François Coillard T.1 Enfance et jeunesse

V
à l’école préparatoire de théologie
Paris 1854

Louis Boissonnas. — La vie à l’école. — Le journal intime. — L’Union chrétienne. — Cultes divers. — James Hocart. — Dissensions religieuses. — Premiers essais poétiques. — Une règle de vie. — Vie à Paris. — Vacances à Asnières. — Aux portes du tombeau. — Retour à Paris. — La conscription. — Départ pour Strasbourg. — Sauvé des mains des gendarmes ! — Bon ou pas bon pour le service !

L’École préparatoire de théologie avait été fondée à Lille, en 1846, par la Société chrétienne du Nord ; dès 1847, elle fut transférée à Paris et cédée à la Société centrale protestante d’évangélisation. En 1852, la direction en fut confiée à un Genevois qui avait acquis la nationalité française, Louis Boissonnas, pasteur à Hargicourt. Le 12 octobre 1852, l’école s’ouvrit dans une maison louée rue Truffaut, 25, à Batignolles, alors une commune distincte de Paris, avec neuf élèves auxquels vinrent s’en adjoindre trois autres. A la rentrée de l’année suivante, ils étaient quatorze ; le quatorzième était François Coillard.

« M. Boissonnas était un homme de foia. Il appartenait à la vieille orthodoxie traditionnelle et il avait peur de toutes les nouveautés théologiques, dit un de ses anciens élèves. Mais ce n’était pas par ses idées, par sa théologie qu’il avait de l’influence sur nous, c’était plutôt par sa piété qu’on sentait très réelle et très vivante. Il avait plus que de l’influence, il avait de l’autorité, ce qui paraissait surprenant, vu son extrême douceur. Ce contraste était peut-être le trait le plus saillant de son caractère. Sous cette douceur, il y avait une des plus indomptables énergies que j’aie connues ; sous ce velours, il y avait une barre de fer ; sous ce sourire toujours aimable, une volonté inflexible et une persévérance inlassable. Jamais il ne se fâchait, jamais il ne s’emportait, jamais il ne perdait la calme possession de lui-même, ce qui le rendait très fort.

aSouvenir du Jubilé de l’École préparatoire de théologie, 3-4 juin 1902 : Allocution de M. le pasteur Auguste Decoppet.



L. Boissonnas (1820-1885)

A Batignolles, il fallait être levé à 5 heures du matin, en hiver comme en été, et être à 5 heures et demie en classe et à l’œuvre. Chaque élève à son tour faisait la prière. Tous ceux qui n’arrivaient pas à 5 heures et demie juste étaient marqués sur un carnet, et, chaque samedi, réprimandés par M. Boissonnas avec une douceur angélique et une fermeté redoutable. Comme on se levait de fort bonne heure, on devait se coucher de bonne heure aussi. A 10 heures tout le monde devait être au lit.

L’École préparatoire a représenté le travail consciencieux, la discipline affectueuse, la règle — je n’ai pas dit la réglementation — et tout cela accepté dans un esprit de piété, avec entrain et avec joie, pour Dieu et pour la France. »

Parlant de l’École, en 1855 ·, M. Boissonnas a dit comment il comprenait sa tâche : « Nous tenons à ce que notre maison ne ressemble en rien à ces funestes fabriques de bacheliers qui ne se préoccupent que de l’examen et négligent le véritable développement intellectuel. Nous voulons des études sérieuses, solides, qui éclairent l’esprit, fortifient l’intelligence, élèvent le cœur et donnent à nos élèves cette culture de l’esprit si nécessaire pour conserver à notre clergé protestant sa supériorité et exercer sur les hommes une légitime influence.

Mais, s’il est important de cultiver l’esprit des élèves, il l’est bien plus encore d’éclairer leur foi et de fortifier leur piété. Aussi les études ne nous font-elles jamais perdre de vue que nous avons à former de futurs serviteurs de Dieu. Nous cherchons à les pénétrer de cette pensée, qu’ils doivent considérer les années qu’ils passent dans la maison comme un temps de préparation spirituelle pour le saint ministère, qu’ils doivent, soutenus par la grâce de Dieu, former chaque jour leur âme à ce renoncement, à cet esprit de prière et de sacrifice, à ce sérieux de la vie, qui sont les caractères de la vocation et valent mieux pour le pastorat que tous les talents du monde.

Nous travaillons à développer chez eux, non un esprit dogmatique, une orthodoxie sèche et aride, mais une vie chrétienne propre et individuelle, une expérience intime des grandes vérités de l’Évangile : Christ vivant dans le cœur, éclairant le cœur, fortifiant le cœur dans toutes les circonstances de la vie. Quant à notre régime intérieur, nous sommes une grande famille. Ce n’est pas la discipline de la loi qui règne au milieu de nous, mais celle de l’amour. Il n’y a aucune ressemblance entre notre maison et les collèges ou les pensions ordinaires. »

L’école en était à ses débuts. Nous étions une douzaine de jeunes gens venus de différents points de la France, et dont quelques-uns étaient déjà près de la trentaine. M. le pasteur Boissonnas et sa femme s’étaient donnés à cette œuvre. Dès le commencement, ils imprimèrent à l’école une marche vigoureuse, un amour du travail bien propre à racheter le temps et à former des hommes solides. Et ils ont réussi, car c’est là qu’ont passé quelques-uns des pasteurs les plus en vue de l’église réformée de France : les Bonnefon, Banzet, Decoppet et autres. Je crois pourtant qu’il est regrettable qu’on y ait introduit, avec la discipline des grandes écoles publiques, un peu de leur esprit, et qu’on ait encouragé les élèves à s’absorber dans leurs études, à l’exclusion presque complète de toute pratique : nous le sentions, nous, et nous le déplorions. Cela dit, cette école a acquis des droits sacrés à l’affection et à la sollicitude des églises. A une exception près, une seule, nous étions tous des jeunes gens convertis, sérieux, désireux de servir le Seigneur fidèlement et de mettre à son service tous les talents qu’ nous avait Lui-même confiés.

En réalité, Coillard avait été très dépaysé en arrivant à l’école de Batignolles. Cette impression persista et se transforma en une obsession presque maladive de son état de péché ; il est hanté par ses fautes, il exagère ses défauts, il a la conscience en chair vive. A Asnières, il avait été l’enfant gâté de sa mère et cela se sent encore bien des années après qu’il a quitté celle-ci ; à Glay, au Magny, il avait vécu dans un petit cercle très restreint, dans un milieu très pieux et très austère ; son caractère (il avait dix-neuf ans passés) s’était formé dans ce moule un peu étroit et devait mal s’accommoder de la vie dans une grande ville.

« Je me transporte souvent par la pensée, écrit-il le 26 janvier 1854 à ses amis du Magny, dans le jardin de notre cher pasteur, seul sous ce pommier témoin de bien des scènes. C’est là que j’étais heureux et ce n’est pas sans un bonheur mêlé de regrets que j’y pense. Jamais, peut-être, je n’éprouverai les mêmes jouissances.

A Paris, on ne jouit pas des privilèges dont le Seigneur vous comble dans vos humbles et tranquilles villages. Ici, chaque chrétien forme une république séparée. Le christianisme le plus vivant est toujours retenu par les dentelles et les soies qui le recouvrent et, même entre les amis les plus intimes, il existe je ne sais quelle forme de crainte d’être banal, qui les empêche de s’ouvrir, de « se confesser les uns les autres » selon le langage des saintes Écritures. C’est la mode de Paris, on s’y habitue. »

La transition était trop brusque du « petit cabinet » solitaire du Magny à la maison de la rue Truffaut, des leçons de M. Jeanmaire « au tourbillon des études », de la vie de famille au cercle turbulent des élèves. Ceux-ci, plus habitués à la vie des villes, plus frottés avec le monde, envisageaient la vie du chrétien sous un aspect moins grave et ne comprenaient peut-être pas l’extrême sévérité dont Coillard usait à l’égard de lui-même. Coillard était arrivé à l’École préparatoire plusieurs semaines trop tard ; déjà les élèves s’étaient retrouvés ou avaient fait connaissance, des amitiés s’étaient ébauchées. Coillard dut donc, à son entrée, se sentir isolé et qui sait même si quelque farce d’internat ne fit pas payer au « nouveau » son arrivée tardive ?

En tout cas, les élèves plaisantaient et Coillard, dans cette période de sa vie, n’aimait pas et ne comprenait guère ces plaisanteries. Il fit, dès l’abord, preuve d’un sérieux qui devait sentir sa province ; les taquineries révélèrent ou développèrent en lui une certaine susceptibilité et il se reproche d’avoir trop souvent cédé à la colère. Coillard devait aussi souffrir de circonstances plus extérieures, de son extrême pauvreté d’abord : « On a beau dire le contraire, s’écrie-t-il, le pauvre sera toujours pauvre, tandis que l’argent élève le riche aux honneurs et même aux vertus. » Il aurait voulu qu’on ignorât sa pauvreté ; des élèves maladroits s’en entretinrent et il l’entendit.

Puis il n’avait pas fait des études aussi fortes et bien réglées que la plupart des autres élèves de Batignolles ; enfin ses manières, son langage, tout son être devait un peu trahir le paysan ; ses compagnons sourirent et quelques épithètes malsonnantes : « ignorant, grossier campagnard » vinrent frapper l’oreille du jeune Berrichon. Sa fierté naturelle en fut profondément blessée. Enfin il fit, en amitié, de décevantes expériences, et il résolut de renoncer à toute intimité profonde avec ses camarades. Luttes intérieures, aspirations inassouvies, tel était l’état d’âme de Coillard.

Même à l’égard de M. Boissonnas, Coillard observa, au moins durant les premiers mois, une réserve qui était presque de la défensive. M. Boissonnas, très attaché à l’église réformée, n’était pas de la même école que les Ami Bost, les Jaquet, les Jeanmaire, les Berger, les Hocart, qui tous, luthériens ou libres, se rattachaient au Réveil, pour lesquels Coillard éprouvait une affection profonde et reconnaissante et avec lesquels il était en parfaite communion d’idées.

Coillard se prend à regretter Bâle ; il voudrait être placé dans une maison missionnaire où l’on ne prépare que des missionnaires et non des bacheliers : « Je voudrais, écrit-il le 4 mars 1854 dans son journal, que mes études n’eussent ni le même but, ni la même marche, ni le même caractère. » Et plus tard, le 15 mai : « Pour moi, je veux, coûte que coûte, aimer M. Boissonnas, non comme directeur mais comme père. Je désire qu’à son tour il m’aime comme les autres. » Enfin le jour de Pentecôte : « Le Seigneur m’a éclairé, écrit-il. J’aime M. Boissonnas et j’ai dit, quoique à regret, adieu à Bâle. »

S’il y avait souvent malaise moral chez Coillard, il y avait aussi malaise physique, celui-ci aggravant celui-là ; sa santé avait souffert de ce trop brusque passage de la vie de la campagne à la vie de Paris : à plusieurs reprises, dans son journal, il dit qu’il est malade de corps et d’esprit, fatigué de corps et d’âme ; plus son séjour à Paris se prolonge, plus les fatigues et les malaises deviennent fréquents ; la mort lui sourit, souvent il la désire. Les personnes, et Coillard semble être du nombre, chez lesquelles une grande réserve est alliée à un peu de susceptibilité, sont portées à donner une interprétation fausse et à attribuer une importance exagérée à tel acte ou à telle parole de ceux auxquels elles ont volontairement fermé la porte de leur for intérieur. Ainsi naissent des malentendus dont elles souffrent profondément, car elles sont seules à porter cette souffrance, comme elles en sont seules responsables. Cette souffrance les pousse à désirer ardemment, avec des personnes autres que celles qu’elles sont appelées à rencontrer habituellement, une expansion pour laquelle elles se croient faites, mais qui est, au fond, trop contraire à leur nature pour pouvoir être réalisable, si ce n’est en de très courts instants.

Coillard, pour satisfaire ce besoin d’épanchement, commença, le 1er janvier 1854, un journal intime. Sur le dernier feuillet du premier cahier, une croix est tracée à la plume avec ce mot : « amour à l’intérieur de la couverture une croix avec : « Dieu est amour. » En tête du second cahier, le même motif est répété.

