François Coillard T.3 Missionnaire au Zambèze

IV
léchoma, séchéké, léalouyi
1884-1885

Départ pour Séchéké. — Premier culte à Séchéké. — Atermoiements. — Faux départ pour la capitale. — Troubles à la Vallée. — Traces de Livingstone. — Retour à Léchoma. — Toujours la porte fermée. — Départ pour Léalouyi. — Livingstone. — En voyage. — Bon accueil à Léalouyi. — Séfoula, future station. — Souvenirs de Léribé. — Retour à Léchoma. — Épizootie. — Attente. — Réponse des chefs. — Départ de Léchoma. — Kazoungoula. — Enfin à Séchéké !

Comme six ans auparavant, c’était à Séchéké que Coillard devait aller pour obtenir la permission de pénétrer jusqu’à la capitale des Barotsis. Séchéké était la résidence de douze à quinze chefs dont le principal, Morantsiane, avait toutes les attributions et les pouvoirs d’un vice-roi :

« Ce chef n’est pas le Morantsiane, le vieillard que j’ai connu il y a six ans et que j’aimais, mais son fils, à moitié abruti par l’abus de la bière et la fumée du chanvre. »

En route, Coillard passe par Mparira, île sablonneuse au confluent du Chobé et du Zambèze. Trois chefs barotsis y résidaient, gardant le gué de Kazoungoula, l’entrée du pays.

Mparira, mardi 12 août 1884. — Dieu soit béni, trois fois béni ! Me voici donc dans les parages du Trans-Zambèze. Mon cœur déborde de joie et de reconnaissance envers ce Maître toujours bon, ce Père toujours tendre et toujours fidèle ! Que ne l’aimé-je davantage, d’un cœur plus pur et plus dévoué ! En fléchissant ici les genoux, pour la première fois depuis six ans, pour la première fois depuis que l’entreprise est décidée, je me sens pressé de me consacrer tout de nouveau à mon Seigneur. Me voici, Seigneur ! fais de moi, fais des miens, ce qu’il te semblera bon. Que je te glorifie, et par ma vie et par ma mort ! Je suis de plus en plus émerveillé de la bonté de Dieu et des réponses qu’il daigne accorder à nos prières. Nous étions tout tristes de l’échec de ma première visite à la rivière ; aux yeux de quelques-uns c’était de mauvais augure, surtout étant donnée l’apparente mauvaise volonté des chefs de Séchéké qui avaient arrêté ma lettre au roi, et l’indifférence de Mokoumba, le chef de Mparira, qui, non seulement n’est jamais venu nous visiter, mais ne m’a jamais même envoyé directement ses salutations. Je croyais, moi, tout simplement, en reposant mes yeux sur la longue ligne bleue qui borne notre horizon de Léchoma, que là est bien le pays où le Seigneur nous appelle à prêcher l’Évangile, mais que le diable fera encore des efforts désespérés pour nous entraver.

Ce que nous craignions, ma femme et moi, c’étaient les délais d’il y a six ans. « Que penses-tu de ce silence des chefs et de leur indifférence ? me demandait-elle. Vont-ils encore nous faire passer par les expériences de jadis ? » — « Patience, en un jour tout peut changer. » Et tout en disant cela, nous nous demandions s’il ne serait pas prudent de visiter Mokoumba. C’était le dimanche après-midi (10 août). A peine étions-nous rentrés au camp, qu’on nous montrait une longue file qui serpentait dans la plaine. Quelques instants après, la file faisait son entrée au camp et tout s’expliquait. C’étaient une trentaine d’hommes que les chefs de Séchéké envoyaient pour nous chercher avec les canots. Il fallut s’exécuter et faire ses préparatifs : ouvrir des caisses, les déballer, les réemballer, les recharger sans trouver ce que l’on cherche. Ce fut une rude journée qui se prolongea fort avant dans la nuit. Le lendemain matin, on mit la main aux derniers préparatifs et, après avoir donné les dernières instructions et prié, nous partîmes. Je laissai ma femme brisée de fatigue, mais calme et heureuse. Sa prévoyance habituelle avait multiplié son travail et ses peines ; mais elle aussi sentait si vivement la main de Dieu et les réponses à nos prières, que l’aiguillon de la séparation en était émoussé.

Nous arrivâmes au gué vers le coucher du soleil. Quand nous traversâmes, le disque du soleil plongeait dans l’eau, s’y mirant et s’y jouant à ravir. La rivière était de cristal et reflétait les rives boisées. Mon cœur débordait de joie et de reconnaissance, je jouissais d’une grande paix.

Nous campâmes au caravansérail, quelques huttes bâties par des voyageurs. On me choisit la meilleure. Ben et Aaron m’y installèrent de leur mieux et, bientôt, ce n’était, tout autour, que groupes babillards, feux flamboyants ; les uns bouillissaient le millet, d’autres fumaient le chanvre et toussaient à tout rompre, pendant que des conteurs, pleins de feu, arrachaient à leurs auditeurs des exclamations de surprise, des applaudissements et des éclats de rire. La nuit de ces gens fut de courte durée, je dus même leur imposer silence, espérant pouvoir un peu dormir, mais le sommeil fuyait mes paupières et mon cœur se répandait en une prière ininterrompue.

Séchéké, samedi 16 août 1884. — Jusqu’ici, enfin ! … Plus loin, quand ? Voilà toujours la question. Les Barotsis sont d’étranges gens, il faut l’avouer. Après tout, nous ne sommes pas parfaitement sûrs que les choses s’arrangeront comme nous avions compté.

Déjà à Léchoma, Coillard avait appris que les lettres, qu’il avait écrites au roi pour lui annoncer son arrivée, avaient été interceptées par les chefs de Séchéké ; elles venaient seulement d’être expédiées, « mais par un esclave à pied, comme quelque chose de peu d’importance ».

Quand viendra la réponse ? On l’attend. Les chefs sont confus et croient bien qu’ils ont commis une bévue. Pour la réparer, ils veulent envoyer Tahalima chez le roi. C’est un homme de confiance certainement, ce qui peut faire beaucoup pour notre cause, mais je voudrais quelque chose de plus. Je voudrais aller moi-même et voilà la difficulté. Ils ont peur de m’ouvrir le chemin de leur capitale. C’est étonnant comme des difficultés surgissent à mesure que d’autres se dissipent et comme le ciel se couvre de nouveau, à peine y a-t-il eu quelque éclaircie. Le Seigneur ne veut pas permettre que, même pour un moment, nous marchions par la vue : il sait ce qu’il veut et il sait ce qu’il fait.

Dimanche 17 août 1884. — Premier service à Séchéké, ou plutôt première prédication. J’eus quelque peine à rassembler les gens ; je m’assis tout bonnement au lékhotla avec Aaron ; il se forma un petit groupe et je commençai à leur enseigner nos chants. Le groupe augmenta vite, il vint même des femmes et des esclaves. Mais une vive discussion s’engagea entre les chefs pour savoir où les faire asseoir sans enlever au lékhotla son caractère exclusif et sacré. J’essayai d’apaiser le tapage de ces messieurs, le bon sens prévalut et le sexe féminin prit place immédiatement derrière les jeunes gens. Tout était bien étrange pour ces pauvres gens ; ils me regardaient bouches béantes, imitaient les intonations de ma voix, les moindres de mes gestes, répétaient mes paroles et toussaient comme moi. C’était impayable. En toute autre circonstance, j’aurais eu de la peine à garder mon sérieux. Mais prêcher l’Évangile à Séchéké ! … Je fis une esquisse rapide de l’histoire de la rédemption et je fus frappé de l’attention que prêtaient certains hommes. Aaron parla ensuite avec une force et un à-propos qui n’ont rien de surprenant chez lui. Après le service, les chefs vinrent me visiter. Puis je me reposai ou essayai de me reposer ; j’étais, comme toujours, assiégé de curieux qui obstruaient ma porte. Quand je me réveillai, ils s’étaient retirés et je pus jouir d’un moment de solitude.

L’après-midi, nous essayâmes de réunir les gens. J’envoyai des messages aux chefs, puis, suivi de Ben qui portait mon siège, j’allai m’asseoir sur la place publique. Aaron, qui a tous les symptômes de la fièvre, resta à la maison. J’attendis longtemps. Enfin, Morantsiane et un autre chef, Rataou, arrivèrent avec une troupe de gens. J’entonnai mon cantique, je le leur fis répéter et chanter. Mais hélas ! mon auditoire n’était pas à jeun. Ils avaient tellement bu que je dus couper court à nos exercices. Une foule de femmes, princesses et esclaves, et des enfants, de tout âge et de toute condition, se tenaient à distance. J’allai vers ces groupes. A mon arrivée, les femmes et les jeunes filles, qui étaient assises, commencèrent à battre des mains et à courber le front dans la poussière. Je leur parlai de Dieu, de son amour, je leur fis répéter l’épitomé de l’Évangile, Jean 3.16, et passai. « Ah ! et nous autres nous ne mourrons pas ? Pourquoi ne nous fais-tu pas mourir, nous aussi, missionnaire ? » Elles demandaient pourquoi je ne leur enseignais pas à prier, car prier, ici, c’est « mourir ». L’expression est reçue par l’académie des Barotsis.

