Le siège de Paris

Le grain de blé dans le sillon

Discours prononcé au temple du Saint-Esprit
le 26 février 1871


Un assez long temps s’était écoulé depuis que nous n’avions parlé à notre troupeau…. Dans cet intervalle trois faits importants se passèrent : la grande sortie du 19 janvier, l’émeute du 22, l’armistice du 28.

Le bombardement de Paris continuait avec fureur, le rationnement du pain fixé à 300 grammes pour les adultes et 150 grammes pour les enfants au-dessous de cinq ans, faisait présager l’épuisement des subsistances. La population parisienne supportait ces rigueurs du siège avec un mâle courage, mais elle aspirait à une nouvelle et vigoureuse action militaire, pour retenir l’armée prussienne sous nos murs, et pour ne pas la laisser libre de détacher des troupes destinées à écraser nos armées de province.

Le gouvernement donna satisfaction à ce vœu unanime, par la sortie du 19 janvier. Le général Trochu prit la direction des opérations militaires, et le général Le Flô, ministre de la guerre, fut chargé par intérim des fonctions de gouverneur de Paris. De grands mouvements de troupes eurent lieu le 18 janvier, tous les régiments de marche de la garde nationale sortirent de la ville, et l’on sut cette fois que tout l’effort devait se concentrer sur un seul point, l’occupation des hauteurs entre Paris et Versailles.

L’armée était partagée en trois colonnes principales. Celle de gauche, sous les ordres du général Vinoy, devait enlever la redoute de Montretout, les maisons de Béarn, Pozzo di Borgo, Armengaud et Zimmermann. Celle du centre, confiée au général de Bellemare, avait pour objectif la partie Est du plateau de la Bergerie. Celle de droite, commandée par le général Ducrot, devait opérer sur la partie Ouest du parc de Buzenval, en même temps qu’elle devait attaquer Longboyau pour se porter sur le haras Lupin.

Comme toujours l’action fut, au début, brillante et heureuse. Le 19, dès onze heures du matin, la redoute de Montretout et les maisons indiquées précédemment avaient été conquises sur l’ennemi, qui laissa entre nos mains 60 prisonniers. Le général de Bellemare était parvenu sur la crête de la Bergerie, après s’est emparé de la maison dite du Curé…. Mais le général Ducrot n’arrivait pas. Sa division n’avait pu commencer à temps l’attaque dont elle était chargée, car sa marche de nuit avait été retardée, soit sur une voie ferrée qui se trouva encombrée d’obstacles, soit sur une route qu’occupait une colonne d’artillerie égarée dans l’obscurité. Il en résulta qu’elle ne put prendre par surprise, comme les deux autres divisions, les positions prussiennes, et qu’elle rencontra, derrière les murs et les maisons crénelées qui bordent le parc de Buzenval, une résistance acharnée de l’ennemi qui avait eu le temps de s’y porter en force. Plusieurs fois le général Ducrot ramena à l’attaque de ces positions presque inexpugnables les troupes de ligne et de la garde nationale, mais sans pouvoir gagner du terrain de ce côté. C’est là que fut mortellement blessé, notre coreligionnaire M. de Montbrison, colonel des mobiles du Loiret. M. de Pressensé le vit à Nanterre, calme dans sa cruelle souffrance, entouré de ses soldats en larmes. Il devait, hélas ! succomber quelques jours après.

Vers quatre heures, un retour offensif de l’ennemi entre le centre et la gauche de nos positions, exécuté avec une violence extrême, fît reculer nos troupes qui cependant se reportèrent en avant vers la fin de la journée. La crête fut encore une fois reconquise, mais la nuit arrivait, et l’état des terrains détrempés par la pluie, empêcha l’artillerie de pouvoir s’établir sur ces hauteurs pour les conserver. Le général en chef jugea que ces positions si avantageuses n’étaient pas tenables, et pour ne pas exposer ses troupes à une attaque de l’ennemi qui dès le lendemain matin ne pouvait manquer de revenir avec toutes ses forces, il ordonna une retraite dans les tranchées entre la maison Crochard et le Mont-Valérien. Ainsi avortait encore, malgré de cruels sacrifices et des efforts héroïques, une grande opération militaire qui, si elle eût pu réussir, frayait à notre armée le chemin de Versailles !

Je ne puis dire la douleur que j’éprouvai en me rendant le lendemain avec nos voitures d’ambulance au pied du Mont-Valérien. De la porte Maillot au rond-point de Courbevoie nous rencontrâmes, sans aucune solution de continuité, des troupes de toutes armes rentrant, harassées de fatigue, et pourtant n’ayant pu prendre part au combat. Des centaines de pièces de canon étaient là, avec leurs attelages et leurs caissons, sans qu’aucune d’elles eût servi. Arrivés sur le plateau où des brancardiers relevaient les derniers blessés, nous aperçûmes les sentinelles prussiennes sur la redoute de Montretout que la veille nos troupes avaient si vaillamment conquise….

