans l'Église luthérienne de France. Sa nouvelle fonction – elle était déjà pasteur – s'exerce au niveau de la région – c'est ce qu'on appelle l'inspection. Cette région recouvre Paris et sa banlieue, mais aussi Lyon, Nice et Marseille. Elle est chargée d'un ministère d'unité, de vigilance, de conseil et de visites. « J'aime à dire que je suis un pasteur de terrain et que je serai un inspecteur de terrain ! »

De fait, en devenant inspecteur ecclésiastique, Marie-France Robert devient le pasteur des pasteurs luthériens, assurant cette fonction auprès de ses collègues et des autres ministres de l'Église régionale. « Ce qui me semble important, c'est être à l'écoute du peuple de Dieu ! »

Ministère à l'intérieur de l'Église luthérienne donc, mais aussi ministère d'ouverture et de dialogue avec les autres Églises.

L'itinéraire de Marie-France Robert n'est pas banal. En effet, rien ne semblait la destiner au ministère qu'elle exerce aujourd'hui, dans l'Église luthérienne de France. Ses racines sont protestantes, mais autres. Ses origines et une partie de ses engagements de jeunesse auraient pu faire d'elle une missionnaire classique, mais... Les voies du Seigneur sont impénétrables !

Dans ce cheminement, une autre réalité aurait pu empêcher l'ouverture de certaines de ces voies, ainsi le fait d'être femme dans une société ecclésiale qui n'en ordonnait pas. Mais...

Marie-France Robert nous explique :

« Je suis née sur le plateau de Haute-Loire, non loin de Chambon-sur-Lignon, village protestant rendu célèbre par son action exemplaire dans la protection massive des juifs durant la seconde guerre mondiale. C'est là que toute la famille se retrouve chaque été, notamment pour célébrer le culte. Ma mère et mes grands-parents étaient nés en Nouvelle-Calédonie, leurs parents venaient de cette région et du pays de Montbéliard : mon origine est double, mais c'est dans la terre du plateau que s'est enraciné mon protestantisme.

Lorsque mes parents se sont installés dans la région parisienne, l'église réformée était éloignée. Or, l'église luthérienne commençait, dans ce secteur, un travail dans le cadre de sa mission. Nous avons pris contact avec une assistante de cette paroisse luthérienne, Jeanne Zurcher. C'est avec elle que mon frère et moi avons fait le catéchisme ; cela se passait dans un salon ou dans une buanderie. Cette façon d'enseigner l'Évangile, dans un décor quotidien, a influé sur ma vie.

Très vite, j'ai ressenti un appel à servir l'Église et j'ai décidé de partir. Mes parents étaient moins enthousiastes que moi. Mais, avec mon opiniâtreté, je suis allée dans une école de formation à la mission pour arriver, à vingt et un ans, à Madagascar. Je suis restée dans l'Église luthérienne malgache onze ans, en qualité d'enseignante puis de responsable d'internat. J'ai appris à écouter, à vivre près des gens, dans la simplicité et dans le dépouillement. J'ai puisé de l'eau, lavé mon linge à la rivière, travaillé avec les femmes dans les rizières... J'ai reçu énormément de ce partage : vivre l'Église universelle. C'est à cette époque que, pour parfaire mon ministère, il m'a été conseillé de suivre des études de théologie en France. Après ces études, on m'a vivement encouragée à devenir pasteur. J'ai été ordonnée en décembre 1982. Mes parents étaient morts peu avant, réconciliés avec mon choix de vie. Je venais aussi de rencontrer l'homme qui est devenu mon mari, François Robert.

Il m'a soutenue, accompagnée, toujours disponible malgré son métier, pour m'aider sur le plan pratique. Il n'est pas le mari du pasteur, il complète mon ministère.

Pour moi, il a toujours été très important que mon mari soit investi dans l'église où je suis pasteur : engagement personnel, engagement à mes côtés... Son engagement a cependant varié souvent, suivant les lieux où nous nous trouvions, et suivant aussi l'évolution de notre famille, avec l'arrivée de nos deux enfants.