[Désormais nous citerons souvent le journal intime de Coillard ; les passages que nous en extrairons se distingueront de ceux de l’autobiographie parce qu’ils seront précédés d’une date. Mais, pour plus de clarté, nous ferons précéder du mot (Autobiographie) tous les passages empruntés à ce document. (Ed. F.)]

3 février 1854. — Ce journal est le seul ami que j’aie à Paris auquel je puisse ouvrir mon cœur. La crainte qu’il ne vienne à tomber entre les mains de quelqu’un de mes indiscrets condisciples m’a souvent un peu gêné ; mais dorénavant je m’élèverai au-dessus de ces craintes, peu fondées d’ailleurs, je me découvrirai à mon journal tel que je suis.

« Créez-vous un ami dans votre chambre, conseille-t-il peu après à un de ses correspondants, c’est-à-dire faites-vous un journal où vous n’écrirez que quand vous en sentirez le besoin. »

Coillard, dans son journal, se montre très sérieux, très sévère pour lui-même, très réservé, peu démonstratif avec les autres, parfois un peu ombrageux et un peu compliqué, passant par des alternances rapides de grandes tristesses et de grandes joies, de désirs ardents de complète consécration et de profonds découragements, attachant à ses manquements et à ses fautes, comme quelquefois aux torts des autres, une importance qui avait quelque chose de morbide. Il y avait là un manque d’équilibre dont il souffrit beaucoup. Il lutta constamment pour retrouver cette stabilité, et il ne la retrouva tout à fait qu’une fois marié. Il ne faut toutefois rien exagérer ; dans son autobiographie, Coillard dit : « Je jouis immensément du temps que je passai à Batignolles. » Et le 26 janvier 1854, il écrit à ses amis du Magny :

« A en juger par mes premières lettres, vous avez pu voir que la vie de Paris ne m’allait guère. En effet, les premières semaines de mon séjour en cette ville, j’ai passé quelques mauvaises heures. J’ai dû, tout naturellement, éprouver l’effet que subit une plante qu’on change de climat, mais maintenant tout va assez bien. Je suis heureux sous la bonne direction chrétienne de M. Boissonnas ; j’ai en lui plus qu’un maître, qu’un directeur. Sans doute je ne suis plus comme autrefois chez M. Jeanmaire ; je suis dans une pension, pension chrétienne si vous le voulez, mais également pension. »

Quant à ses études, bien vite il se remit au pas :

« Six mois de latin, trois de grec, écrit-il le 21 février, m’ont suffi pour suivre les deux condisciples de ma division, jeunes gens de quinze ans, tous deux très forts comparés à moi, dont l’un a suivi je ne sais combien de temps le collège et l’autre a commencé l’étude des langues deux ans avant d’entrer ici. Oui, je dois beaucoup à M. Jeanmaire. »

(Autobiographie.) Quelques-uns d’entre nous s’occupaient d’écoles du dimanche sous la direction de M. Montandon et plusieurs étaient membres de l’Union chrétienne des jeunes gens, une institution de date récente (fondée en 1852) et où brillaient alors deux étudiants en médecine qui sont devenus les docteurs Morin et Gibert. Il régnait alors aux réunions de l’Union une grande intimité ; quelque chose comme un puissant lien de famille nous unissait les uns aux autres et tous nous étions animés par un esprit irrésistible de propagande. A nos réunions, chacun rendait compte de ce qu’il avait fait.

Il y avait de la vie dans ces réunions, c’était pour nous un rafraîchissement et une bénédiction que d’y assister. Depuis lors, l’Union chrétienne des jeunes gens s’est immensément développée et ramifiée. Peut-être a-t-elle subi des transformations qui lui font gagner plus en étendue qu’en profondeur je ne sais mais elle a toujours eu mon respect et mon affection.

Tous les jeudis, j’assistais chez Mme André à une réunion d’enfants présidée par J.-P. Cookb. Et puis, je visitais souvent cette famille qui avait voulu me protéger et qui s’intéressa toujours à moi. Un jour je me fis annoncer à la vieille Mme André mère, Mme André-Rivets ; sa porte n’était toujours ouverte. Il s’y trouvait Mlle Bost et deux demoiselles Mackintosh, ses amies, des habituées de cet intérieur. A l’ouïe de mon nom, comme je l’appris plus tard, Mlle Bost s’écria : « Coillard ! … Regardez-le bien, dit-elle à ses amies, et, quand il sera parti, je vous parlerai de lui… » Ne me doutant de rien, j’entrai. Une vive émotion, que je sus cependant contenir, me saisit en revoyant cette personne angélique et idéale que mes souvenirs avaient entourée d’une si belle auréole. Ce fut, je crois, la dernière fois que je la visc ; elle m’écrivit souvent. Cette entrevue pourtant fit plus d’impression sur ces demoiselles écossaisesd pour lesquelles, à mon insu, j’étais un objet tout spécial d’étude et d’intérêt. Je les rencontrai ensuite plusieurs fois à la table et dans le salon de cette excellente Mme André, où elles paraissaient à l’aise, comme chez elles, et où j’étais entouré d’une grande affection. Mais là, pour le moment, se bornèrent nos rapports.

b – Cook (Jean-Paul), pasteur méthodiste français, né en 1828, est surtout connu par la part qu’il a prise à l’œuvre des écoles du dimanche. En 1852, il fonda l’Union chrétienne de jeunes gens de Paris. En 1853, il commença la publication des Archives du méthodisme. (Ed. F.)

c – Marie Bost mourut à Salies-de-Béarn le 3 août 1858. (Ed. F.)

d – C’étaient les deux demoiselles Kate et Joanna Mackintosh. Mlle Christina Mackintosh ne devait venir à Paris qu’en 1857. (Ed. F.)

J’avais une soif ardente d’être instruit dans les choses de Dieu. M. Adolphe Monod était alors au zénith de sa gloire, et je ne manquais pas une seule occasion de l’entendre. Deux heures avant le commencement du service, on faisait queue aux portes de l’Oratoire, et, une fois les portes ouvertes, quelle irruption ! On avait beau mettre des écriteaux dans certaines galeries : places réservées, comme les bancs ne se louent pas comme en Angleterre, la foule s’inquiétait peu des écriteaux et envahissait tout. C’est ainsi qu’un jour, je me trouvai, avec d’autres, dans une galerie réservée pour M. Guizot et sa famille. Le concierge réussit à faire évacuer la place ; mais je me fis petit, je pus rester dans mon coin et, en attendant le commencement du culte, étudier la physionomie de ce grand homme. Tout à coup, un léger sifflement parcourut l’assemblée et il se fit un profond silence. Adolphe Monod avait paru et il montait en chaire. Qui l’a vu alors, jamais ne l’oubliera, ça valait un sermon. On eût dit que l’homme succombait sous le poids de sa mission, tandis que je ne sais quelle auréole illuminait son visage. Et, quand il parlait, on retenait son haleine ; on ne commençait à respirer que quand il avait prononcé son solennel : Amen ! En l’entendant, on pensait involontairement au témoignage rendu au Sauveur par les espions de ses ennemis : « Jamais homme ne parla comme cet homme. »

M. Athanase Coquerel, lui aussi, homme de grand talent et, assure-t-on, de grand cœur, attirait la foule, mais c’était une tout autre éloquence. Elle captivait mais ne vous terrassait pas. Il y manquait l’étincelle du feu sacré qui brûlait chez Adolphe Monod.

En dehors des cultes de l’église établie, nous étions sur le qui-vive pour profiter de tous les moyens de grâce possibles. Un jour, un de mes amis me dit : « J’ai découvert, rue du Bac, une toute petite réunion où j’ai reçu du bien. » — « Allons-y », lui dis-je. Au fond d’une petite salle, garnie d’une dizaine de bancs de bois, se trouvaient réunis quelques hommes qui s’édifiaient entre eux. A nous deux, nous formions l’auditoire. Les petits discours qui partaient du fond de la chambre, et qui se succédèrent pendant plus d’une heure, nous mitraillaient sans pitié. Nous étions « le monde », en dehors du cercle de la famille. Mon ami n’y tint pas ; leva et fit à son tour un petit discours où, après avoir décliné nos titres d’enfants de Dieu, il plaida l’union. Je trouvai qu’il parla bien, et ces messieurs du fond le trouvèrent aussi évidemment, car l’un d’eux, répondant, nous offrit de nous approcher et de rompre le pain. Mon ami, très national dans ses idées, balbutia quelques excuses évasives, et, le rouge au visage, il quitta promptement la salle. Je ne partageais pas du tout son embarras et d’abord je ne doutais pas même qu’il n’acceptât. Par déférence, sans calcul d’ailleurs, je le suivis, remarquant qu’après son petit discours si plein d’amour fraternel, il se contredit brusquement et termina ainsi cette visite en queue de poisson. Ce fut ma première et ma dernière visite à la rue du Bac.

Un autre jour, passant dans la rue Royale, je remarquai des gens qui entraient évidemment dans un lieu de culte que j’ignorais encore ; je les suivis. C’était la chapelle méthodiste. Ce qui me frappa dès l’abord, ce fut le recueillement de l’assemblée. On me fit place comme si on me connaissait. Un homme, plein d’onction, fit une méditation qui fut abondamment bénie pour moi. Aussi me promis-je d’y revenir souvent. C’est ce que je fis. Oh ! quel foyer de vie dans ce Paris ! Quel contraste avec les prédications à grand orchestre ! Je brûlais du désir de connaître cet homme de Dieu qui m’avait gagné le cœur et fait tant de bien. Mais j’étais étranger dans ce milieu et personne ne se souciait de moi. Même un jour, que, après que tout le gros de l’auditoire était sorti, je m’étais attardé pour voir ce que faisaient ceux qui restaient derrière, on me dit poliment que c’était une réunion toute privée et on me pria de me retirer. Je me retirai. Dimanche après dimanche, j’étais là pourtant à ma place habituelle.

Ce pasteur que Coillard brûlait de connaître était James Hocart, né à Guernesey le 16 octobre 1812, pasteur de l’église méthodiste de France. Il fut l’un de ces jeunes missionnaires qui, sous la direction de Ch. Cook, travaillèrent avec un zèle infatigable au réveil du protestantisme français. De 1853 à 1859, lorsque l’église méthodiste n’était plus une simple mission mais une église constituée, il occupa le poste de Paris. L’amitié que Coillard conçut pour lui dès qu’il le vit prit un caractère d’intensité peu ordinaire.

24 avril 1854. — Je ne saurais dire quelle affection je ressens pour un pasteur méthodiste dont je ne connais pas le nom. Je n’y puis penser sans sentir mon cœur bouillonner d’amour.

26 avril. — Quant à ce cher M. Hocart, je ne sais ce qui m’attache à lui. Je ne l’ai vu en tout que deux fois, je ne lui ai jamais parlé, et cependant je l’aime, oh ! je l’aime ! je ne puis dire combien. De penser à ce cher M. Hocart, c’est presque plus doux pour moi que de songer au bonheur qui m’attend aux vacances auprès de ma mère. Je crains même d’aimer ce monsieur plus que le Seigneur ; c’est incompréhensible.

Et, à plusieurs reprises, ce scrupule d’idolâtrie revient dans le journal.

28 avril. — Tout me plaît chez lui. Il me tarde d’être à dimanche pour aller à la chapelle wesleyenne l’entendre et tâcher de lui parler.

15 mai 1854. — Je voudrais lui écrire, je n’ose, et je voudrais le voir, je ne l’ose pas.

