François Coillard T.3 Missionnaire au Zambèze

XV
la tourmente
1899-1901

La mission en 1899. — Une crise morale. — Léwanika. — Frappé de cécité. — Le bon combat. — Départ de M. et Mme Ad. Jalla. — Sémondji. — L’église éthiopienne. — Un culte pour les esclaves. — Nouvelle manifestation du paganisme. — Entretien avec le roi. — Le harem. — Français et huguenot. — La guerre anglo-boer. — Luttes intérieures. — Lettre au Comité. — Soixante-six ans. — Le roi s’éloigne. — Lettre au roi. — Le roi et les Éthiopiens. — Lutte avec le prince des ténèbres. — Conférence à Séfoula. — Léalouyi désolé. — L’ouragan n’est pas passé. — Mort de Jacques Liénard.

Coillard trouvait la mission du Zambèze enrichie de deux nouvelles stations : Sénanga, où était M. Boiteux, et les Chutes Victoria, plus tard Livingstone, où était M. Coïsson. Une nouvelle station allait être fondée à Maboumbou le 20 octobre, pour y établir une école sous la direction de M. Mann. M. Louis Jalla était à Séchéké, M. Béguin à Nalolo et M. Adolphe Jalla à Léalouyi. Provisoirement, une partie du renfort, MM. Lemue, Ramseyer, Martin, Bouchet et Mlle Dupuy étaient restés dans le Bas. M. Burnier était placé à Nalolo, M. Liénard à Léalouyi et MM. Verdier, Rittener et Georges Mercier devaient réédifier à Séfoula la station où s’installerait M. de Prosch et fonder l’école industrielle. Des évangélistes bassoutos qui étaient à l’œuvre au Zambèze, l’un était mort, deux avaient été renvoyés pour faute grave, deux enfin, Willie Mokalapa et Paul Kanédy, avaient été autorisés à rentrer pour quelque temps au Lesotho. En revanche, trois élèves évangélistes avaient été mis à l’œuvre, Nyondo, sous le nom de Philippe, était à Séfoula, Samuel à Léalouyi et Paul Sésosaïra à Sénanga. A Léalouyi-Loatilé, où Coillard se fixa, M. et Mme Adolphe Jalla étaient fatigués de leur grand labeur :

« Ils ont travaillé et beaucoup. Dieu a béni leurs travaux. C’est beau de voir déjà à l’œuvre ces évangélistes qu’ils ont préparés. J’ai, jusqu’à présent, partagé leur vie et la vieille affection est comme le vin vieux. »

Coillard demanda à M. Adolphe Jalla de continuer l’œuvre comme s’il n’y était pas, sauf pour un des cultes du dimanche. Il était, en effet, tout étourdi par les émotions de ce retour, de plus il était mal portant, il avait de la fièvre chaque jour.

17 octobre 1899. — Je ne sais plus ce que c’est que d’écrire ; la vue seule d’une feuille de papier me fait peur, tant j’ai l’esprit desséché. La fatigue que je ressens est telle que j’ai de la peine à me remettre à la routine d’une station et de la vie zambézienne. Mes comptes m’ont absorbé pendant des semaines ; je me levais à 2 heures, jamais plus tard que 3 heures. Je pouvais ainsi travailler sans être dérangé jusqu’au déjeuner. Ma santé en a souffert et je suis loin de me sentir bien.

Après les deux années d’Europe et après le voyage de « la grande expédition », il était impossible que Coillard n’eût pas une terrible réaction physique. Moralement, comment avait-il supporté le séjour en Europe ? Sa vie spirituelle avait-elle été amoindrie ? Alfred Boegner se le demandait, et lorsqu’il rencontra Coillard à Boulawayo, il avait fait allusion au danger couru.

« Je comprends très bien votre préoccupation à mon sujet puisque c’est aussi la mienne, avait répondu Coillard. Je sais que j’ai la tête légère et qu’elle pourrait facilement me tourner. L’antidote, c’est que je sens ma profonde indignité et mon incapacité. »

Arrivé au Zambèze, Coillard passa par une crise morale qui dura plusieurs mois. Il semble que Dieu ait voulu, en avivant en son serviteur le sentiment du péché, effacer jusqu’à la moindre influence mauvaise qu’aurait pu avoir l’Europe, anéantir en lui, tout à nouveau, le moi, et le jeter, brisé, aux pieds du Sauveur, pour qu’il fût, spirituellement, tout à fait apte à reprendre le service en Afrique.

Séchéké, 25 juillet 1899. — Je fais de singulières expériences. Jamais comme ces jours-ci, je n’ai senti ce que c’est que le péché. Oh ! qui donc me délivrera de ce corps de mort ? Sans Christ, sans son sang, je tomberais dans le désespoir. Le pardon, oui, je l’ai obtenu. Mais l’affranchissement complet du péché, la sanctification ! Qu’il est facile d’en parler, d’exhorter même ! Oh ! ce péché ! C’est le cancer qui ronge toute la volonté, les affections, l’imagination, la mémoire, la pensée, rien ne lui échappe. Je croyais, moi, être beaucoup plus avancé que je ne le suis. Il me semble parfois que j’aille à reculons. Et dire que je suis un enfant de Dieu, un disciple de Jésus, son serviteur, son représentant, et qu’on a fait du bruit autour de mon nom ! Si seulement on m’avait laissé tranquille, dans l’ombre !

Cette crise douloureuse se manifesta extérieurement par un silence presque complet. Coillard donne à ses rares correspondants, comme raisons de ce silence, la volonté de laisser la parole aux jeunes, la fatigue, la mauvaise santé, la fièvre, « le cœur et le cerveau vides ». Mais, plus tard, il en laisse entrevoir la cause profonde à son ami Alfred Boegner :

« J’ai eu un peu de peine à me remettre au pas de la vie zambézienne. Cela tenait surtout à une lassitude que je n’avais jamais connue. Le moindre effort me coûte. Cela m’a fait faire d’humiliants retours sur moi-même, sur ma vie spirituelle. Ah ! qu’il est terrible et réel le danger d’avoir « le bruit de vivre » quand on est mort ! On disait à un pasteur mourant : « Bientôt, vous allez paraître en la présence du Maître que vous avez si humblement servi et il vous dira : « Cela va bien, bon et fidèle serviteur. » — « Oh ! non, répondit-il, après un moment, de silence et de trouble, non, pas à moi ! A moi, il dira : « Mon fils, tes péchés te sont pardonnés ! » Et je le comprends. Qu’il est consolant de savoir que nous avons un Sauveur puissant, puissant non seulement pour porter les péchés du monde, mais aussi pour détruire la puissance du péché en nous et nous en délivrer. Mais cette délivrance complète, après laquelle nous soupirons si ardemment, qui donc peut en parler comme d’un fait d’expérience, non pas d’un jour, d’une période, mais d’une vie ? »

Durant le mois qui suivit son retour, Coillard passa quelques jours à Séfoula (25 octobre-6 novembre).

Séfoula, 28 octobre 1899a. — Aujourd’hui, à cette heure, huit ans ! Je revis tellement toutes ces scènes douloureuses qu’il me semble qu’elles sont d’hier ! Chose étrange ! hier soir, après une journée orageuse et chaude, je me tenais devant cette petite fenêtre ouverte où elle s’était tenue, elle-même, appuyée sur moi, et où elle avait eu la vision qui la mit dans l’extase et lui arracha cette exclamation : « Que c’est beau ! que c’est beau ! … » Hier soir aussi, comme alors, il pleuvait et la pluie, tombant du toit et dégouttant de feuilles en feuilles sur les arbres verts qui ombragent encore le devant de la vieille chaumière, faisait revivre toute la scène d’il y a huit ans avec une réalité poignante.

a – Anniversaire de la mort de Mme Coillard.