Le lundi 18 août, un envoyé du roi arrive, autorisant l’expédition de Coillard à traverser le fleuve. Celui-ci demande à être mené vers le roi, à la capitale, avant de faire traverser le fleuve à tous les siens. Rataou s’offre pour conduire le missionnaire, à la condition que celui-ci soit en mesure de satisfaire le roi par des présents.

Serai-je en mesure de le faire ? Voilà la question. Toute la journée je n’entends qu’une chanson : « Thouso », c’est-à-dire, un secours. Les chefs n’ont pas honte de mendier et ils mendient avec une effronterie, une persistance qui vous confondent. Pour peu que cela dure, nous serons bientôt complètement dévalisés.

J’eus un entretien sérieux avec Rataou, mais je sens bien que je suis dans les griffes des Barotsis. Que Dieu m’aide dans cette éducation si difficile que nous avons à faire ! J’ai dû envoyer chercher à Léchoma de nouvelles provisions d’étoffe pour la route.

En attendant le retour de ces canots, Coillard évangélise avec l’aide de M. Jeanmairet et de Joseph, qui l’ont rejoint ; mais il est harcelé par la curiosité et la mendicité des gens.

21 août 1884. — Après notre toilette du matin, nous avons appelé à la prière. Comme personne ne venait, nous avons entonné un cantique et, bientôt, nous vîmes des groupes arriver de tous côtés. Nous eûmes un nombreux auditoire. On commence à savoir nos deux cantiques : « O créateur des hommes… » et « Dieu, maître de la terre… » On chante avec entrain. Pendant deux jours, j’ai lu et expliqué la parabole de la brebis perdue, aussi simplement et aussi brièvement que possible ; j’ai fait redire Jean 3.16 et j’ai terminé par l’Oraison dominicale que tout le monde répète. Mais la prière pour eux c’est quelque chose de si drôle, qu’en se prosternant, plusieurs éclatent de rire. Après la prière, Aaron fait son école avec entrain, tout le monde y assiste, hommes, femmes et enfants, et tout le monde répète : a b c.

Lundi 24 août. — Les canots ne sont pas de retour de Léchoma, donc il est impossible de partir. Je suis porté à murmurer et à m’impatienter, mais à quoi bon ?

Hier, nous avons eu le service à l’ombre de notre arbre. Les chefs sont venus avec leurs gens. Nalichoua étant absent, pas une âme de sa maison n’a osé venir. On a eu beau les appeler à la prière, la voix se perd dans l’espace. Les chefs qui ne viennent pas au service trouvent que c’est un manque d’égards envers eux que d’y appeler leurs gens. Comme Aaron criait : « Venez à la prière ! » un individu lui répondit avec aigreur : « Sont-ils à toi les gens pour que tu les appelles ? » Il avait mis le doigt sur la difficulté. C’en sera une très grande ; on peut le prévoir.

Nous avons adopté le système de nous réunir, nous, et d’entonner à l’unisson un cantique, puis un autre, puis un troisième s’il le faut, jusqu’à ce que tout le monde soit réuni. Le moyen nous réussit bien. Hier, nous avons ainsi rassemblé un bon auditoire. M. Jeanmairet a fait ses salutations, Joseph ensuite a parlé assez bien, puis j’ai répété à grands traits l’histoire de la rédemption. Nous avons fait chanter les gens, je les ai catéchisés. La plupart ont compris de quoi il s’agit. L’après-midi, ils étaient tous si horriblement ivres que mes efforts pour un nouveau culte ont été vains.

Mardi 26 août 1884. — Déjà mardi ! déjà le 26 août ! Et nous sommes encore ici ! Je suis rongé d’inquiétude. Je n’en ai pas dormi de la nuit. Je tremble pour notre grand voyage à la Vallée, au temps des plus fortes chaleurs.

[La « Vallée » est un terme impropre, mais courant depuis Livingstone, pour désigner la vaste plaine que traverse le Zambèze dans sa partie supérieure et qui est, à proprement parler, la plaine du Borotsé, ou le pays des Barotsis.]

Ce matin, j’ai réuni mes hommes pour leur parler sérieusement de leur conduite parmi les païens. La position de nos évangélistes est semée d’écueils. Oh ! il faut qu’un Mossouto, pour se tenir debout ici, soit un géant de la foi. Je considère que les grands obstacles que nous rencontrerons viendront des chefs : ce seront la bière, les femmes et les esclaves.

Coillard attend toujours : l’organisation de son voyage rencontre mille difficultés, la femme de Rataou est malade, les chefs ne veulent pas donner de canots, ils redoutent une invasion des Matébélés, ils s’enivrent.

« C’est bien le pays où la patience doit être parfaitement mise en pratique, écrit Coillard à sa femme. J’ai bien failli perdre le peu que je possède de cette belle vertu. »

Un jour (27 août), il parle raide ; il menace de partir à pied pour la capitale ; alors, Morantsiane se décide à lui fournir, le lendemain, deux canots.

Cette journée a été un peu orageuse. Mais le calme intérieur, grâce à Dieu, n’en a pas été troublé.

Le lendemain matin, Morantsiane s’esquive et ne revient que l’après-midi.

En le voyant arriver, se dandinant, à moitié ivre, je sentis que j’avais besoin de la grâce de Dieu pour ne pas m’impatienter.

Enfin, le samedi, les canots étaient chargés, les rameurs essayés. MM. Coillard et Jeanmairet partaient, tandis qu’Aaron et Joseph se rendaient, à pied, à l’étape du soir ; mais, encore en vue de Séchéké, un des bateaux se remplit d’eau ; il fallut aborder en toute hâte ; Rataou envoya un autre canot et, ainsi, on atteignit un poste de bétail, où l’on passa le dimanche. Le lundi matin, tandis qu’on réparait le bateau, un message des chefs de Séchéké arrivait, annonçant qu’une révolution avait éclaté à Léalouyi, que le roi Robosi avait été expulsé ; ils disaient à Coillard qu’il lui était impossible d’aller à la Vallée et qu’il lui fallait attendre que le pays fût pacifié. Coillard revint à Séchéké.

Lundi 1er septembre 1884. — De nouveau à Séchéké ! Un pas en arrière ; espérons que ce n’est que pour prendre un nouvel élan et mieux sauter, j’ai pleine confiance.

« Tout le pays est plongé dans l’anarchie. Impossible de songer à voyager dans des circonstances pareilles. Le risque d’être pillé est trop grand, pour dire le moins. C’est un vrai coupe-gorge que ce pays. Si jamais nous avons désiré porter l’Évangile là où Satan a son trône, je ne crois pas que nous nous soyons trompés de chemin. Et cependant, là aussi, il y a des hommes ; nous, nous pouvons les aimer et être heureux parmi eux. »

Un peu plus tard, Coillard écrivait encore :

« Il paraît que c’est le règne de la terreur chez les Barotsis. On tue les meilleurs de la nation. Oh ! que Dieu est bon de nous avoir gardés et arrêtés au moment où nous partions pour la Vallée. Humainement parlant, nous n’en serions pas revenus. Les Bassoutos, j’allais même dire les Zoulous, sont des anges à côté de ces Barotsis. Voilà des sauvages pur sang ! A ce point de vue, ils sont intéressants. Je suis bien déterminé à ne conduire ma femme et ma nièce au milieu d’eux que quand le pays sera pacifié et que les travaux préparatoires d’installation seront faits. Nous sentons bien que Dieu seul peut nous protéger. »

Après avoir reçu ces nouvelles de la Vallée et après de longs pourparlers, les chefs demandèrent à Coillard d’attendre qu’un nouveau roi eût été élu ; ils monteront alors à la capitale et lui avec eux.

Mercredi 3 septembre 1884. — Nous voici donc ici à Séchéké et pour combien de temps ? Dieu le sait. C’est une nouvelle épreuve de foi et de patience. Mais le triomphe est au bout. Il est assuré. Ce qu’il y a de certain, c’est que regarder à l’homme et aux circonstances c’est un mirage, espérer en l’homme c’est bâtir sur du sable mouvant. Heureusement que le Rocher des siècles est toujours là.

La santé de M. Jeanmairet donna de l’inquiétude.

19 septembre. — Il y a quelque chose dans l’air, les Barotsis couvent quelque chose, ce que c’est je n’en sais rien, mais j’attends. Dieu veille sur nous, quoi qu’il arrive. L’ami Jeanmairet va mieux depuis hier. Quelle source de reconnaissance !