(Autobiographie.) — Enfin, déterminé à faire la connaissance de ce pasteur, je me promenai en long et en large sur le trottoir pendant la réunion privée et j’attendis qu’on sortit. Puis je suivis à distance le pasteur et sa famille. Une averse les obligea, faute de parapluies, à se réfugier sous une porte cochère. Prenant mon courage à deux mains, j’allai offrir le mien au pasteur, lui disant en même temps qui j’étais. Il me sourit avec bonté, il me dit que depuis longtemps il m’avait remarqué à la chapelle et cherchait l’occasion de faire ma connaissance : « Nous vivons dans la même rue, ajouta-t-il, et il ne vous sera pas difficile de venir chez moi. » Je me prévalus de son invitation et souvent j’allai passer une soirée chez lui, au sein de sa famille, ou me retremper par quelques moments de conversation privée et de prière avec lui. Il m’invita même quelquefois à assister à des réunions de classes et d’expériences présidées par lui. Ce fut là pour moi comme la source d’Agar qui, pendant la saison desséchante des études, entretint en moi la vie et la vigueur.

La sympathie était réciproque ; M. Hocart écrit à Coillard le 31 janvier 1855 : « Mon cœur avait depuis longtemps répondu au vôtre, et, sans vous l’avoir dit, je vous avais pris en amitié. »

(Autobiographie.) — Il se trouvait alors à Paris des foyers autour desquels se groupait la jeunesse ; ainsi les salons des Pressensé, de la famille André, des Grandpierre, le samedi soir de Frédéric Monod, où se rencontrait tout ce que le protestantisme de Paris avait de plus éminent, avec des teintes sans doute bien différentes et bien tranchées, mais qui s’harmonisaient dans l’union comme les couleurs de l’arc-en-ciel. Ce qui désolait l’Église alors, c’étaient les dissensions religieuses. Les camps étaient tranchés et les discussions vives et passionnées. Taitbout était au faîte de sa prospérité ; des étoiles se levaient à son horizon qui s’annonçaient comme des astres de première grandeur : Edmond de Pressensé et Eugène Bersier. Dans l’église de la confession d’Augsbourg, c’étaient l’éloquent pasteur de la pieuse duchesse d’Orléans, M. Verny, qui expira en chaire en finissant un discours, MM. Louis Meyer, Louis Vallette. Dans l’église réformée, c’étaient, d’une part, M. Athanase Coquerel, la tête du parti libéral, et son fils ; d’autre part, Adolphe Monod et Grandpierre, le défenseur enthousiaste du parti orthodoxe.

C’est au milieu de cette haie d’épines que naquit cette tendre plante qui s’est si merveilleusement développée depuis, qui a poussé de profondes racines et étendu ses branches parmi les nations chrétiennes : l’Alliance évangélique. Tout le monde n’y croyait pas alors ; aujourd’hui elle a porté ses fruits bienfaisants et nous sentons tous que nous ne saurions nous passer d’elle. Rien ne m’a plus frappé à mon retour en Europe que le changement complet qui s’était opéré dans la situation. Quand je partis pour l’Afrique en 1857, c’était la guerre civile, une guerre fratricide entre camps religieux, et la lutte, qui s’était envenimée, se portait partout, jusque dans notre Comité des Missions. Vingt-cinq ans plus tard, la lutte n’existait plus, les esprits s’étaient calmés et chacun s’était fait sa place au soleil. La petite lutte de clochers, nous l’avons retrouvée dans certaines parties de la province, mais dans les grandes villes, à Paris surtout, rien de plus édifiant que l’harmonie et l’estime mutuelles qui règnent entre les différents partis. Mais j’anticipe.

Nous étions deux élèves missionnaires à cette école de théologie, tous deux à peu près du même âge, dans les mêmes circonstances sociales et ayant les mêmes goûts. Nous nous liâmes donc d’une amitié particulière et intime. Mon ami venait du Poitou. Il était poète, et moi aussi, à ma manière. Mais je m’étais avisé une fois d’envoyer à un pasteur quelques-unes de mes productions ; il me rogna alors si bien les ailes avec les ciseaux de l’ironie que jamais, depuis lors, sauf une ou deux exceptions, je n’ai osé tenter d’enfourcher Pégase et de faire l’ascension du Parnasse.

Peut-être Coillard fait-il ici allusion à la lettre suivante de M. Jeanmaire (14 février 1854) : « Je suis persuadé, cher ami, que vous reconnaîtrez aussi à Paris que toutes choses contribuent au bien de ceux qui aiment Dieu. Au nombre de ces douceurs qu’Il veut bien, dans sa grande miséricorde, procurer à ses faibles enfants, sont des amis chrétiens, qui, sans remplacer le Céleste, nous rappellent son amour et sa fidélité. Vous avez trouvé ce bonheur et je vous en félicite. Tout ce que vous me dites de votre ami B. m’intéresse vivement, même jusqu’au découragement qu’il fait éprouver à votre muse. Encore en ceci je vois une dispensation de la sagesse divine. La poésie peut devenir un joujou dangereux, elle a besoin d’être comprimée plutôt que d’être encouragée. Aussi je ne comprenais pas ce cher M. Jaquet, lorsqu’il vous poussait dans un chemin glissant, où souvent le démon de la vanité obtient seul quelques succès. J’étais, cette fois-là, fâché pour tout de bon. Je suis loin de mépriser un talent que le Créateur nous a donné pour joindre notre alléluia à celui de ses saints anges. Tout homme est poète, au moins une fois dans sa vie ; mais la poésie du génie est rare comme celui-ci. C’est celle que les Grecs représentent sous l’emblème du cheval ailé du Parnasse, lequel n’a pour guide que le feu qui l’emporte, et dont la route est loin des ornières tracées dans la poudre. C’est ainsi que nos grands poètes ont été emportés dans une carrière d’où aucun effort n’a pu les arracher. Ils étaient, en quelque sorte, poètes malgré eux, et c’est cela qui les distingue de la foule de ceux qui ont tâché de les suivre en avançant sur deux béquilles dont l’une s’appelle « imitation » et l’autre « vanité ». Ceci du reste, cher ami, ne s’adresse pas à vous. Si je devais vous donner des conseils, je vous dirais simplement : Quand votre cœur est plein, laissez-le déborder pourvu qu’il soit réellement plein de l’Esprit du Seigneur. »

Coillard a un faible pour la poésie, il a beau dire : « Je ne me suis point reconnu de talent pour la versification et je crachais sur les vers que j’avais déjà faits » (janvier 1854), il a beau s’écrier (17 mars 1855) : « Je voudrais chanter les louanges de Dieu, pourquoi ne suis-je pas poète ? » les premières années de son journal sont tout émaillées de vers ; il a l’âme poétique, il aime l’image, et plus tard en Afrique, ses dons se développeront, il composera ou traduira en sessouto des centaines de cantiques, et il composera, traduira ou adaptera un grand nombre de fables.

C’est à son journal intime que nous allons emprunter quelques fragments qui nous initieront à sa vie à Paris. Ce journal, commencé le 1er janvier 1854, débute par une sorte de règle de vie :

1er janvier 1854. Comptant et m’assurant uniquement sur les secours de la grâce et du Saint-Esprit de mon Dieu, j’ose m’engager devant Lui, en commençant cette nouvelle année :

  1. A me proposer toujours l’Éternel devant moi afin que tout ce que je ferai soit selon sa volonté, tourne toujours à sa plus grande gloire et à l’avancement de son règne.
  2. A m’observer moi-même beaucoup plus que je ne l’ai fait jusqu’à présent, afin de ne point donner de lieu au diable.
  3. A rechercher aussi plus souvent l’intime communion de mon Sauveur ; pour cela je me retirerai seul, autant que possible, pour vaquer à la prière.
  4. Je fuirai la légèreté, l’orgueil et toutes les tentations qui pourraient m’entretenir dans quelques-uns des mauvais penchants qui me sont particuliers. Pour cela je sens ma profonde incapacité ; mais, Seigneur, je crie à toi !
  5. Evitant avec le plus grand soin de me mettre en colère, je m’étudierai chaque jour à pratiquer une douceur et une charité chrétiennes telles que les demande le Seigneur dans sa Parole sainte.
  6. En un mot, je désire vivre d’une vie plus réelle, plus vivante que je n’ai vécu jusqu’ici, vivre de cette vie cachée avec Christ en Dieu qui ne sait se manifester au dehors que par des actions et non par du bruit.

Une pénible expérience m’a convaincu d’une chose, c’est que je ne dois m’attacher intimement à aucun ami terrestre, et même éviter avec soin cette intimité. Aimer mon Sauveur et mon Dieu, ne vivre que pour Lui seul, m’anéantir en Lui est le désir sincère et le plus ardent de mon âme.

Si je sens tellement le besoin de n’avoir plus d’amis, je sens aussi celui de rendre plus rares mes correspondances. Je n’écrirai donc jamais plus de deux lettres par mois (sauf en cas rarement exceptionnels). Dans mes lettres je ne jaserai plus sur la vie chrétienne, comme je l’ai fait jusqu’à présent. Je les ferai aussi brèves que possible et sans ouvrir mon cœur. Quand j’écrirai à mes chers parents, je leur parlerai très modérément des sentiments qui m’animent à leur égard. Mais si je désire que mes lettres soient moins chrétiennes, je désire qu’elles émanent d’un cœur plus pieux.

Je n’écrirai jamais de lettres sans m’y être préparé, au moins quelques jours avant, par la prière, et leur envoi sera encore accompagné de prières. En recevant une lettre, je la déplierai devant le Seigneur. Enfin, par correspondance ou par d’autres moyens, je ferai du bien à mes parents, à mes amis et à tous ceux qui m’entourent, autant qu’il sera en mon pouvoir et sans négliger aucune occasion. Je désire employer mon temps d’une manière agréable au Seigneur, en dissipant le moins qu’il me sera possible, et ayant toujours en vue la grande vocation à laquelle le Seigneur a bien daigné m’appeler.

Maintenant, la prière fervente que j’adresse au Seigneur est que ces résolutions prises au commencement d’une nouvelle année ne soient pas comme tant d’autres, c’est-à-dire vaines et frivoles. Pour cela daigne, ô mon Dieu, enlever mon méchant cœur de l’année passée et me donner un cœur tout entièrement nouveau, rempli de ton Esprit saint, Esprit de lumière, de sagesse et de prière. Amen !

« Mes dimanches ne sont pas si bien employés que les vôtres, écrit Coillard (26 janvier) à ses amis du Magny. Si quelqu’un a dit, en parlant du Magny : « On n’y a pas le temps de digérer », je pourrais dire avec vérité de Paris : J’y meurs de faim. Nous sommes libres tous les dimanches d’aller entendre qui nous voulons. Dimanche dernier c’était M. Grandpierre qui prêchait à l’Oratoire. Le dimanche précédent, c’était M. Monod ; son texte était Luc.13.3-5 ; le texte annonce le discours. On ne peut imaginer prédication plus forte. M. Monod s’était transporté au lendemain du jugement et il parlait avec tant de véhémence et si directement à la conscience, qu’il était impossible que le diable eût pu se trouver heureux s’il eût été auditeur. Ce discours a arraché aux dames sensibles bien des larmes ; Dieu veuille qu’elles aient été sincères et durables ! Il faut bien que ce ne soit pas l’homme qui convertisse ; sans cela, de tous les auditeurs qui se pressaient à l’Oratoire, ce discours n’en aurait congédié aucun entier. »

Jeudi 2 février 1854. — Hier soir, j’ai été avec quelques amis à l’Union chrétienne de jeunes gens, rue de l’Ancienne Comédie, 14. J’y ai été bien heureux. Il faut que je rapporte ici quelques impressions que j’y ai éprouvées. On a discuté cette question d’intérêt : faut-il imposer une légère taxe aux membres, ou bien faut-il que chacun donne volontairement ? J’ai voté pour qu’on donne volontairement et voici mes raisons : imposer une souscription, c’est imposer une dette ; or, si je veux donner à l’Union, je veux faire un sacrifice au Seigneur et non pas payer une dette à une société. Enfin, la majorité a voté pour ce principe. Mais je me trouvais, par cela même, avec tous mes amis, dans un pénible embarras. En terminant le président dit : « El bien, que tous ceux qui ont voté pour les dons volontaires montrent par les effets que ce principe vaut mieux que l’autre ! » Je ne possède que 6 francs de dettes, pas un sou dans ma poche. Je me fie sur mes amis, pensant qu’ils ont quelque argent sur eux. Après la réunion, chacun demande à son voisin quelques sous au moins ; presque tous n’ont rien apporté. Enfin, par bonheur, Bonnefon me procure une grosse pièce de 10 centimes, mais le tout était de la mettre dans le tronc ; tous ces amis nous entouraient. Enfin, profitant du moment où personne ne regardait, je glisse furtivement ma pièce, mais je croyais vraiment qu’elle défoncerait le tronc. J’aurais attiré les regards de tous les jeunes gens, s’ils n’avaient été retenus par une modestie chrétienne. Je me retirai donc, furtivement encore, ne sachant quelle mine faire.