Je ne suis, pas plus que le premier jour, accoutumé à la solitude où elle m’a laissé, Mais mes yeux sont moins fixés sur la séparation elle-même que sur le moment du revoir, et je tressaille de joie en pensant que ce moment est déjà rapproché de huit ans. Ainsi la douleur n’a plus son aiguillon, mais elle porte avec elle une vive espérance qui l’illumine.

Coillard retrouvait à Léalouyi, entre autres sujets de préoccupation, Ngouana-Ngombé, avec lequel il eut, dès son arrivée, un entretien, et Léwanika.

« Mon retour ici a été salué avec une grande joie par tout le monde, par les chefs et par le roi surtout. Malgré ce qu’il m’a fait souffrir autrefois, le roi Léwanika est un homme que j’aime. Je demande à Dieu de m’accorder la grande joie de le voir se convertir avant ma mort. Hélas ! il ressemble à beaucoup de personnes qui se contentent d’écouter l’Évangile, qui ont d’excellentes dispositions et qui espèrent ne pas mourir sans avoir fait la paix avec Dieu. La conversion, le renoncement au monde, on repousse cela aussi loin que possible, pour la dernière maladie et les derniers jours de la vie. »

Léwanika faisait construire, pour ses femmes, une douzaine de maisons à l’européenne ; ainsi son harem devait occuper la plus grande partie de la capitale et le roi imposait à ses sujets, pour ces travaux, de terribles corvées. Coillard, sans se lasser, reprit son ministère auprès de ce roi inconstant.

1er octobre 1899. — J’ai eu un entretien avec le roi, il dit qu’il ne lit plus, qu’il ne sait plus lire, qu’il n’a autour de lui que des gens qui sont indifférents aux choses de Dieu. Mais il nie qu’on lui conseille de ne pas se convertir.

Mercredi 22 novembre. — Lundi dernier, je suis resté longtemps avec le roi, dans sa chambre, à causer sérieusement : « Ah ! disait-il, c’est bien moi qui suis Naaman ! Je voudrais être guéri du péché et me convertir, mais je ne sais pas ce qui me retient. » Nous avons lu ensemble quelques chapitres. Il était heureux.

Un peu plus tard, Coillard écrit :

« Le roi, lui, est toujours le même caméléon, tout plein de contradictions. Il est aimable envers nous et particulièrement bon et rempli d’égards pour moi : jamais je ne l’ai connu aussi serviable et aussi gracieux. Il prétend apprécier beaucoup mes conseils. Aussi, quand j’ai combattu le projet, qui était son grand rêve, d’aller en Europe, il a déclaré y renoncer tout à fait, et je crois qu’il est sincère. Malheureusement, il y a d’autres influences à l’œuvre, et, si l’on parvient à lui faire adresser une invitation de Londres, je ne réponds plus de sa résolution actuelle.

Au point de vue religieux, les bonnes dispositions sont toujours là, mais il y a eu recul. La passion de l’argent, l’habitude d’une vie licencieuse et la crainte des hommes, dont il est la victime, nous rappellent constamment la douloureuse réflexion du Sauveur : « Qu’il est difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux ! » L’autre jour, dans l’une de mes visites, je lui faisais lire la conversion de l’Éthiopien (Actes ch. 8), ce qui l’intéressa beaucoup et donna lieu à un long et sérieux entretien. Il reconnut qu’« une fois » il avait été bien près du royaume de Dieu. « Et alors, si tu t’étais converti et franchement donné au Sauveur, ne crois-tu pas qu’il y aurait eu de grands changements autour de toi ? Tandis que maintenant, tu es, devant la porte de l’Église, un obstacle pour beaucoup qui pourraient y entrer. » — « Peut-être, répondit-il, mais si je m’étais converti et que plusieurs de mes gens m’eussent suivi, ce n’eût pas été une vraie conversion, tu peux le croire. Et alors, quel gain eût-ce été pour l’Évangile ? » Ne nous décourageons pas. Pour moi, je dis : « Je crois, Seigneur, mais aide-moi dans mon incrédulité. ».

Le 24 novembre, à Loatilé, plusieurs personnes furent mordues par un chien qu’on croyait enragé ; Coillard, pour secourir les blessés, ouvrit un flacon d’ammoniaque : le liquide, qui avait été exposé au soleil, lui jaillit dans les yeux et dans la bouche. La souffrance fut atroce et on crut d’abord qu’il perdrait la vue. Le lendemain de l’accident, les collègues de Coillard se réunissaient dans sa chambre pour le culte du matin. Il demanda à M. Liénard de prier pour qu’il ait une soumission entière. « A sa requête, écrit M. Liénard, nous avons chanté :

Oui, je bénirai Dieu tout le temps de ma vie.

Quelle prédication que ce chant, dans cette chambre ! »

Le 3 décembre, Coillard acquérait la conviction que sa vue était intacte et il reprenait son journal : « 

J’étais aveugle, mais maintenant je vois. Gloire à mon Dieu ! Il est bon et sa miséricorde demeure à toujours ! » Ce fut durant ces jours de repos forcé, de silence, de recueillement, que Coillard triompha de la crise morale qu’il traversait depuis son arrivée au Zambèze.

« Si Dieu m’a rendu la vue, c’est qu’il a encore quelque chose à me donner à faire ici. Il m’avait mis en demeure de voir ma carrière se clore brusquement dans une cécité complète. Je m’y étais résigné en gros, comme nous le faisons dans les grandes circonstances de la vie. Mais, comme un bon et tendre Père, il savait ce que j’aurais trouvé de souffrance quotidienne à être condamné à l’inaction et à me sentir à charge à quelqu’un. Et, dans sa bonté, il m’a épargné cette douloureuse épreuve.

Je comprends, aujourd’hui, pourquoi il a permis cet accident. Depuis mon retour ici, j’éprouvais une lassitude morale et physique qui me faisait soupirer après quelques jours de solitude et de repos. A la suite de mon accident, pendant plusieurs semaines je ne pus ni lire, ni écrire et, comme chacun a ses occupations, j’étais laissé à moi-même. C’était le repos que je cherchais. Vous dirais-je combien ce temps de relatif isolement a été béni pour mon âme ? Vous le comprenez. Ah ! mon cher ami, quels mauvais écoliers nous faisons et que nous avons la tête dure ! Que nous avons besoin d’une forte discipline ! … Mais je ne parle que de moi ici.

Hélas ! je l’ai trouvée dure, cette discipline, depuis mon retour au Zambèze ; mais, je le sais, elle était nécessaire pour moi tout d’abord, et puis peut-être aussi pour les amis du Zambèze. Nous parlons beaucoup de foi et nous en avons bien quelque peu, je crois ; seulement, nous voulons l’étayer autant que possible, et nous nous sentons courageux quand nous pouvons compter sur des appuis humains. C’est l’histoire de Gédéon, mille et mille fois répétée dans les annales du royaume de Dieu, et qui se renouvelle pour nous. « Ce n’est point par puissance, ni par force, mais par mon Esprit, » dit l’Éternel des armées à Zorobabel, longtemps plus tard, et à nous aujourd’hui.

Notre rencontre à Boulawayo, avec les dix-sept, l’an passé, ne nous apparaît-elle pas comme une vision ? Aujourd’hui nous avons essuyé bien des orages, nous sommes comme des arbres mutilés par la foudre. La mort et la maladie ont éclairci nos rangs. Nous venons encore de voir tomber subitement notre cher et vaillant Rittenerb ; sa carrière, qui nous donnait de si grandes espérances, est terminée, et maintenant il repose là-bas, sous le gros arbre, à côté de la fondatrice de la mission !

b – Mort de la dysenterie, à Séfoula, le 10 décembre 1899.