C’est dans les rangs de la droite que la bataille avait été le plus meurtrière : les blessés, dont un grand nombre appartenait aux régiments de marche de la garde nationale étaient, entassés dans le parc de Buzenval, à Rueil et à Nanterre. Parmi les victimes de cette sanglante journée, il faut citer le jeune peintre Henri Régnault, Gustave Lambert le chef de l’expédition au pôle Nord, le marquis de Coriolis volontaire de 67 ans, le comte d’Estourmel, le baron de Cambray, M. Peloux bâtonnier de l’ordre des avocats de Valence, engagé volontaire dans les mobiles de la Drôme… et tant d’autres ! Le général Clément Thomas, s’occupa avec une sollicitude toute paternelle de rendre à leurs familles les corps des gardes nationaux tombés à Buzenval. Il fit transporter à Paris 200 morts, ramassés en dehors et en dedans des lignes ennemies. Ces morts, exposés dans un bâtiment du cimetière du Père-Lachaise, furent reconnus au nombre de 140. Soixante, restés inconnus furent inhumés avec une solennité religieuse ; on avait fait prendre leurs photographies qui sont restées au palais de l’Elysée et que des parents désolés réclameront peut-être un jour.a

a – Le général, qui avait montré tant d’humanité unie à tant de courage, devait être victime, dans la fatale journée du 18 mars, d’un odieux assassinat commis par des gardes nationaux !

Tandis que Paris était encore sous le coup de l’insuccès du 19 janvier, une déplorable nouvelle arriva de la province. L’armée du général Chanzy était en pleine retraite, et des bruits alarmants couraient sur l’armée du Nord et sur l’armée de l’Est. Il n’en fallut pas davantage pour faire éclater une émeute, triste pendant de la journée du 31 octobre.

Dans la nuit du 21 au 22 janvier, des agitateurs se portent à la prison Mazas pour délivrer M. Flourens et d’autres détenus politiques. Ils s’emparent de la mairie du 20e arrondissement, et là font main basse sur 2000 rations de pain, au risque d’affamer toute la population indigente de Belleville. Ils sont bientôt chassés par quelques compagnies de garde nationale envoyées par le commandant du 2e secteur pour réoccuper la mairie. Mais dans le courant de la journée, ils se portent en force à l’Hôtel-de-Ville. Là ils se répandent par petits groupes dans la foule, et, tout-à-coup, mettant le genou en terre, ils font feu sur trois ou quatre officiers de la garde mobile placés auprès de la porte de la mairie, sans les atteindre. Le colonel Vabre, qui était devant l’autre porte, celle du gouvernement, les interpelle avec indignation. Ils font feu de nouveau. Un des officiers de la garde mobile, l’adjudant-major Bernard est grièvement blessé aux deux bras et à la tête. C’est seulement en le voyant tomber que les gardes mobiles tirent à leur tour, et la place se trouve instantanément vidée. Bientôt la fusillade recommence. Elle fait. heureusement peu de victimes : 5 morts et 18 blessés ; parmi ceux-ci se trouve un médecin, atteint dans sa propre maison, avenue Victoria. Au bout de quelques minutes la garde républicaine met les émeutiers en fuite : la façade de l’Hôtel-de-Ville et plusieurs des statues qui la décorent, gardent la trace du feu des insurgés.

Paris, dont l’armée était maintenant placée tout entière sous les ordres du général Vinoy, rêvait encore une sortie et espérait qu’une tentative allait être faite contre le plateau de Châtillon, lorsqu’il apprit que son gouvernement entrait en pourparlers avec le quartier général de Versailles. L’émotion fut grande, et la division très vive entre ceux qui voulaient encore la lutte à outrance, et ceux qui, voyant notre capitale sans espoir du côté de la province, et menacée sérieusement de la famine, sentaient que le terme de la résistance était arrivé.

Le 27 janvier, le gouvernement annonça officiellement l’ouverture des négociations, et à minuit nos forts échangeaient les derniers coups de canon avec les batteries prussiennes. A la limite extrême, le feu fut plus violent que jamais contre St-Denis, qui était bombardé depuis plusieurs jours, et dont l’antique basilique, tombeau de nos rois, avait reçu un grand nombre de projectiles.

« La convention qui met fin à la résistance de Paris, disait une proclamation du Gouvernement le samedi 28 janvier, n’est pas encore signée, mais ce n’est qu’un retard de quelques heures. »

Le lendemain la convention était publiée. Nous n’avons pas besoin de la reproduire, car dès ce jour les communications de Paris avec la province ont été rouvertes, et tout le monde a pu lire les conditions douloureuses de l’armistice conclu entre la France et la Prusse. Sachons cependant gré à M. Jules Favre des nobles efforts qu’il a tentés pour en adoucir l’amertume. Paris se rendait et ses forts devaient être occupés par un ennemi formidable qui cependant n’avait pu prendre un seul d’entre eux. Mais l’armée, déclarée prisonnière de guerre, ne quittait point la capitale. Une partie importante de cette armée conservait ses armes. Quant à la garde nationale, elle demeurait intacte. Le sacrifice était cruel, mais l’honneur était sauvé : en réalité, Paris ne cédait qu’à la faim. Toute la question était de savoir si, en effet, il était arrivé à l’épuisement complet de ses vivres. Les explications catégoriques données par le Gouvernement sur l’état des subsistances, n’ont laissé aucun doute à cet égard. « Nous avons cédé, a-t-il pu dire, non pas à l’avant-dernière heure, mais à la dernière. »

