Le siège de Paris

A quoi bon cette perte ?

Discours prononcé au temple du Saint-Esprit
le 4 décembre 1870


Le lundi 28 novembre, tout faisait pressentir à la population de Paris que la semaine qui venait de s’ouvrir allait être, au point de vue des opérations militaires, la grande semaine. Trois proclamations, affichées sur nos murs, ne laissèrent aucun doute à cet égard.

« Citoyens, disait le Gouvernement de la défense nationale, l’effort que réclamaient l’honneur et le salut de la France est engagé.

Vous l’attendiez avec une patriotique impatience, que vos chefs militaires avaient peine à modérer. Décidés comme vous à débusquer l’ennemi des lignes où il se retranche et à courir au-devant de vos frères des départements, ils avaient le devoir de préparer de puissants moyens d’attaque. Ils les ont réunis ; maintenant ils combattent ; nos cœurs sont avec eux. Tous nous sommes prêts à les suivre, et, comme eux, à verser notre sang pour la délivrance de la patrie. »

Le général Trochu disait à son tour, dans un langage sobre et digne :

« Citoyens de Paris,
Soldats de la garde nationale et de l’armée,

La politique d’envahissement et de conquête entend achever son œuvre. Elle introduit en Europe et prétend fonder en France le droit de la force. L’Europe peut subir cet outrage en silence, mais la France veut combattre, et nos frères nous appellent au dehors pour la lutte suprême.

Après tant de sang versé, le sang va couler de nouveau. Que la responsabilité en retombe sur ceux dont la détestable ambition foule aux pieds les lois de la civilisation moderne et de la justice. Mettant notre confiance en Dieu, marchons en avant pour la patrie.

Le gouverneur de Paris,
Général Trochu. »

De son côté, le général Ducrot s’écriait avec une impétuosité guerrière :

« Soldats de la 2me armée de Paris !

Le moment est venu de rompre le cercle de fer qui nous enserre depuis trop longtemps et menace de nous étouffer dans une lente et douloureuse agonie ! A vous est dévolu l’honneur de tenter cette grande entreprise : Vous vous en montrerez dignes, j’en ai la certitude.

Sans doute, nos débuts seront difficiles ; nous aurons à surmonter de sérieux obstacles ; il faut les envisager avec calme et résolution, sans exagération comme sans faiblesse.

La vérité, la voici : dès nos premiers pas, touchant nos avant-postes, nous trouverons d’implacables ennemis, rendus audacieux et confiants par de trop nombreux succès. Il y aura donc là à faire un vigoureux effort, mais il n’est pas au-dessus de vos forces : pour préparer votre action, la prévoyance de celui qui nous commande en chef a accumulé plus de 400 bouches à feu, dont deux tiers au moins du plus gros calibre ; aucun obstacle matériel ne saurait y résister, et pour vous élancer dans cette trouée, vous serez plus de 150 000, tous bien armés, bien équipés, abondamment pourvus de munitions, et j’en ai l’espoir, tous animés d’un élan irrésistible… »

Ces proclamations furent accueillies avec enthousiasme. On frémissait à la pensée des sacrifices qu’allait réclamer cet effort suprême ; mais on les acceptait sans hésitation, car on se disait : nous touchons au dénouement. Le soir même les opérations commençaient dans la presqu’île de Gennevilliers : nos batteries ouvrirent un feu nourri sur les positions prussiennes de Bezons et d’Argenteuil ; pendant toute la nuit, les forts se firent entendre de toutes parts, mais surtout vers le Sud-Ouest ; des éclairs incessants sillonnèrent un ciel sans étoiles et des détonations formidables roulèrent à travers les rues silencieuses. Peu de personnes purent se livrer au sommeil dans la grande cité.