Vendredi 3 février. — Oui, je désire réformer ma conduite, ma vie. Voici les seuls moyens que je désire et veux mettre à exécution : la solitude et la prière. Mais comment puis-je parler de solitude, quand, la plupart du temps, si je la puis goûter, j’oublie mon Dieu et je sens le diable fondre sur moi comme un vautour sur sa proie ? Comment osai-je encore parler de la prière ? C’est une épée depuis si longtemps rouillée dans le fourreau. Il faudrait que six chevaux spirituels y fussent attelés, comme on en attelle six à notre pompe d’Asnières.

La prière ! c’est un de ces mots dont j’ai le trop malheureux talent d’abuser. Plus je m’examine, plus je trouve que mon christianisme est comme les habits royaux qui recouvrent les baladins de théâtre qui, sous des costumes magnifiques, ne sont que des mendiants, la balayure du monde.

Je m’aperçois que je dis assez, mais que je ne fais rien. Depuis que je suis à Paris, mon christianisme est bien sombre et souvent équivoque. Ici, me dis-je souvent, on veut civiliser le christianisme, on veut en racler la trop dure écorce qui le montre trop opposé au raffinement de la politesse de ce monde. Mais, en le grattant toujours ainsi, ne risque-t-on pas d’en enlever non seulement l’écorce, mais de le tout détruire ?

En venant à Paris, j’étais heureux de mon grossier christianisme ; mais il était si diamétralement opposé aux mœurs parisiennes que je suis devenu le jouet de mes semblables. Trop heureux si je ne sacrifie point ma vie à cette réforme de politesse. Quoi ! le christianisme, la vie de Jésus ne serait-elle pas toujours la même, en tous temps et en tous lieux ? Devrait-elle subir les changements que la cupidité du cœur humain apporte dans la manière de couper ou d’arranger une étoffe qui doit couvrir, pour deux secondes, cette motte de terre ? — « Ne parlez point d’expériences, dit l’un, si vous ne voulez offenser les oreilles bien nées ni passer pour banal ! » — « Si vous êtes tel que vous le dites, dit un autre, j’ai une bien triste opinion de vous. » — « Ne soyez pas si scrupuleux, dit un troisième, vous êtes ridicule et passez pour un être superstitieux. Quel mal peut-il y avoir à acheter un tel livre ; et, le dimanche, de rire, de se laisser aller jusqu’à un certain point à la légèreté ? » — « C’est ridicule, dit un quatrième, de vouloir toujours avoir Dieu devant soi ; on ne peut pas toujours être en prière » etc., etc. Je n’aurais pas fini de quinze jours, si je voulais continuer d’énumérer de quelle manière on écorche le christianisme. Et, le croirai-je moi-même, ceux qui l’écorchent ainsi ne sont pas des mondains, des impies, mais des… chrétiens ! ! Grand Dieu ! O cher Sauveur, toi tu as dit que la porte et le chemin qui conduisent à la vie sont étroits, et tes enfants travaillent tellement à l’agrandir que bientôt cette porte sera aussi large que celle qui conduit en enfer ! « Pourquoi jérémiez-vous toujours ? » dit-on. Ah ! plût à Dieu que je jérémie comme Jérémie. « Ce jeune homme me plaît, il prie à merveille ; mais il a un défaut, c’est de jérémier et de toujours jérémier », disait-on en revenant avant-hier de l’Union. Que vous êtes heureux, vous, chers frères, qui, chaque fois que vous vous présentez devant notre grand Dieu, n’avez aucune misère à déplorer ! Pour moi, mon cœur, particulièrement méchant, me fait toujours ramper dans la poussière, chaque fois que je me présente devant Dieu… Voilà donc la vie de Paris, et il faudrait l’adopter ? Je sens que j’ai déjà trop fait de concessions depuis que je suis ici et, pour certaines choses, ma conscience me laisse faire en paix. O mon Dieu ! mon Dieu ! ne me retire point ton Esprit. Prends-moi plutôt à toi dès l’heure même, si je devais avoir le malheur de faire naufrage quant à la foi ! O Seigneur, termine plutôt dès maintenant mes combats pour ta gloire, si jamais je devais tomber entre les griffes de Satan pour l’aider à la diffamer !

Homme de prière ! Voilà mon ambition ! Lorsque Dieu m’aura accordé l’immense don d’un esprit de prière, je saurai toujours avoir Dieu devant les yeux comme David, je saurai employer chaque minute de mon temps pour sa gloire, je saurai enfin me conduire mieux que je ne le fais. Je serai plus doux, plus amical dans mes rapports avec mes semblables, je saurai réformer mon affreux caractère, je saurai… car je saurai prier.

Hier jeudi, je me rendis au Jardin des Plantes. Quand je rentrai, M. Boissonnas m’appela dans son cabinet. Je ne sais vraiment dans quel but, peut-être pour me reprendre sur quelques particularités de ma conduite. Il me parla avec beaucoup d’affection, me demanda si je n’étais plus découragé, etc., m’invita beaucoup à étudier la Parole de Dieu, non seulement pour mon édification mais aussi pour en acquérir une vaste connaissance : « C’est votre code, me dit-il, et, comme probablement vous n’irez point dans une faculté, il faut cependant que vous soyez en état d’enseigner. J’ai goûté ses bons conseils et désire vivement les suivre. Quand je pense que, dans trois ans, je pourrais être prêt, mon cœur bondit de joie ; mais aussitôt je me sens humilié sous le faix de mon moi.

Hier, en me promenant au Jardin des Plantes, je m’arrêtais devant les ours blancs, devant les reptiles et je me disais : « Si une fois tu allais rencontrer un semblable animal, quelle mine ferais-tu ? »

Lundi 6 février, 10 heures soir. (Très mal écrit, probablement sans chandelle.) — Mon Dieu, je dois encore élever mon âme vers toi pour te bénir. Oh ! je suis heureux, tu me combles de biens ; daigne me préparer à aller au plus tôt annoncer ton saint Évangile à mes pauvres frères les sauvages. O mon Dieu, je suis à toi, je t’appartiens, fais donc de moi ce qu’il te semblera bon !

Mardi 7 février, 6 heures matin. — « Soyez parés au dedans d’humilité. » (1Pi.5.5) Seigneur, c’est la prière que je t’adresse souvent, mais pas encore assez souvent, et, même quand je le fais, je me présente devant toi avec un tel orgueil ! Mon Dieu, je suis perdu d’orgueil et, en regardant à moi, impossible de me guérir de cette lèpre ; au contraire, plus je m’observe, plus l’orgueil me maîtrise ; mais, en regardant à toi, Seigneur, j’espère, je crois !

J’ai été, le soir, avec le frère B., à la réunion mensuelle des Missions. En cheminant, nous nous entretînmes beaucoup des dangers qui attendaient les missionnaires, soit en Afrique, soit en Amérique. Je ne sais pourquoi, mais c’est un sentiment que je ne puis réprimer : mon désir me porte tantôt en Amérique, tantôt dans la Nouvelle-Zélande, dans tout pays en un mot où aucun missionnaire n’a été et où aucun ne désire aller. De même, quand je pense à ce pays de l’ouest de l’Afrique où le climat ne laisse vivre les Européens que quelques années au plus, je m’y sens transporté malgré moi ; mon cœur brûlant m’y fait travailler en fiction et mourir ainsi pour la gloire de mon bien-aimé Sauveur. D’où vient que je ne désire point aller en Afrique, mais partout ailleurs ? C’est une question, que jusqu’à présent, je n’ai pu résoudre. Je me demande si l’orgueil n’y entre pas pour beaucoup ; en tout cas, ce n’est point le désir de me faire un nom. Non, non, arrière, arrière de moi cette pensée diabolique ! Lorsque je m’interroge moi-même, mon cœur me dit que je désirerais plutôt, bien plutôt, travailler à l’ombre, sous les yeux seuls de mon Maître et sous sa divine protection, et non sous les regards et la protection d’une société et d’une multitude de frères chrétiens. Mais ici peut-être se trouve le foyer de l’orgueil !

Vendredi 10 février. — J’ai passé une excellente semaine. Je suis toujours brûlant de servir mon Dieu, mon Sauveur. Que de fois ne me suis-je pas écrié : Oh ! quand viendra le moment du départ pour la mission ? Mais je ne suis point encore prêt. Je me suis aussi beaucoup occupé de ma conscription ; une seule année m’en sépare, et qui m’exemptera ? Dieu, le Seigneur lui-même, si véritablement Il m’a choisi pour être ouvrier dans la mission. Je ne désire pas que le Comité me rachète et si je devais l’être, je sacrifierais le peu de bien que j’ai encore ici-bas et alors je serais plus libre.

Mardi 14 février. — Dimanche dernier, en me rendant au bois de Boulogne, j’ai eu le plaisir de voir l’empereur et l’impératrice. Tout cela n’est que la boue de mes souliers.

Mercredi 15 février. — Jamais je n’ai senti des désirs plus ardents d’aller porter l’Évangile aux pauvres païens. Toutefois je crains bien de m’abuser : chaque fois que je pense aux souffrances matérielles qui m’attendent, je ne puis réprimer un sentiment de crainte. Si je me vois entouré de serpents, en face d’un crocodile, poursuivi par un lion, une hyène, une panthère ou toute autre bête féroce, je sens le bout de ma force. Mon sang se glace dans mes veines, et je me dis : Si déjà, à l’abri de tous ces dangers, la seule pensée t’épouvante ainsi, que sera-ce plus tard ? … Oui, en regardant à moi seulement, il m’est de toute impossibilité d’être missionnaire. Mais en regardant à Celui qui m’a appelé, je sens mon courage, mon désir renaître et je m’écrie avec Paul : « Je puis tout par Christ qui me fortifie ! »

Jeudi 16 février. — Nous avons été à la vente des Missions où j’ai acheté un beau Nouveau Testament doré sur tranche. Mon seul chagrin est de ne l’avoir pas payé assez cher, je n’ai donné que 1 fr., j’aurais dû au moins donner 1 fr. 50. J’ai été bien heureux, j’y ai vu Mme André, Mme Boissonnas, M. et Mlle Bost qui vendaient. Mme Grandpierre aussi. Enfin j’ai été plus que satisfait.

18 février (fragment d’une lettre). — « J’ai eu la joie de voir la vente des Missions. C’est beau, ces grandes dames de Paris, faire les marchandes et s’acheter les unes aux autres leurs marchandises. Il y a vraiment de la vie dans l’église de Paris, plus que je ne le croyais d’abord ! On fait beaucoup pour les pauvres, pour les enfants, etc… »

Mardi 21 février. — J’ai été hier soir avec mes amis à la réunion de l’Alliance évangélique, à la Rédemption. La lecture d’une lettre de frères dissidents de Norvège m’a intéressé. Ces frères persécutés par les pasteurs nationaux, traduits devant les tribunaux, injuriés, excommuniés, etc., ont dû se séparer. Pour le baptême, par exemple, ils baptisent par immersion, « étant ensevelis avec Christ en sa mort par le baptême. » C’est l’Évangile pris à la lettre. Si je ne comprenais pas le baptême comme une figure qui signifie que, comme l’eau qu’on répand sur mon corps lave les souillures de mon corps, de même aussi le sang de Jésus, inondant mon cœur, le nettoie de ses péchés, si, dis-je, je ne croyais pas que le baptême n’est qu’une simple figure, j’attacherais quelque importance au baptême par immersion, car Jésus se plongea évidemment dans l’eau, puisque, quand il fut sorti de l’eau, l’Esprit de Dieu descendit sur lui. Il faut dire aussi que ce baptême était plus praticable en Terre sainte que chez nous, le climat étant plus chaud. Cependant je ne crois pas que ces frères soient dans l’erreur à cet égard. Pour la sainte Cène je suis d’accord avec eux. De même que Jésus rompit le pain avec Judas, il peut bien arriver la même chose, sans que notre communion soit troublée ; seulement je ne devrais pas entretenir des rapports intimes avec les impies.