Ce fut pour tous les Parisiens un navrant spectacle que celui des soldats désarmés, promenant dans nos rues leur oisiveté et leur tristesse. La reddition des forts fut particulièrement douloureuse pour ces marins qui les avaient occupés et défendus avec tant de vaillance. Un capitaine de frégate se tua de désespoir. Un officier général réunit ses collègues pour leur déclarer que le vrai courage consistait à savoir accepter la douleur d’une reddition, pour épargner la vie d’une population de 2 000 000 d’âmes. – « Messieurs, ajouta-t-il, je vous adjure de suivre mon conseil, et, pour vous prouver que ce n’est pas la crainte de la mort qui me l’inspire, je vais immédiatement me brûler la cervelle. » Joignant le geste à la parole, il approcha un revolver de son front… Alors un des généraux, écartant cette arme, embrassa ce vrai brave avec effusion et lui dit : « Au nom de nous tous, merci ! Vous nous avez montré où est le devoir, si triste qu’il soit. »

Quelques jours après, Paris était ravitaillé, et ses quarante-trois députés munis d’un sauf-conduit traversaient les lignes prussiennes et se rendaient à l’Assemblée de Bordeaux.


En vérité, en vérité, je vous le dis : si le grain de froment ne meurt, après qu’on l’a jeté en terre, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits. »

(Jean 12.2-4)

Transportons-nous à Jérusalem, au commencement de la semaine des douleurs. Israël vient d’acclamer le Christ comme son roi, dans un de ces élans spontanés, généreux et sûrs, qui parfois entraînent tout un peuple. Le monde païen semble, à son tour, vouloir se joindre à cet hommage, par la voix de ces Grecs, venus à la fête, qui expriment leur ardent désir de connaître Jésus. A la vue de ces représentants des nations lointaines, le Christ tressaille d’espérance, car ils lui apparaissent comme les prémices d’une grande moisson, et il s’écrie avec joie : L’heure est venue, où le Fils de l’homme va être glorifié !…… Mais il se souvient aussitôt des conditions douloureuses de l’établissement de son règne ; Il sait que ce n’est que par la croix qu’il peut marcher à la gloire, et il laisse tomber de ses lèvres cette mélancolique sentence : « Si le grain de froment ne meurt, après qu’on l’a jeté en terre, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits. »

Chacun de vous, mes frères, a compris cette image, empruntée à l’un des phénomènes les plus frappants du monde physique, pour exprimer avec une justesse profonde un mystère du monde spirituel.

Regardez ce chétif grain de blé : tant qu’il n’a pas été semé en terre, il reste isolé et sans gloire. Mais si la main de l’homme le dépose dans le sillon, il meurt et puise dans sa propre mort une vie nouvelle. Bientôt il perce le sol ; il grandit sous la forme d’une tige verdoyante qui se balance au souffle de l’air et qui se développe en un épi doré, chargé à son tour d’une riche moisson… Ainsi Jésus, céleste grain de blé, tombé par amour sur notre pauvre terre doit rester seul et sans gloire s’il ne consent à mourir. Il ne relèvera l’humanité, il ne lui communiquera sa vie divine, que s’il s’ensevelit dans le sillon. Victime expiatoire pour les péchés du monde, il se soumet à cette nécessité douloureuse et meurt… Mais bientôt une puissance de résurrection l’arrache au sépulcre ; il reparaît triomphant, transfiguré et chargé d’une moisson d’âmes qui sera au jour éternel le prix glorieux, la récompense sublime de sa mort !

Mourir pour renaître, telle est donc la loi mystérieuse du monde physique comme du monde moral. Mais tandis que dans l’ordre matériel cette loi s’accomplit d’une manière naturelle, tandis que le printemps succède à l’hiver sans effort et sans souffrance, il ne saurait en être ainsi dans cet univers des âmes, où les transformations ont un caractère tragique, et où la douleur est la condition même du progrès. – Vous avez vu le Christ obligé de traverser les ombres du sépulcre pour accomplir son œuvre rédemptrice…. Ainsi, pour s’élever jusqu’à la vie supérieure que le second Adam lui a acquise, il faut que l’homme meure à la vie égoïste et charnelle du premier Adam. C’est là la doctrine de Jésus et de saint Paul, exprimée par ces paroles saisissantes : Quiconque aime sa vie la perdra, et quiconque hait sa vie en ce monde, la conservera pour la vie éternelle. – Nous sommes donc ensevelis avec lui dans sa mort, afin que comme Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous aussi nous marchions dans une vie nouvelle.