A propos des enfants, il faut préciser qu'ils n'ont jamais été un obstacle, voire un barrage dans mon ministère. Ils ont vécu dans un cadre ferme, certes, mais pas rigide. Par contre j'ai attendu qu'ils soient grands pour m'engager plus avant, notamment dans des commission. »

Marie-France Robert reconnaît qu'elle a été très marquée par l'engagement de Jeanne Zurcher, cette dernière devenant, en 1975, la première femme pasteur de l'église luthérienne de France, un an seulement après que les autorités de cette Église, par la voix de son synode, ont voté la possible ordination des femmes. Cependant Marie-France Robert n'a jamais entonné les chants ni participé aux combats des féministes de ces années-là. Même le terme « pasteure » lui a posé, un temps, quelques problèmes. Elle confie :

« Pendant des années, j'ai eu du mal à accepter ce terme forgé par les féministes protestantes suisses. Aujourd'hui, j'y suis indifférente. Cela me semble un combat d'arrière-garde et il ne me paraît pas essentiel. En tout cas, il ne change en rien mon ministère pastoral. Je refuse cependant catégoriquement le terme “inspectrice ecclésiastique”, mais c'est surtout parce qu'il n'est pas heureux !

Ce n'est pas vraiment le fait d'être femme qui a été la chose la plus difficile à surmonter. Par contre, ce qui me semble la vraie difficulté, c'est de ne pas pouvoir répondre à toutes les souffrances auxquelles je suis confrontée, et donner une parole de vie, une parole qui relève et construit. Je ressens encore une difficulté analogue avec la prédication : prêcher la Parole de façon vivante, actuelle, en prise avec le quotidien de ceux qui l'entendent. Voilà un vrai défi ! »

Ce défi, il semble que Marie-France Robert se donne les moyens de l'affronter. Son itinéraire passé et ses objectifs pour demain en témoignent. Et puis, s'il fallait se convaincre que le partage de la Parole peut se faire sur des chemins simplifiés, il suffit de demander à l'inspecteur ecclésiastique une anecdote qui fut un moment rempli de lumière. Alors, Marie-France Robert vous racontera ceci :

« J'ai vécu de très belles choses dans mon ministère pastoral et il ne m'est pas facile de trouver la plus belle. Cependant, je me souviens de ces deux filles qui ont un jour sonné à la porte de l'église. Elles voulaient la visiter... Les questions allaient bon train et c'était tout à fait intéressant. Dans le chœur de l'église, le vitrail qui représente le bon Samaritain retint leur attention. Après avoir raconté l'histoire, je suis allée faire une photocopie du texte biblique et ensemble, nous l'avons lu. Il fallait voir leur visage s'animer, leurs yeux s'illuminer. C'était extraordinaire dans la simplicité et la profondeur. Puis un choc. La conclusion de la parabole racontée par Jésus : “Va, et toi, fais de même !”

J'ai vu repartir ces filles, répétant ce verset ! »

Pour ses numéros d'été 2001, l'hebdomadaire national protestant Réforme a consacré une enquête sur le thème « Profession pasteur ». C'est de ces pages que nous prenons ici quelques extraits et qu'ainsi, nous allons à la rencontre de pasteurs de paroisse.

Luc Olekhnovitch, pasteur de l'Église évangélique libre

La présentation journalistique de ce métier et de quelques « spécimens » ne manquent pas de relief. Par exemple : « Luc Olekhnovitch a été trotskiste avant de devenir pasteur de l'Église évangélique libre. Un passage qui laisse quelques traces chez ce pasteur qui n'accepte pas l'ordre tel qu'il est. »

L'article ne dit pas si ce pasteur, dans les milieux trotskistes de son adolescence, a rencontré Lionel Jospin, lui aussi protestant et quelque peu « épinglé » par ce passé.

« J'ai fait mon Mai 68 en mai 78 ! » signale Luc Olekhnovitch. Puis il explique que les quatre années que dura son engagement d'extrême gauche marquent un moment d'exaltation avant que « la réalité ne reprenne le dessus ». Une exaltation au souffle court : « Là où je vois un échec, c'est dans le côté adolescent de l'extrême gauche, un discours de conviction très fort, mais une incapacité à construire. Un idéalisme au fond, mais qui ne s'engage pas forcément dans une transformation réelle. »

Luc Olekhnovitch ne s'arrête pourtant pas au discours puisqu'il tâte du travail dès sa majorité. Petits boulots et grands écarts avec la famille révolutionnaire. Et lorsqu'il s'interroge sur le spirituel, c'est pour découvrir que Dieu a toujours été évité dans sa jeunesse. Son père, s'il est baptisé orthodoxe, se marie avec une catholique bretonne. Le jeune homme suit une éducation catholique qui n'a aucun effet sur sa carapace. Et c'est par une tante, qui appartient à la branche salutiste (Armée du salut), qu'il entame enfin un véritable itinéraire spirituel.

L'intellectuel et le spirituel trouvent là leur complémentarité. Car si le pasteur d'aujourd'hui estime qu'à 20 ans, la foi chrétienne a pris la place d'une autre foi, c'est parce que sa tante accepte le débat intellectuel et qu'elle se s'est pas cantonnée à un témoignage de sa propre foi.