Est-ce la fin de nos deuils ? Hélas ! notre bien-aimé docteur, dont on ne peut exagérer le dévouement, appelé en toute hâte à franchir les cent lieues qui nous séparent de Séchéké, rentrait à peine auprès de sa femme malade, que nous apprenions le départ de nos amis, M. et Mme Lemuec. Sont-ce là les derniers que nous allons perdre ? Je crains que non. Et nous qui nous réjouissions tant de fonder notre neuvième station !

c – M. et Mme Élie Lemue, sur l’ordre du docteur, quittaient Séchéké, au commencement de janvier 1900, pour aller aux Chutes attendre une occasion favorable pour regagner l’Europe.

« Mettons la main sur la bouche : C’est l’Éternel qui l’a fait. » Adorons dans les larmes ses voies mystérieuses. Mais ne nous abattons pas en perdant courage. Ce qui est vrai de chaque chrétien en particulier s’applique à tous. « Il émonde tout sarment qui porte du fruit ; mais c’est afin qu’il porte encore plus de fruit. » C’est une opération douloureuse que cette taille de la vigne, cette mutilation du cep ; mais d’elle dépend la vendange. Je voudrais le crier bien fort à toutes les églises, à ces milliers de chrétiens dont j’ai senti battre le cœur, à ces ruches d’abeilles qui s’appellent Zambézias. De toutes ces afflictions, nous attendons de grandes bénédictions pour nous-mêmes tout d’abord et pour l’œuvre que nous faisons en commun. « C’est pourquoi, mes bien-aimés, soyez fermes, inébranlables, abondant toujours dans l’œuvre du Seigneur, sachant que votre travail ne sera pas vain devant le Seigneur. » (1 Corinthiens 15.58) »

Le lendemain, Coillard écrit à Alfred Boegner comme un post-scriptum confidentiel :

« Je sais par expérience que le déboire et l’humiliation nous sont salutaires. Trop de soleil nuit au parfum des fleurs et à la suavité des fruits et c’est par la trituration que les plantes répandent leur parfum. Ah ! puissions-nous comme individus tout d’abord, et comme mission aussi, répandre en tous lieux le parfum de Christ qui est en nous, qui est la vie et qui donne la vie ! Je suppose que vous aussi vous avez quelquefois à lutter contre les attaques du découragement. Je comprends mieux que jamais que saint Paul ait résumé toute sa carrière de chrétien et de missionnaire dans ces mots : « J’ai combattu le bon combat, j’ai gardé la foi. » Nous ne voudrions pas nous enfuir du champ de bataille, n’est-ce pas ? « Plus que vainqueurs, telle est notre devise ». — « Jusqu’à la mort nous te serons fidèles. »

La Conférence se réunit à Léalouyi (1 au 5 février 1900) ; tout de suite après, M. et Mme Adolphe Jalla et Mme Rittener reprenaient le chemin de l’Europe. Coillard restait à l’œuvre avec M. et Mme Liénard à Léalouyi ; il avait comme voisins, à Maboumbou, M. et Mme Mann ; à Séfoula, M. et Mme de Prosch et les artisans. M. et Mme Béguin et M. Burnier étaient à Nalolo, M. et Mme Boiteux avec M. Juste Bouchet, à Sénanga. Coillard ressentit douloureusement le départ des Adolphe Jalla :

14 février 1900. — La station est tranquille et vide depuis que les Jalla sont partis. Ils me manquent tous les trois, la petite Graziella non moins que ses parents. Il y a dans ce départ quelque chose d’indiciblement triste et qui me pèse sur le cœurd.

d – Mme Adolphe Jalla ne devait plus revenir au Zambèze. Elle est morte, aux Vallées vaudoises, le 26 octobre 1901.

Léwanika est venu passer, hier, la journée avec moi, pour écrire des lettres et causer. Il a goûté avec moi de lait caillé et de thé. L’après-midi, je suis allé évangéliser de maison en maison et, après avoir dîné avec le roi, nous avons eu notre première réunion du soir, comme il y a six ans. Il y a longtemps que je désirais recommencer ces réunions, et tout le monde le désirait. Malheureusement, pendant que nous étions à table, il plut assez fort. La plupart de ceux qui étaient venus se sauvèrent chez eux. « Que faire ? me dit le roi. — Allons au kachandi (cabinet du roi). — Eh bien, au kachandi ! Hé ! les garçons ! portez les chaises. »

Et bientôt nous étions installés dans ce nouveau kachandi, une merveille de l’industrie zambézienne. C’est un local spacieux, tout garni de belles nattes, les plus belles du pays ; les murs, le plafond comme le plancher, même les poteaux en sont couverts. Nous prîmes place au milieu, ceux qui savent lire se groupèrent autour de notre lanterne. « Approchez-vous, disait le roi à Sémondji et à d’autres, ne craignez pas ma natte ! » Marcher sur la natte du roi, c’était un crime, autrefois du moins. Cela me rappelait le commencement de la mission.

Tous les hommes et les jeunes gens se groupèrent à gauche et les femmes et les filles à droite. Il y avait même Mamoramboa que je n’ai jamais pu amener au culte. On chanta avec entrain des cantiques connus et je leur en enseignai un nouveau. Je rentrai à dix heures et demie, plein de joie et de reconnaissance.

Au commencement de mars, à cause de l’inondation, le roi se rendait aux Mafoulos, sa résidence de campagne, et la solitude devint d’autant plus grande pour Coillard qu’à la fin du mois M. et Mme Liénard allaient à Séfoula. La maladie et la mort continuaient à sévir : Mme Martin mourait à Séchéké, le 18 février et Mlle Dupuy, le 15 avril ; M. et Mme Ramseyer partaient le 1er mai pour rentrer en Europe. La santé de M. et Mme Mann et celle de la plupart des membres de la grande expédition donnaient de l’inquiétude ; des épreuves atteignaient les missionnaires restés au poste. Coillard renonça à un nouveau voyage pour le choix du site d’une station chez les Baloubalés ; car la diminution du renfort rendait impossible toute nouvelle extension.

« 1900 une année se couche et une autre se lève, pour nous, dans un ciel chargé de nuages. Il y a, dans la vie, de ces incidents qui, de loin ou une fois passés, paraissent insignifiants, mais qui ont cependant causé des heures d’insomnie, de tristesse et d’angoisse. »

C’est le cas de Nyondo, maître d’école à Séfoula, évangéliste auquel on a fait violence pour lui imposer une purification païenne : « Nos pauvres chrétiens sont encore bien près du bourbier d’où la grâce les a tirés. » C’est Joseph, un des meilleurs élèves évangélistes, dont le roi s’empare pour faire un chef.

« Et puis c’est notre Étienne Sémondji. Jusqu’à présent je ne vois rien qui me fasse croire que son séjour en Europe lui ait fait du mal. Il est resté humble et fidèle. Tout le monde est étonné de le voir travailler et pagayer comme un mercenaire, s’occuper de mon petit ménage, surveiller ma cuisine, m’entourer enfin de ses soins ; il fait l’école avec autant d’entrain que de persévérance. Malheureusement, pour échapper aux pièges de la famille royale qu’il redoutait, il est tombé dans les lacets d’une famille qui n’est pas précisément favorable à l’Évangile. La jeune fille dont il s’est épris, Sanana, est noble, mais elle n’est pas encore chrétienne. Placée d’abord — à la requête de Sémondji chez les amis Boiteux, la voici maintenant chez les Liénard pour y apprendre à lire, à faire des travaux de ménage, pour y subir une influence chrétienne. Elle nous fait une bonne impression. Que donnera-t-elle ? Voilà la questione.

e – Sémondji épousa Sanana le 3 octobre 1900.

