Le Quiétisme

I. Mysticisme. Quiétisme

Le quiétisme est un système mystique ; il est la forme sous laquelle le mysticisme parut au sein de l’Église catholique dans la seconde moitié du 17e siècle. Qu’est-ce donc, avant tout, que le mysticisme ? Nous exposerons nos idées actuelles sur ce sujet avec franchise, mais non sans défiance ; car la question n’est pas pour nous, tant s’en faut, suffisamment éclaircie, et nous n’ignorons pas qu’elle appartient aux régions les plus élevées de la théologie chrétienne.

Le mysticisme est fondé sur une fausse détermination des rapports entre l’homme et Dieu.

Le bon sens, qui est la meilleure des philosophies, et l’Évangile, qui dépasse toutes les spéculations humaines, constatent l’existence de la personnalité infinie de Dieu et de la personnalité finie de l’homme. Mais ces deux personnalités, quoique distinctes, ne sont pas isolées. Nous ne sommes pas Dieu et Dieu n’est pas nous : mais nous sommes en Dieu et nous ne saurions être hors de lui. Il y a donc un rapport ontologique entre l’homme et Dieu. Ce rapport, l’Évangile ne le formule nulle part, pas plus qu’il ne formule le rapport ontologique du second élément du fini, le monde, avec Dieu. Il le laisse dans une incertitude complète en posant le fini (l’homme et le monde) comme une création. Et c’est en vain que la raison humaine prétendrait l’éclaircir, car elle manquera éternellement d’une base indispensable, la connaissance objective de Dieu. L’histoire de la philosophie est là pour attester son impuissance et pour prouver clairement qu’elle ne peut statuer un rapport entre les deux termes qu’en absorbant l’un dans l’autre, c’est-à-dire en niant l’un ou l’autre, ce qui est précisément la négation du rapport cherché.

Mais si le christianisme, comme toute saine philosophie, ne statue rien sur le rapport ontologique de l’homme à Dieu, il formule clairement un autre rapport. Prenons l’homme tel qu’il est, ensemble harmonieux de trois facultés, l’intelligence, le sentiment, la volonté ; nous trouverons que l’homme peut connaître Dieu, l’aimer et lui obéir. Connaître Dieu : ce rapport est donc avant tout un rapport de connaissance ; il deviendra ensuite un rapport d’amour et d’obéissance.

Or, à quoi s’applique cette connaissance ? Non pas à l’infini lui-même, car alors ce ne serait plus une connaissance, ce serait une vue, une perception, et le fini ne peut voir ou percevoir l’infini. Cette connaissance s’applique à l’idée de l’infini ; l’infini se révèle à nous par son idée : l’idée, voilà l’intermédiaire entre le fini et l’infini, voilà le milieu du rapport entre l’homme et Dieue. Et quelles sont les formes sous lesquelles nous apparaît cette idée ? Les formes du vrai, du bien et du beau. Le vrai, le bien, le beau, voilà les trois reflets de l’infini que nous pouvons saisir ; voilà les trois aspects de l’idée de l’infini, qui est l’objet de notre connaissance. — Mais de l’idée l’esprit humain remonte à l’être, des formes il remonte au type : il réunit les manifestations de l’infini dans une personnalité sublime, et il s’élève à l’idée de Dieu, souveraine vérité, souveraine beauté, souveraine bontéf. — Et comme l’homme n’est pas seulement intelligence, mais sentiment et volonté, il se porte de toute la puissance de son être vers le type éternel de ce qu’il conçoit comme parfait et souverainement aimable ; il aime le Dieu qu’il a connu, et en vertu de cet amour il cherche à se conformer dans le déploiement de toute son activité aux lois de l’être parfait ; il s’efforce de réaliser les idées éternelles dont Dieu est la personnification. C’est ainsi qu’au rapport de connaissance s’ajoute le rapport d’amour et le rapport d’obéissance.

e – Cousin, Fragments philosophiques, p. 185–190. — Schmidt, Essai sur les mystiques du 14e siècle, p. 8–10. Strasbourg, 1836.

fBonté, dans le sens absolu, ce qui est bon en soi.