Il lui a fallu un certain temps pour trouver l'Église protestante où il pouvait se sentir heureux. Si c'est lors d'un congrès de l'Armée du salut que certaines évidences se sont imposées à lui, ce n'est pas dans ce type de mouvement qu'il se tourne. Malgré la proximité étymologique entre militant et militaire, Luc Olekhnovitch ne se voyait pas s'épanouir dans les structures salutistes.

Ses pérégrinations vont le conduire chez les pentecôtistes et même dans le renouveau charismatique dont il appréciera la spiritualité et l'universalisme « même si je savais que ma place n'était pas là ! » C'est presque par hasard qu'il découvre, à Paris, et non loin de chez lui, l'existence d'une église évangélique libre. Il s'y rend et s'y fixe presque aussitôt, y trouvant aussi celle qui est devenue son épouse.

« L'idée que Dieu m'a préparé un chemin, ça veut dire que ce chemin, je peux m'y engager, et peux échouer et repartir... »

Un chemin surprenant qui passe par l'extrême gauche ! Mais Luc Olekhnovitch réfute l'exemplaire du parcours personnel. Il n'est pas besoin de rupture brutale, ou de grande crise révolutionnaire pour rencontrer Dieu : « Si Dieu a frappé très fort chez moi, c'est que la tête était dure ! »

Une tête dure, mais pour ce pasteur en poste aujourd'hui dans l'une des plus vielles paroisses protestantes de la région d'Orléans (elle existe depuis le XIVe siècle), c'est aussi une tête en perpétuelle effervescence qui va chercher à nourrir sa quête dans la Bible, mais encore chez les sociologues et les écrivains dont il puise les citations et les références pour étayer ses raisonnements. Et sa prédication ! « Cela fait partie de la mission prophétique des chrétiens d'avoir une lecture de ce qui se passe, sans la réduire à sa dimension économique. »

Luc Olekhnovitch se dit sur une route où il cherche l'équilibre entre vie spirituelle, vie intellectuelle et engagement actif. D'où la constante évolution et le refus d'un ordre établi une fois pour toutes.

« J'aime l'image de Moïse, dans l'épître aux Hébreux. On dit de lui qu'il fixe l'horizon voyant l'invisible ; et j'aime le propos de Jésus qui fait de l'homme le sel et la lumière de la terre. Le sel, c'est piquant, cela peut attaquer et freiner la corruption. Quant à la lumière, c'est peut-être changer concrètement les choses en apportant un peu d'espérance là où il y a du désespoir. C'est autre chose que d'être dans un pur discours !1 »

1 Extrait de Réforme n° 2938 du 2-8 août 2001.

Jean-Pierre Nizet, pasteur de l'Église réformée de France

On quitte l'Eure-et-Loir pour rencontrer, dans le Gard et les Cévennes, un autre jeune pasteur dont l'itinéraire est surprenant. De fait, la commission des ministères de l'Église réformée de France a remarqué depuis quelques années l'arrivée, dans le corps pastoral, de personnes n'ayant aucune racine protestante. C'est le cas de Jean-Pierre Nizet qui est passé par des milieux libertaires et nihilistes en Belgique pour devenir pasteur réformé du Val de Lasalle.

Son parcours a commencé en Belgique, dans une ville triste et morne, sans grand avenir, et pendant l'adolescence douloureuse du jeune homme. Fréquentant les milieux libertaires, il savait ce qu'il fallait penser de la religion et il avait adopté le slogan « Ni Dieu, ni maître ».

« Pour moi, l'Église était un instrument construit de toutes pièces au service d'une morale de possédants et de dominants. J'avais une vision très contestataire et très critique de l'Église. »

Les cours de religion, inscrits au programme scolaire, n'ont en rien corrigé cette analyse. Pourtant : « C'est un peu plus tard que j'ai été fasciné par la personne du Christ. Mais cela s'est fait de façon très progressive. Je n'ai vécu aucune conversion brusque et violente comme Paul sur le chemin de Damas. J'ai entrepris la lecture de saint Jean de la Croix, et c'est là que je peux situer le début de mon cheminement. »

Cette lecture a donné à Jean-Pierre Nizet les mots pour exprimer son vertige d'adolescent. « La traversée nécessaire de la nuit obscure » a pris un sens déterminant dans cette période difficile. Malgré l'entourage qu'il fréquente, il se risque à parler de son expérience du Christ. Incompréhension totale ! Ce qu'il vivait était, pour tous, inintelligible. Pourtant il persiste et lit la Bible, puis tente de concilier ses idéaux. Il va même plus loin et entreprend des études de théologie.