Maintenant, pour la dissidence, c’est une question. Je sais qu’à la place de ces frères, je me serais séparé sans balancer de l’église nationale, puisqu’ils y étaient persécutés, et cela par les pasteurs eux-mêmes. Du reste, j’éprouve une grande sympathie pour tous les frères dissidents ; je les aime et les crois dans le vrai, non pas que je me détache de l’église nationale ou que je la méprise, non, je ne crois jamais sortir de son sein. Qu’il serait beau que l’Église d’aujourd’hui marchât sur les traces de l’Église primitive, indépendante et sans formes !

Mardi 28 février. — Vraiment j’éprouve ce que jamais encore je n’ai éprouvé. Je me sens peu à peu entraîné vers la mondanité que je hais cependant. C’est aujourd’hui le Mardi gras et, depuis dimanche, j’ai éprouvé certains désirs de voir le bœuf gras. C’est là évidemment un pas en arrière. Mais, d’un autre côté, il me vient bien souvent dans la journée de ces désirs missionnaires que je devrais transcrire à l’heure même sur mon cahier. Si je veux jouir de ce bonheur pur que je connais, je n’ai qu’à porter mes pensées sur le nord de l’Amérique ou bien encore sur cette Patagoniee et cette Nouvelle-Zélande ! Oh que je désirerais, que je désirerais aller près de mes chers Patagons ou Nouveaux-Zélandais ! Plus j’y pense, plus je les aime !

e – On était, en ce moment, sous l’impression de la mort, en Patagonie, de Gardiner et de ses compagnons (1851). Une expédition destinée à leur porter des vivres ne trouva que leurs cadavres (1852). (Ed. F.)

Ah ! je l’ai entendue, je l’ai comprise, la voix de mon Sauveur, qui, comme autrefois à Lévi, m’a dit : « Suis-moi ! » Plus d’une fois j’ai exposé à mon Dieu, comme un invincible obstacle, ma profonde misère, mon incapacité sans bornes et sans pareilles ; mais il m’a répondu par ces paroles consolantes : « Ma grâce te suffit. » Alors, au sein de ma faiblesse, au fort de mon désespoir de moi-même, je me suis senti plus fort que jamais ; quand j’étais faible, c’est alors que j’étais fort et que je m’écriais avec Paul : « Je puis tout par Christ qui me fortifie ! »

Ah ! quelle grâce, mon Dieu, quelle grâce m’as-tu accordée de m’appeler à devenir ouvrier dans ta moisson, ouvrier dans la mission. Je ne désire plus rien, mon Dieu, sinon que me dévouer tout entier et sans aucune réserve pour toi. Et la plus grande grâce que je te puisse demander est de m’envoyer là où tes missionnaires n’ont pu encore aller, là où ces frères, que j’aime parce que je l’aime, marchent loin de toi ne te connaissant pas ! Mon Dieu, les pays te sont connus, et qu’ai-je besoin de te nommer la Patagonie, la Nouvelle-Zélande ? Ah ! si tu as préparé là ma petite place, tous mes vœux sont accomplis et ce qui me reste à te demander, ô mon cher Père, c’est la fidélité, l’amour, la foi ; c’est que toi-même tu me prépares, et que tu prépares aussi mon futur champ de travail.

Lundi 17 avril 1854. — Aujourd’hui je m’occupe fort de l’examen qui doit avoir lieu demain. Je doute beaucoup de moi-même. J’ai beaucoup travaillé ces derniers temps, je crains de ne pas être prêt. Je ne voudrais pas cependant faire de la peine à ces messieurs. Mon Dieu ! tant de fois j’ai crié à toi et toujours, dans ton amour, tu m’as exaucé. Oh ! daigne, daigne encore me venir en aide, je t’en supplie. C’est pour ta gloire, Seigneur ! Si toutefois tu juges à propos de m’humilier, cependant, Seigneur, ne permets pas que mes bienfaiteurs le soient pour moi.

Mardi 18 avril. — Dieu soit à jamais loué ! je viens de passer un assez bon examen. J’en suis bien heureux, non seulement pour moi, mais surtout pour M. Grandpierre.

Lundi 24 avril. — Je me suis occupé toute l’après-midi à lire les Mémoires de M. A. Bostf et je ne puis que m’écrier avec vérité : « Comme dans l’eau le visage répond au visage, ainsi le cœur de l’homme répond au cœur de l’homme ! » Ce cher M. Bost ! Il m’est doublement cher depuis que je le connais par son ouvrage. Le Seigneur m’a fait comme lui marcher dans un chemin de douleur. Oh ! s’il te plaisait aussi, mon bon Père, d’accomplir ton œuvre en moi comme tu l’accomplis en M. Bost ! Oui, rends-moi plus chrétien et je serai par cela même plus missionnaire ! On dirait que mes combats intérieurs sont calqués sur ceux de M. Bost. Seigneur, fortifie-moi !

fMémoires pouvant servir à l’histoire du réveil religieux. Paris, in-8, trois volumes, dont les deux premiers parurent en 1854 et le troisième en 1855. (Ed. F.)

Mercredi 26 avril. — Il y a deux hommes à Paris que j’aime au delà de toute expression : M. Ami Bost et M. Hocart.

Jeudi 27 avril. — Depuis que j’ai lu les Archives du Méthodisme, il se passe quelque chose de bien singulier en moi. D’abord, j’éprouvais quelque peu de répugnance pour le méthodisme que je considérais comme une secte ; maintenant, chose étrange, je m’y sens attiré. Un examen est nécessaire. D’abord j’ai toujours été très et peut-être trop large dans mes opinions à l’égard des différents partis de l’Église ; je sympathise avec les nationaux, les wesleyens méthodistes, les moraves, les darbystes, en tout ce que je crois conforme à la sainte Parole de Dieu. Certainement, dans ces petites fractions de l’Église il y a plus de vie, bien plus que dans notre vieille église nationale, où les formes et le rationalisme ont peu à peu pris la place de la vie.

Cela s’explique, puisque ce sont des chrétiens qui, par motifs de conscience, sentent le besoin de s’unir ; aussi, de tout temps, je me suis senti attiré à eux. Pourrais-je oublier les heureux moments que j’ai passés avec quelques frères darbystes ? Malheureusement je connais peu les frères moraves. Je ne connais les méthodistes que depuis que je suis à Paris.

D’un autre côté, j’ai aussi éprouvé la même ou, du moins, à peu près la même édification à l’église nationale. Devrais-je donc quitter cette église pour entrer dans ces communautés-là ? C’est une question de dissidence, mais je ne la puis résoudre maintenant, le Seigneur ne m’a point éclairé à cet égard. Je comprends combien il serait désirable que l’Église fût indépendante de l’État, mais serait-ce ce qui la rendrait orthodoxe et vivante ? Je ne le crois pas. Aujourd’hui l’église établie deviendrait indépendante, les dissidents seraient encore dissidents ; un acte semblable ne changerait ni les cœurs d’un côté, ni les sentiments séparatistes de l’autre. De tous les dissidents, les darbystes sont ceux avec lesquels je pourrais le moins m’accorder, parce que, tout d’abord, je hais l’esprit de parti qui les anime en général ; puis je ne crois pas avec eux qu’une fois converti, je n’ai plus à déplorer ma misère, que le diable ne peut rien contre mon salut, et que je n’ai qu’à me réjouir en considérant la gloire qui m’attend, et je ne crois pas qu’il nous appartient, à nous, de nous dire, au détriment de nos frères, rois et sacrificateurs.

Pour moi, chaque fois que je me présente devant mon Dieu, je dois déplorer ma misère, m’humilier devant lui et implorer son pardon. Mon passage ici-bas est abreuvé de larmes et de sang, affligé et torturé par le péché qui, comme la lèpre, couvre tout mon cœur. Ah ! si je demande à mon Dieu une place dans son ciel, je serai trop heureux qu’il veuille bien m’accorder la toute dernière et, de ce bienfait immense, mon âme l’en bénira toute l’éternité !

Les moraves ne sont point dissidents et c’est ce qui longtemps m’a attiré vers eux. Et les méthodistes, qu’est-ce qui m’attire à eux ? Leur société, si, en pratique comme en théorie, elle est une véritable société non une église, leur organisation admirable quoique un peu compliquée, leurs réunions d’expériences, et surtout, surtout peut-être, M. Hocart !

Vendredi 28 avril. — L’assemblée des Missions, hier, a été vraiment pour moi une grande fête. Elle avait lieu à une heure. Il y avait beaucoup de monde. M. G. Monod, disant qu’il avait le cœur un peu mahométan, a plaidé avec feu la cause des Turcs : « Il faut y envoyer un missionnaire », a-t-il dit, et je répondais intérieurement : Moi, moi, j’irai l’année prochaine, soldat peut-êtreg ! Pendant que je tenais la bourse, j’eus le bonheur de parler à Mme André-Walther : « Voilà, me dit-elle avec affection, le missionnaire qu’on enverra en Turquie ! » A la volonté du Seigneur !

g – On était au début de la guerre de Crimée. (Ed. F.)

Samedi 29 avril. — J’ai assisté à la Société de l’Instruction primaire. Nous y allions en grande partie pour entendre M. Guizot, petit grand homme, d’un aspect de moine, c’est-à-dire d’une mine sérieuse et sévère, assez désagréable à entendre. Parmi les orateurs, M. A. Bost et M. Grandpierre m’ont fait plaisir.

Oratoire, 7 mai 1854, école du dimanche. — Il y a soixante ans, dit M. Montandon, qu’on ne pouvait en France embrasser le ministère sans se dévouer à la mort. A cet effet, il cite l’exemple de Rabaut.

O mon Dieu, je n’ai point encore ce degré de foi et de dévouement ! Mais cependant, en me donnant à toi comme missionnaire, oh ! je veux me donner à toi tout entier, oui tout entier. Je suis donc à toi, ô mon bon Sauveur, je suis à toi, fais donc de moi ce qu’il te semblera bon. Qu’il m’est doux de pouvoir t’offrir mon corps et ma vie ! prends-moi à toi, c’est-à-dire prends possession, une entière possession de mon cœur !

Lundi 8 mai. — J’éprouve un brûlant désir de travailler dans la vigne du Seigneur, en visitant les pauvres et les malades par exemple. La vue de quelques pauvres chiffonniers, qui passent chaque jour dans notre rue, me brise le cœur.

Mardi 9 mai. Une petite aumône que j’ai faite à un pauvre musicien m’a rempli de joie et de bonheur. Pauvre homme, avec quel contentement il me regardait ! Si seulement j’avais pu lui dire quelques mots ! Mon désir de faire des visites aux pauvres et aux malades devient toujours plus vif. J’en ai parlé à M. Boissonnas. J’irai au plus tôt voir M. Vernes et j’ai tout lieu de croire que Dieu m’ouvrira bientôt cette petite porte dans sa vigne. Qu’Il le veuille !

Lundi 22 mai. — Je n’ai point étudié jusqu’à présent comme j’aurais dû.

Mercredi 7 juin 1854. — Il fait bien froid depuis hier. Je crains beaucoup pour les vignes et les blés. Mes pauvres parents ! Dieu leur vienne en aide.

9 heures soir. — Je suis dans un grand embarras pécuniaire, sans le sou, avec des dettes. Que faire ? Je ne puis cependant pas m’adresser à mes pauvres parents ! Ma version d’épreuve est difficile. Je ne serai jamais qu’un pauvre ignorant, et peut-être absolument incapable de travailler au service de Dieu. Ce désir même semble n’être pour moi qu’ambition et qu’orgueil, tant je suis faible et pourri.