Le mardi matin d’innombrables voitures d’ambulance couvraient le champ de Mars, attendant qu’une direction leur fût assignée sur tel ou tel point de l’attaque, par l’intendance militaire. Je vois encore ce coup d’œil pittoresque de chevaux, de véhicules de toutes sortes sur lesquels flottait le drapeau de la Convention de Genève, et de l’immense personnel des ambulances avec la casquette Américaine et le brassard blanc orné d’une croix rouge. Nos voitures stationnaient au bas du Trocadéro, sur le quai de Passy ; nous allions et venions, tandis que la canonnade se faisait toujours entendre dans la direction de Montrouge et de Bicêtre. Les heures s’écoulaient, et aucun ordre ne nous était donné ; les bateaux-mouches, portant aussi le pavillon des ambulances, ne partaient pas. Cependant quelques nouvelles commençaient à nous parvenir. On annonçait la reprise par nos troupes de l’Hay, de Chevilly, de Bagneux et de Choisy-le-Roi. Au milieu du jour, l’inaction à laquelle nous étions condamnés, bien malgré nous, s’expliqua : nous apprîmes de source certaine que l’opération essentielle de la journée, le passage de la Marne du côté de Champigny, n’avait pas eu lieu par suite d’une crue subite de la rivière. « Les opérations militaires, disait un avis du Gouvernement inséré dans les journaux, sont complexes ; elles comportent de feintes attaques et de feintes retraites. Il est donc impossible de rien préjuger en annonçant la prise ou l’évacuation de tel ou tel poste. Les indications de cette nature pourraient parvenir à l’ennemi et lui dévoiler nos desseins. Les mouvements préparatoires ont été accomplis par nos troupes avec un courage et un entrain qui remplissent leurs chefs d’espoir et de confiance. En présence d’événements imminents, chaque citoyen doit comprendre que le devoir est la réserve et le calme. » Tandis que cet avertissement nous était donné, le jour baissait et nous fûmes convoqués pour le lendemain à 7 heures.

Pendant la nuit, la canonnade recommença tout autour de Paris, et le mercredi matin nos ambulances évangéliques se dirigèrent, par ordre de l’intendance, du Côté de Créteil. Au delà de ce village, nous fûmes témoins d’une action considérable contre les positions prussiennes de Montmesly. C’était le moment du passage de la Marne qui, cette fois, s’accomplit avec succès, sous la conduite du général Ducrot. Un brillant combat eut lieu à Bry-sur-Marne, et nos soldats occupèrent après de vifs assauts les crêtes des collines situées au-delà de la rivière : les généraux Renault et Ladreit de la Charrière furent blessés mortellement dans cette attaque vigoureuse. En même temps des succès analogues étaient remportés à Drancy dans la plaine d’Aubervilliers et à Épinay, au-delà de St-Denis. La journée fut bonne, bien que nos troupes eussent été forcées de se retirer le soir de Montmesly sur Créteil.

Rien de nouveau ne se passa le jeudi. Nos soldats s’installèrent sur les positions conquises : on s’occupa de relever les nombreux blessés Français et Prussiens et d’ensevelir les morts. Les frères de la doctrine chrétienne et les brancardiers de la Société internationale remplirent le rôle de fossoyeurs.

Le vendredi, dès l’aube, les Prussiens ayant concentré de nombreuses troupes, attaquent les positions du général Ducrot avec une grande violence. Nos soldats ne fléchissent pas : ils sont appuyés par les feux incessants d’Avron, de Nogent, de la Faisanderie, de Gravelle, de Saint-Maur et de Charenton, tandis que le général Vinoy les soutient encore par une vigoureuse diversion du côté du Sud. Cependant l’action est très meurtrière : l’artillerie déploie une grande valeur ; parmi les nombreuses pertes qui lui sont infligées, il en est une que nous avons vivement ressentie, c’est celle du jeune lieutenant de Bussière qui tombe frappé mortellement sur le coteau de Champigny, tandis que son frère succombe, à quelques jours de distance, dans l’armée de la Loire : l’une de nos meilleures familles protestantes est ainsi accablée par un double deuil.

Le rapport militaire résume ainsi la bataille du 2 décembre :

« L’ennemi nous a attaqués au réveil avec des réserves et des troupes fraîches : nous ne pouvions lui offrir que les adversaires de l’avant-veille, fatigués, avec un matériel incomplet, et glacés par des nuits d’hiver qu’ils ont passées sans couvertures, car, pour nous alléger, nous avions dû les laisser à Paris. Mais l’étonnante ardeur des troupes a suppléé à tout ; nous avons, combattu trois heures pour conserver nos positions et cinq heures pour enlever celles de l’ennemi, où nous couchons. Voilà le bilan de cette dure et belle journée. Beaucoup ne reverront pas leurs foyers ; mais ces morts regrettés ont fait à la jeune République de 1870 une page glorieuse dans l’histoire militaire du pays. »

Qui aurait pu prévoir, après de tels résultats, que le lendemain samedi, nos troupes repasseraient la Marne et bivaqueraient à Vincennes ?…. Cette nouvelle, si inattendue, fît sur la population de Paris une impression pénible que ne réussit pas à dissiper la proclamation suivante du général Ducrot :

« Soldats,

Après deux journées de glorieux combats, je vous ai fait repasser la Marne, parce que j’étais convaincu que de nouveaux efforts, dans une direction où l’ennemi avait eu le temps de concentrer toutes ses forces et de préparer tous ses moyens d’action, seraient stériles.