Enfin, c’est aussi le fantôme de l’église éthiopienne dont l’ombre se projette jusqu’à nous, et de la manière la plus inattendue. Savez-vous ce que c’est que l’église éthiopienne ? C’est une église de noirs qui s’est affranchie de la tutelle des missionnaires européens. Fondée sur la haine de race qu’on a trouvée un peu partout, elle est devenue le refuge des malcontents et des brebis galeuses. On n’a pas à y redouter le fouet de la discipline. Elle se mit en rapport avec l’église noire méthodiste épiscopale d’Amérique et, celle-ci, pour consacrer son existence, lui envoya un évêque, noir bien entendu, du nom de Turner. C’était en 1897. Cette visite épiscopale de six semaines eut un succès magique. Turner a donné, ou promis surtout, beaucoup d’argent et, comme on croyait la source intarissable, la nouvelle église, qui s’affirmait avec tant d’éclat, est devenue populaire partout, au détriment des missions établies.

Ici, nos évangélistes bassoutos, Willie et Paul, étaient mécontents du salaire que nous leur donnions, sur lequel, cependant, ils ont pu faire des économies, preuve qu’il est suffisant. Tous deux, veufs, ont dû remmener leurs enfants au Lesotho, ce qui était naturel. Nous ignorions, nous, qu’ils eussent ressenti le remous de ce courant qui trouble les églises sud-africaines, jusqu’à ce qu’une lettre adressée au roi et que le roi nous communiqua lui-même, vint dévoiler tous leurs plans. Du reste, ils avaient déjà mis Léwanika dans leur confidence avant de quitter le pays ; celui-ci se disculpa en disant qu’il croyait que tous ces plans-là avaient notre entière approbation. Il ne s’agissait pas seulement d’écoles primaires, mais d’écoles supérieure, industrielle, d’interprètes, que sais-je encore ? On nourrirait les élèves, on les habillerait même ; l’argent ne manquerait pas.

J’en étais là, quand, fort à point, me sont arrivées des lettres du Lesotho. Le synode de Thaba-Bossiou, me dit-on, s’est déclaré contre le mouvement en faveur de l’église éthiopienne, et l’un des évangélistes m’envoie son peccavi pas aussi franc que je le voudrais, mais acceptable. Le danger est-il réellement écarté ? Pour quelque temps du moins, espérons-le. Que Dieu nous multiplie sa grâce à nous, afin que, si jamais Christ est annoncé ici par d’autres, nous puissions nous réjouir comme saint Paul de ce qu’il l’est, fût-ce même « dans un esprit de dispute ».

D’ailleurs, le mouvement des chrétiens africains répondrait à nos aspirations et nous remplirait de joie, s’il n’était malheureusement inspiré par des motifs qui vont le ronger comme un cancer et amener sa ruine. Nous n’avons rien plus à cœur que d’inspirer à nos chrétiens zambéziens un esprit apostolique, agressif vis-à-vis du paganisme, et de les amener, en donnant gratuitement ce qu’ils ont reçu gratuitement, à prendre au sérieux et dans son sens le plus élevé le mot d’ordre de l’église éthiopienne : l’Afrique aux Africains.

Maintenant, à cause de l’inondation, tout est suspendu, écoles et réunions, plus rien de ce mouvement qui fait la vie d’un établissement missionnaire. Notre cloche est muette. Qui appellerait-elle ? Tout autour de nous, aussi loin que le regard peut s’étendre, tous les villages sont abandonnés. Nous nous souvenons cependant qu’il reste à la capitale au moins deux cents esclaves préposés à la garde des maisons de leurs maîtres. Comme ils ne peuvent pas venir ici, faute de canots, nous allons à eux ; et le dimanche après-midi, nous avons, aux cuisines royales, un auditoire des plus intéressants de cent cinquante personnes en moyenne.

Il faut voir leur joie quand nous arrivons et comme ils accourent dès que notre cloche à main les appelle ! Pauvres gens ! D’ordinaire ils ne peuvent pas se débarrasser de l’idée que l’Évangile — comme tout ce qu’il y a de bon — est exclusivement pour leurs maîtres ; mais aujourd’hui, ils n’en peuvent pas douter, c’est bien pour eux que nous venons. Ma méthode, c’est de chanter beaucoup, et de tâcher d’imprimer dans leur mémoire quelque chose — si peu soit-il — d’un verset de cantique et d’un passage de la Parole de Dieu.

Je voudrais que vous vissiez ces vieux visages ridés s’épanouir et ces jeunes poitrines se gonfler ! Vous trouveriez, comme moi, une certaine harmonie dans ces voix fausses ou éraillées qui estropient à qui mieux mieux le plus élémentaire des cantiques :

J’aime Jésus ! car c’est lui qui m’a aimé !

Les pauvres gens! quelle existence que la leur ! Savez-vous que dans ces maisons envahies par l’inondation, plusieurs sont obligés de faire flotter des bûches pour pouvoir y étendre leurs nattes et se coucher ? Et ils ne s’en plaignent pas. Ah ! si on pouvait faire briller un petit rayon de soleil dans ces misérables existences !

La station, elle, n’est pas seulement devenue silencieuse, elle a pris un air de désolation. Nos bâtiments de roseaux crépis de boue, par trop primitifs et précaires, rongés par les termites et détrempés par les pluies, se délabrent et s’effondrent. La chaussée est submergée depuis longtemps. Qu’on ne s’imagine pas cependant que nous soyons réduits à nous croiser les bras, à arpenter notre îlot qui se rétrécit tous les jours un peu plus, et à parcourir d’un regard mélancolique l’immensité de la plaine, pour y découvrir quelque signe de vie. Non! Il y a des travaux mis en réserve pour ce temps-ci, de la photographie qui n’est pas du tout un passe-temps égoïste, des voyages en canot, l’évangélisation au loin, les marchés occasionnels, les malades qu’on amène, les visiteurs aussi, toujours accueillis comme des bienfaiteurs, sans parler de la classe nombreuse des désœuvrés qui exercent notre patience.

Les amis Liénard ont visité Séfoula. Moi, j’avais d’autres devoirs. J’avais fait venir, de Maboumbou, M. et Mme Mann qui me semblaient avoir besoin d’un changement d’air et de repos. De mes hôtes ils sont devenus mes patients. Tous ont été malades, père, mère et enfant, et souvent tous à la fois. Pendant un mois, les devoirs de l’hospitalité ont été pour moi ceux de maîtresse de maison, de docteur, de garde-malade. Étienne Sémondji a fait son possible. Tout de même, je crains de m’être très mal acquitté de ma tâche, bien qu’aidé, comme je l’étais, d’un marmiton, bon garçon qui vient de me quitter au moment où il avait presque appris à faire une tasse de café. Mes chers patients sont assez rétablis pour aller à Séfoula, y recevoir les soins médicaux de M. de Prosch.

Le vieux paganisme africain, tout vermoulu et tout putréfié qu’il soit, a de la peine à mourir ; en voici un exemple : le 2 avril, tard dans la soirée, on m’annonce un jeune homme. C’est ce même Likoukéla, que « le cœur jaune » de Litia avait autrefois arraché de ma maison et dont il avait fait son favori. Depuis lors, Likoukéla avait, à deux ou trois reprises, fait profession chrétienne ; puis il avait monté dans l’échelle sociale, était devenu gendre du roi, avait des esclaves, portait des bracelets d’ivoire et le titre d’Iché. Étonné, je le fais venir. Tremblant d’émotion, il me raconte que plusieurs jeunes chefs, un des fils du vieux Narouboutou entre autres et lui, Likoukéla, sont accusés d’avoir violé le harem du roi et, pour échapper à une mort imminente, ils se sont sauvés. Il me supplie de le recevoir dans ma maison et de lui sauver la vie. Dès le lendemain, au point du jour, arrivent des envoyés du roi qui sont sur la piste de Likoukéla. Alors commence un chassé-croisé de pourparlers qui n’aboutissent pas. Je déclare que je ne me mets pas dans le chemin de la justice, loin de là. Si Likoukéla est coupable, je le livrerai ; mais, à deux conditions, c’est que : 1° la chose soit discutée en plein lékhotla et que sa culpabilité soit clairement établie, et 2°, quel que soit son châtiment, que le roi me donne sa parole qu’il ne sera pas mis à mort.