Lorsqu'il quitte la Belgique, c'est pour mener une vie de bohême dans la région de Carcassonne. Après quelques années de petit boulots, il ose s'inscrire à la faculté de théologie protestante de Montpellier. Mais, pour lui, l'idée même du pastorat est encore aberrante. Il veut satisfaire une curiosité. Si c'est vers une faculté protestante qu'il va, c'est pour une raison précise : « Je me représentais l'Église catholique comme une Église monolithique, pyramidale, avec ses chefs, ses sous-chefs, ses quarts de chefs ! Sa dogmatique m'a aussi freiné : elle verrouille plus qu'elle ne libère. J'ai vu dans le protestantisme, peut-être de façon caricaturale, une Église de rebelles ; cela me correspondait mieux ! »

Mais Jean-Pierre Nizet ne sait rien du protestantisme : luthériens, évangéliques, réformés calvinistes... Pour lui, son identité première est simple : « C'est avant tout d'être chrétien. J'ai d'abord trouvé le Christ, puis une Église pour cheminer avec lui ! »

Cette Église, c'est l'église réformée de France (E.R.F.). Jean-Pierre Nizet ne pensait pas avoir sa place. Son itinéraire ne correspondait certainement pas à ce que l'institution pouvait rechercher. « C'est seulement parce que j'ai rencontré des personnes qui m'ont permis de vivre ma foi de manière plus communautaire et parce que ces personnes m'ont encouragé à aller vers l'Église, que cette idée a pris forme. Je me suis toujours senti à l'aise dans l'E.R.F., même si ce n'est pas toujours rose ! C'est une Église qui continue à attirer des gens comme moi, une Église qui respecte les différentes sensibilités. Elle ouvre ses portes, on est libre d'y entrer ou d'en sortir. »

A trente-six ans, Jean-Pierre Nizet regarde parfois en arrière et se souvient de son parcours tumultueux : « Dans les milieux que je fréquentais, il fallait se débarrasser de Dieu et de l'Église. Quand j'ai découvert le Christ, j'ai compris que le Dieu que je rejetais n'était pas du tout le Dieu de Jésus-Christ, mais une idole. Il y a un grand malentendu chez beaucoup de gens. Ce Dieu n'a rien à voir avec le Dieu vivant. Ce n'est pas incompatible de vouloir aimer le Christ et renoncer aux idoles qui nous entourent aujourd'hui... J'ai vécu une conversion très fragile et progressive, mais dont je n'ai jamais douté. Peut-être parce que j'ai pu trouver la bonne Église où exprimer ma foi. Avec le recul, je crois que Dieu se trouve toujours là où il nous place, et je crois qu'il m'a conduit vers l'Église réformée. Dieu nous appelle à placer notre vie devant lui et, nous connaissant, il sait où nous établir. Si j'ai été amené à cheminer dans l'E.R.F., ce n'est pas pour rien. C'est dans cette Église que je pouvais trouver un lieu en rapport avec ce que j'étais, et pas dans une autre. »

Ironie, hasard, caprice de la commission des ministères : Jean-Pierre Nizet a été nommé dans une paroisse cévenole. De quoi provoquer une nouvelle crise, une déchirure et des incompréhensions... en apparence ! Or, parlant d'un pasteur et d'une église locale, il est possible de parler de miracle ! Jean-Pierre Nizet avoue :« Pour moi, les Cévennes, c'était le protestantisme traditionnel, qui véhicule tout un imaginaire religieux et qui se complaît dans des commémorations, les yeux tournés vers le passé. Je pensais être trop décalé. Mais ces communautés m'ont très bien accueilli et elles m'ont en plus révélé le visage d'une Église ouverte et vivante. J'y ai rencontré des gens de grande valeur et je sais maintenant ce que veut dire la fraternité en Christ. Je m'y suis tout de suite senti bien, même avec mon parcours original2. »

2 Extrait de Réforme n° 2937 du 26 juillet-1er août 2001.

Ces deux derniers témoignages de pasteurs ont en commun un cheminement pour le moins original et la recherche, après avoir vécu une expérience très personnelle de Dieu, d'un lieu où pouvoir exercer un ministère pastoral. Ce lieu n'est pas le même pour Luc et Jean-Pierre, mais chacun se sent heureux et à l'aise dans une Église de la famille protestante. Une réalité qui permet de moduler les aspects négatifs d'un protestantisme éclaté, d'un protestantisme aux multiples expressions. Finalement, l'unité devient un handicap lorsqu'elle s'apparente au monolithisme.

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