En nous obstinant dans cette voie, je sacrifiais inutilement des milliers de braves, et, loin de servir l’œuvre de la délivrance, je la compromettais sérieusement ; je pouvais même vous conduire à un désastre irréparable.

Mais, vous l’avez compris, la lutte n’est suspendue que pour un instant ; nous allons la reprendre avec résolution ; soyez donc prêts, complétez en toute hâte vos munitions, vos vivres, et surtout élevez vos cœurs à la hauteur des sacrifices qu’exige la sainte, cause pour laquelle nous ne devons pas hésiter à donner notre vie. »

Cette action, prochaine et plus décisive encore, que semblait promettre le général Ducrot, n’eut pas lieu et aucun nouveau fait de guerre ne se produisit avant le 21 décembre.

Qu’on nous permette ici de dire notre propre sentiment avec une entière franchise, Certes ce n’est pas nous qui nous estimerons compétent pour prononcer un jugement sur des opérations militaires aussi graves et aussi complexes. Ce n’est pas nous, surtout, qui voudrions manquer à ce respect de l’autorité et de ses décisions, que nous recommandons dans ce discours. Mais le bon sens conserve ses droits et une critique sincère ne doit offenser personne. Eh bien, il nous est impossible de ne pas exprimer notre profond regret que le grand mouvement des 30 novembre et 2 décembre n’ait pas été poursuivi, coûte que coûte, et que l’occasion unique de débloquer Paris ait été ainsi manquée. Le temps était froid, mais beau ; les troupes étaient pleines d’entrain ; un pas immense était déjà accompli puisque nous occupions les hauteurs au-delà de la Marne ; nous avions éprouvé des pertes sérieuses, mais nous en avions infligé de terribles à l’ennemi, comme les journaux allemands arrivés plus tard en font foi. Il fallait, même au prix de nouveaux sacrifices, faire à ce moment la fameuse trouée dont on en avait tant parlé ! Il fallait, à l’aide de toutes nos forces disponibles faire franchir à l’armée, sur ce point ou sur un autre, les lignes prussiennes et nous laisser à Paris avec nos gardes nationaux qui suffisaient à garder nos remparts. Que serait devenue notre armée une fois hors des premières lignes prussiennes ? N’aurait-elle pas trouvé une seconde ligne de défense ? Comment aurait-elle vécu dans un pays déjà épuisé par toute sorte de réquisitions ?…. Certes nous convenons qu’il y avait là bien des incertitudes, bien des hasards, bien des dangers. Mais enfin l’armée tenait la campagne, et toutes les chances ne pouvaient pas lui être défavorables ; les armées de province pouvaient marcher à sa rencontre ; l’ennemi était déconcerté par cette audace, par ces combinaisons imprévues, et qui sait s’il n’aurait pas de lui-même, au bout d’un certain temps, levé le siège de Paris ?… Dans tous les cas, l’occasion de rompre l’investissement ne pouvait pas se représenter avec les mêmes avantages ; ces retards empiraient nécessairement la situation ; et nous devions voir tant de ressources, tant de forces militaires, tant de moyens de défense, tant d’intelligence et tant d’ardeur, se briser contre deux obstacles insurmontables : le froid et la faim !


Jésus étant à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux, une femme vint à lui, lorsqu’il était à table, avec un vase d’albâtre, plein d’une huile odoriférante et de grand prix qu’elle lui répandit sur la tête, ayant rompu le vase.
Et quelques-uns en furent indignés en eux-mêmes et dirent : Pourquoi perdre ainsi ce, parfum ? Car on pouvait le vendre plus de trois cents deniers et les donner aux pauvres. Ainsi ils murmuraient contre elle.
Mais Jésus dit : Laissez-la ; pourquoi lui faites-vous de la peine ? Elle a fait une bonne action à mon égard. Car vous aurez toujours des pauvres avec vous ; et toutes les fois que vous le voudrez, vous pourrez leur faire du bien ; mais vous ne m’aurez pas toujours. Elle a fait ce qui était en son pouvoir ; elle a embaumé par avance mon corps pour ma sépulture. Je vous dis en vérité que dans tous les endroits du monde où cet évangile sera prêché, ce qu’elle a fait sera aussi raconté en mémoire d’elle.