« Léwanika me répondit d’une manière évasive, quoique respectueuse, et m’annonçait « avec regret » que les chefs avaient saisi un policier accusé d’avoir servi d’entremetteur à ces jeunes gens et qu’ils l’avaient massacré, malgré ses ordres et à son insu. Sur ce, accompagné de Georges Mercier, qui se trouvait en visite chez moi, je me rendis à la campagne du roi, ce que nous appelons les Mafoulos. C’était le 6 avril. Le temps était superbe. Le village paraissait désert. Ceux que nous rencontrions ou qui nous regardaient avec curiosité, à travers les roseaux de leurs cours, nous saluaient d’un air mystérieux.

Le roi, lui, à qui je m’étais naturellement fait annoncer, nous attendait à la porte de sa cour et nous conduisit sur la véranda, où il avait fait préparer des nattes et des sièges. Comme nous n’étions pas seuls, nous causâmes de choses et d’autres jusqu’à midi, heure bien longue pour le roi ; il me faisait pitié ; il se croisait les jambes, tantôt d’un côté tantôt de l’autre, se jetait en arrière, se penchait en avant, fronçait le sourcil et souriait alternativement, et faisait tous ses efforts pour soutenir la conversation.

Le repas mit fin à cette embarrassante situation. Puis, le dîner fini, seul avec lui, dans la chambre, j’abordai enfin l’objet de ma visite. Je commençai par lui lire une lettre de Mme D’Espinef, de Genève, écrite, aurait-on dit, tout exprès pour la circonstance. Et, tout en la commentant, j’en vins à ce que j’avais sur le cœur.

f – Fondatrice et présidente de la Zambézia de Genève, morte en 1910.

Je suis navré, lui dis-je, du sang qui a déjà souillé la ville, versé sans même un simulacre de jugement, versé, me dis-tu, à ton insu et même contre les ordres que tu avais donnés d’épargner la vie à ce malheureux. Rien ne prouve qu’il fût coupable. Des accusations ne suffisent pas pour perdre un homme. Je croyais que nous avions fait du chemin, et voici nous allons à reculons.

Ce qui m’afflige, c’est que tout cela se fait en ton nom. Comment veux-tu que ceux du dehors et moi-même nous croyions que tu es innocent de ces atrocités ? N’as-tu donc du pouvoir que le nom ? Pour toi on bat les tambours jour et nuit, le sérimba pleure, on se prosterne devant toi, ce sont là des enfantillages, ce n’est pas régner. Tu as le pouvoir de mettre à mort qui tu veux et tu en as usé ; mais tu n’as pas celui de sauver la vie à un de tes sujets.

Je lui rappelai les dangers que nous avions courus en arrivant dans le pays sans qu’il pût nous protéger, je lui rappelai ce jour où, en plein lékhotla, sous ses propres yeux, on consultait les osselets pour donner au peuple la preuve des accusations, qu’on portait contre lui-même, de retenir la pluie, d’avoir répandu la petite vérole dans le pays, etc. — « Oui, me répondit-il avec un accent de tristesse, tu as parfaitement raison ; le coupable, c’est moi. C’est moi qui suis responsable de tout ce sang versé, car c’est fait en mon nom. Je suis faible et on le sait. Autrefois, on tuait sans mes ordres, tout bonnement pour me rendre odieux à la nation ; aujourd’hui, on le fait pour me flatter, croyant que ça me fait plaisir. » Et il se mit à commenter chacun des faits que j’avais cités. « Mais, que faire ? ajouta-t-il, en poussant un soupir. Que faire ? Car, après tout, mes gens suivent la coutume de nos pères. Que faire ? Conseille-moi, tu es mon père. — Convoque un pitso et déclare solennellement que tu veux l’abandon de cette vieille coutume qui tue, sans forme de procès, des hommes comme des chiens. L’heure présente le demande. »

Il le promit. Le fera-t-il ?… Nous abordâmes alors la question de Likoukéla. Ne pouvant ni disculper le malheureux jeune homme ni obtenir aucune preuve de sa culpabilité, je dirigeai l’attention du roi sur tout ce qu’il y a d’horrible dans l’institution du harem. — « Oh ! le harem ! me répondit-il. Tu ne peux pas savoir ce que c’est. »

Et il entra dans des détails écœurants. Pour une fois, cet homme était éloquent. — « Pourquoi alors ne pas balayer le harem ? — Oui, il faut diminuer le nombre de ces femmes-là. — Pourquoi ne pas les renvoyer toutes et n’en garder qu’une ? — Ah ! oui, c’est bien là le remède ; mais… Et pourtant ce harem est un fardeau bien lourd. Chacune de ces femmes doit avoir son établissement, des troupes d’esclaves ; c’est pour elles que toute la nation travaille : on leur construit des maisons, on cultive leurs champs. Ça ne finit pas. Mais les renvoyer ! … C’est dur quand même. — Oui, c’est dur, je le reconnais. » Et je lui lus : « Si ta main te fait tomber dans le péché, coupe-la et jette-la loin de toi ! — Mon père, je ne vois pas clair… Ma difficulté est bien grande. »

Au sujet de Likoukéla, le roi finit par me dire : « Il m’en coûte, mais je lui pardonne. Seulement, il ne reviendra jamais ici et il ne faut pas que je le voie de mes yeux. S’il essaie de quitter le pays, il est sûr d’être tué. » J’obtins aussi qu’il épargnât la vie du fils de Narouboutou ; il me demanda d’en porter la nouvelle à ce vieillard, « mon ami », que je trouvai abîmé de douleur et vieilli de dix ans.

Il ne restait donc plus qu’à faire, si possible, sortir Likoukéla du pays. Le résident permit qu’il partît avec les piétons de la poste ; le roi, par lettre et par instructions verbales, me garantit le sauf-conduit de son ex-gendre et je l’expédiai, le 17 avril, à Séchéké et, de là, à Boulawayo. Je me demande seulement si, un homme qui a le droit de mort sur ses sujets, et qui trouve la force d’étouffer dans son cœur la vengeance pour un crime qui le lèse, lui, est vraiment bien loin du royaume de Dieu. »

A toutes ces difficultés, dont quelques-unes inhérentes à l’œuvre même, venaient s’en ajouter d’autres : des malentendus entre collègues dont, par exemple, quelques-uns accusaient Coillard de chauvinisme.

« N’est-il donc pas possible d’être Français et huguenot de cœur — c’est-à-dire d’être ému à jalousie pour sa patrie et pour la vieille église qui vous a nourri — sans être accusé d’un chauvinisme étroit et exclusif ? Je ne connais pas cette maladie-là, moi, mais je crois que des missionnaires sortis de France et du sein de notre église remplissent un ministère que Dieu peut bénir pour l’une et pour l’autre. »

La guerre anglo-boer sévissait dans le Sud de l’Afrique.