Et si telle est la loi de l’homme individuel, n’en doutez point, mes frères, telle est aussi la loi de l’homme collectif qu’on appelle un peuple, car son histoire a plus d’un secret rapport avec la nôtre. N’a-t-il pas, comme nous, ses péchés et ses châtiments, ses repentirs et ses relèvements, sa mort et sa renaissance ? N’est-ce pas par la voie de la souffrance et pour ainsi dire de la mort qu’il s’achemine vers des destinées supérieures ? Essayons donc de voir quels sont les éléments de la vie politique et morale de notre chère France qui doivent rester ensevelis dans son cercueil d’opprobre et de douleur, – quels sont les éléments destinés à vivre et à préparer sa résurrection glorieuse.

Les images funèbres de passion, d’agonie et de mort, ne sont pas trop fortes pour dépeindre le degré d’infortune auquel Dieu a jugé bon de laisser tomber la France. Après le dernier de nos désastres, la chute de Paris sous l’étreinte de la faim, notre patrie, menacée par les périls du dehors et par les périls du dedans, est appelée à prononcer sur ses propres destinées, tandis que l’étranger occupe le tiers de son territoire. Une assemblée est convoquée pour décider, à bref délai, de la paix ou de la guerre, et nos députés, pour se rendre à cette assemblée, ont besoin de l’autorisation du vainqueur ; car ce qu’ils rencontrent, à deux pas de notre capitale, ce n’est plus la France, c’est la Prusse !… Puis, la paix une fois conclue à des conditions dont il est aisé de prévoir la rigueur et l’amertume, ce sont les plus graves questions intérieures que nos représentants auront à résoudre ; c’est l’édifice national tout entier, de la base au faîte, qu’il faudra reconstruire… Quelles douleurs et quelle extrémité, mes frères ! C’est bien le grain de blé, disparaissant dans le sillon et devant s’y dissoudre pour reprendre la vie. Oui, on peut bien dire que la France, couverte de blessures, a traversé son Gethsemané, gravi son Calvaire, et qu’elle est aujourd’hui comme étendue dans son cercueil et couchée dans sa tombe !

Dieu a permis, dans ses voies insondables, ce prodigieux écrasement d’une grande nation. Il nous a semblé voir sa main puissante, écartant d’une part toute chance favorable, et, de l’autre, déchaînant sur nous toutes les causes d’impuissance et de revers. Après avoir brisé du premier coup la force de nos armées, il a paralysé les efforts des bataillons nouveaux que nous envoyait la province, aussi bien que les immenses moyens de défense concentrés dans notre capitale ; il nous a refusé l’un de ces génies hardis qui peuvent, par des conceptions inattendues, faire sortir la délivrance de la situation la plus désespérée ; il nous a refusé toute alliance au dehors, à nous qui avons si souvent prêté à d’autres peuples un généreux concours ; il nous a refusé jusqu’à ce ciel plus clément, qui ne s’est levé que sur nos troupes désarmées ; il ne nous a épargné aucun désavantage, aucune circonstance hostile, aucun genre de souffrances, aucune sorte d’humiliation ; il nous a laissé glisser jusqu’au fond de l’abîme… et nous pouvons nous unir aux lamentations du prophète : « Le Seigneur a ruiné la forteresse de la fille de Juda et l’a jetée par terre… il a tendu son arc comme un ennemi ; il a affermi sa droite comme un homme qui attaque.… Il m’a rassasié d’amertume et il m’a enivré d’absinthe…… Vous tous, passants, regardez et voyez s’il y a une douleur égale à ma douleur ! »

Pourquoi ces jugements de Dieu ont-ils frappé la France ? Parce qu’il est des moments, dans la vie d’une nation, où une immense épreuve peut seule la réveiller d’un sommeil fatal ; parce que, dans ces moments suprêmes, il faut que les mauvais germes qu’elle recèle manifestent toute leur puissance nuisible, et soient détruits dans quelque grande crise, pour faire place à des éléments nouveaux. Ainsi certains hivers rigoureux doivent purifier le sol en faisant mourir dans le sein de la terre des germes funestes.

Quels sont ces éléments malsains qui se sont révélés par nos infortunes, et dont il faut souhaiter la destruction dans notre patrie ?

Avant tout, c’est un lâche désintéressement de la chose publique. Nous ne nions pas qu’on ne semble, en France, s’occuper beaucoup des affaires du pays ; mais cet intérêt, tout de curiosité, tout de discussion, tout de critique, cache souvent une insouciance réelle. La faute en est, dira-t-on, à un régime de compression et de centralisation excessive, qui tend à paralyser l’initiative individuelle. Mais on oublie que ce régime est un effet avant d’être une cause ; que c’est la nation elle-même qui l’a accepté, qui ne s’en est que trop aisément accommodée, et que les peuples, selon une parole mémorable, n’ont que les gouvernements qu’ils méritent. Oui, il faut le reconnaître avec l’un des organes de la presse périodiqueb, la France a donné, depuis bien des années, le spectacle d’une indolence croissante à l’égard des intérêts généraux du pays. Soit lassitude du changement, soit scepticisme de conviction, soit absorption égoïste dans les affaires privées, on s’est laissé commodément administrer par l’État dans toutes les sphères. L’État n’apparaissait plus que comme un gérant responsable chargé de la politique intérieure et extérieure. Dans les grandes épreuves que nous venons de traverser, cet engourdissement de la nation s’est fait douloureusement sentir, et il a porté les plus funestes conséquences. Mais à qui ces conséquences sont-elles imputables ? A tout le monde. Au pouvoir et à ses conseillers aveugles, qui nous ont jetés dans une guerre insensée, aux chefs militaires, qui devaient posséder une connaissance exacte de nos ressources et des ressources de la puissance ennemie ; aux représentants, qui pouvaient refuser leur adhésion à une entreprise téméraire ; à l’opinion publique, qui pouvait, par un mouvement irrésistible, arrêter les représentants… Au lieu de cela, qu’a-t-on fait ? Tout un peuple s’est laissé entraîner dans une aventure opposée à tous ses intérêts et à tous ses vœux. Et quelques voix courageuses se sont perdues dans le tumulte des acclamations complaisantes, ou dans le lâche silence des hommes de sens et de bien. Ah ! mes frères, il faut en finir avec ce laisser-aller et ce laisser-faire ; avec cette insouciance et cette inertie qui deviennent les complices des plus grands maux. Il faut que cette disposition funeste soit ensevelie à jamais dans les ruines qu’elle a amoncelées !