(Marc 14.3-9)

Quelle est cette femme qui, dans l’humble bourgade de Béthanie accomplit cet acte, étrange au premier abord, mais d’un sens si riche et si profond, d’une forme si poétique et si touchante ? C’est Marie, la sœur de Lazare mort et ressuscité, qui a voulu exprimer au Sauveur la reconnaissance dont son cœur déborde.

Voyez-vous cette table dressée et ces convives à demi couchés selon la coutume orientale ? Au centre nous reconnaissons le Divin Maître : à ses côtés nous distinguons Simon, l’hôte de Jésus, délivré par lui d’une infirmité hideuse, et Lazare, qu’un miracle plus éclatant encore a rappelé du fond de son sépulcre : le reste de la table est occupé par des disciples et des amis du Christ. Tout à coup Marie se présente, grave, émue, silencieuse ; elle tient entre ses mains un vase d’albâtre, plein d’un parfum exquis ; elle s’approche de Jésus et verse sur sa tête l’huile odoriférante en brisant le vase qui la contient…

Voilà l’acte de Marie ; elle ne l’accompagne d’aucune parole, mais cet acte est par lui-même le plus éloquent des langages.

Toutefois, il ne paraît pas avoir été compris par les convives. A quoi bon cette perte ! s’écrie l’un des apôtres, ne pouvait-on pas vendre ce parfum plus de trois cents deniers et les donner aux pauvres ? Et chacun semble s’associer à ce reproche formulé par Judas.

La réponse du Sauveur est une apologie aussi ferme que délicate de l’action de Marie.

En méditant cette réponse pour éclairer notre propre jugement, nous apprenons avant tout à respecter l’intention de cette femme pieuse. « Laissez-la, s’est écrié Jésus ; pourquoi lui faites-vous de la peine ? Elle a fait une bonne action à mon égard. » L’intention, mes frères, c’est le mobile d’une action ; c’est la disposition morale qui l’a inspirée ; c’est l’acte intérieur, pour ainsi dire, qui a précédé l’acte extérieur et qui lui imprime son cachet véritable. Or, l’intention de Marie est évidemment de rendre hommage à Jésus-Christ. « Blâmerons-nous un hommage rendu à Celui qui est digne de tous les hommages ? Ce serait lui refuser les nôtresa. » On peut critiquer l’opportunité, la convenance, la forme de celui-ci : mais peut-on méconnaître le sentiment si pur qui l’inspire ?

a – Vinet. – Le Vase de parfums. – Nouveaux discours sur quelques sujets religieux.

Considérons maintenant l’acte lui-même, et toute expression de blâme s’arrêtera sur nos lèvres. Cet acte n’est-il pas un sacrifice, et le sacrifice n’honore-t-il point, en toute circonstance, celui qui l’accomplit ? L’objection des disciples : A quoi bon cette perte ?, entre dans le sens de Marie bien mieux qu’ils ne se l’imaginent, dit encore l’interprète si délicat de cette scène. « Elle cherche, parmi tout ce qu’elle possède, ce qu’elle a de plus précieux et de plus exquis pour le perdre en l’honneur de Jésus-Christ. Ce n’est pas assez d’employer ce parfum si elle ne le perd ; et, puisque c’est le perdre que de le répandre tout entier et en une seule fois sur la tête de Jésus-Christ, elle veut le perdre ; il lui plaît mieux de le perdre en le consacrant directement à l’honneur de Jésus-Christ, que de l’employer plus utilement peut-être, mais en le lui consacrant d’une manière plus détournée… et, non contente d’avoir, en un instant, dissipé une si grande valeur, elle brise encore, sacrifice bien inutile ! le vase d’albâtre qui contenait ce parfum. » N’est-il pas vrai, mes frères que ce sacrifice nous touche jusqu’au fond de l’âme ? Et il nous émeut d’autant plus qu’il est, dans la pensée de Marie, une réponse dont elle sent toute l’insuffisance, au sacrifice de Jésus-Christ. « Elle a fait ce qui était en son pouvoir. Elle a embaumé par avance mon corps pour ma sépulture. » Oui, cette femme a vu, dans les intuitions ardentes de sa foi, l’immolation volontaire de Jésus Christ, et elle a voulu témoigner, par cette perte généreuse, qu’elle est prête à tout donner à Celui qui s’est donné lui-même pour elle.