Voilà l’enseignement de la philosophie ; il ne contredit pas celui du christianisme. Le christianisme en effet ne statue pas d’autres rapports entre l’homme et Dieu que ceux que nous venons d’indiquer ; seulement il ajoute un fait nouveau et fécond à leur histoire : il annonce qu’ils sont brisés et qu’il vient les rétablir. Le christianisme part du fait que le péché a obscurci dans l’homme la connaissance de Dieu, éteint son amour, anéanti son obéissance ; et il vient, par la révélation de Dieu en Jésus-Christ, réformer, épurer, agrandir cette connaissance, rallumer cet amour, rétablir cette obéissance. Mais il ne vient pas établir un autre genre de rapports, car il régénère la nature humaine, mais il ne l’abolit pas. — Le Dieu des chrétiens est resté, dans une lumière inaccessible 1 Timothée 6.16, et il ne s’est approché de l’homme que par un intermédiaire, l’idée, la vérité. La vérité est l’objet de la révélation chrétienne. C’est par la vérité qu’elle rallie l’homme à Dieu ; c’est par la vérité qu’elle le prend, l’arrache aux mortelles étreintes du péché et le rend à la vie véritable. La révélation chrétienne nous fait connaître Dieu. La connaissance, voilà donc le fondement du rapport entre le chrétien et son Dieu, et sur cette base vont s’élever les deux phénomènes psychologiques dont nous avons constaté l’enchaînement nécessaire, l’amour et l’obéissance. Il est inutile de dire avec quelle puissance ils naîtront dans le cœur de l’homme ; leur énergie est naturellement proportionnée au degré de la connaissance ; or, le christianisme a seul donné à l’homme la véritable connaissance de Dieu. — L’essentiel ici est de constater le point de départ, la connaissance ; ce point de départ, comme nous venons de le voir, est attesté, est donné par le fait même d’une révélation, qui est le fait primordial du christianisme ; il est de plus clairement indiqué par la révélation elle-même, qui pose la vérité comme base de la vie religieuse ; il est enfin démontré par l’expérience chrétienne.

Nous pouvons donc conclure que le christianisme pose le rapport de l’homme avec Dieu comme un rapport de connaissance, qui devient, par une loi psychologique, un rapport d’amour et un rapport d’obéissance ; or, connaissance suppose intelligence ; amour, sentiment ; obéissance, volonté. Ce triple rapport de l’homme avec Dieu est donc la mise en exercice des trois facultés de son être : c’est donc un rapport moral et actif. La permanence de ce rapport est ce que nous appelons l’union avec Dieu. Nous pouvons donc dire que l’union de l’homme avec Dieu est une union morale et active.

Mais l’âme humaine ne s’est pas toujours contentée d’une pareille union. Ne comprenant pas qu’une union morale est à la fois la plus digne de l’homme et la plus digne de Dieu, elle a rêvé une union plus facile, plus évidente, plus conforme à un besoin de son orgueil ; elle n’a pas eu assez de la connaissance de Dieu ; elle en a voulu la vue, la perception, la jouissance : impatiente des bornes qui la séparent de l’infini, elle a voulu attirer l’infini dans le cercle de son expérience immédiate ; elle a voulu s’affranchir de l’intermédiaire, la vérité, et atteindre la substance ; elle a statué le rapport substantiel de la créature au Créateur, ce rapport mystérieux inabordable dont nous avons précédemment parlé, et alors elle a absorbé l’homme en Dieu, au lieu de l’unir à lui : cette prétention, cette erreur est précisément celle du mysticisme.