b – Article de M. le professeur Caro dans la Revue des Deux-Mondes du 15 janvier 1871.

Ce qui doit périr encore, c’est le patriotisme superficiel et ignorant qui a trop remplacé au milieu de nous le patriotisme véritable. Sans doute il vivait encore au fond de nos cœurs cet attachement instinctif au sol qui nous a vus naître. Mais quels étaient ses ambitions et ses rêves ? Le prestige extérieur de la France, son renom de grâce et de valeur, sa civilisation splendide, voilà notre trompeuse idole ; et il nous suffisait que notre langue fût la plus populaire et la plus répandue, que tous les peuples vinssent admirer nos expositions, et que nos modes fissent le tour du monde… Cherchions-nous à connaître les autres nations, à apprendre leur langue, à étudier leurs institutions, à nous rendre raison de leur génie, à nous expliquer les causes de leur prospérité et de leur accroissement ? non, nous n’y songions même pas : on les dédaignait parce qu’on les ignorait, et la France, gâtée par la nature si prodigue à son égard, gâtée par l’admiration de l’Europe, vivait sur les gloires de son passé : la splendeur du dix-septième siècle, les libres élans du dix-huitième, la grande page de la révolution, la brillante épopée des guerres de l’empire, et les souvenirs plus récents des campagnes d’Afrique, d’Italie et de Crimée. On ne pensait point à se dire : ne sommes-nous point restés stationnaires tandis que d’autres nations ont grandi ? Qu’est devenu entre nos mains, notre riche héritage ? Nous avons le prestige, avons-nous l’influence ? Notre rôle est grand dans le passé, que sera-t-il dans l’avenir ?…. Et puis il s’est trouvé, dans un conflit gigantesque, que nous n’étions pas, à la hauteur de notre réputation, que notre solidité apparente cachait une désorganisation profonde, que notre prestige militaire lui-même devait promptement s’évanouir… et notre déception a été grande aussi bien que l’étonnement du monde, lorsqu’en si peu de temps notre force a été abattue et que la France, brisée par une série de revers, n’a plus pu se reconnaître elle-même… Sévère leçon infligée à notre vanité nationale ! Ah ! il faut renoncer à ce patriotisme sans consistance « qui s’évapore en démonstration, en attitudes, en phrasesc, » qui souhaite à la France de paraître plutôt que d’être, qui ne va jamais au fond des choses et ne sait expliquer un revers que par une trahison, parce qu’il n’a pas le courage moral de s’avouer vaincu ; qui n’adore que le succès, qui se repaît d’illusions et de vanteries, qui répète les refrains des grands jours sans en posséder les inspirations viriles, et qui, au début de la campagne portait au loin ses rêves de conquête sans savoir défendre ses propres frontières… Il faut qu’il périsse, ce patriotisme vain et impuissant, dans l’abîme où il nous a laissés tomber !

c – Article de la Revue des Deux-Mondes précédemment cité.

Un troisième élément doit aussi disparaître dans la crise actuelle, c’est la fausse notion de la liberté !