Séchéké, 20 septembre. — Il est intéressant de retrouver ici les traces de Livingstone. Son passage a produit l’effet d’une apparition surnaturelle et les récits qu’on en fait ont un caractère légendaire. Il avait tout pour frapper l’imagination de ces gens : c’était le premier blanc qu’ils eussent vu ; il était, disent-ils, de belle taille, d’un port imposant. Il parlait la langue des Makololos, il était le chasseur le plus habile qu’on eût connu : « Tu as faim ? » disait-il au premier venu. — « Oui. » — « Que veux-tu ? » — « Une cuisse de buffle. » Livingstone prenait son fusil, mettait en joue, abattait immédiatement un des buffles qui paissaient à une distance incroyable, abandonnait la viande à celui qui l’avait demandée et passait outre. Voyageait-il en canot : « Vous avez faim ? disait-il aux bateliers, eh bien ! avertissez-moi quand nous passerons un village. » Il achetait alors des pots de lait caillé, de la bière, etc…, ses gens se gorgeaient et les restes de cette abondance étaient rendus à ceux de qui elle avait été achetée. Voulait-il un bœuf gras, on le lui amenait. « Qu’en dites-vous mes amis, est-ce là ce qu’il nous faut ? » — « Oui, docteur. » Il prend son fusil et abat l’animal. « Maintenant que veux-tu pour ta bête ? » Le marché conclu, le prix payé, il prenait un morceau de choix et rendait le reste avec la peau au premier propriétaire.

Il avait une prédilection pour les vieillards ; il les appelait, s’entretenait avec eux, leur faisait toutes sortes de questions, puis les congédiait avec un présent. Voyait-il des bergers, des jeunes filles au travail ? il s’entourait d’eux et les renvoyait toujours avec des présents.

C’est de cette manière qu’il s’ouvrait le chemin des tribus qui semblaient les plus hostiles. Lorsqu’on se ruait sur lui, avec des menaces qui faisaient trembler ses compagnons, lui se taisait, laissait gronder le tonnerre. Une fois l’orage apaisé, il causait, distribuait quelques paquets de verroterie et quelques morceaux d’étoffe aux gens qui, enthousiasmés, s’en retournaient chez eux et apportaient pain, lait caillé, bière, et Livingstone passait outre.

Il étonnait par des merveilles : rien de plus curieux que les descriptions passionnées qu’on vous fait de la lanterne magique, des fusées, des feux de Bengale, des chandelles romaines, etc… qu’il exhibait dans les grandes occasions. Il allumait de la poudre sur la main d’un homme au moyen d’une lentille, il faisait approcher et passer sous les yeux de ces Zambéziens toutes les nations du monde à travers une lunette et que sais-je ? L’admiration, l’étonnement de ces pauvres gens ne connaissaient pas de bornes. Aujourd’hui l’imagination s’en mêle et grandit ces beaux souvenirs du passé.

Ce qu’il y a de certain, c’est que Livingstone a prêché par sa vie pure et d’un dévouement hors ligne, plus que par ses paroles. Les vieux qui l’ont connu, qui ont voyagé avec lui, parlent de lui avec enthousiasme et terminent toujours en disant : « Le docteur ! Ah ! ce n’était pas un homme comme un autre, c’était un dieu ! » Quel beau témoignage ! Quelles traces à laisser derrière soi ! En recueillant les principaux traits qui ressortent de tous ces récits et en cherchant à reconstituer la figure de cet homme extraordinaire, je trouve qu’il était énergique, enjoué et pourtant plein de dignité, généreux, droit et vrai.

Durant ce temps d’attente à Séchéké, où règnent l’inquiétude et la terreur, Coillard fait une première visite à Léchoma, du 6 au 10 septembre.

Que Léchoma est beau avec ses arbres, son ruisseau, son coteau, ses huttes qui s’élèvent en amphithéâtre au milieu du feuillage ! Et puis c’est une ruche d’abeilles, tout le monde y travaille. Il y a de l’entrain et chacun a l’air heureux.

Nous avons quitté Léchoma, le mercredi 10 septembre, retrempés et réjouis. Il y a une ombre pourtant. Le mardi soir, au clair de lune, nous étions avec ma chère femme à examiner notre nouvelle bâtisse. Elle devint si sérieuse et si pensive que je lui demandai ce qu’elle avait. « Je pense, dit-elle, à toutes les bâtisses que j’ai vu construire depuis que je suis en Afrique. » Hélas ! il est bon que nous nous le répétions souvent pour ne pas perdre courage : « Il a compté mes allées et venues ! » Le lendemain le nuage s’était éclairci. La grâce de Dieu avait repris le dessus, et nous nous quittions calmes et sérieux.

Une seconde fois, Coillard revient à Léchoma pour un séjour plus prolongé (26 septembre au 1er novembre). C’est de là qu’il écrit à Georges Appia (10 octobre 1884) :

« Je vous laisse à penser si je suis heureux de pouvoir dater ma lettre du Zambèze. Je serais plus heureux encore si j’étais à la Vallée. Le diable nous dispute le terrain pas à pas. Est-ce parce qu’il tremble ? Cela, je vous l’avoue, me donne du courage. Si tout allait sur des roulettes, comme on dit vulgairement, je serais inquiet, car mes expériences seraient bien différentes de celles des apôtres, de Paul en particulier. Que nos amis en Europe ne soient pas trop impatients et qu’ils ne se découragent pas. Attendre est aussi une œuvre, un ministère qui, rempli avec foi, a ses bénédictions.

Notre campement se transforme visiblement. A côté des tentes, s’élèvent des huttes, une petite chaumière de deux chambres même. Bientôt les tentes, qui sont insupportables en été, et qu’il nous faut soigner en vue de l’avenir, disparaîtront et notre petit établissement sera aussi complet que nous pouvons le désirer dans les circonstances actuelles. Les jeunes noirs qui viennent travailler s’attachent à nous et ne veulent plus nous quitter. Ceux qui viennent vendre leur blé apprennent à nous connaître et nous revoyons souvent les mêmes visages. Et il faut voir comme ils sont blessés si on ne les reconnaît pas.

Pendant mon séjour au delà de la rivière, j’ai pu juger de l’impression que fait notre camp sur ces pauvres Zambéziens. On colporte les paroles de ma femme, on raconte ce qu’on a vu et entendu, de sorte que Léchoma est comme un phare que Dieu fait briller au seuil de ces régions ténébreuses. Et qui peut dire jusqu’où vont pénétrer ces rayons ? Toujours est-il que notre cœur est à la Vallée. Je suis aux aguets, pour voir s’il arrive des messagers des chefs de Séchéké. Personne ne peut dire quand le pays sera pacifié. Ce qui ne serait guère rassurant, si nous ne regardions qu’aux hommes, c’est que le chef qui s’est mis à la tête de la révolution ne nous est pas favorable, dit-on.

Les chefs de Séchéké, eux, comptent que nous avons déjà pris pied dans le pays et désirent vivement, disent-ils, que nous soyons présents quand le nouveau roi sera élu ou plutôt présenté à la tribu. Nous allons renvoyer nos Bassoutos aussi tôt que possible. C’est une mesure d’économie. C’est aussi brûler nos vaisseaux, c’est vrai ; mais nous ne regardons pas en arrière. En avant ! plus loin ! toujours plus loin ! C’est notre devise. Je suis de plus en plus frappé de l’importance du champ qui est devant nous. Aucune langue, aucun dialecte ne peut nous rendre les services du sessouto. Cela nous ouvre une porte immense, il est presque impossible d’en exagérer la grandeur. Quand l’Évangile aura passé le Zambèze, qui ou quoi pourra l’arrêter ? Cette perspective fait bondir le cœur. »

De nouveau les chefs de Séchéké envoient chercher Coillard en toute hâte. Pourquoi ?

Le Maître que nous servons ne permettra pas pourtant que nous soyons toujours les jouets de ces gens-là. Ceux qui se confient en lui ne seront jamais confondus. Ces pauvres Barotsis ! Quelle abnégation il faut pour les aimer ! Les meilleurs ne valent pas grand’chose.

Séchéké, mardi 4 novembre 1884. — Oui, à Séchéké, le bourbier du découragement, pour ne pas dire le bourbier du désespoir. Personne n’est encore venu de la Vallée. Donc l’ordre du jour n’a pas changé : attendre. Le trajet a été triste, l’arrivée non moins. Tout est bien sombre. Si nous n’allons pas aujourd’hui à la capitale, c’est évidemment que le chemin n’est pas ouvert. Que ferons-nous ? Mais, gens de petite foi, pourquoi douterions-nous ?

Vendredi 7 novembre 1884. — L’horizon est toujours aussi sombre et aussi menaçant. Notre pierre d’achoppement est toujours Morantsiane. Son but est de nous extorquer des présents.