Les mystiques de tous les siècles, philosophes ou chrétiens, parlent comme du sommet de la vie religieuse, comme de la réalisation du but assigné à l’homme par son Créateur, d’un état où l’âme, toujours plus affranchie du monde extérieur, toujours plus dégagée des chaînes terrestres, est intimement unie à l’essence de Dieu, jouit de sa présence véritable, substantielle, est en quelque sorte pénétrée, saturée de lui ; or, comment peut s’opérer cette union ? Dans cette rencontre immédiate du fini avec l’infini, il faut que l’un des deux soit absorbé, et comme le fini ne peut contenir l’infini, comme l’âme ne peut contenir Dieu, c’est elle qui sera absorbée, qui s’écoulera, se perdra en Dieu. Les mystiques ne reculent pas devant cette conséquence : à chaque instant ils l’expriment comme la consommation de l’union qu’ils rêvent. Ruysbroek dit explicitement ce que d’autres ont dit avant et après lui : « L’âme contemplative est changée, transformée, absorbée en l’Être divin, et s’écoule dans l’être idéal qu’elle avait de toute éternité dans l’essence divine ; elle est tellement perdue dans cet abîme qu’aucune créature ne la peut retrouverg. » Mais si la destination de l’âme est de se perdre en Dieu, d’être absorbée par lui, qu’a-t-elle donc à faire ? Évidemment rien ; car, si un état est passif, c’est celui de l’absorption, de l’anéantissement ; aussi les mystiques répugnent-ils à toute activité ; ils ne parlent que de contemplation, de repos, d’extase : s’ils consentent à quelque activité, ce ne sera que pour faciliter la passivité véritable ; cette activité ne s’exercera que sur le corps, qu’il faut dompter, affaiblir, pour qu’il ne retienne pas l’âme, et qu’il ne puisse la soustraire à l’action absorbante de Dieu ; elle se dépensera en mortifications extérieures ; mais elle ne pénétrera pas dans l’être moral. Là il n’y a que repos, tranquillité absolue, anéantissement — Ici donc tout est contraire au rapport que le bon sens et l’Évangile statuent entre l’homme et Dieu. Dieu est confondu avec l’homme, au lieu d’en être distinct : l’union de l’homme avec lui n’est plus morale, mais essentielle ; elle n’est plus active, mais passive.

g – Cette, citation est empruntée à l’Instruction sur les États d’oraison de Bossuet, liv. I, p. 52. Le Flamand Ruysbroek, mort en 1381, appartient à cette pléiade de mystiques qui illustra le 14e siècle, et dont M. le professeur Schmidt a donné l’histoire.