La liberté, mot magique entre tous, qui éveille dans tout notre peuple un noble et vibrant écho ! « La foule suit en aveugle, disait Bossuet, rien que d’en entendre le nom ! Et pourtant que l’on comprend mal la liberté au milieu de nous ! On n’en voit qu’une face, le droit ; on n’en voit pas la face correspondante, le devoir. On en veut les privilèges, on n’en accepte pas les conditions. Nous est-elle largement accordée ? Elle dégénère aussitôt en licence, se portant à des excès, tantôt puérils, tantôt odieux ! J’en appelle à tout ce que vous avez pu voir, lire ou entendre. En présence de ce dévergondage de l’opinion, les sages se troublent, les bons s’intimident, les hommes d’ordre s’alarment, et quelque main audacieuse exploitant l’effroi général, confisque la liberté en en laissant subsister le nom. La liberté comprimée se relève bientôt sur notre sol généreux, comme un ressort immortel. Un pouvoir d’occasion en remplace un autre, et son premier soin est de violer la liberté. Sous prétexte de salut public, on fait de la tyrannie, on procède par l’émeute ou par la dictature, et c’est ainsi que la France oscille de l’anarchie au despotisme, du despotisme à l’anarchie, sans jamais pouvoir se reposer dans la liberté. La liberté (quand saura-t-on le comprendre) ? c’est l’indépendance de tous dans la soumission de tous à la loi, qui est, selon l’étymologie du mot le lien commun. La liberté, c’est la nôtre et celle d’autrui, c’est la liberté des amis et celle des adversaires. C’est la liberté des faibles et celle des forts, c’est la liberté des pouvoirs et celle du pays, c’est la liberté non de faire tout ce qu’on veut mais de faire tout ce qu’on doit : elle comporte la règle autant que l’élan, l’affranchissement non moins que l’obéissance. Et n’est-ce pas parce que la liberté est aussi peu comprise que pratiquée au milieu de nous, que notre patrie se condamne à des agitations périodiques, qu’elle a vu s’accomplir dix révolutions en moins d’un siècle, et qu’à l’heure présente tout est à reconstruire sur son sol agité ! Mes frères, qu’elle disparaisse aussi, dans notre grand naufrage, cette conception éternellement fausse du premier des biens pour un peuple, et que nous puissions voir enfin surgir de nos ruines la liberté véritable !

Voilà quelques-uns des éléments malsains de notre société contemporaine ; mais ces éléments eux-mêmes ne sont que les manifestations d’un mal plus sérieux, plus profond qu’il faut signaler avec franchise. Derrière le citoyen il y a l’homme, et l’homme nous semble atteint dans ce qu’il y a de plus intime et de plus fondamental en lui, la conscience. La conscience s’est obscurcie et affaiblie au milieu de nous, plus d’un symptôme alarmant l’atteste. Elle a perdu quelque chose de sa répulsion instinctive pour le mal, de son attrait primitif pour le bien. Elle a laissé s’émousser son aiguillon, s’abaisser son idéal, s’endormir sa vigilance. On voit chaque jour se produire bien des dispositions, bien des actes contraires à la loi morale : on les déplore, on les blâme, et puis on les supporte, on s’y accoutume et on n’est pas loin de s’en faire le complice. Quelle indulgence coupable ne rencontrent pas au milieu de nous, pour ne citer que quelques exemples, la facilité au mensonge, la passion du gain si pleine de périls, et la légèreté des mœurs ? D’autre part, le devoir semble peser à tous ; on n’en sent plus l’inflexible rigueur ni l’austère beauté : on cherche à s’y soustraire ou du moins à composer avec lui. On craint l’effort, le labeur, l’obéissance, cette force conservatrice des liens sociaux ; on aspire à la vie facile, commode et sans entraves : n’est-ce pas là ce qui se passe dans l’exercice des fonctions les plus hautes, comme dans, les professions les plus humbles, à l’école, à l’atelier, au foyer de famille ? Ajoutez à cet affranchissement général et croissant du devoir, la recherche du bien-être, le goût du luxe, la soif de l’or et des jouissances, et vous comprendrez que si l’affaissement du sens moral livre les âmes à l’empire des préoccupations et des convoitises matérielles, celles-ci à leur tour créent une atmosphère lourde et malsaine où la conscience risque de plus en plus de s’amollir et de s’éteindre… Voilà où nous en sommes, mes frères. Encore une fois, c’est l’homme lui-même, qui est atteint au milieu de nous, dans les sources intimes de sa vie morale : comment le citoyen ne s’en ressentirait-il point ? Comment celui qui, dans son for intérieur et dans sa conduite privée, manque de principes, de discipline et d’empire sur lui-même, n’apporterait-il pas dans la vie publique les mêmes défaillances ? Il faut donc qu’elle meure aussi, sous le coup de nos désastres, pour renaître vigoureuse et incorruptible, cette conscience amollie et énervée, la source profonde de tous nos maux. C’est d’elle que procède notre corruption et notre mortelle impuissance, c’est par elle que doit commencer notre résurrection !

Mais la conscience elle-même, qui la ressuscitera ? L’Évangile seul en est capable. Il ne suffit pas de la meilleure forme du gouvernement, il ne suffit pas du développement universel de l’instruction, il ne suffit pas de l’étude la plus attentive et même de la solution la plus juste des questions sociales pour régénérer un peuple ; car pour régénérer un peuple, il faut régénérer l’homme lui-même. Toute réforme qui ne va pas jusque-là, est impuissante : elle porte sur les institutions et non sur les mœurs, elle s’arrête à la surface des sociétés et n’atteint pas au fond de l’être humain. L’Évangile peut seul opérer cette rénovation profonde ; l’Évangile seul peut rendre à la conscience son intégrité première, toute sa lucidité et toute sa vigueur, et faire des peuples nouveaux en faisant des hommes nouveaux.