Dimanche 11 juin. — Je sens toute mon incapacité pour travailler dans la vigne de Dieu. Mon école du dimanche me donne beaucoup de souci ; je ne sais que dire à mes enfants et je serais presque porté à donner ma démission. Cependant je retire moi-même un grand bien de l’école, car elle me fait prier, et c’est beaucoup. Si je recule devant cette modeste tâche, que sera-ce quand je serai en mission ? O mon Dieu, combien j’ai besoin que tu agisses en puissance dans non cœur. Dieu, mon Dieu, viens à mon aide !

9 heures soir. — Mélancolique et un peu souffrant, je me sentirais trop heureux près du Seigneur ! « Pour moi vivre c’est Christ et mourir m’est un gain ! » Seigneur, prends-moi bientôt à toi !

Lundi 12 juin. — J’ai passé hier un dimanche comme jamais. Certainement Dieu est bon et fidèle à ses promesses. Mon école a été vivement intéressante ; j’étais, malgré mes craintes antérieures, tout feu, tout hardiesse et tout amour pour le bien de mes chers enfants. J’ai entendu prêcher M. Coquerel père : discours éloquent, qui m’a beaucoup plu et que je me propose de reproduire. De la chapelle, je me rendis aux Champs-Élysées où j’entendis pour la première fois les chanteurs et d’où je revins le cœur navré de douleur de ce spectacle. Ah ! ces pauvres âmes, si elles connaissaient Dieu !

Jeudi 15 juin. — J’ai pu enfin voir ce bien cher M. Hocart. Quels doux et précieux moments j’ai passés dans son petit cabinet ! La prière a fait le sujet de notre entretien. Quels bons conseils il m’a donnés ! « Dès le matin, m’a-t-il dit, consacrez à Dieu votre travail, et, dans la journée, poussez souvent des soupirs vers lui ; c’est l’explication de ce passage : Priez sans cesse. Le soir, recueillez-vous devant Dieu. »

Samedi 17 juin. — L’appel que le Comité des Missions a adressé pour de nouveaux missionnaires et que j’ai lu hier, a fortement retenti dans mon cœur. Dans trois ans, dit le Comité, nos huit élèves, malgré leur jeunesse, pourront peut-être recevoir l’imposition des mains. Nouvelle douce et affligeante ! Dans trois ans ! dans trois ans ! Je ne puis croire qu’on ait pensé à moi. Dans trois ans, je pourrai, peut-être, être bachelier ; mais ne faut-il pas quelque chose d’autre qu’un baccalauréat, ou plutôt est-ce nécessaire ou utile d’en avoir un, pour aller au milieu de ces pauvres sauvages ? Je suis tellement ignorant en toutes choses et sur la Parole de Dieu surtout ! J’en rougis ! Mais… le Seigneur y pourvoira. Il est vrai que d’ici là j’ai à franchir un obstacle qui n’est pas rien : ma conscription. Mais, pour cela encore, « il y sera pourvu sur la montagne de l’Éternel. » J’ai le cœur plus sauvage que turc ; mais, si mon divin Maître trouve bon de m’envoyer chez ces disciples de Mahomet, il me fera aussi, je le sais, turc-mahométan.

Mardi 20 juin. — J’ai lu les Mémoires de Bost, une bonne partie de la soirée. J’éprouve de vifs regrets, ces jours-ci, de ne point connaître mieux la Parole de Dieu ; je la lis si rarement, et encore avec quel esprit ! Je désirerais la lire bien pour y puiser mes convictions et me former une confession de foi qui soit véritablement mienne et fondée tout entière sur la Bible. Je désirerais aussi, comme Bost, avoir la prière de toutes les heures. D’ailleurs je désire, comme il le dit, mettre à ma vie un corset ; j’espère que si je ne puis auparavant le faire, j’emploierai mes vacances à étudier la Parole et à m’édifier sur les vérités évangéliques.

Mercredi 27 juin. — Ce n’est pas tous les jours que je suis heureux, aussi je ne veux pas m’aller coucher sans dire que je suis heureux.

Samedi 1er juillet 1854. — Les enfants de l’école du dimanche sont presque aussi avancés que moi et il y en a d’autres qui le sont bien plus. Et c’est moi qui suis cet élève missionnaire qui, dans deux ou trois ans, espère… oui, qui espère aller publier cette bonne nouvelle, dont je suis si peu instruit moi-même, à de pauvres sauvages, à de pauvres Patagons peut-être ! Enfin le Seigneur y pourvoira et sa force s’accomplira dans ma faiblesse. Jeudi dernier, j’ai été faire des visites à deux de mes élèves. Ce n’est qu’avec timidité que je me suis introduit dans ces deux maisons ; c’était pour moi un grand sacrifice. Je ne suis point homme de salon, grâce à Dieu ; mais je désirerais bien pourtant être un peu plus dégourdi.

Lundi 3 juillet. — Heureux, débordant plus que jamais de bonheur, je ne puis exprimer ce qui se passe dans mon âme. Je brûle de servir mon divin Maître, d’annoncer, de publier son salut, et je porte avec bonheur mes regards et mes espérances vers mon pays, vers ma chère famille ; je regrette presque d’être né à Asnières et d’être si jeune, car « un prophète n’est jamais honoré dans son pays », et pourtant je voudrais dire à tous ces pauvres gens d’Asnières qu’ils ont un Sauveur qu’ils ne connaissent pas encore ! Ah ! si seulement je pouvais écrire ! C’est aujourd’hui la réunion mensuelle des Missions ! Que j’en suis heureux ! O mon bon Père, je t’en bénis ! donne-moi d’en profiter !

Même jour (écrit au crayon, à l’Oratoire même). — Mon Dieu ! mon Dieu ! c’est à toi seul que je crie ! Entends mes soupirs et mes cris ! Vois et exauce les veux et les transports de mon cœur. Je viens déposer à tes pieds mes chers Patagons ! Seigneur, tu lis dans mon cœur et moi-même je ne puis te dire tout ce qui s’y passe. Entends-moi, mon Dieu !

Samedi 8 juillet — Je sens un pressant besoin d’écrire et de parler, et, si j’osais, je demanderais au Comité de me laisser libre d’aller évangéliser au lieu d’aller chez nous. Et pourtant la Parole de Dieu est pour moi un tel mystère !

Mardi 18 juillet, 7 heures matin. — Non, jamais je ne me ferai d’amis !

1 heure soir. — On parle beaucoup du choléra et moi-même je ne suis pas exempt de craintes ; mais je tâche de les chasser par la ferveur de la prière. Sans doute, il me serait bien pénible de mourir ainsi, loin de ma mère et au moment de la voir ; mais pourtant je serais si heureux d’être près de mon Sauveur. Mes travaux seraient finis et en peu de temps !

Vendredi 21 juillet. — Je lis dans le Journal des Missions : « Sans se laisser décourager par le résultat d’une première entreprise, la Société pour l’évangélisation de la Patagonie s’occupe des moyens d’envoyer dans ce pays de nouveaux missionnaires. » Cette nouvelle me réjouit mais m’afflige : elle me réjouit parce que ce pays que je porte sur mon cœur va enfin recevoir la bonne nouvelle, elle m’afflige parce que je ne suis point prêt à partir.

9 heures soir. — Hier j’ai été voir Mme André-Rivet. Elle m’a prodigué conseils sur conseils. Elle m’a beaucoup engagé à aller à Asnières, mais à y aller en toute humilité, à oublier les hommes pour ne voir que Dieu seul. « Ah ! l’orgueil, me disait cette excellente dame, l’orgueil envahit tout notre cœur, soit quand nous regardons au-dessus de nous pour nous élever, soit lorsque nous regardons au-dessous, encore et toujours pour nous élever ! » Puis elle m’a beaucoup engagé à m’occuper des enfants et aussi de la culture. Mais ce qui m’a été bien précieux, c’est que cette dame m’a avoué que jusqu’à présent, elle n’avait point encore cru à la réalité de ma vocation ; elle attribuait ce désir d’aller en mission à l’orgueil et à d’autres sentiments que, grâce à Dieu, je n’ai point reconnus en moi. Le soir, j’ai eu un bon entretien avec M. Boissonnas. Nous sommes allés, un ami et moi, chez Mme L., rue d’Enghien, dame d’une grande érudition profonde politique, républicaine au fond de l’âme. A peine avions-nous mis les pieds dans la chambre, qu’elle nous a fait la confidence de ses sentiments politiques. Étrange dame, pensais-je ; sans nous connaître, elle nous parle pourtant comme à de vieilles connaissances ; je doute fort que ce soit dans les règles de l’étiquette parisienne. Son mari n’est pas si bavard, il me paraît très sensible, il pleurait en m’apprenant l’arrestation d’un de ses amis. Ce sont de chauds partisans de Coquerel. M. L. définissait ainsi la prière : « Ce n’est qu’une simple aspiration qui élève notre âme, mais cela ne peut durer qu’un moment et bientôt mille pensées viennent nous troubler. » Pour ma part, je crois que la prière est quelque chose de plus qu’une simple aspiration. Ces républicains ne comprennent la religion que dans des vues républicaines : « Nous obéissons à l’empereur ; mais avant, nous sommes protestants, nous sommes protestants, c’est-à-dire d’une religion de liberté, et, lorsque l’empereur ira trop loin, nous saurons bien en faire usage. »

En voilà une drôle de religion ! Ah ! j’aimerais mille et cent millions de fois mieux être païen que d’être ainsi protestant. Je suis protestant, c’est-à-dire je proteste contre le péché, et voilà tout ; et, en protestant contre le péché, je proteste également de toute la force de mon cœur et contre les abus protestants et contre les abus romains ; pour le reste, je ne suis et ne veux être qu’un fidèle serviteur de Christ. J’étais fort gêné sans l’être ; je ne prenais point de part à la conversation et ne le désirais pas. Heureusement que mon ami faisait tous les frais. Enfin, on voulut m’introduire dans la conversation : « Monsieur, me dit cette dame, votre pays est légitimiste ou… ? » je ne sais quel nom baroque. Ne sachant que répondre pour parler en vérité : « Vraiment Madame, lui dis-je, je ne m’occupe point de politique. » Un peu confuse, elle me réitéra sa question et je lui répondis alors par un franc : « Je ne sais pas ! » Je ne voudrais pas avoir de telles gens comme amis ; certes, j’aimerais mieux rester mille ans ignoré dans Paris.

Les vacances m’occupent. Je terminais la semaine avec une résolution de ne plus écrire de lettres. On ne peut écrire sans adopter un langage en vogue maintenant dans le monde chrétien ; on y est contraint et je voudrais que cela n’existât pas. D’ailleurs, je ne crois pas que mes lettres fassent du bien, précisément parce qu’elles sont chrétiennes, pour ainsi dire. Je me souviendrai toujours de l’impression que j’ai reçue d’une lettre de Mme Pillivuyt. Elle ne jasait pas sur le christianisme, mais on sentait que sa plume était comme trempée dans la foi et que son cœur était plein d’un tendre amour pour son Sauveur. Quelle différence avec un jeune chrétien qui s’épuise pour dire du nouveau, tout en rabâchant toujours la même chose ! On peut bien dire ce que Fénelon disait de certain prédicateur, que, « pendant qu’il sue devant nous, nous sommes froids. »

Mardi 1er août 1854. — « Mon désir tend à déloger pour être avec Christ, ce qui m’est beaucoup meilleur ; car Christ est ma vie et la mort m’est un gain ! Ἐμοὶ γὰρ τὸ ζῇν Χριστός καὶ τὸ ἀποϑανεῖν κέρδος. Pour moi, vivre c’est Christ et mourir m’est un gain. » (Philippiens 1.21)

Coillard n’avait jamais oublié ni Asnières, ni sa parenté, ni le pasteur E. Filhol, qui avait succédé à M. Guiral ; il priait pour que l’Évangile pénétrât de vie ce milieu. Le 17 mai, à Paris, il avait rencontré une dame qui avait passé une ou deux semaines « dans son cher Asnières » et il s’écrie : « Quelle heureuse nouvelle ! Dimanche dernier, quatorze jeunes gens réunis près de M. Filhol, quatorze ! c’est inouï. Oh ! que le Seigneur est bon. Il n’a pas rejeté mes faibles prières et, puisqu’il a déjà commencé, il les exaucera. L’église d’Asnières se réveillera enfin ; oui, par ton souffle, Seigneur, l’église d’Asnières, que je porte sur mon cœur, se réveillera. »

Il envoie à M. Filhol un plan d’organisation d’école du dimanche pour Asnières, plan dans lequel les quatorze jeunes gens trouveraient leur place ; ce serait « un moyen de les intéresser et de les faire avancer. » M. Filhol lui répond : « L’école du dimanche que nous avons, va aussi mal que possible ou plutôt ne va pas du tout. Nous pourrons peut-être commencer quand vous serez ici, et l’habitude que vous avez de la chose vous en rendra la mise en train plus facile. »

Coillard désirait retourner à Asnières, voir sa mère, réveiller les siens, leur faire part de ce qu’il avait reçu depuis son départ, en 1851. Mais ce désir ne va pas sans quelques appréhensions et c’était naturel : il avait quitté Asnières enfant, il y revenait ayant atteint, moralement comme physiquement, la stature « d’homme fait » (Éphésiens 4.13) et il avait un témoignage à rendre.