Et cependant les mystiques ont quelquefois voulu s’appuyer sur l’Écriture, dont l’enseignement général leur est si opposé. Les auteurs sacrés insistent, en effet, bien souvent sur l’union avec Dieu, qui est la base et le faîte, l’alpha et l’oméga de la vie chrétienne ; et dans leur langage pittoresque et impressif ils expriment cette union par des figures ou des expressions qui, prises isolément ou dans un sens grossièrement littéral, pourraient conduire à l’idée d’une union substantielle. S. Jean et S. Paul nous fournissent surtout de pareils passages ; mais le respect pour nos Livres sacrés repousse une interprétation aussi superficielle et des conclusions aussi imprudentes. Qu’on lise attentivement ces passages ; qu’on ne les sépare pas de ce qui les précède et de ce qui les suit, et l’on se convaincra, 1° que dans la plupart des cas les paroles dans lesquelles on croit trouver un sens mystique, reçoivent forcément du contexte un sens moral et spirituel ; 2° que dans tous les cas le sens mystique qu’on voudrait leur donner est inconciliable avec les plus positifs des enseignements bibliques. C’est surtout St. Jean qu’on allègue, mais tout à fait à tort ; car il semble, au contraire, avoir combattu les idées mystiques, et nous voyons avec M. Matterh que ce grand apôtre paraît vouloir montrer, en opposition aux spéculations émanatistes et panthéistes, par conséquent voisines du mysticisme, si répandues alors, « que cette union avec Dieu, poursuivie jusque-là de tant de manières, est une œuvre plus difficile et plus intérieure que l’on ne pense ; qu’elle exige le perfectionnement de nos facultés, qui sont analogues à celles de Dieu, jusqu’à notre ressemblance avec lui, etc… » Relisons cet Évangile et surtout les quatre chapitres qui retracent les derniers entretiens du Sauveur. Nous y trouverons toujours, à côté de vives images pour désigner l’union des chrétiens avec Dieu ou avec Jésus-Christ, des paroles qui empêchent de donner à ces emblèmes un autre sens qu’un sens moral. Le chapitre 15 nous en offre un exemple irrécusable. Les six premiers versets expriment, par la comparaison du cep et du sarment, un rapport si immédiat qu’on pourrait le prendre pour essentiel ; mais les versets 7, 9, 10, le donnent clairement comme un rapport moral et actif ; bien plus, ils établissent, ils formulent les trois degrés de l’union avec Dieu que nous avons énoncés. Verset 7 : Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, voilà la connaissance ; verset 9 : Demeurez dans mon amour (dans un état d’amour pour moi), voilà l’amour ; verset 10 : Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, voilà l’obéissance. Les mêmes remarques peuvent s’appliquer avec la même certitude à une foule d’autres passagesi. Ici, comme ailleurs, comme dans tout le Nouveau Testament, la vérité est représentée comme l’intermédiaire entre Dieu et l’homme, comme ce qui rallie l’homme à Dieu. Jésus a sanctionné ce principe quand il a dit dans sa sublime prière : « Sanctifie-les par la vérité. » Ici, comme ailleurs, comme dans tout le Nouveau Testament, l’homme est appelé à s’unir à Dieu par le développement de toutes ses facultés. Il est donc impossible de tirer des Saints Livres une autre union que celle-là, une union qui ne consisterait pas en ces trois choses : connaître Dieu, l’aimer et le servir. La chimère d’une union essentielle et passive est en pleine opposition avec la lettre et l’esprit de l’Évangile. A quoi, d’ailleurs, aboutit-elle ? Nous l’avons vu, à l’absorption de l’homme en Dieu ; or, est-il quelque chose de plus contraire aux enseignements du Nouveau Testament que cette étrange idée ? Avons-nous besoin de dire qu’il sépare entièrement la personnalité de Dieu de la nôtre, et qu’il poursuit cette séparation après cette vie par un des plus fondamentaux de ses dogmes, la résurrection de la chair ?

h – Matter ; Histoire du gnosticisme. Strasb.. 1843, T. I, ch. X, p. 229.

iJean 14.20, 23 ; 17.23, 26 ; 1 Jean 1.5-7 ; 2.5, 6, 23-24, 27, 29 ; 3.6-11, 24 ; 4.12, 15 ; 5.18, 20 ; 2 Jean 1.9 ; Éphésiens 1.9-10 ; Colossiens 3.3, 16.

Nous pouvons donc conclure que le principe du mysticisme est inadmissible pour quiconque écoute la philosophie du bon sens et accepte les enseignements bibliques. Après m’être si longtemps arrêté au principe, je serai très bref pour les conséquences : il en présente de théoriques et de pratiques ; les unes et les autres sont extrêmement dangereuses.

En théorie le mysticisme touche à un système qui ruine toute morale, le panthéisme. Cette affinité ressort de nos observations précédentes : en statuant une union d’essence entre l’homme et Dieu, le mysticisme absorbe, avons-nous dit, l’homme en Dieu, détruit la personnalité humaine. Mais par cela même il infirme la personnalité de Dieu ; car l’existence de Dieu et de l’homme une fois posée, la personnalité de Dieu ne peut plus se concevoir que vis-à-vis de la personnalité humaine. Or, chacun sait que le panthéisme est précisément la négation de la personnalité de Dieu. On peut prédire au mysticisme cette conséquence ; mais les faits sont là pour attester sa réalisation. Tous les mystiques conséquents ont été panthéistes : Denys l’Aréopagite, le mystique par excellence, a écrit ces mots : « Dieu est tout en tout, le commencement et la fin de toute chose. Tout est sorti de lui, existe en lui et retourne en lui. » L’Orient, la patrie du plus ancien panthéisme, a été aussi celle des plus anciennes spéculations mystiques.