La conscience est la voix de Dieu en nous. Or l’Évangile ramène la conscience à son principe et à sa source, en plaçant directement l’homme en présence de Dieu. Ce Dieu, oublié et méconnu, il le dresse pour ainsi dire devant nous, et avec lui, il fait apparaître sa volonté immuable, le bien absolu, la loi morale dans sa sainteté et dans sa force, la loi qui interdit tout mal et prescrit tout bien, la loi qui règle non seulement les actions extérieures mais les sentiments et les pensées, la loi se résumant dans cette parole qui est comme l’infini de la morale : soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. Dans cette grande lumière, la conscience se retrouve aussitôt elle-même, elle se dégage de cette atmosphère épaisse qui l’obscurcissait et la comprimait, de cet idéal abaissé et de ces règles flottantes dont elle s’était contentée. Il est vrai que la vue de la perfection morale accable l’homme en le ravissant. Il s’effraie de ses infidélités, il plie sous le fardeau de ses transgressions, il sent la nécessité du pardon et se jette tout tremblant aux pieds de son Dieu. Mais Dieu n’a voulu l’abattre que pour le relever, et lui montrant la croix de Jésus-Christ où la justice et la paix se sont embrassées, il dit à l’homme brisé et consolé tout ensemble : prends courage, crois et renais à la vie ! Et l’homme se relève, réconcilié avec Dieu, librement, mais absolument soumis à la loi, dont le modèle attrayant et sublime s’offre à lui dans la vie sans tache de son Sauveur. L’homme est relevé, disons mieux, il est refait, il est reconstitué moralement, il est créé de nouveau, et il remonte avec Jésus-Christ des abîmes de la corruption et de la mort ! Placez maintenant cet homme, qui a reçu au moins le germe d’une vie divine, dans toutes les relations de l’existence humaine, placez-le en présence de tous ses devoirs individuels et sociaux, et dites-nous s’il ne sera pas en même temps qu’un nouvel homme un nouveau citoyen !

Ce n’est pas lui qui se désintéressera lâchement de la chose publique. Si parfois un christianisme mal compris a poussé des âmes pieuses au désert, c’est là une erreur qui n’a jamais été générale. Dans les premiers siècles de l’Eglise, comme dans les âges postérieurs et dans les temps modernes, c’est à des chrétiens qu’ont été dues les initiatives les plus généreuses, ce sont dès chrétiens qui ont été les promoteurs de toutes les réformes et de tous les progrès. La vie intérieure n’a été pour eux que le foyer d’une action féconde. Le chrétien s’efforcera de comprendre son devoir et de le remplir dans toute son étendue. Le chrétien sera le champion résolu, persévérant, indomptable de toutes les nobles causes, car il sait qu’elles sont étroitement liées à la cause de Dieu. Il ne flattera jamais ni le pouvoir ni le peuple : les respectant l’un et l’autre, il ne cherchera qu’à les éclairer et à les servir. Il se gardera d’un mécontentement systématique comme d’une approbation aveugle et toutes les fois qu’il aura à déposer un vote, à manifester une opinion, à accomplir un acte, il pèsera sa décision dans la balance d’un esprit sage et d’une conscience pure, il la prendra dans le recueillement, parfois dans les angoisses de la prière, et puis il agira sans crainte, fidèle au vieil adage : fais ce que dois, advienne que pourra !

Ce n’est pas le disciple de Christ qui sera superficiel, ignorant et vain dans son patriotisme. Il sait que les gloires extérieures sont fragiles, et il en souhaitera à son pays de plus sérieuses et de plus durables. Il sait que plus les ressources matérielles abondent parmi les hommes, plus ils ont besoin de force morale, sous peine de n’être que de brillants esclaves, et il recherchera pour son peuple comme pour lui-même, premièrement le royaume de Dieu et sa justice, sachant que toutes les autres choses lui seront données par-dessus. Il ne se privera pas, par une ignorance dédaigneuse, des lumières que pourra lui apporter l’observation sérieuse des pays qui l’entourent. Convaincu que celui qui a formé les peuples et tracé les bornes de leur habitation a dispensé à chacun d’eux une part de ses dons et leur a assigné un rôle dans l’histoire, il cherchera à leur emprunter tout ce qu’ils ont de vrai, d’utile, de généreux, en même temps qu’ayant conscience du génie et de la mission de son peuple, il travaillera, même au poste le plus obscur, à être tout ce que Dieu et son peuple attendent de lui. Et comme il l’aime, cette patrie que Dieu lui a donnée ! Ce n’est pas seulement un lieu qui l’a vu naître et dont les aspects, plus beaux que tous les autres, sont empreints dans son cœur, c’est une mère qui l’a enfanté, c’est un sein qui l’a nourri, c’est une âme où s’allume la sienne ! Heureuse, comme il jouit de sa joie, comme il se glorifie de ses gloires ! Abattue, humiliée, mais grandie par le malheur, il porte à ses pieds son dévouement passionné et ses respects attendris. Comme Jésus pleurant sur Jérusalem, comme saint Paul souhaitant d’être anathème pour ses frères selon la chair, comme Augustin et Jérôme brisés de douleur devant les ravages de l’invasion – protestants de France, vous avez ressenti avec une sympathie qui ne l’a cédé à aucune autre, les malheurs de la France ; vous avez été humiliés de ses opprobres et transpercés de ses coups ; vous avez prodigué vos trésors pour le soulagement de ses maux, vous avez donné les biens-aimés de vos cœurs pour sa défense… Vous-mêmes, parents infortunés qui ne les avez pas vus revenir… une joie douloureuse est venue se mêler à votre immense sacrifice… et vous, nobles victimes, lorsque votre dernier regard cherchait un père, une mère, une épouse, des fronts d’enfants… n’avez-vous pas été soutenus par cette consolation ineffable : nous mourons pour Dieu et pour la France ?…