8 novembre. — Nous avons eu ce matin une conférence avec les chefs. Tous les principaux étaient là. La séance fut assez longue. On parla beaucoup pour ne pas dire grand’chose. Morantsiane, en deux mots et assez froidement, exposa ma demande : « Le missionnaire demande qu’on le laisse passer. » Je parlai aussi, leur rappelai comment ils m’avaient empêché de passer outre, il y a quelque temps, alléguant qu’il n’y avait pas de roi, partant, pas d’autorité dans le pays. « Aujourd’hui il y a un roi, donc plus d’obstacles. » Un long silence suivit mon petit discours, silence pénible, mais significatif. Quand enfin Rataou l’interrompit, ce ne fut que pour montrer l’impossibilité de me conduire à la Vallée dans les circonstances présentes. Aucun chef n’oserait se présenter devant le roi, avant d’avoir appris officiellement qu’il y a un roi et qu’on l’appelle. Tahalima, puis tous, une fois la note donnée, parlèrent dans le même sens. En vain, représentai-je qu’un nouveau délai entraînait les plus graves conséquences : pour nous ce pouvait être un signe que la tribu ne nous recevait pas et que, par conséquent, il nous était loisible de diriger nos pas ailleurs. On causa encore, mais sans arriver à aucun résultat. La conclusion que je tirai de tout cela c’est que, pour le moment, la porte est fermée. Faut-il l’enfoncer ? Le seul moyen est sans doute une nouvelle distribution de présents. Mais non, il est immoral ce moyen-là. Dieu règne ! Ah ! quand on est encore dans la barque qu’il est facile de présumer de sa foi ! Quand on est en pleine tourmente, essayant de marcher sur les eaux, qu’elles sont terribles les vagues qui vous couvrent de leur écume ! Ce que je redoute c’est le découragement chez mes compagnons de voyage et une défaillance dans leur confiance en notre entreprise.

Malgré tout, le temps du Seigneur arrivera, et alors tout sera lumière. Quelque difficile que soit le service que le roi demande de nous, il ne saurait être ni inutile, ni stérile. Paul a passé deux ans en prison à Césarée. Pourquoi nous, qui ne sommes pas des apôtres, ne pourrions-nous pas attendre quelques mois à Léchoma ? Sûrement Dieu sait ce qu’il fait, et tout est bien. Tant de sacrifices, d’afflictions et de prières ne peuvent être perdus ! C’est chose remarquable et remarquée de tous qu’après tous nos voyages, toutes nos fatigues, toutes nos privations, et pendant la plus mauvaise saison de l’année, aucun de nous n’ait été malade.

Comme précédemment, les chefs offraient à Coillard des canots, mais chacun se refusait à l’accompagner à la capitale et, vu l’état du pays, Coillard ne pouvait s’y rendre sans l’un d’eux ; aussi, il retourna à Léchoma vers le 15 novembre, après avoir obtenu la promesse qu’un chef viendrait l’y chercher, quand il pourrait partir pour la Vallée.

Ce fut un soulagement pour ma pauvre femme que les ouvriers ont tant tourmentée pendant mon absence. Le travail a avancé ; depuis quelques jours, Élise est installée chez elle et moi dans mon cabinet d’étude. Toutes les tentes sont abattues, l’enclos de la station est presque fini. Nous voilà donc à l’œuvre.

Léchoma, 30 novembre 1884. — Il semble que le Seigneur ait voulu nous avertir et nous faire, en même temps, apprécier ses bontés. La fièvre a fait son apparition parmi nous. Aaron et Lévi ont été d’abord atteints. Ce dernier nous a même donné de l’inquiétude, mais Dieu a béni les remèdes et, après quatre ou cinq jours, nos amis se sont remis. Ils se rétablissaient à peine que moi-même je me sentais saisi. Élise, aussi, a vu passer sur elle l’ombre de cet ange mélancolique. C’est maintenant le tour de Ma-Routhé, la femme d’Aaron. La pauvre enfant paraît plus sérieusement prise que qui que ce soit. Nous crions au Dieu de notre délivrance.

Tout à coup, le 29 novembre, la nouvelle arrive que le nouveau roi, Akoufouna, a envoyé deux hommes pour chercher Coillard et l’amener à la capitale.

Voilà une de ces éclaircies que nous attendons et, cependant, elle nous prend par surprise. Gens de peu de foi ! Nous demandons que la prison s’ouvre et quand Pierre lui-même frappe à la porte, nous ne pouvons croire que ce soit bien lui. Mais un voyage à la Vallée, par ces temps de pluie et de chaleur ! Cela fait trembler ma pauvre femme.

Coillard ne put pas partir tout de suite, Lévi avait eu une rechute inquiétante, Mme Coillard était malade, et cependant les chefs envoyaient messages sur messages.

Une femme malade ! quelle idée que cela puisse retarder mon départ d’un seul jour ! C’est du nouveau pour eux. Et il pleut presque tous les jours. Quand il ne pleut pas, le soleil est de feu ! Quelle perspective !

Des chefs de Séchéké vinrent à Léchoma.

Samedi 13 décembre. — Ils étaient venus voir ma femme. Son état les a touchés. Rataou, au premier coup d’œil, a vu qu’elle était sérieusement malade et, pendant deux ou trois jours, je me suis demandé si le Seigneur voulait la retirer à lui. Jeudi (11 décembre), le mieux continuant, j’ai préparé mes paquets et je les expédiai avec Aaron et Middleton, des porteurs et des ânes. J’eus donc un peu de répit. Nous eûmes une délicieuse après-midi avec ma femme. Elle était beaucoup mieux, tout était calme et silencieux autour de nous. Nous fîmes une visite ensemble au jardin, nous causâmes et nous nous préparâmes doucement à cette dure séparation. Je partis hier matin.

« J’ai donc quitté les miens. Que Dieu veille sur eux ! Ma femme s’est montrée à la hauteur des circonstances, Dieu l’a admirablement soutenue. Je devais partir une semaine plus tôt quand elle est tombée malade. « Demain j’irai mieux, me disait-elle, et tu pourras partir. Je ne serai pas sur ton chemin quand Dieu t’ouvre la porte et t’appelle. » Il y avait donc un arc-en-ciel sur notre séparation, car Dieu avait exaucé nos prières. »

« Ah ! si vous saviez ce qu’on éprouve en se trouvant sur le seuil de cette Afrique centrale où pas le moindre rayon de l’Évangile n’a encore pénétré. Si les amis qui blâment notre imprudence pouvaient, même de loin, apercevoir ce que nous voyons et comprendre ce que nous sentons, ils seraient les premiers à s’étonner que les rachetés du Christ aient si peu de dévouement et connaissent si peu l’esprit de sacrifice ; ils seraient honteux des hésitations qui nous entravent. Elles sont assises dans les ténèbres de la mort, ces tribus innombrables dont celle des Barotsis n’est que l’avant-garde, ils périssent ces païens, pendant que nous avons la lumière et la vie que nous devons leur transmettre. Souvenons-nous-en, ce n’est pas en intercédant dans la gloire du ciel que Jésus a sauvé le monde, il s’est donné. C’est une amère ironie que nos prières pour l’évangélisation des nations, aussi longtemps que nous ne savons donner que de notre superflu, et que nous reculons devant le sacrifice de nous-mêmes.

Ah ! ce moi, ce Dagon, qui trône dans le temple du Saint-Esprit, que de fois la grâce de Dieu ne l’a-t-elle pas renversé, mutilé ; mais que de fois aussi, sans aller jusqu’à exclure l’Éternel de nos cœurs, n’avons-nous pas rétabli à sa place, cette chère idole, et ne l’avons-nous pas, de nouveau, secrètement servie et adorée ? »

Coillard s’arrêta à Mparira, puis à Séchéké ; enfin, le vendredi 19 décembre, il était en route pour la Vallée. Le voyage fut facile, les Zambéziens, venus pour chercher Coillard, se conduisirent bien et firent franchir aux voyageurs et aux bagages les rapides avec une grande habileté. En route, Coillard s’enquiert des coutumes et des idées des Barotsis ; il fait quelques observations géographiques et il note le tout, dans son journal, avec les divers incidents du voyage.

24 décembre. — J’ai lu, avec un intérêt intense, la vie de Livingstone. Sa seconde visite en Europe a été bien différente de la première, et je ne puis m’empêcher de croire que, déjà alors, l’explorateur avait tellement mis le missionnaire dans l’ombre qu’il avait perdu de sa force morale aux yeux du public. Je ne puis m’empêcher de regretter que cet homme de Dieu se soit mis au service du gouvernement et de la Société de géographie, lui un serviteur de Christ. Dès lors, sa carrière est une suite de revers. Sa dernière expédition surtout, essentiellement géographique, fut malheureuse. Mais je le comprends et cela ne diminue en rien mon estime et mon admiration pour ce grand homme dont le christianisme était, avant tout, pratique. C’est ici que, cherchant un site pour une station missionnaire, il a été saisi de la passion des voyages et qu’une nouvelle vocation s’est révélée à lui.