C’est donc un acte chrétien, que dis-je ? c’est l’acte chrétien par excellence que la sœur de Lazare vient d’accomplir. Et si nous considérons enfin les conséquences elles-mêmes de son action, nous ne pourrons pas davantage nous associer au blâme des disciples. Eh quoi ! l’intérêt des pauvres est-il compromis comme ils osent le prétendre ? N’est-il pas, au contraire, garanti, dans tout le cours des siècles chrétiens, par cet amour profond dont elle vient de donner la mesure et d’inaugurer les initiatives hardies ? Vous aurez toujours des pauvres au milieu de vous, a dit le Maître, mais vous ne m’aurez pas toujours. Ah ! lorsqu’il aura disparu de la terre, c’est sur les pauvres, les amis de Jésus-Christ, ses clients préférés, que se répandra, ardente et dévouée, la charité de Marie. Les pauvres ne perdront rien, mais ils gagneront tout à ce sacrifice d’un jour, car les sources d’une compassion céleste vont couler désormais à flots intarissables dans l’Église de Dieu.

Je vous dis en vérité, conclut le Divin Maître, que, dans tous les lieux du monde où cet Evangile sera prêché, ce qu’elle a fait sera aussi raconté en mémoire d’elle. Console-toi donc, humble et sainte femme ! Ton acte, un instant méconnu, sera béni dans tous les âges ; et consigné dans l’immortel Évangile, il sera immortel comme lui !

Il vous semble peut-être, mes frères, que nous sommes bien loin, en méditant cette scène évangélique, des vives préoccupations qui nous assiègent à cette heure et qui nous poursuivent jusque dans le temple. Nous en sommes beaucoup plus près que vous ne le pensez. L’heure des grands sacrifices n’a-t-elle pas sonné pour nous ? Ce que Marie a fait, pour son Sauveur voué à la mort, ne sommes-nous pas appelés a le faire aujourd’hui pour la France accablée et comme vouée à la destruction ? Les hommes que des circonstances providentielles ont placés à la tête de nos destinées ont inauguré, dans la semaine qui vient de finir, une action nouvelle et énergique, une série d’opérations militaires graves et périlleuses, pour tenter enfin de rompre l’investissement de Paris et de sauver la France.

Cette résolution a été accueillie par plusieurs avec enthousiasme. Mais quelques-uns ont dit peut-être ; comme les disciples au festin de Béthanie : A quoi bon cette perte ? Une pensée souvent exprimée depuis nos désastres est revenue obstinément à leur esprit : « Pourquoi la continuation de la guerre ? pourquoi cette résistance acharnée dont l’issue est douteuse ? Ne pouvions-nous répudier l’héritage d’une situation que nous n’avions pas créée, et dont un pouvoir si rapidement tombé était seul responsable ? Ne pouvions-nous pas nous arrêter sur cette voie fatale, et subir résolument les sacrifices douloureux mais du moins limités que nos revers nous imposaient, plutôt que de nous exposer, en prolongeant une lutte inégale, à de nouveaux désastres et à des pertes dont nul ne peut prévoir l’étendue ? Il est vrai que nous devions consentir au cruel abandon de deux provinces : mais là finissaient nos douleurs ; la France respirait après tant de secousses ; elle pansait ses blessures, elle réparait ses brèches, et, mutilée aujourd’hui, elle pouvait, dans des temps plus heureux, recouvrer l’intégrité de son sol… Mais la condamner à tous les hasards, à toutes les ruines d’une guerre à outrance, n’est-ce pas encourir une responsabilité bien redoutable ? n’est-ce pas se jouer des intérêts les plus sacrés et mettre l’honneur et la gloire, c’est-à-dire de nobles abstractions, au-dessus des biens les plus réels et les plus précieux d’une nation, le repos, la sécurité et la vie de ses enfants ? »