24 juin 1854. — Je bâtis pour les vacances châteaux en Espagne sur châteaux en Espagne. Je désire beaucoup m’occuper activement de l’école du dimanche, mais… je suis si ignorant.

1er juillet 1854. J’espère aller en vacances mais je redoute ce temps ; je l’approche d’une main, je l’éloigne de l’autre. Dans les lettres que j’ai écrites à mes parents, j’ai toujours sermonné, pour ainsi dire ; ils doivent donc me croire un chrétien bien vivant, bien bouillant, puisque je ne peux leur écrire sans leur publier le salut. Que penseront-ils en me voyant si timide, si froid, si peu empressé à servir à la gloire de mon Dieu ? Une autre crainte, c’est de savoir comment je m’occuperai de cette école du dimanche dont me parle M. Filhol.

8 juillet. — Je ne sais vraiment ce qui me trouble en pensant aux vacances. Je voudrais n’y pas penser, mais je ne puis faire autrement. Je tremble ! Vraiment, irais-je à Asnières pour y causer du scandale et rien de plus ? O mon Dieu, je désirerais être humble et je suis si orgueilleux ! Me voilà, moi, ce beau Coillard, ce saint qui n’ai pu faire autrement que d’envoyer dans chacune de mes lettres à mes parents des sermons, j’irai chez nous, timide, orgueilleux, et que sais-je encore ? O mon Dieu, je t’en supplie, change mon cœur ! convertis-moi ! Achève ton œuvre ! Amen, oui, amen.

13 juillet. — O ma bonne maman, combien je vous aime ! Les vacances m’occupent beaucoup. Je rêve, même au milieu du jour, au grand bonheur que nous aurons à nous rejoindre. Le 10 août est bien loin encore et pourtant je ne désire pas le rapprocher, car je ne vais à Asnières qu’en tremblant. Et vous, maman, combien vous pensez à moi, je suis sûr. Bientôt nous nous verrons.

Samedi 5 août 1854. — Encore Batignolles ! On peut croire que je pense aux vacances ! Un, deux jours… et je pars ! Un, deux, trois, quatre, cinq ou six jours et je vais pleurer sur le sein maternel ! Mais que je suis mal préparé pour cet examen ! Je n’ose prier Dieu de me venir en aide ! Peut-être que si j’avais travaillé davantage ! … Mais enfin…

Après avoir subi un examen, dont il ne nous dit rien, Coillard part, le 9 août, pour Asnières et, après s’être arrêté à Orléans pour voir un de ses frères et à La Ferté-Imbault pour revoir ses anciens maîtres, il arrive à Asnières où il se lance de suite dans l’activité : entretiens intimes, pressants et souvent douloureux avec les siens, école du dimanche, réunions de jeunes gens, leçons de chant, et tout cela, tandis que la maladie fait son siège en lui et le mine.

13 août 1854. — Le bonheur se comprend mieux qu’il ne s’exprime !

Jeudi 17 août. — Il faut enfin que je dise combien je suis heureux ; mais je suis muet, les expressions me manquent. Hier, j’ai eu avec ma mère et ma sœur Catherine une conversation de deux heures au moins et sur le sujet principal. Mais combien peu je suis compris ! Moi-même je me relâche. Je croyais méditer la Parole, mais je la néglige ; j’espère bien qu’après que la moisson sera finie, je serai plus tranquille.

Dimanche 20 août. — Je dois le dire à la louange de mon Dieu, j’ai jusqu’ici moins eu à souffrir de l’orgueil que je ne le craignais. J’ai tant prié pour cela ! Dieu m’a entendu. Oh ! puisse-t-il m’entendre pour ma mère !

Dimanche 27 août. — Mon bon Père, oh ! combien je te remercie du plus profond de tout mon cœur de ce que tu daignes entendre mes soupirs ! Oh ! je t’ai prié pour cette chère mère que j’aime beaucoup, beaucoup, beaucoup ; oh ! fais, fais toi-même, toi le Convertisseur des âmes, fais ton œuvre dans ce vieux cœur protestant, dans ce cœur endurci. Agis, agis, ô mon Sauveur, c’est ton affaire. La mienne est de prier, la tienne est d’exaucer ! O Dieu, que je voudrais lutter avec toi, comme Jacob, par la foi. Mais misérable que je suis ! Mais pourtant… ! Enfin, j’en ai la foi, tu veux exaucer et agir, j’en ai la conviction intime. Ainsi, oh ! qu’ainsi soit-il, mon bon Père !

Lundi 28 août. — Jamais de ma vie je n’ai été si ému qu’hier à l’école du dimanche. J’ai prié avec une ferveur, une abondance qui m’a surpris ; mais ce n’est pas moi, c’est l’Esprit de Dieu. Je sanglotais. Immédiatement après, j’ai dû prendre ma mère à part pour donner essor aux sentiments qui m’oppressaient. Je lui ai parlé avec conviction et franchise. Je l’ai affligée. Pauvre mère !

Jeudi 31 août. — Ah ! mon Dieu, jusques à quand ! … Que je suis fatigué de la vie ! Je voulais aller me coucher, mais j’avais bien faim et bien soif. J’ouvre ma Bible : psaume lxxx. Oh chère Bible, mon trésor ! Mon Dieu, pense à cette vigne dévastée, je t’en prie !

Dimanche 3 septembre 1854. — Singulière journée ! J’ai fait l’explication générale à l’école du dimanche. Ça a été assez bien. Puis, au culte de l’après-midi, j’ai fait quelques réflexions sur Luc 15, l’enfant prodigue. J’étais mécontent de moi-même. Puis leçon de chant avec les jeunes filles et réunion intéressante avec les garçons jusqu’au soleil couché. Je ne puis pas dire que je suis plus vivant. Je puis mieux prier à haute voix, mais… J’ai causé avec M. Filhol qui est revenu de Foëcy. Il m’a reproché de manquer de hardiesse pour parler aux pauvres pécheurs et c’est bien vrai. Je me couche heureux et content.

Mardi 12 septembre. — J’ai beaucoup souffert et je souffre encore beaucoup de la tête. Je suis indisposé. Oh ! que je voudrais mourir, et surtout ici !

Mercredi 13 septembre. — Oh ! que je suis heureux ! Douce mélancolie ! Que je serais heureux de mourir en ce moment pour aller vers mon Dieu ! et pourtant… mon passage sur la terre serait inutile.

Jeudi 14 septembreh. — Je suis souffrant, mais heureux, oui, bien heureux. « O mort, où est ton aiguillon, ô sépulcre, où est ta victoire ? » Grâce au Seigneur Jésus-Christ qui, par sa mort expiatoire, m’a délivré de la puissance du diable ! Pour moi, vivre c’est Christ et mourir m’est un gain !

h – Ce jour-là l’écriture est absolument changée. (Ed. F.)

Tout mon désir
Est de partir,
Pour m’en aller vers mon Sauveur…

Non, non, ce n’est pas mourir que d’aller vers son Dieu, que…

Mardi 19 septembre, soir. — Je suis toujours malade, mais toujours heureux. Grâces à Dieu ! Hier j’ai passé une journée bien douloureuse, c’est tout au plus si j’ai pu penser à mon Dieu Sauveur. Ah ! que ferai-je à l’agonie ? Je crois que j’ai divagué et battu la campagne. M. Filhol et Mme Vienot m’ont prodigué mille et mille soins. J’ai encore été bien malade aujourd’hui, mais sans garder le lit.

Le 23 septembre, la fièvre typhoïde se déclarait avec symptômes alarmants. M. et Mme Frédéric Viénot, qui aimaient Coillard pour lequel ils avaient eu mille bontés, faisant abstraction de leur nombreuse famille, prirent le malade chez eux, dans la maison d’école, et l’installèrent dans la chambre de leur fils Charlesi. « C’est dans de pareils moments, écrit M. Viénot, qu’on regrette de ne pas être favorisé des biens de ce monde… Mais, je prends l’engagement devant Dieu, que Coillard ne manquera de rien. Il a déjà une bonne chambre, un bon lit. »

i – Né le 4 mai 1839, instituteur puis missionnaire à Tahiti, où il mourut le 11 juin 1903. (Ed. F.)

Le 27 septembre au matin, M. Vienot écrit : « La nuit a été meilleure que l’on ne pouvait supposer, à part la défaillance (qui n’a pas eu d’autre suite) de mon fils Charles qui, vers minuit, est tombé raide au moment où il devait appliquer un cataplasme. Le malade est dans une grande faiblesse. Le cerveau est libre et le malade a toute sa présence d’esprit. Le pauvre Coillard est préoccupé par les dépenses qu’occasionne sa maladie, il voudrait n’être à charge à personne. Pauvre ami ! Il est tout à Glay et à la Société qui l’a soutenu jusqu’ici. Crainte de nous être trop à charge, il voulait qu’on l’emportât chez une de ses sœurs ; mais, sur l’avis du médecin et après quelques paroles fraternelles de notre part, il a consenti, avec le sourire sur les lèvres, à rester dans sa chambre.

Soir. — Le médecin est arrivé, il a quelque espoir. »

Le 15 octobre, le mieux se déclara et, une semaine après, Coillard était hors de danger ; la fièvre avait presque complètement disparu. Mais alors, sa mère tombait gravement malade ; la mère suivit son fils dans une convalescence rapide et le 3 novembre, Coillard quittait la famille Vienot dont les soins attentifs et dévoués l’avaient arraché à la mort. Il reprenait son journal.

7 novembre 1854. — Si seulement j’avais pu continuer mon journal pendant ma maladie ! mais… Je me suis mis au lit un samedi, dans les dispositions les plus heureuses ; je m’étais persuadé que je ne me relèverais que pour me faire porter à la Chaumej. Et que je trouvais de douceur dans cette pensée ! Mourir ! Mourir ! Et mourir à Asnières ! Quelle douce pensée ! Quel bonheur ! Eh bien, Dieu ne l’a pas voulu ! Que sa volonté se fasse !

j – Cimetière d’Asnières. (Ed. F.)

J’attendais la mort, la mort ne vint pas ; lorsqu’elle se présenta, déjà je ne l’attendais plus ! Au plus fort de ma maladie, lorsque tous mes parents et mes amis se désolaient de me voir, pour ainsi dire, à l’agonie, aux portes du tombeau, pour moi je n’avais d’autre occupation que de m’entretenir avec mon Dieu. Jamais je n’ai été si calme et si heureux, si parfaitement heureux ! O doux, doux moment ! Qui peut en comprendre la douceur ?

(Autobiographie.) Mes condisciples de l’École préparatoire trouvèrent à la rentrée ma place vide. Ils imaginèrent d’égayer les longues journées de ma convalescence en m’envoyant chaque semaine ce qu’ils appelaient La Gazette de l’École préparatoire, où chacun avait son petit article : celui-ci faisait les faits divers, celui-là s’occupait de critique, cet autre étudiait une des questions qui nous intéressaient spécialement ; un autre y insérait un sonnet. Aussi, cordiale et joyeuse fut la bienvenue qui me fut faite quand je rentrai parmi eux (décembre 1854).