25 décembre 1884. — Tous ces jours-ci j’ai vécu en intime communion d’esprit avec ma chère compagne. Je suis sûr que Dieu fait luire, sur elle et sur Léchoma, la lumière de sa face. La navigation a été assez difficile. Je ne sais pas encore comment s’effectuera notre voyage en famille. Oh ! comme notre mission grandit à mes yeux ! Ces parages ! Ces tribus ! Ces nations qui ne connaissent pas Dieu ! Ces ténèbres épaisses, ces superstitions, ce hideux paganisme qu’il faut éclairer et déraciner, quelle œuvre gigantesque ! Qui est suffisant pour ces choses ?

26 décembre. — Que de misères et de souffrances dans ce malheureux pays ! Il me semble que jamais encore je n’ai été mis en contact, comme maintenant, avec ces misères morales qui sont jusqu’à présent sans remède et sans consolation. Mais l’Évangile sera prêché aux pauvres et il apportera la délivrance et la liberté à cette portion de l’humanité souffrante.

Coillard voulut aller voir les chutes de Ngonyé, mais il commit, en allant trop près en canot, une imprudence qui aurait pu lui être fatale ; peu après, ayant mis pied à terre, il glissa sur les rochers, roula, et ne s’arrêta qu’à quelques pieds de l’abîme.

Mes braves Zambéziens poussèrent un cri d’horreur. J’enlevai mes souliers et je fis de la photographie. Cela les étonna fort. En revenant, on plaisanta beaucoup là-dessus. Je ne plaisantais pas moi. J’ai commis deux imprudences aujourd’hui et pourtant Dieu m’a sauvé.

Ngonyé, dimanche 28 décembre. — Dans l’après-midi, nous avons pu rassembler les femmes et nos jeunes Zambéziens. Ceux-ci savent déjà chanter trois cantiques. Cela m’a causé une joie extrême. C’est un premier succès ; tout minime qu’il est, il a son importance. Je crois à la puissance du chant pour propager et populariser l’Évangile.

1er janvier 1885. — Une nouvelle année ! Que Dieu entende ma prière et m’accorde le vœu de mon cœur ! Puissé-je, avec ma bien-aimée compagne, vivre assez longtemps pour voir l’Évangile prêché aux Barotsis, la mission fermement établie et un personnel qui permette d’occuper, sans trop de délai, les principaux points du pays ! Puissé-je voir un tel réveil de l’esprit missionnaire en Europe que jamais nous ne soyons à court de moyens pour nous étendre et que nous puissions porter l’Évangile chez les Matokas, les Machoukouloumboués et jusqu’au lac Bangouéolo ! O mon Dieu, entends ma prière ! Que cette année soit une année de grâce, non seulement pour cette tribu des Barotsis, mais pour toutes les tribus environnantes !

Coillard, en route, visita de nombreux chefs ; il passa à Nalolo, la seconde capitale du royaume (5 et 6 janvier), et reçut de la reine un accueil vraiment touchant ; après y avoir chanté des cantiques et annoncé l’Évangile, comme partout où il passait, Coillard arrivait, le 8 janvier au matin, à travers les prairies inondées, à Léalouyi, la capitale.

« Oui ! à Léalouyi ! Dieu soit loué ! écrit Coillard à sa femme. Pas d’accidents et pas de maladies sérieuses. A part quelques maux de tête, pas de fièvre. Dieu est bon. On ne se lasse pas de le répéter : Il est bon, il est fidèle. »

Léalouyi, 8 janvier 1885. — Quelle désolation ! La guerre civile est une chose affreuse. La ville de Léwanika est réduite en cendres : une ou deux masures sont encore là debout qui donnent une idée de ce que devait être ce qui a été détruit. « La Commune » a passé par ici. On a pillé tous les trésors royaux. Et puis un incendie a fait le reste et a balayé la capitale sans épargner une maison. On a construit à la hâte des abris assez mesquins avec les quelques matériaux qu’on pouvait trouver en cette saison, et ces méchants abris qu’on voit poindre au milieu d’une longue herbe, comme des taupinières, c’est actuellement Léalouyi. Quel triste endroit !

Le lendemain, Coillard est reçu par le jeune roi Akoufouna, entouré de ses chefs ; il expose comment et pourquoi il est venu.

L’intérêt manifesté par l’assemblée était intense. Il me serait difficile de dire le bon esprit des chefs, la bonne impression que nous reçûmes et la reconnaissance qui nous remplit le cœur. Le pays nous est décidément ouvert. Dieu soit loué ! Qui sait les fruits que portera cette journée parmi cette tribu et les tribus avoisinantes !

Dimanche 11 janvier. — « Gloire à Dieu dans les lieux très hauts, paix sur la terre, bienveillance envers les hommes. » Qu’il fut beau le jour où ce cantique sublime fut chanté par les anges ! Oh ! il me semble rêver quand je pense que c’est aujourd’hui la première fois que ce cantique a trouvé de l’écho et a retenti ici, à la capitale des Barotsis ! Mon cœur bondit de joie. En jetant un regard en arrière, je suis rempli d’admiration pour les dispensations du Seigneur. Il fait bien toutes choses. Il a dirigé, avec amour et indulgence, tout ce qui concerne nous et notre mission. Il n’a eu égard ni à nos misères, ni à la faiblesse de notre foi, mais seulement à la grandeur de l’œuvre qu’il veut faire par nous.

Nous avons eu notre premier service d’évangélisation. Il y avait affluence. Dès le point du jour, le crieur avait fait le tour du village, criant à réveiller les morts que c’est aujourd’hui le « jour de Dieu », que personne ne devait aller aux champs, mais que tout le monde devait venir entendre les choses de Dieu. Du moment qu’on entendit notre cloche, nos cantiques au lékhotla et que le roi eut pris place, tout le monde accourut. Mais de femmes, point. On fut très attentif pendant que je développais cette belle parole : « Paix sur la terre ! » Pauvres Barotsis ! croient-ils encore à une paix quelconque ? Ils sont fatigués et dégoûtés, et ils le disent. Aaron parla aussi. « Des gens qui apportent la paix ! disait le Natamoyoa, qui ne les recevrait pas à bras ouverts ? Qui nous donnera du sommeil ? Qui, la paix ? » — « Ce que nous te demandons, disait le Ngambéla, ce ne sont nullement des présents d’étoffes, mais l’enseignement que tu apportes. Nous avons faim de la vérité qui rend les hommes meilleurs. Nous avons des cœurs jaunes et c’est pour cela que notre terre est assouvie de sang. Quand tout cela est dit au lendemain d’une révolution et au milieu d’une capitale en ruines, on sent que ce ne sont pas de vaines paroles.

a – Le Natamoyo a le droit de veto sur les actes et les projets du roi. Il a le droit de sauver la vie de quiconque cherche un refuge auprès de lui. Il est le premier après le premier ministre appelé Ngambéla.

Coillard devait aller choisir l’emplacement de la future station, mais, de nouveau, les chefs et le pauvre jeune roi, leur créature, atermoyèrent. Les moustiques, les danses et les chants nocturnes empêchaient absolument le missionnaire de dormir.

Oh ! comme ces danses frénétiques fatiguent le moral et comme ces insomnies épuisent le corps !

Léalouyi, 18 janvier. — Les jours passent lentement et lourdement. C’est un misérable endroit pour y vivre sans livres, sans occupations régulières, sans connaissances. Je n’ai jamais su, comme maintenant, ce que c’est que l’ennui. Je prendrais mon mal en patience, si je pouvais parler avec les chefs et avancer les affaires. Le jeune roi est entièrement absorbé par d’autres soucis ; il est traitable et simple, mais il est difficile de l’atteindre. Nous n’avons pas encore pu aller à Katongob. C’est toujours pour demain, cette fois sans manquer, assure-t-on. Nous verrons. Il me tarde extrêmement d’avoir conclu quelque chose et de retourner à Léchoma. Tous ces jours-ci il pleut et l’inondationc gagne du terrain. Nous sommes déjà ici sur un îlot, mais personne ne s’en préoccupe.

b – Emplacement présumé de la future station.

c – La période de l’inondation (février-avril) est la fin de la saison des pluies qui commence en novembre.