En pratique, le mysticisme conduit au fanatisme et au mépris de l’Écriture. — Au fanatisme ; car le mystique se croyant intimement uni à Dieu, se croyant arrivé en lui, considère ses idées, ses désirs comme des inspirations célestes, comme des ordres de Dieu même : alors, s’il est doué d’une grande force de volonté, il veut les imposer aux autres avec une opiniâtreté qu’il regarde comme sainte, et il devient un dangereux fanatique. — Au mépris de l’Écriture ; car en vertu du même principe le mystique s’imagine porter en lui une révélation permanente, immédiate ; et s’il respecte la révélation écrite comme le monument authentique de la foi chrétienne, il sera toujours porté à y voir une lettre morte, que doit, avant tout, expliquer son inspiration intérieure. Qu’on y fasse bien attention, les extrêmes se touchent, et entre le rationalisme, qui dit que les écrivains sacrés ne sont pas plus inspirés que les autres hommes, et le mysticisme qui assure que les autres hommes peuvent être inspirés comme les écrivains sacrés, la différence n’est pas si grande qu’on pourrait le croire. En tout cas, les mystiques de tous les siècles ont cherché dans l’Écriture moins les idées qu’elle énonce, que le reflet de leurs propres rêveries ; ils ont poussé l’allégorie jusqu’à dénaturer le sens de la Bible ; ils ont décliné ses enseignements les plus clairs et les plus positifs, pour chercher dans ses passages les plus obscurs la facile confirmation d’idées tout à fait étrangères aux doctrines chrétiennes.

A l’énoncé très incomplet de ces conséquences, nous ajouterons deux observations qu’il suffit d’indiquer, parce que leur portée est évidente.

Les ravissements du mystique ne durent pas ; les jouissances de son union céleste avec Dieu sont éphémères ; il retombe des hauteurs imaginaires où l’avait élevé son sentiment exalté, au milieu des réalités de la vie : alors il est triste, découragé, jusqu’à ce que son imagination lui procure une extase nouvelle qui, à son tour, s’éteindra. Combien cette vie, alternative incessante d’exaltation et d’atonie, de jouissance et d’abattement, n’est-elle pas opposée à la vie sérieuse, égale, sévère, pratique du vrai disciple de l’Évangile !

Mais il y a plus : ces extases, ces ravissements, cette union par delà la sphère des facultés humaines, tout cela n’est que l’illusion d’une âme impatiente des bornes que Dieu lui a tracées. Une illusion sera donc la base de la vie, et une illusion ne saurait être indifférente : elle ne se forme pas impunément dans l’homme, et ce n’est pas impunément qu’il s’en fait l’esclave. Dans cette sphère ardente et forcée où l’âme mystique croit s’unir à la substance de Dieu, elle pourra amener des passions impures qu’elle alimentera, croyant leur donner un objet céleste, et la profanation de la nature de Dieu donnera la main à la dégradation de la nature humainej.

j – Fritzsche, Zweig Vorlesungen über Mysticismus und Pictismus, p. 26 et 27.

Par tous ces motifs, nous condamnons le mysticisme comme faux dans son principe, et dangereux dans ses conséquences. Cette condamnation paraîtra imprudente et sévère ; mais nous avons pris le principe dans toute sa rigueur, et nous avons franchement montré où il mène. D’ailleurs, le peu que nous connaissons des principaux mystiques chrétiens, et les auteurs quiétistes que nous avons lus pour cette thèse, ont réalisé tous les traits que nous avons tracés.