26 avril 1900. — J’ai toujours parlé du Seigneur Jésus comme d’un Prince de paix et de l’Évangile comme apportant la paix aux nations comme aux individus. Aujourd’hui, cette affreuse guerre nous donne un flagrant démenti : « Vous professez, me dit Léwanika, de nous apporter un Évangile de paix et nous vous avons crus, car, depuis votre arrivée ici, nous avons du sommeil. Mais quel est donc l’Évangile qui a été prêché à ceux qui s’entr’égorgent — Boers et Anglais — comme nous le faisions dans les vieux jours de ténèbres ? » Que dire ?

Lors même que Coillard eût surmonté la crise morale provoquée en lui par le sentiment du péché, il eut encore de terribles moments, lorsqu’il vit, peu à peu, se disloquer le renfort sur lequel il avait fondé de si grandes espérances. Aussi persista-t-il à écrire très peu. Se sentant arrivé près du terme de la carrière, il aurait voulu voir encore la mission du Zambèze prendre un nouvel essor, et de nombreuses stations se fonder dans le royaume de Léwanika converti. S’il désirait ardemment cet exaucement, ce n’était pas à son point de vue personnel, mais parce que c’eût été pour l’Église une puissante apologie des Missions. Au cours de cette lutte, Coillard avait envisagé toutes les éventualités, et il était décidé à obéir :

« Je ne sais pas trop quelle sera la solution que me réserve un prochain avenir. Je n’ai qu’un seul désir, c’est de mourir au Zambèze. Mais Dieu veut-il m’en arracher et me montrer ainsi que, non seulement je ne suis plus utile à la mission, mais que ma retraite en servirait mieux les intérêts ? C’est possible. J’essaie de me faire à cette idée douloureuse. »

Le 31 août 1900, repassant dans son esprit les épreuves traversées depuis son retour, il écrivait dans son journal :

On s’étonne en Europe que j’aie gardé le silence ! Ne me fallait-il pas écouter ce que le Seigneur disait à mon âme et me recueillir ? Tout cela m’a été salutaire et bienfaisant. Après la lumière et la chaleur du soleil d’Europe, il me, fallait l’ombre de l’humiliation et les nuages de la souffrance. Dans sa bonté, Dieu ne me les a pas épargnés.

A un ami, enfin :

« Vous avez deviné juste, j’ai eu des tristesses, j’ai passé par une terrible crise intérieure et je me suis renfermé en moi-même. Je croyais avoir besoin de ce silence extérieur après avoir tant parlé en public. Je devais me retrouver moi-même, dans le désert, avec toutes mes luttes connues de Dieu seul, toutes mes tristesses et mes découragements. Et tout cela je ne pouvais en faire la confidence à personne.

Un grand sujet de tristesse et d’abattement à mon arrivée et qui dure encore, c’est l’état de l’œuvre. Je savais bien la débâcle qui avait suivi le mouvementg dont on a fait tant de bruit. Mais la réalité a été pour moi un choc violent. Il y a quelques âmes où l’œuvre de la grâce de Dieu est évidente et nous en bénissons le Seigneur. Mais nous n’avons pas encore eu de vrai réveil ; l’électricité peut donner au cadavre un mouvement momentané, mais pas la vie. Nos quelques professants, ceux qui nous sont restés, veulent bien « servir Dieu », c’est leur expression ; mais ce qui manque, c’est le sentiment du péché.

g – Le réveil de 1894.

Si je n’avais pas ma longue expérience du Lesotho où le zèle pour les réunions, pour la lecture de la Parole de Dieu, frappe en général longtemps avant la profession, je serais peut-être moins pessimiste dans ce milieu zambézien où tout cela manque ou n’existe qu’au minimum. Mais Dieu fera son œuvre ; il fera germer et lever la semence que nous avons répandue avec tant de larmes ; nous aurons le réveil et nous nous en réjouirons ensemble. Nous l’attendons, mais l’attente est longue et fait languir le cœur. »

Parlant de cette crise qui, en réalité, durait pour Coillard depuis son arrivée au Zambèze, M. Boegner conclut : « Les plus forts, ceux que Dieu a laissés monter le plus haut, ont besoin de passer parfois par le crible. Heureux quand ils en sortent purifiés, plus humbles et plus forts. N’est-il pas bienfaisant de voir ce vétéran, après un temps de prostration, se relever et sonner de nouveau la charge. Lui écrivant hierh je lui ai rappelé le beau passage des Psaumes : « Il boira de l’eau du torrent et il relèvera la tête en haut. » (Psaumes 110.7) En effet, Coillard avait relevé la tête et sonnait la charge, lorsqu’il écrivait au Comité :

h – Coillard écrit dans son journal le 22 décembre 1900 : « Reçu une délicieuse lettre de M. Boegner, qui me dit que je suis ressuscité, qu’il me retrouve dans ma lettre au Comité, etc… Ça m’a fait du bien. »

« Il se pourrait qu’à la lumière lugubre des événements de ces douze derniers mois, notre expédition des dix-sept parût à certains de nos amis une entreprise téméraire ou même une faute grave. Dans le domaine des explorations géographiques et scientifiques, comme dans l’art de la guerre, les difficultés et les revers d’une expédition ne sont pas un échec absolu ; au contraire, c’est l’école où se forment les pionniers intrépides et les vaillants soldats. Pourquoi en serait-il autrement dans le domaine des missions ? Pour ma part, plus j’y réfléchis, plus s’affermit ma conviction que c’est Dieu qui nous a inspiré cette courageuse entreprise et que c’est lui qui nous a conduits. Nous pouvons sans ostentation nous rendre le témoignage que c’était pour nous une œuvre de prière, d’amour et de foi. Et si d’aucuns, qui ne peuvent sonder les secrets du cœur, osent, après nos désastres, nous attribuer des motifs d’amour-propre et de vaine gloire, nous les répudions avec autant de douleur que d’indignation.

Jésus a dit : « Demandez au Maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson. » Nous l’avons cru sur parole ; dans la simplicité de notre foi, nous lui avons demandé des ouvriers et il nous les a donnés. Il a inspiré à son peuple un joyeux esprit de sacrifice, tel que les annales de nos missions en offrent peu d’exemples. Cette spontanéité merveilleuse, qui a mû les riches comme les pauvres, n’était-ce pas en soi une ondée de bénédictions et un spectacle digne des anges et de l’Église du Seigneur ?

Une année s’est à peine écoulée depuis notre arrivée au Zambèze, et déjà nos rangs se sont éclaircis. Pourquoi ? A quoi bon cette perte ? Laissons à Dieu la réponse ; ses voies ne sont pas nos voies ; elles sont insondables ; nous ne savons pas maintenant ce qu’il fait ; nous le comprendrons plus tard. En attendant, répétons-le avec assurance, rien n’est perdu de ce qui est fait pour notre Seigneur Jésus ; rien, pas même le parfum de grand prix qui, d’un vase brisé, est répandu sur ses pieds. Il est digne des sacrifices les plus grands, et, pour lui, rien n’est trop précieux : ni les positions sociales, ni la haute culture, ni les talents, ni la jeunesse avec toute sa généreuse impétuosité et ses rêves d’avenir. A lui de disposer, à son gré, de l’offrande qu’il daigne accepter de nos biens et de nos vies ; nous la faisons sans réserve.

Si l’affection dont le peuple de Dieu nous entoure risque de nous éblouir et de nourrir nos illusions, le Seigneur, par ces coups terribles, nous ramène à la réalité. Sans poésie aucune, nous végétons dans ce climat meurtrier, nous nous débattons avec la fièvre, nous luttons avec les difficultés et les privations, nous semons avec larmes dans un terrain des plus ingrats. Tout nous dit que, dans ces jours mauvais, nous ici et vous là-bas, faisant la même œuvre, nous devrions être des hommes et, jusqu’au bout, payer de notre personne. Et quant aux besoins, ah ! Messieurs, le Sauveur pourrait nous dire comme à ses disciples : « Levez les yeux et regardez les campagnes qui sont déjà blanchies et prêtes à être moissonnées ! »

[La Conférence de Léalouyi avait déjà, en février 1900, exposé ses demandes de renfort. Dès lors, il y avait eu de nouvelles morts et de nouveaux rapatriements. Le renfort, jugé strictement nécessaire pour 1901, s’élevait à onze unités. En avril 1901, le renfort envoyé se composait de Mlle Kiener, qui avait quitté le Zambèze en congé en 1898, d’un ménage de missionnaires italiens, M. et Mme Albert Lageard, de deux institutrices suisses, Mlles Françoise Glauser et Isabelle Roulet, et d’un artisan, M. Maurice Anker.]