Lundi 19 janvier. — Il nous a été impossible d’avoir nos services publics hier. A 8 heures du matin, nous étions déjà réunis ; le crieur avait fait son devoir et sa voix avait été entendue ; nous avions une belle assemblée d’hommes et les femmes mêmes, enhardies par la présence de celles du roi, s’étaient jointes à nous. Nous chantâmes, je priai, j’eus le temps de lire quelques versets de Matthieu ch. 22 et la pluie arriva et nous dispersa. Il plut tout le jour. Ce fut un triste jour ; chacun se blottit où il put. Notre trou à nous est si petit, si étouffé, si humide, si encombré et si mal aéré qu’on ne peut y rester dix minutes sans s’endormir. A la nuit, nous avons pu avoir une toute petite réunion au lékhotla, mais, à cause de la pluie, je ne dis que deux mots. Je ne puis me défendre de l’impression qu’une nouvelle révolution se prépare ; il est impossible qu’Akoufouna puisse rester longtemps sur le trône.

21 janvier. — Pas à pas, la lumière se fait. Combien nous voudrions voir tout d’un coup l’avenir en perspective devant nous. Mais Dieu ne le veut pas, et c’est pas à pas, qu’il nous éclaire et nous conduit.

Enfin, avec l’assentiment des chefs, l’emplacement donné à la mission est choisi à Séfoula, où Coillard passe le dimanche 25.

Lundi 26 janvier 1885. — J’ai peu dormi, ce qui du reste est assez fréquent ces temps-ci. Middleton me donne du souci, il va s’affaiblissant. Et puis la fondation de notre mission, le camp de Léchoma, etc., il y a de quoi occuper l’esprit. Mais « quand les pensées s’agitent en foule au dedans de moi, tes consolations réjouissent mon âme ». (Psaumes 94.19)

Après avoir convenu avec les chefs que ceux-ci lui enverront à Séchéké, dès que le pays sera sec, soit en mai ou en juin au plus tard, des canots pour transporter à Séfoula gens et bagages, Coillard prend le chemin du retour. Il résume ainsi ses impressions sur ce premier séjour à la capitale :

« Quand je jette un regard en arrière je ne puis m’empêcher d’admirer les voies de Dieu à notre égard. N’eût été la profonde conviction que j’ai toujours eue de son appel, jamais je n’aurais osé lutter, comme je l’ai fait depuis huit ans, pour venir languir et mourir au Zambèze. Mais il nous a conduits. Même la révolution, qui a éclaté à notre arrivée et qui a retardé de toute une année la fondation de la mission, a son bon côté : elle nous a ouvert une porte encore plus large, si possible, dans ces régions. La nation est fatiguée de ces révolutions. Les chefs qui, comme le roi lui-même, ont toujours l’épée de Damoclès suspendue sur leurs têtes, soupirent après un nouvel état de choses qui leur donne de la sécurité. Ils ne connaissent pas le Sauveur du monde et pourtant, pour eux, sans qu’ils s’en rendent bien compte, il est le Désiré des nations. Parce que nous sommes ses ambassadeurs, ils nous ont reçus avec un empressement qui a quelque chose de touchant. Ils ne comprennent pas l’Évangile que nous apportons ni le message dont nous sommes chargés, mais ils savent que nous parlons de paix et c’est là ce qui nous recommande et nous ouvre les cœurs. Ce n’est pas étonnant. Il serait difficile d’imaginer un coupe-gorge plus affreux où le vol, la brutalité et le meurtre se donnent pleine carrière.

Nous-mêmes nous avons été les victimes de cet état de choses. On a pillé les marchandises que j’avais laissées à Séchéké. Ç’a été une perte sérieuse qui m’a mis plus d’une fois dans un grand embarras. En route, les porteurs de nos bagages se sont cachés dans les bois, ils ont forcé les serrures de mes caisses et ont volé mes vêtements. Pendant le voyage, quand nous comptions sur un peu de nourriture, du poisson, du gibier que nous nous étions réservés, nous découvrions que, pendant la nuit, nos jeunes Zambéziens avaient festiné et nous laissaient la faim. En théorie, on s’élève au-dessus de tout cela ; dans la pratique et quand cela se répète, c’est plus difficile. A Léchoma, ma femme, pendant qu’elle était malade, a fait les mêmes expériences. On a volé de tout, jusqu’au linge de corps de ces dames. Je me suis plaint aux chefs, mais que peuvent-ils les chefs ? Ils volent l’ivoire de leur roi et leurs serfs les volent à leur tour.

Je suis triste d’avoir tracé ce tableau, il est trop noir pour l’envoyer au delà des mers. Mais que cela ne décourage pas nos amis ; si nous cherchions des païens idéaux nous serions restés en Europe. Peut-être a-t-on eu le tort de donner une couleur poétique un peu trop accentuée aux mœurs et au caractère national des Bassoutos. Quand des dames dévouées comme Mesdames X... font une si belle œuvre dans les quartiers les plus dégradés de leur cité, ce n’est pas la poésie, mais c’est bien la profonde misère de ces êtres humains qui les touche et les attire. Eh bien ! qu’on le comprenne, c’est notre cas à nous.

Plus la misère est grande, plus il faut d’énergie, de persévérance et de compassion pour appliquer le seul remède qui puisse la guérir. Je suis loin d’être découragé ; mon cœur bondit de joie à la pensée que, dans trois ou quatre mois, nous traverserons enfin le Zambèze en famille et irons nous établir au milieu de ces pauvres Barotsis. On nous prédit toutes sortes de mauvaises choses, mais Dieu est avec nous. Nous irons à la rencontre de ce Goliath du paganisme dans l’esprit de David, avec la fronde, les cinq cailloux pris au torrent et la confiance dans le Dieu des batailles. Ah ! quelle joie s’il nous était donné de voir quelques-uns de ces pauvres « possédés » assis aux pieds du Sauveur, vêtus et dans leur bon sens ! Si même cette joie nous était refusée, et que nous ne fussions appelés qu’à préparer les voies à d’autres serviteurs, qui viendront semer et récolter là où nous défrichons, notre ministère n’aura pas été vain.

Nous avons, devant nous, des tribus sans nombre à évangéliser, et nous ne sommes que deux missionnaires et deux évangélistes, quand nous devrions être quinze ou vingt. Je me prends à m’étonner de nos délais et de notre indifférence. On dirait que nous jouons aux Missions. »

Durant le voyage de retour, Coillard eut son lit de camp brisé ; les moustiques, les danses nocturnes faisaient rage.

1er février 1885. — Voilà bien des nuits que je passe sans sommeil. Hier, j’en étais tout à fait malade. Mes pensées — pourquoi ne pas l’avouer ? — sont à Léribé. Ce Léribé ! J’y repasse ma vie de vingt-sept ans, avec tout ce qu’elle a de doux et de béni. L’amer ne se sent plus à pareille distance. C’est une admirable dispensation de la Providence que le temps et la distance arrachent leur aiguillon aux épreuves les plus dures et nous permettent d’envisager sans frisson ce qui jadis nous a causé des douleurs si vives. Les joies au contraire semblent tout aussi fraîches aujourd’hui qu’alors. Je passe en revue tous les membres de mon troupeau, et je m’arrête involontairement, ou plutôt inconsciemment, sur certains noms. Que deviennent-ils ces objets de ma première affection ? Retrouverai-je jamais au Zambèze des Rahabs, des Katérinas, des Mikéas, etc. Des chrétiens avec ces noms-là, peut-être, mais plus des amis de cœur avec la vie desquels, comme à Léribé, ma vie puisse s’identifier. Je ne suis plus à un âge où l’on fait de ces amis-là. Que Dieu me pardonne tout ce qu’il y a eu de charnel et d’égoïste dans ces amitiés qui ont répandu tant de charme sur ma vie au Lesotho ! Il m’en a sevré, sans doute pour mon bien, et je crois que c’est sincèrement — non sans un sentiment de douleur — que je l’en bénis. Qui a jamais trouvé à redire à l’éducation qu’il donne à ses enfants ? Quoi qu’il en soit, il m’est permis de vous aimer encore, vous que j’ai eu la joie d’amener au Seigneur et de voir grandir en connaissance et en grâce. Notre rendez-vous est Là-Haut devant le trône de l’Agneau. Puisse aucun de vous n’y manquer !

Le dernier jour du voyage, Coillard s’écrie, en parlant de ses rameurs :

Nos Masoubias sont de terribles gens, menteurs, voleurs, moqueurs et effrontés. Je suis fatigué d’eux. Que Dieu me pardonne ! Il ne se fatigue pas de moi, lui.

Coillard arrive à Léchoma le mardi 10 février, après deux mois d’absence.

Notre Léchoma a perdu de sa poésie, il est désolé. La maladie a pris possession de, notre hameau et a visité tout le monde, grands et petits. Personne n’a échappé. La chère petite Philolokad est la première victime, sur l’autel de Dieu, pour l’œuvre que nous allons commencer.

d – Fille d’Aaron, morte à Léchoma, en l’absence de son père.