Ajoutons encore, pour expliquer notre jugement, quatre observations, que nous regrettons de ne pouvoir développer davantage :

  1. L’union avec Dieu étant la forme la plus élevée de la vie chrétienne, plusieurs auteurs en ont parlé si souvent, et avec des images si frappantes, qu’ils ont pu passer pour mystiques, sans l’être.
  2. Plusieurs autres, n’admettant que l’union morale, ont pu la pousser jusqu’à un degré plus élevé, vague et mystérieux, mais qui ne saurait constituer l’union essentielle.
  3. Plusieurs mystiques ont admis le principe sans en réaliser les conséquences.
  4. Le mysticisme, comme réaction, a pu rendre de grands services dans l’Église.

Ces réserves faites, il nous est impossible, la Bible à la main, de ne pas le condamner.

Qu’est-ce maintenant que le quiétisme ?

Le quiétisme est un système mystique, dans lequel l’un des éléments, l’anéantissement du moi, est poussé dans toutes ses conséquences.

Pour le mystique, nous l’avons vu, le but est l’union essentielle ; le moyen, c’est l’anéantissement. Il en est de même pour le quiétiste ; mais il insiste surtout sur le moyen. Ce qui le préoccupe, c’est ce moi qui s’agite, qui s’inquiète, qui craint, qui désire, qui cherche à se répandre au dehors par une constante activité ; il veut l’arrêter, le ramener en lui-même, le réduire au repos absoluk. Ce repos, il l’a tellement à cœur, qu’il se confond pour lui avec l’union elle-même ; il en devient le moyen immédiat, le signe, le type, presque la réalisation. Tandis que le mystique aspire aux ardentes jouissances de son union avec Dieu, le quiétiste ne veut que s’anéantir, mourir à lui-même. Ainsi que le mystique, il ne peut se résoudre à la vie dans les conditions que Dieu lui a tracées ; il veut une vie supérieure ; mais cette vie supérieure se manifestera, au premier, sous un rapport tout positif, comme une émotion attrayante, comme une ineffable volupté, une révélation précieuse ; au second, sous un rapport tout négatif, comme l’absence de toute impression vive, de toute grâce aperçue ou sentie. Le mysticisme, par une inconséquence qui explique tout son attrait, fait reparaître ce moi pourtant absorbé en Dieu, en lui accordant la jouissance ; le quiétisme, conséquent jusqu’au bout, craint cette jouissance même comme un retour de la vie du moi, qu’il veut absolument éteindre. Le mysticisme est la théorie de l’extase ; le quiétisme est celle de l’anéantissement, une doctrine de sommeil, une méthode pour mourir, a dit M. Michelet. Aussi est-ce un système terne, pâle, surtout propre à un esprit subtil, à une âme méticuleuse.

k – De là, comme chacun sait, le nom de quiétisme (quies, repos).

Le mysticisme a paru à toutes les grandes époques de la philosophie et à tous les siècles de l’Église. Le quiétisme a été beaucoup plus rare. Chose singulière, il se retrouve tout entier dans la bizarre philosophie de l’Indel. Dans l’Église, la plupart des systèmes mystiques l’ont contenu en germe et l’ont quelquefois exprimé. La secte des Hésychastes, dont on le rapproche souvent, en diffère trop par le matérialisme de ses pratiques pour qu’on puisse la lui assimiler. Nous voyons déjà le quiétisme dans les écrits de S. François de Sales, qu’on a appelé à juste titre le père spirituel de Fénelon ; mais sa véritable place dans l’histoire est dans la seconde moitié du 17e siècle. La direction était alors à la mode ; la tendance mystique dut se faire jour. On essaya de la faire pénétrer, et pour cela on la réduisit en méthode : on insista sur la pratique, sur le moyen ; on subtilisa beaucoup pour attirer le grand monde, et de là le quiétisme.

l – Cousin, Histoire de la philosophie, I, p. 200 — 209.

Il y a eu une foule d’auteurs quiétistes : il nous suffira, pour faire connaître le système, de nous adresser aux principaux : ce furent un prêtre espagnol, Molinos, et une femme française, Mme Guyon, et personne n’ignore qu’à ces deux noms assez obscurs il faut ajouter le grand nom de l’archevêque de Cambrai.

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