Mes frères, inspirons-nous, pour répondre à ces reproches, de la réponse de Jésus aux disciples qui blâmaient la sœur de Lazare. Tout d’abord respectons les intentions de ceux qui ont décidé cette offensive hardie, et, si vous le voulez, téméraire. Ces intentions ne peuvent être que celles d’un ardent patriotisme ; nous n’avons pas le droit de les méconnaître. N’est-ce pas l’un des défauts de notre peuple, que cette critique malveillante de tous les actes du pouvoir qui ne sont pas d’accord avec nos propres pensées ? D’une part, nous laissons volontiers toute la responsabilité à ceux qui nous gouvernent ; d’autre part, nous leur contestons cette responsabilité, ou du moins le libre usage qu’ils peuvent en faire. Si le succès couronne leurs entreprises, nous sommes disposés à tout approuver et à tout absoudre : si le succès leur est refusé, nous nous laissons entraîner au blâme le plus sévère. Il ne s’agit point d’accepter aveuglément les décisions du pouvoir : mais, dans un pays et sous un régime où l’opinion publique a la liberté entière de se manifester, il faut que les hommes dont l’autorité a été deux fois sanctionnée par un imposant suffrage, aient toute latitude de prendre les déterminations les plus graves pour le salut de la patrie. Laissons un ennemi sans justice et sans bonne foi les accuser devant la diète allemande et devant l’Europe, de n’obéir, en continuant la lutte, qu’au désir de conserver leur pouvoir, comme si ce pouvoir n’était pas le plus lourd des fardeaux ! Mais, pour nous, entourons de notre confiance, de notre respect, de notre sympathie ceux qui tiennent le gouvernail dans cette affreuse tempête. Ah ! jugeons des sentiments qui animent leurs cœurs par ceux qui animent les nôtres. Que peut-il y avoir dans leur âme, si ce n’est la plus douloureuse humiliation des désastres de la France, et la plus sainte ambition de la délivrer et de la sauver ? Et quand, après avoir été témoins de leur activité et de leur dévouement infatigables nous entendons leur noble langage à la population de Paris, lorsque nous sentons à leur tête un homme qui possède des convictions chrétiennes, et qui, entré dans ses fonctions redoutables avec cette vieille devise, bretonne : Avec Dieu, pour la Patrie ! adresse aujourd’hui à notre peuple une proclamation si loyale, si sérieuse, si pleine de courage et de confiance en Dieu, qu’il nous semble voir, derrière le général qui parle, le chrétien qui s’agenouille et qui prie… ah ! nous n’avons plus qu’à nous incliner, mes frères, devant des déterminations si mûrement pesées, et qu’à appeler sur elles la bénédiction d’en haut !

L’extrémité du péril où se trouve la France lui impose à cette heure un devoir héroïque, mais impérieux et sacré. Tant qu’elle n’a pas épuisé ses moyens de défense, peut-elle ne pas soutenir la cause du droit et de la justice ? Peut-elle ne pas protester avec tout ce qu’elle possède d’armes et de soldats, contre les crimes de l’invasion et contre cet esprit de conquête qui est un attentat à la conscience du xixe siècle ? Doit-elle consentir, non pas seulement à céder une portion de son territoire, mais à abandonner ces populations qui sont os de ses os, chair de sa chair, qui ont tant souffert pour n’être pas séparées du tronc national, et qu’on veut faire passer, malgré elles, sous le joug de l’étranger en les traitant non comme des âmes d’hommes mais comme des troupeaux ? La France ne serait-elle pas une mère dénaturée si elle ne tentait pas, avec toutes les ressources dont elle dispose encore, un effort suprême pour défendre ses enfants, et si elle n’opposait pas à l’ennemi qui veut les arracher de son sein une résistance désespérée ?… La question ainsi posée, mes frères, est résolue sans hésitation dans tous vos cœurs et dans toutes vos consciences. Il est vrai que cette solution entraîne aussitôt des sacrifices qui nous épouvantent, et nous comprenons qu’on s’écrie : A quoi bon cette perte ! Ce ne sont pas des vases d’albâtre qu’il s’agit de briser, ce sont des cœurs de pères et de mères, de sœurs et d’épouses. Ce ne sont pas des flots de nard pur qui sont répandus, mais des flots de sang. Ce ne sont pas d’insensibles parfums qui s’exhalent, mais les derniers soupirs de milliers de vies humaines tranchées dans leur fleur. O deuil ! ô larmes ! ô immolations douloureuses !… Avons-nous besoin de dire à quel degré notre cœur en a souffert et doit en souffrir encore ?

Nous étions avec quelques amis chrétiens, sur l’un des champs de l’action sanglante qui s’est engagée dans le cours de cette semaine. Devant nous quelques bataillons de la ligne de réserve se tenaient là, debout, silencieux, prêts à marcher au premier signal. Nous serrions la main à nos soldats et nous leur adressions quelques paroles sérieuses et sympathiques. Tout-à-coup l’ordre, du départ leur est donné, sans bruit, sans ostentation, sans excitation, sans emphase. Les colonnes s’avancent et disparaissent derrière un pli de terrain… Après une heure d’attente anxieuse, nous voyons revenir par tous les chemins un grand nombre de ces mêmes homme meurtris, ensanglantés, que conduisent ou que portent leurs camarades. Les chirurgiens suffisent à peine à panser tant de blessures, et nos voitures d’ambulance ne peuvent transporter qu’une faible partie de ces victimes de la guerre frappées sur un seul point de l’action. La vue de ces ravages si prompts et si meurtriers nous déchirait l’âme… Et cependant ce spectacle nous remplissait d’admiration ; à travers le tumulte et la fumée de la bataille, la France, prodiguant le sang de ses enfants, nous apparaissait grande, sublime, transfigurée par le sacrifice, et nous sentions qu’une des plus nobles pages de son histoire s’écrivait sous nos yeux !