Mercredi 11 juillet. — Je suis malade depuis samedi dernier, je me traîne péniblement. Les insomnies se multiplient. L’état de l’œuvre me poursuit nuit et jour. Plus je prêche, visite et prie, plus les âmes s’endurcissent. Je me demande s’il y a dans ma prédication, dans ma vie, dans ma manière d’évangéliser, quelque chose qui fait obstacle à l’œuvre de Dieu.

17 juillet 1900. — Quelle année a été celle-ci pour moi ! « Travaillé toute la nuit sans rien prendre ! » O mon Dieu ! si tu me commandes encore de jeter le filet, à ta parole, je le ferai, mais, donne-moi force, courage et sagesse, donne-moi ta grâce. Nouvelle insomnie la nuit dernière. J’ai eu mille peines à garder le lit jusqu’à 3 heures et demie. J’eus alors des heures silencieuses et bénies dans mon cabinet.

Le soir, Coillard reçut ses collègues de Léalouyi à dîner : « Des souvenirs de Léribé, de la guerre de 1864, de l’exil, etc., ont été évoqués, au point de me rendre profondément triste. » D’importants entretiens avec le roi s’étaient succédé durant le mois de juin. Le 4 juillet, Coillard et Jacques Liénard dînaient chez le roi : « Vers la fin du repas, Coillard mit sur le tapis la grande, l’éternelle question du salut des Zambéziens et de leur roi. Coillard termina par un mot sévère, rappelant l’ordre de Dieu à Samuel. « Ne m’importune plus au sujet de Saül, je l’ai rejeté ! » Il a souhaité au roi qu’il n’en fût pas de même pour lui. »

6 juillet. — Le roi ne comprend pas que j’ose dire qu’il entrave l’œuvre. Il me redit toujours sa phrase : « Ce n’est que mon corps qui manque. » Il énumère tout ce qu’il fait pour l’école et pour l’Évangile. Il croit, lui, au salut par les œuvres et il met sa doctrine en pratique.

Dimanche 8 juillet. — Au moment du culte un messager vint m’apporter les salutations du roi. « Il ne vient pas ? » — « Non. » — « Pourquoi ? il n’y a pourtant pas de vent. Est-il malade ? » — « Non ! mais il m’a dit que, si tu en demandais la raison, je devais dire : « Pour rien ! » J’en suis triste. Le roi va décidément à la dérive. La construction de son harem est comme une rupture avec nous et une profession publique de retour au paganisme.

Le roi estimait qu’il n’avait plus besoin de chercher des excuses, il ne se souciait pas de venir au culte et il le fit comprendre aux missionnaires afin qu’ils le laissassent tranquille. « Le message du roi, raconte Jacques Liénard fut pour Coillard un coup terrible. Le soir il avait une forte fièvre ; il ne ferma pas l’œil, hanté, à chaque moment de la nuit, par le spectre du royal ami qui, délibérément, va à sa perte. Le lendemain, il n’était plus que l’ombre de lui-même, triste, muet, accablé. Sans cesse, sa pensée errait dans le maudit harem et allait chercher, dans son obscure demeure, le roi païen. M. Coillard ne s’est pas senti le courage de renouveler une tentative pour arriver au cœur de Léwanika. Malgré toute sa foi et tous ses efforts, la tristesse et l’abattement semblaient l’avoir vaincu. Il me disait :

« Quelqu’un m’a un jour écrit : « Il faut que vous ayez bien de la foi pour croire encore à la conversion du roi des Barotsis. » J’ai toujours vu dans cette parole, non un avis dicté par l’esprit de Dieu, mais un soufflet de Satan. Et cependant, cette parole vient me hanter, quand je me mets à prier pour Léwanika. »

Samedi 21 juillet. — Avant-hier, jeudi soir, entrevue inoubliable avec le roi. Liénard était là et, à ma requête, le roi a fait venir le Ngambéla. Après le dîner, j’en suis venu, sans préambule, à l’objet de l’entrevue.

« J’avais mis tout ce que j’avais à lui dire par écrit, sous forme d’une lettre que je lui lus moi-même et que je commentai. C’est un document où j’avais mis mon cœur et que j’avais accompagné de beaucoup de prières :

Léalouyi, 12 juillet 1900.

   « O Roi !

C’est comme ton ami — et tu sais mon affection et ma fidélité — mais aussi comme serviteur de Dieu, que je viens à toi aujourd’hui. Mon message, c’est encore le même que je suis allé te porter à ta capitale de campagne et dernièrement encore ici au kachandi, dans un tête à tête avec toi. Je ne puis pas me contenir et me taire, car mon message me brûle le cœur comme des charbons ardents.

O roi ! toi qui m’appelles, à juste titre, ton ami, écoute-moi avec patience et ne te hâte pas de laisser ton cœur se percer.

Je viens te parler de cette « ville de femmes » et aussi des gens que tu contrains à bâtir. Ce n’est pas du nouveau. Bien souvent, déjà, je me suis efforcé de te montrer que, de ta part, c’est un crime que d’emprisonner ainsi, comme des animaux, ce troupeau de femmes.

De plus, tu es roi ; mais un roi est un serviteur aussi, c’est le serviteur de Dieu. C’est Dieu qui t’a établi le berger de ce peuple. Les hommes, c’est le bétail de Dieu, les nations sont ses troupeaux et les rois sont ses bergers. Aussi, au nom de ce Dieu qui est ton maître, je viens te demander de quelle manière tu remplis ton mandat aujourd’hui. N’as-tu pas toi-même démis et, « mangé » un de tes principaux chefsi, parce que, dans une certaine occasion, il avait abusé de son pouvoir et opprimé ses gens ? Que dit ton Maître à toi de la manière dont tu paies cette nation qui n’est pas ta propriété, mais la sienne ? Crois-tu vraiment que tu aies le droit et le pouvoir d’imposer de si écrasantes corvées à toute la nation ? de faire venir les hommes et les femmes de leurs différents villages, portant comme des bêtes de somme des pieux, du roseau, des bottes d’herbe, avec le peu de pitance qui les empêchera de mourir de faim pendant qu’ils travailleront, jour après jour, aux travaux de terrassement et de construction, les femmes surtout, comme des bœufs que l’on fait marcher à coups de fouet ? Et tout cela, mon ami, pour construire un harem qui est une nouveauté dans le pays, et qui doit éclipser ceux de tes pères.

i – C’est-à-dire confisqué le bétail et les gens du chef.

Mon ami, ne te laisse pas tromper par les flatteurs qui t’entourent. La vérité — une vérité désagréable — c’est que parmi les gens, il y a un grand mécontentement et des murmures ; ils souffrent, lors même qu’on te le cache.