Léchoma, 2 mars. — Mes patients se remirent en peu de jours. Ma femme, déchargée d’une responsabilité trop lourde pour elle et délivrée des terribles anxiétés qui lui faisaient passer constamment des nuits blanches, retrouva le calme. Pendant mon absence, malade et pleine d’inquiétude à mon sujet, elle devait tout taire et se montrer d’une constitution d’airain, morale et physique, pour soigner des malades comme Waddell et Lévi. Elle pleurait en me racontant ses peines. Mais une fois qu’elle eut épanché son cœur, elle se sentit soulagée et quelques jours de repos d’esprit la rétablirent.

9 mars 1885. — Toujours des alternatives d’ombre et de lumière ! Me plaindrais-je ? Ne faut-il pas les deux pour la croissance et la maturité des fruits ? Il faut aussi des hivers et des orages. Nous en avons notre part.

Coillard eut des difficultés de tout genre, avec les ouvriers noirs, avec les évangélistes ; enfin, il apprend que des cinquante-quatre bœufs, qu’en octobre 1884 il avait envoyés avec ses wagons pour se ravitailler et pour rapporter de Mangouato les bagages qu’il y avait laissés, vingt sont morts et dix-neuf sont malades ; or, ces bœufs lui étaient indispensables pour transporter à la Vallée tout ce qui lui était nécessaire.

25 mars. — Notre déménagement se complique singulièrement. Ah ! que cela est dur à accepter ! Que c’est mystérieux ! Quelle angoisse cela me donne ! Si seulement c’était une perte personnelle ! O mon Dieu, pourquoi nous affliges-tu ainsi ? Aujourd’hui, ma pauvre Christina est très malade, elle m’inquiète beaucoup. Verrons-nous nos noces d’argent l’an prochain ?

Des bruits de guerre civile arrivent de la Vallée ; donc, pas question pour le moment d’aller y établir la mission. La fièvre s’acharne sur toute la petite colonie de Léchoma ; à la fin d’avril, Coillard est en danger pendant plusieurs jours.

29 avril. — Pendant tout ce temps, l’ennemi n’est pas inactif. D’après des rumeurs venant de l’autre côté du fleuve, les chefs se disputent à notre sujet. Se pourrait-il que le diable parvînt encore à nous fermer la porte ? Non, mais c’est une nouvelle épreuve de foi. Christina, elle, qui n’a jamais quitté Léchoma, me disait : « Oh ! si on nous fermait la porte du Borotsé, je n’irais pas plus loin, je ne retournerais pas en arrière, je mourrais de douleur. » Je regarde nos bagages, nos provisions, et ce n’est pas un petit souci que de savoir comment tout cela ira à la Vallée. Mais s’il fallait rebrousser chemin, pour aller… où ? … Et puis c’est dur d’être malade ici, loin de notre destination. Mon âme se fond en moi. Je crie à Dieu dans ma détresse ; ne m’entendra-t-il pas ?

1er mai 1885. — Voilà deux jours que Christina a été plus malade que jamais. J’avais l’âme angoissée. La pensée qu’elle pouvait me quitter, au début de cette œuvre, me remplissait d’une sorte de terreur. J’ai crié avec larmes à mon Dieu et la paix est rentrée dans mon âme. Il nous a exaucés hier dans les plus petits détails.

4 mai. — Quelles attaques de fièvre a eues ma pauvre femme ! Mais aussi comme ce temps de maladie a été béni pour nos âmes ! Combien nous avons senti la présence de Jésus ! Combien nous sommes entrés dans l’esprit l’un de l’autre, pour comprendre nos difficultés et nous en décharger aux pieds du Seigneur ! Nous sentons bien que nous sommes engagés dans la lutte de la foi.

Si nous regardons aux Barotsis seulement, l’horizon est sombre. Vont-ils vraiment se dédire et nous fermer leur pays ? La seule pensée d’une telle éventualité nous remplit d’un sentiment d’effroi. Avoir tant fait, tant sacrifié, tant souffert, et venir échouer à la porte du pays ! Mais non, cela ne se peut pas. Quand je regarde le passé : mes plaidoyers en Europe, l’abandon de Léribé, mes préparatifs pour cette mission pour laquelle je n’avais que la parole de Robosi, et que je vois aujourd’hui ce que vaut la parole d’un Morotsi, je m’étonne de ma hardiesse, j’allais dire de ma témérité. Mais Dieu nous a conduits et conduits merveilleusement. Il n’y a pas à en douter. Ah ! combien nous sentons, ma femme et moi, le besoin de cette foi qui fait les miracles ! Nous en parlons beaucoup et nous en faisons un sujet de prières ensemble. Voilà trois jours qu’elle n’a pas eu la fièvre, c’est une réponse à nos prières.

Enfin, l’état sanitaire de l’expédition s’améliore.

10 mai. — Les nouvelles du Zambèze sont peu rassurantes : nouveaux troubles à la Vallée. Qu’adviendra-t-il de notre expédition ? Voilà la mi-mai, c’est le temps où les canots devaient quitter la Vallée pour venir nous chercher1. Allons-nous rester une autre année ici ? Ce n’est pas sans angoisse qu’on se pose une question pareille. Oh ! que l’exercice de la foi est difficile !

[Au Zambèze, la saison de mai à juillet correspondant à l’hiver, c’est la saison sèche, la seule pendant laquelle on puisse voyager et construire ; « la perdre, c’est nous exposer à perdre encore toute une année, » écrit Coillard.] La vie se déroule à Léchoma « uniforme, monotone, pâle, insipide », les santés laissent à désirer ; la seule nouvelle est que les chefs de Séchéké sont montés à la capitale pour rendre hommage au nouveau roi.

29 mai 1885. — On nous assure que nous n’irons pas cette année à la Vallée. Ces rumeurs ne m’affectent pas très sérieusement, moi, mais elles répandent dans notre atmosphère un brouillard de tristesse et de découragement. Je crois que Dieu permet tout cela pour nous porter à prier d’autant plus. Et certainement, jamais je n’ai plus plaidé auprès de lui pour cette œuvre.

Deux voyages à Pandamatenga (1er au 8 juin et fin juin) afin de pourvoir aux besoins de l’expédition, vinrent rompre, pour Coillard, cette lourde monotonie de la vie à Léchoma. A Pandamatenga, il apprend des nouvelles :

Gordon est tombé à Khartoum le 26 janvier et, deux jours après, l’expédition envoyée à son secours arrivait devant la place. Il nous semble que nous avons perdu un ami personnele. Oh ! la politique ! Qu’elle est cruelle et que celle de Gladstone a fait de mal partout et dans ce pays aussi !

e – M. et Mme Coillard avaient rencontré, au Lesotho, le général Charles Gordon et l’avaient reçu à Léribé le 21 septembre 1882.

Coillard trouve, à Pandamatenga, un jésuite ; leurs rapports sont empreints de la plus grande cordialité et d’une intimité confiante. Après avoir longuement parlé de la pédagogie à adopter pour les noirs, Coillard conclut :

Mais voilà, nous avons des principes différents : ils poussent et nous essayons d’attirer.

Léchoma, 17 juillet. — Oui, hélas ! toujours à Léchoma. Les chefs de Séchéké sont de retour ces jours-ci. Quel sera leur message pour nous ? C’est le retard que je crains ; la saison nous échappe et nous voudrions la retenir. Je suis parfois dans une grande angoisse en présence de cette éventualité. A cela s’ajoute la perte de nos bœufs. Deux viennent encore de mourir.

22 juillet. — Middleton et Aaron sont partis hier pour aller à Séchéké avec un message de notre part aux chefs. Il faut que nous traversions. Nous ne demandons plus la permission puisqu’on nous l’a accordée, nous ne demandons que du secours pour passer le fleuve. Voudra-t-on nous le donner ? Ce sont de terribles menteurs que ces pauvres Barotsis ! Il se pourrait que tout ce qui s’est fait et dit au lékhotla et tous les résultats de mon voyage à la capitale fussent vains. Mais non, c’est impossible. Dieu ne se joue pas de ses enfants. Nous sommes tristes, mais nous nous cramponnons aux promesses du Maître. Seigneur, ne nous abandonne pas !

Au milieu de cette angoisse, la poste arrive : « un courrier des plus copieux, trente-neuf lettres. »

25 juillet 1885. — Quelles bonnes lettres ! Que de bien elles nous ont fait ! Nous sommes vraiment des enfants gâtés. On nous aime, on prie pour nous ! De partout, ce ne sont que paroles d’affection et d’intérêt. Nos cœurs débordent de reconnaissance et de joie. Comment douter du lendemain ? Dieu nous ouvrira la porte.

31 juillet. — Mon âme, bénis l’Éternel ! Middleton et Aaron sont arrivés ce matin avec la réponse que nous avions demandée au Seigneur avec tant d’angoisse. Morantsiane, non seulement a immédiatement consenti à ce que nous traversions, mais il a donné des ordres à Mokoumba et Lésouani pour se tenir prêts à nous aider. Il a été plus loin, il veut aussi un missionnaire ; il a même montré à Middleton et à Aaron où il pensait établir la station.