Il y a deux régions, il y a deux sphères dans la vie des individus comme dans la vie des peuples : la région des intérêts immédiats, de l’utile, de l’habituel, de l’ordinaire et la région des intérêts supérieurs, de l’extraordinaire, du sublime. Dieu nous garde de mépriser la première ! Mais nous ne serions pas dignes de porter le nom d’homme, si nous ne savions jamais nous élever à la seconde. Or il y a des heures dans la destinée des individus et des nations, où l’extraordinaire est seul de mise ; et quand de telles heures sonnent, il est impossible, sous peine de déchéance, de se soustraire aux devoirs héroïques qu’elles imposent. Si vous voulez retrancher ces témérités sublimes, effacez les plus belles pages des annales humaines.

Dissuadez ces Grecs qui, à l’entrée d’un défilé dont le nom est immortel, prétendent arrêter par leur trépas héroïque les hordes serviles des Perses et chargent l’un d’entr’eux d’écrire sur un rocher, de la pointe de son glaive : « Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois. »

Retenez cette jeune bergère de dix-sept ans, qui a formé le rêve insensé de délivrer la France du joug des Anglais, de revêtir une pesante armure pour se mettre à la tête des armées, et de faire sacrer son roi dans son pays affranchi.

Dites à ces premiers chrétiens : Comment pouvez-vous croire, pauvres brebis envoyées au milieu des loups, que vous allez changer la face du monde et triompher, par la seule armé du martyre, d’une persécution universelle et implacable ?

Dites à ces réformateurs du xvie siècle : gardez pour vous-même la foi plus pure que vous avez eu le bonheur de puiser dans les saints livres dans la communion intime de Jésus-Christ ; ou tout au moins, contentez-vous de la faire pénétrer peu à peu dans la vaste Église qui vous entoure. Mais rompre avec la chrétienté, triompher des papes, des conciles, des empereurs, et rétablir l’Église des jours apostoliques, est-ce autre chose qu’une impossible entreprise ou une illusion généreuse ?

Dites à ces missionnaires qui vont s’arracher au sol natal pour porter l’Evangile aux extrémités du monde : Pourquoi cette ambition étrange ? n’y a-t-il pas autour de vous un bien plus sûr à faire ? n’y a-t-il pas à poursuivre dans votre propre patrie l’avancement du règne de Dieu ? le christianisme ne se propagera-t-il pas de lui-même à travers les siècles jusqu’à ces peuples éloignés ? des conquêtes si incertaines valent-elles le sacrifice de vies si précieuses ?…

Est-ce là, esprits positifs, le langage que vous voudriez tenir ?…. Mais non, vous ne l’oseriez pas, car supprimer ces saintes folies ce serait supprimer les titres de noblesse de l’humanité ; ce serait, sous prétexte de lui conserver certains biens inférieurs, la dépouiller de richesses immortelles ; ce serait renoncer aux plus beaux spectacles et aux plus salutaires exemples qu’elle ait donnés ! Ah ! quand l’héroïsme se déploierait en pure perte, il faudrait encore le préférer aux vulgaires satisfactions d’une vie nationale sans dignité et sans grandeur !

Mais non, mes frères, l’héroïsme ne se déploie jamais en pure perte. Il est fécond, un jour ou l’autre ! Le devoir et le sacrifice, dans leur stérilité apparente, portent tôt ou tard leurs fruits ; parce que en définitive ce sont les principes qui régissent les faits, ce sont les grandes actions morales qui transforment le monde.

Ces premiers disciples de Jésus-Christ, jetés dans les fers, mourant dans les cirques ou sur les bûchers, ont été vainqueurs par leur supplice même, comme leur divin Maître ; les victimes ont lassé les bourreaux, le sang des chrétiens est devenu la semence des martyrs et a couvert la terre de cette semence généreuse !