Mais un nuage montait à l’horizon. C’était au temps de la guerre de Crimée ; je devais passer à la conscription, rien ne m’exemptait du service. J’étais bien fils de veuve, mais le plus jeune de tous mes frères. Et, au cas où je tirerais ce que l’on est convenu d’appeler un mauvais numéro et en ce temps de guerre, les bons numéros étaient fort rares sept ans de service militaire m’étaient réservés et adieu la carrière missionnaire ! J’étais trop sûr de ma vocation pour ne pas l’abandonner entièrement aux soins de Dieu. J’attendais donc tranquille et confiant. Mais MM. Boissonnas et Grandpierre, dans leur sollicitude pour moi, pensaient que la prudence humaine n’est pas, en circonstances critiques, un manque de foi. Ils crurent qu’il y avait quelque chose à faire, et à faire promptement, car le gouvernement hâtait le recrutement annuel. Il s’agissait de m’envoyer à Strasbourg et de me faire admettre comme étudiant régulier à la faculté de théologie, ce qui me protégeait contre le service militaire. Ne pouvant rassembler le Comité dans cette saison, M. Grandpierre m’envoya, muni d’une lettre, auprès du président de la Société, M. le comte Jules Delaborde. Je ne l’avais jamais encore vu. Je me rendis à son hôtel ; un domestique en livrée, après m’avoir toisé de la tête aux pieds, m’introduisit dans un vaste salon. M. Delaborde me reçut avec amabilité et debout, lut la lettre et écouta mon histoire ; puis il me dit : « Je ne puis pas approuver votre projet. Ce n’est pas un malheur d’être soldat. Regardez, dit-il en me montrant une série de tableaux, ces portraits sont ceux de mes ancêtres, ils ont été des soldats. A l’armée vous pouvez être missionnaire aussi bien que chez les païens. » Puis, ouvrant la porte, il me congédia poliment.

Le cœur gros, je n’eus pas le courage d’aller frapper à la porte d’autres membres du Comité. Je me rendis tout droit chez M. Adolphe Monod (24 décembre), qui me reçut avec une bonté toute paternelle. Dès qu’il eut appris l’objet de ma visite, il me dit : « Mon ami, vous n’avez pas de temps à perdre. Je prends toute la responsabilité de vos démarches, voici de quoi payer votre voyage, partez aujourd’hui même pour Strasbourg par le train de 8 heures. Nous vous enverrons, M. Grandpierre et moi, des lettres de recommandation pour les professeurs et des amis chrétiens. »

MM. Grandpierre et Boissonnas, réjouis de l’initiative qu’avait prise ce digne M. Adolphe Monod, me donnèrent leurs instructions, je fis ma malle.

A peine arrivé à Strasbourg, Coillard écrit à ses amis du Magny (28 décembre 1854), pour leur raconter son voyage :

« Je partis le jour de Noël, à 8 heures du soir, heureux, sans aucune inquiétude, et vous eussiez bien ri avec moi en voyant MM. les élèves de l’école me conduisant à la voiture, tous demi-joyeux, courant à qui mieux mieux, se chicanant pour porter mes affaires et arrêtant les curieux.

Mais pourtant, en arrivant à Strasbourg, la difficulté n’était pas anéantie. Muni de lettres de recommandation, je me rendis en toute hâte, le même jour, chez un homme que vous connaissez je pense, le vénérable M. Cuvier. Il me prodigua ses conseils paternels et me promit tout son concours. Je me rendis chez M. Kreiss, en qui je trouvai un protecteur chrétien et de bon conseil ; c’est le directeur du Séminaire. Il me connaissait déjà par mes lettres de recommandation, me donna audience pour le lendemain à 9 heures. Je m’y rendis. Il me fit subir un examen de latin que je réussis à souhait. Je traduisis du Tite-Live. Ce bon monsieur me donna des lettres de recommandation pour les professeurs qui me devaient examiner, et m’assura d’avance du bon résultat de l’examen.

Si, immédiatement, vous entrez avec moi chez M. S., professeur d’histoire, la scène change. C’est un homme sec de parole comme de physionomie, qui, sur mes aveux trop sincères que mes cours d’histoire n’étaient pas complets, ne daigne pas même m’interroger, et qui se sert de ces aveux mêmes pour élever un rempart devant la porte du Séminaire. Pourtant il daigne m’embrouiller par quelques questions captieuses sur Othon, Charlemagne, etc., etc. ; bref, je sortis de chez lui, un peu plus mal à mon aise que je n’y étais entré. Je me dirigeai lentement chez M. B., professeur de philosophie, et si, pour une chose que j’avais plus ou moins étudiée, j’avais si mal réussi, jugez avec quelle assurance j’allais subir un examen de philosophie que jamais je n’avais travaillé. C’est pourtant celui que je réussis le mieux. M. B. est un homme très affable. « Vous venez pour que je vous examine ; c’est tout simple que je doive voter votre admission au Séminaire. Qu’avez-vous donc vu en philosophie, cher ami ? » « Rien, Monsieur, rien, » lui répondis-je franchement. « C’est égal, cet examen n’est qu’une formalité à remplir, je vais vous donner une bonne note ; vous vous fortifierez dans la suite. Bien. J’allai chez M. H., professeur de grec, bon vieillard qui vous donne toujours l’épithète de « très cher ». Il me mit Plutarque entre les mains (vie de Démosthène). Je fus aussi heureux que pour le latin, je compris et analysai à souhait, et m’attirai des éloges de M. H.

A 4 heures, je me voyais inscrire sur ce gros livre, où la conscription ne peut envoyer ses gendarmes. M. Kreiss me donna une foule de bons conseils sur mes études, mon logement et ma conduite. Je suis donc élève du Séminaire, tout en suivant les cours du Gymnase. Je ne sais pas encore si j’entrerai en rhétorique ou en logique. M. Kreiss me conseille d’entrer en logique, d’autres en rhétorique. Les cours commencent mercredi.

J’ai pris une chambre chez Mme Roth, veuve du pasteur de ce nom, en face de chez M. Cuvier, rue de l’Ail, 21. Je suis bien tranquille ; je crois cette dame pieuse. Je soupirais après la vie de famille, je serais bien heureux si je l’avais enfin retrouvée, quoique je l’achète cher. Je vais donc maintenant m’occuper de ce terrible baccalauréat, la bête noire des pensions ; je ne m’en étais pas encore sérieusement occupé. On doit bientôt, à ce que m’ont dit des messieurs du Comité des Missions, ouvrir la Maison des Missions ; leur regret, comme le mien, est que je n’y puisse pas compléter mes études missionnaires. Ces messieurs se sont enfin aperçus que des études classiques n’étaient pas pour cela missionnaires, et, en même temps, ils ont vu le danger qu’il y a à placer des élèves missionnaires avec des jeunes gens voués à une vocation différente. »

Ce même jour Coillard écrit au Comité pour le rassurer :

« Vous craignez, Messieurs, que dans une faculté de théologie, je chancelle dans ma vocation missionnaire ; il n’est pas en mon pouvoir de vous persuader le contraire. Je ne puis, quand je le voudrais, parler de l’avenir, mais je puis et dois dire un mot du passé et du présent. Ce n’est pas la première fois que je suis en contact avec des jeunes gens d’une vocation différente. Ce n’est, je l’avoue, qu’en tremblant, qu’à votre appel je venais m’asseoir à côté de futurs pasteurs sur les bancs de l’École préparatoire. Connaissant mon cœur rusé et inconstant en toutes ses voies, je priai, on pria pour moi, et le Seigneur répondit à ces prières. Il daigna me préserver des dangers et des tentations auxquelles j’étais exposé et m’affermit de plus en plus dans ma vocation missionnaire.

Jamais je n’avais senti, comme auprès de M. Boissonnas, la beauté, l’urgence et la grandeur de l’œuvre des missions ; jamais, non jamais je n’avais senti battre mon cœur avec plus de force pour les pauvres païens qui périssent sans connaître le Dieu et le Sauveur que j’adore. Oh ! Messieurs, tel je suis encore et tel le Dieu qui m’a gardé à Batignolles me gardera aussi à Strasbourg. Dès mon enfance, j’aimais les pauvres sauvages et leurs dévoués missionnaires, et maintenant bien plus encore que lorsque je me suis présenté à vous pour la première fois. Je parle en toute franchise et vérité, je n’exagère, je ne colore rien, pardonnez-moi. »

Mais, si Coillard était « à l’abri des gendarmes », toutes les difficultés n’étaient pas levées. Il en restait une encore à l’égard de la Société des Missions : ce n’était pas cette Société qui, officiellement, avait envoyé Coillard à Strasbourg. Coillard, une fois dans cette ville, resterait-il élève missionnaire, dépendant de la Société de Paris ? De plus il était inscrit à la Faculté, mais, effectivement il ne devait suivre que les cours du Gymnase, pour arriver à prendre son baccalauréat ; une fois bachelier, il aurait une bourse ; mais, d’ici là, qui pourvoirait à son entretien ? La Société avait déjà fait beaucoup de frais pour lui.

Ces questions étaient angoissantes pour Coillard ; il écrit au Comité qu’il va se mettre courageusement à préparer son baccalauréat ; qu’en attendant, pour alléger les charges de la Société, il donnera des leçons ; qu’enfin il a « un modique héritage » qu’il pourra vendre et ainsi pourvoir lui-même à son entretien à Strasbourg pendant un an, et il termine sa lettre par ces mots :

« Si le Comité venait à m’abandonner, certainement ce serait pour moi une épreuve bien cruelle et mon embarras pécuniaire ne serait pas moindre que celui de la conscription ; toutefois l’Éternel ne m’abandonnerait pas sans doute et vous me permettriez de me considérer toujours comme votre élève et soumis à vos ordres. F. Coillard, encore et toujours votre élève missionnaire, s’il plaît à Dieu. »

Cette lettre au Comité était accompagnée d’une autre à M. Grandpierre :

« Quoique je sois à Strasbourg, je n’en suis pas moins élève missionnaire et, quoi qu’il arrive, je me considérerai toujours comme élève de la Société de Paris. Mon désir le plus ardent est d’être missionnaire, voilà tout. Plus d’une fois déjà, cher Monsieur, j’ai pris plume et papier pour vous parler, à cœur ouvert et à satiété, de ces missions pour lesquelles je vis, mais jamais je n’ai osé vous présenter ces lignes, parce qu’elles n’étaient pas conformes au ton de Paris. »

Le Comité, considérant que Coillard lui avait donné jusqu’à ce jour une entière satisfaction, décida de faire les frais de sa pension et de le conserver au nombre de ses élèves. De son côté, Coillard s’engageait à avertir le Comité dès qu’il sentirait faiblir sa vocation missionnaire. Quant à la conscription, il devait passer encore par ce qui n’était plus pour lui qu’une formalité, par le tirage au sort.

« Je désirerais beaucoup être libéré par le sort, écrit-il à M. Grandpierre (5 mars 1855), et rendre par là inutile le certificat de M. le Doyen, qui loyalement ne devrait pas me revenir, à moi, élève missionnaire et n’étudiant que pour les missions. »

(Autobiographie.) Le jour du tirage arriva, j’eus un bon numéro, et, lors même qu’au conseil de révision je fusse déclaré « bon pour le service, » je ne fus pas appelé à servir sous les drapeaux ; je n’avais aucun engagement envers le gouvernement. De toutes manières, j’étais libre et ma vocation était sauvegardée. Je n’avais jamais douté qu’il en fût autrement. Pendant que, mêlé à une foule de jeunes, j’étais à attendre dans l’antichambre du Conseil, j’étudiais, comme tout le monde, les physionomies de ceux qui entraient dans la salle ou en sortaient. Et comme la porte s’ouvrait constamment, ce n’est pas avec indifférence que nous entendions un des officiers crier à l’intérieur : « Bon pour le service ! » ou « Pas bon pour le service ! » Transposant mes réflexions dans un domaine plus élevé, je ne pouvais concevoir une cause de tristesse et de douleur plus grande que celle que j’éprouverais dans le cas où Jésus, mon divin Maître, pourrait dire d’un de ses conscrits comme moi : « Pas bon pour le service. »

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