Enfin, mes frères, ce n’est pas le chrétien qui sera indifférent aux libertés de son pays. Disons-le avec assurance, le christianisme n’a pas été seulement l’ami de la liberté dans le monde, il en a été le fondateur. La liberté est née le jour où sous le despotisme des Césars, la conscience chrétienne s’est redressée, au nom de Dieu, contre les abus de la force. Rendons l’homme respectable à l’homme, s’écria une voix sérieuse dans une assemblée de la révolution française. Mais dix-huit siècles auparavant ce vœu avait été rempli, car une goutte du sang de Christ tombant sur chaque front humain avait rendu tout homme, même le plus chétif, non seulement respectable mais sacré aux yeux de tous ses semblables. Etablie sur ce fondement céleste, élevée à cette : hauteur, la liberté est au-dessus de toute fausse conception, de tout excès et de toute défaillance. C’est la liberté unie à l’autorité, inséparable de l’ordre, et plaçant le droit sous la garde du devoir. C’est la liberté créant, en vertu du même principe, la soumission à tous les pouvoirs légitimes et la résistance à l’arbitraire ou au despotisme, de quelque part qu’ils viennent. Les peuples chrétiens seront seuls capables de porter le poids glorieux de toutes les libertés, car ils sauront tout ensemble les assurer et les contenir par ces invisibles barrières de la loi morale sans lesquelles les lois positives sont impuissantes à gouverner les hommes !

Voilà, mes frères, les grandes inspirations de la politique chrétienne. Ah ! si elles se propageaient comme une sainte flamme dans le cœur de tous nos concitoyens, ne verrions-nous pas surgir du sein de nos ruines cette France nouvelle, objet de tous nos vœux ? Pourquoi ne pas l’espérer ? Pourquoi ne pas hâter ce jour par l’action unie et féconde de tous les hommes de foi, de tous les hommes de bien, et par l’ardeur de nos prières ? N’avons-nous pas vu, à toutes les périodes de notre histoire, la noble alliance du christianisme et du génie français, produire des types admirables qui sont comme les prémices d’une France régénérée ? Il se sont appelés Bayard et Duguesclin, Coligny et Michel de l’Hospital, d’Aguesseau et Malesherbes, Tocqueville et Montalembert ! Ils s’appellent aujourd’hui…. je ne veux prononcer aucun nom contemporain, mes frères, mais il me suffira de dire que dans tous les rangs et dans toutes les Églises, dans la capitale et dans la province, sous les cheveux blancs ou dans les rangs d’une jeunesse généreuse, il y a encore parmi nous, de vrais Français et de vrais chrétiens. Qu’ils se multiplient de toutes parts sous le coup de nos désastres, et ce ne sera pas en vain que tant de larmes et tant de sang auront arrosé cette terre de France à laquelle tu enverras encore, ô notre Dieu, les sourires de ton ciel et les bénédictions de ton amour !

Il me semble voir… là-bas, dans ces provinces aimées, dans ces premiers champs ravagés par l’invasion, le laboureur, d’une main furtive et encore tremblante, jeter le grain de semence dans le sillon creusé par sa charrue. Quelques mois s’écoulent et le printemps va parer les campagnes de sa robe resplendissante : une riche moisson va effacer sous ses flots ondoyants les traces meurtrières de la main de l’homme. Et le paysan d’Alsace ou de Lorraine, en liant ses gerbes, racontera à ses enfants qu’à cette place où ils prennent leurs naïfs ébats, se livrait il y a peu de temps le jeu sanglant de la guerre, et qu’au pied de cet arbre un pauvre soldat a rendu le dernier soupir en prononçant le nom de Dieu et le nom de sa mère !…

Eh bien ! que ce rajeunissement soit l’image de la résurrection plus lente mais plus belle de notre patrie bien-aimée, et qu’en la voyant se lever peu à peu du fond de sa tombe, on se souvienne de la parole de Jésus-Christ pleine de douleur et d’espérance : Si le grain de froment ne meurt, il demeure seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit.

O Dieu ! Dieu de justice et d’amour, de sainteté et de miséricorde ! O toi qui abaisses et qui élèves, qui fais mourir et qui fais vivre, penche-toi, du haut de ton ciel, sur la France expirante, et donne-nous de pouvoir chanter, dès maintenant, du milieu même des ombres de la mort, le cantique de la vie :

Notre sépulcre aussi connaîtra sa victoire !
Sa voix au dernier jour nous ressuscitera !
Alléluiah ! Alléluiah !
Pour nous, ses rachetés, la mort se change en gloire !

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