Ces réformateurs, par leur indomptable fidélité ont fait une œuvre qui a dépassé toutes leurs pensées ; ils ont contraint, en se retirant, la vieille Eglise à se réformer en quelque mesure, ils ont fondé des Églises nouvelles pleines de vitalité et de force et ils ont donné naissance aux nations modernes les plus libres, les plus prospères, les plus riches d’avenir !

Ces missionnaires, par leur exil, par leurs souffrances, par leur mort, ont étendu au loin le règne de Jésus-Christ, ont ouvert d’immenses contrées à l’Évangile et à la civilisation, et ces nouveaux foyers ont renvoyé au vieux christianisme européen des lumières et des flammes fécondes ?

Ces trois cents Spartiates n’ont pas sans doute arrêté l’invasion Persane, mais ils ont préparé par la contagion de leur héroïsme Salamine et Platée, et ils ont déterminé cette résistance magnifique d’un petit peuple libre contre lequel est venue se briser toute la puissance Asiatique !

La vierge de Vaucouleurs, inspirée par la grande pitié qu’il y avait au royaume de France et honorée des dons extraordinaires de l’Esprit de Dieu, fait passer son âme ardente dans le sein de tout un peuple, se montre plus habile et plus vaillante que les chefs des armées, sauve une cité, chasse l’étranger du sol de la patrie, rend au roi légitime son empire et son sceptre… et meurt sur un bûcher qui prête un dernier éclat à sa pure auréole !

Pourquoi le même héroïsme ne remporterait-il pas aujourd’hui les mêmes triomphes ? Il les remportera… dans un jour prochain peut-être. Peut-être qu’il va céder à notre effort, sur un point ou sur un autre, ce cercle de fer qui nous entoure. Peut-être qu’au-delà de la brèche ouverte par nos armes nous allons trouver nos frères de province prêts à nous tendre la main, et que leur élan associé au nôtre nous dégagera enfin de l’étreinte de notre ennemi formidable ?… Que si Dieu, sévère jusqu’à la fin, nous refuse ce succès, eh bien notre résistance désespérée sera notre éternel honneur devant l’ennemi, devant l’Europe, devant la France elle-même ! Non, nos sacrifices ne seront point perdus ! N’est-ce rien pour une nation que de renaître à l’héroïsme après de longues années de repos trompeur et d’abaissement ? N’est-ce rien que de donner à la génération qui suivra la nôtre un exemple d’immolation sublime ? N’est-ce rien que de laisser à nos descendants une France appauvrie et ensanglantée, mais moralement relevée ? Et ce relèvement moral n’est-il pas le moyen et le gage du relèvement matériel ? Ah ! cette prodigalité généreuse de nos meilleurs biens servira plus la grandeur de notre nation qu’elle n’épuisera ses ressources. Ces maux se transformeront en remèdes, ces pertes en gain, et une fois de plus se vérifiera cette profonde parole : celui qui aime sa vie la perdra, celui qui perd sa vie la retrouvera !

Courage donc, et confiance, mes frères ! Qu’aucun de nous ne se refuse à aucun des sacrifices que Dieu nous demande pour notre chère patrie ! Chefs glorieux de nos armées, continuez à montrer aux bataillons qui vous suivent le chemin de l’honneur et du dévouement ! Soldats obscurs, faites en vous recommandant à Dieu, le don de votre vie, sachant que cette offrande ne peut-être vaine ni pour Dieu ni pour la France ! Pauvres blessés, supportez avec résignation vos douleurs, dans la conviction que même sur un lit d’agonie vous servez encore efficacement votre pays et votre divin Maître ! Pères et mères, consentez non sans larmes mais sans hésitation, aux nobles périls qui menacent la vie de vos enfants ! Et vous qui n’êtes pas appelés à ces pertes généreuses, donnez vos biens, donnez vos cœurs à la grande cause qui demande le concours de tous, les souffrances de tous ! Femmes chrétiennes donnez à tant de victimes de la guerre le travail de vos jours, le repos de vos nuits ; remplacez au chevet des blessés et des malades la mère, la sœur, l’épouse absentes ! Brisez comme Marie les vases d’albâtre, répandez les parfums de grand prix ! Perdez joyeusement pour le Seigneur et pour ceux qui souffrent tant de trésors prodigués trop souvent au service du monde !

Avant tout, offrons ensemble à Dieu nos cœurs brisés de douleur, de repentir et d’amour. Et toi, Seigneur, daigne agréer cet hommage et le faire retomber sur notre patrie en bénédictions extraordinaires, pour le temps et pour l’éternité !

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