Les chefs de Séchéké se chargeaient de conduire, à la Vallée, Coillard et les siens. Ceux-ci, après quelques jours de fièvre et de grandes fatigues causées par les emballages, se mettaient en route le vendredi 14 août.

Ce n’est pas sans peine que nous avons quitté Léchoma. On aurait dit que nous y avions pris racine. Et pourtant, comme à Léribé, la dernière partie de notre séjour a été une longue attente qui fait languir le cœur, une agonie. Qui dira ce que nous avons moralement souffert ?

Enfin, après mille difficultés causées par bœufs et gens, après bien des jours passés sur la rive droite du Zambèze, au gué en face de Kazoungoula, l’expédition traverse le fleuve le vendredi 21 août et établit son campement sur la rive gauche. Coillard s’arrête quelque temps à Kazoungoula et c’est de là que, le 5 septembre, il écrit :

« Nous voici donc au confluent de la Chobé et du Zambèze. Ce n’est pas loin de Léchoma, mais ces douze kilomètres sont la meilleure étape que nous ayons encore faite depuis que nous avons quitté Léribé. Les murs de Jéricho sont tombés devant nous et nous avons fait notre entrée dans cette forteresse de Satan, pas sans difficulté sans doute, mais enfin nous y sommes. Nous serions bien vite à la Vallée, si nous avions seulement des bœufs pour traîner nos voitures. Après le passage du fleuve, il a d’abord fallu conduire les évangélistes et leurs familles à Mambova chez le chef Mokoumba où Lévi va s’établir définitivement et Aaron provisoirement. Puis M. Jeanmairet est parti, avec Middleton et deux petites charges de bagages, pour Séchéké où il va fonder sa station. Nous attendons ici le retour des deux attelages pour aller aussi à Séchéké et de là à la Vallée. Pour tous ces voyages, en effet, nous n’avons que deux attelages aussi maigres que les vaches de Pharaon. Nous soupirons après le moment où nous pourrons définitivement nous arrêter dans ce long pèlerinage. Nous voudrions arriver à Séfoula et nous y faire un abri avant la saison des pluies. Elle commence en décembre et nous ne quitterons pas cet endroit avant la fin de ce mois. Et puis il s’agit de faire la route dans un pays où aucun wagon n’a jamais roulé. Il va vous sembler que je me plains. De quoi me plaindrais-je ? De ce qu’enfin le Seigneur a entendu nos cris et exaucé nos vœux les plus ardents ? De ce que nous sommes enfin reçus par des chefs que tout le monde taxait de manque de sincérité à notre égard ? Dieu nous a donné la victoire. « Ceux qui se confient en lui ne sont jamais confus. »

Si, à l’aide d’un puissant télescope, vous pouviez nous voir, cela vous intéresserait. Nous sommes en pleins champs, mais au bord de la grande rivière que nous ne cessons d’admirer avec ses îlots et ses bras. A côté de notre voiture se trouve un méchant abri de paille où l’on ne peut avoir de lumière qu’avec une lanterne ; derrière nous, des enclos d’épines qui servent de bercail à nos animaux, puis, un peu partout, des poules, des chiens, des chats et quatre ou cinq chevreaux, tout un monde turbulent de bipèdes et de quadrupèdes, pour lesquels il n’y a rien de sacré.

Ce qui est plus intéressant ce sont les gens qui affluent chaque jour à notre camp. Pouvez-vous croire que, pendant cette longue détention dans les solitudes de Léchoma, ma femme n’a jamais vu de femmes ou d’enfants du Zambèze ? Les femmes d’ici, qui entendaient parler de femmes blanches à Léchoma et qui, par crainte des Matébélés, n’osaient s’aventurer jusque-là, viennent maintenant par troupes, avec des plats de millet sur la tête et les offrent à ma femme, avec force claquements de mains comme salutations de bienvenue. Mais, dans ces petites écuelles vidées, il faut bien mettre un collier ou deux de verroterie. C’est, après tout, un échange, quelquefois même un peu cher ; mais il a ceci de bon qu’il se fait sans discussion et avec beaucoup de décorum. Ce sont de bonnes occasions pour causer et faire connaissance. En général, les femmes zambéziennes n’ont pas grand’chose à dire. Elles sont bornées, leur petit monde est fort restreint et, quand elles sont au bout de leur chapelet de nouvelles, elles mendient. Ce n’est au-dessous de la dignité de personne de mendier. Les femmes makololos font exception, mais, comme elles forment la haute aristocratie du pays, elles exigent d’autant plus ; et gare à leurs langues, si elles ne sont pas satisfaites. Nous avons déjà senti leurs piqûres et leur venin. »

Kazoungoula, lundi 7 septembre 1885. — La journée d’hier a été belle : l’Évangile a été prêché dans trois endroits différents, par Jeanmairet en route pour Séchéké, par les évangélistes à Mambova et par moi ici ; cela fait bondir le cœur de joie.

15 septembre. — Les bruits concernant Léwanika, son retour et la fuite d’Akoufouna se maintiennent. Tout cela me donne beaucoup de souci. Qu’allons-nous faire ? La perspective de rester toute une saison à Séchéké et d’y bâtir des abris m’épouvante. Mais, sans bœufs et en temps d’anarchie, que faire ? Oh ! que Dieu ait pitié de nous ! Qu’il nous ouvre le chemin ou nous donne la résignation.

Enfin, Coillard et les siens quittent Kazoungoula, le lundi 21 septembre et se mettent en route pour Séchéké, où ils arrivent le vendredi 25 septembre, à 2 heures du matin, par un clair de lune magnifique. La guerre civile règne à la Vallée ; Séchéké est désert : seuls les chefs y sont restés ; les uns sont partisans d’Akoufouna, les autres de Léwanika.

Dimanche 27 septembre 1885. — Notre premier dimanche en famille à Séchéké. Oh ! que Dieu est bon ! Je ne puis qu’admirer, dans un sentiment de profonde adoration, ses voies à notre égard. Quelle miséricorde que tous les troubles politiques aient éclaté après que nous avions quitté Léchoma et traversé la rivière. On nous prédisait le pillage de tous nos biens, cela peut encore nous arriver ; que Dieu nous donne la grâce de recevoir joyeusement cette épreuve ! Mais voilà quinze jours que M. Jeanmairet est ici, tout seul, avec nos bagages, dans un village abandonné et il n’y a pas perdu une obole. Notre ami dit qu’il a vécu dans une complète sécurité, n’en déplaise aux prophètes de malheur. Et quant aux bœufs, que ne présageait-on pas ? Eh bien ! les lions nous ont attaqués et nous ont tué un âne ; les hyènes ont attaqué notre troupeau et nous ont enlevé treize chèvres. A part cela, le voyage a été des plus agréables et des plus heureux.

« C’est une date dans l’histoire de l’évangélisation de l’Afrique que le jour où nous avons traversé, en famille et avec nos wagons, le Zambèze, cette barrière jusqu’à présent infranchissable aux étrangers — aux étrangers surtout qui auraient voulu se fixer au nord du fleuve. Sera-t-il demandé aux chrétiens d’Europe de grands sacrifices d’hommes et d’argent ? C’est possible. Mais l’Évangile ne reculera pas. On nous pillerait, on nous tuerait, qu’avant peu d’années les messagers qui iront publier la bonne nouvelle du salut jusqu’au cœur même du noir continent seront une grande armée.

Dites et redites à nos amis que la force et le développement de la mission dépendent entièrement de leur coopération. Qu’ils n’attendent pas que la mort affaiblisse notre petit personnel pour nous envoyer du secours. Ce que je demande à Dieu, c’est que nous n’ayons pas une mission rachitique qui soit toujours entre la vie et la mort, et ne sache que pousser des soupirs et des cris d’angoisse. Le monde chrétien est en droit d’attendre de la mission du Zambèze quelque chose de plus qu’un feu de paille. Il faut non seulement nous soutenir, mais nous développer. Il faut que nous allions de l’avant. Ce pays n’est que la porte de l’intérieur. Le champ qui est devant nous est sans bornes. Il faut que le Christ soit prêché, il faut que la bonne nouvelle soit publiée, le temps presse. Ne nous laissons pas devancer par les marchands. Montrons que les disciples du Christ, eux aussi, sont capables de nobles entreprises et de grands sacrifices, qu’eux aussi savent se dévouer.

A propos des regrets qu’exprimait la reine Victoria sur la mort de John Brown dont elle vantait le dévouement, un critique remarquait : « Y a-t-il, peut-il y avoir du dévouement à servir une reine ? » Ah ! que parlons-nous donc de sacrifices et de dévouement, nous, quand il s’agit du Roi des rois que nous avons l’insigne honneur de servir ? Les anges mêmes nous envient. »

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