Souviens-toi que c’est dans des circonstances absolument semblables qu’a éclaté, en 1884, la révolution qui t’a chassé en exil. Ce sont les mêmes causes qui ont failli en faire éclater une nouvelle un peu plus tard à ton retour de la razzia chez les Machoukouloumboués. Aussi laisse-moi venir te souffler à l’oreillej que le même danger existe encore aujourd’hui, bien que tu ne paraisses pas t’en douter. Je suis convaincu que, n’était la présence du gouvernement anglais, nous serions déjà en pleins troubles politiques, la révolution aurait éclaté.

j – Littéralement : « Te mordre l’oreille. »

O mon ami, mon frère, ne ferme pas l’oreille à mes conseils. Un roi n’est vraiment roi que si les sujets qu’il gouverne reconnaissent son autorité. Ne va pas, je t’en prie, par une oppression déraisonnable, t’aliéner les cœurs de tes sujets. Tu ne sais pas ce qui est devant toi, tu peux avoir besoin d’eux et tu pourrais trouver qu’ils t’ont abandonné. Salomon, le fils de David, était un grand roi qui avait une grande sagesse et qui avait fait des choses merveilleuses ; des rois venaient le visiter et tous admiraient la splendeur de sa royauté. Quand il mourut, ses sujets vinrent à son fils et lui dirent : « Ton père nous a imposé un joug écrasant, allège-le et nous te servirons. » Le fils de Salomon leur répondit avec orgueil et dureté, la grande majorité du peuple l’abandonna, ce fut la ruine de son pouvoir. Ne vois-tu pas qu’autour de toi, partout, ce ne sont que des ruines de royautés ? Où sont celles de Lobengoula, de Kangombi, de Motianivo, de Mosili et d’autres qui ont fermé l’oreille à tout avertissement ? Tu es seul comme une hutte au milieu d’un village de ruines. Hélas ! hélas ! ils sont aveuglés ceux qui vont périr !

Je tremble pour toi, mon ami ; tu t’es engagé dans une malheureuse entreprise, elle a déjà couché des cadavres par terre et répandu du sang ; la mort monte la garde à la porte de ces maisons, c’est effrayant. Et puisque tu es à la tête de cette nation, ne la conduis pas à sa perte.

Tu es mon ami, tu respectes les missionnaires, tu favorises les écoles et tu dis : « J’aime les choses de Dieu, vous le voyez bien, que me demandez-vous de plus ? Moi-même ? » — « Oui ! toi-même, car Jésus a dit : « Celui qui n’est pas avec moi, est contre moi. »

Cette lettre fit sur lui une évidente impression. Je la commentai avec force et hardiesse. « Tu es un homme que le courant emporte et va précipiter dans l’abîme. Tant pis si, pour te sauver, je te blesse et t’arrache les cheveux. » Il était effaré, les yeux lui sortaient de la tête, il tremblait, mais… « Que puis-je répondre ? dit-il. Que puis-je dire ? Je suis le coupable. » Le Ngambéla, évidemment intimidé par la colère contenue du roi, me remercia dans un discours. Un long silence s’ensuivit. Nous priâmes et partîmes.

J’eus une mauvaise nuit de fièvre ; hier, toute la journée, je souffris le martyre. Aujourd’hui, je me sens soulagé, mais faible. J’ai joui de ce temps de repos et de communion. Pauvre Léwanika ! Je prierai pour lui et je pleurerai jusqu’à ce que le Seigneur me dise, comme à Samuel, que c’est assez. »

Au commencement d’août, Coillard voyant que le roi, malgré ses conseils, persistait dans son entreprise, lui envoyait une lettre qui se terminait ainsi :

« Sous ton règne l’esclavage est une chose dure. Tu fermes les yeux ; il t’importe peu que tu fasses violence aux sentiments de tes sujets et de tes esclaves. Mais moi, ton pasteur et ton vrai ami, je pense avec tristesse à la parole du Livre de Dieu qui dit : « Celui qui sème le vent récoltera la tempête. » (Osée 4.7)

Ton ami, F. C. »

Un autre sujet de grande tristesse pour Coillard était la duplicité du roi dans l’affaire éthiopienne. Le 6 novembre 1900, il écrivait à Georges Appia :

« Vous savez combien j’avais pris à cœur l’évangélisation de l’Afrique par ses propres enfants. Le fond du caractère noir est soupçonneux et nos chrétiens en ont conservé une forte dose. A peine sortis des ténèbres du paganisme, ils ne savent pas encore agir en pleine lumière, comme des hommes. Il leur faut, tout au moins, un demi-jour, et alors ils sont dans leur élément pour les intrigues et les tripotages. C’est ce qui vient d’avoir lieu ici. Et nous sommes tombés des nues quand tout cela est venu au jour. Je n’aurais pas pu le croire. Notre Willie, homme à mine douce et aimable, qui n’allait au Lesotho que pour s’y marier et plaider la cause de notre mission, avait déjà, avant de partir, fait tous ses plans avec Léwanika pour nous supplanter. Pendant qu’on lui faisait un accueil enthousiaste à Morija, il était déjà en pourparlers avec les Éthiopiens. Il jeta le masque et rompit avec nous.

Mais, longtemps avant cela, il entretenait une correspondance active avec le roi Léwanika. Il avait pris toutes ses précautions pour que nous l’ignorions. Ses lettres étaient recommandées ; l’une même n’était pas signée de lui, mais, dans une autre, il s’en avouait l’auteur. N’a-t-il pas fallu que, l’an passé d’abord, et cette année ensuite, Léwanika nous envoyât ces lettres pour les lui lire ? Les prétentions de ces missionnaires éthiopiens ne sont pas peu de chose et ils ont au moins, pour les justifier, les hommes et l’argent.

J’ai lu à Léwanika toutes les lettres de Willie, sans omettre les traits empoisonnés lancés à notre adresse. Léwanika, en rusé diplomate, répondit que s’il accueillait ces missionnaires noirs, c’est qu’ils étaient « mes enfants et ne pouvaient pas enseigner autre chose que moi ».

Le lieu désigné pour leur établissement est à l’entrée du village, sur un tertre où nous aurions voulu nous établir. Il ne faut pas se le dissimuler, la question est grosse de conséquences. Ce qui charme Léwanika, c’est d’avoir des interprètes et des secrétaires compétents à ses ordres, sans rien perdre de notre côté. Pour nous, la question se pose différemment.

Bien que ces Éthiopiens se soient mis, vis-à-vis de nous, sur un pied d’hostilité, ce sont des chrétiens et des hommes capables. Ils prêcheront le Christ dans un esprit de contradiction, mais ils le prêcheront. Le courant sera fort, peut-être même irrésistible pour nos chrétiens et nos évangélistes zambéziens. D’un autre côté, nous sommes mal outillés pour notre grande école, ce qui est, pour nous, un sujet journalier de soucis et de tristesses. Même à supposer que Sémondji et Nyondo résistent à la tentation et nous restent fidèles, quelque temps au moins, ils ne sont à la hauteur de leur tâche ni pour l’enseignement, ni pour la discipline. Si ces Éthiopiens avaient commencé une œuvre dans un coin du pays, comme je le leur avais suggéré, il nous eût été facile d’en prendre notre parti ; mais ils viennent à la capitale même, avec l’appui du roi et des chefs, naturellement pour nous supplanter. Et, s’ils sont assez forts, ils feront de même à Nalolo et à Séchéké ! Que faire ?

Pour ma part, en conscience, je ne puis me mettre sur un pied de rivalité avec des Bassoutos, nos enfants en la foi. Ils ne feront pas l’œuvre comme je le voudrais, c’est sûr ; mais, s’ils la font, c’est le Maître qui en jugera.

Ah ! si seulement nous étions mieux outillés pour nos écoles ! La tâche nous écrase. Mais, sûrement, Dieu ne nous demandera pas plus que nous ne pouvons donner. Et il veille lui-même sur son œuvre. Si nous ne sommes pas capables de la faire, ou si nous en sommes indignes, ne nous étonnons, pas et ne murmurons pas s’il la confie à d’autres. C’est humiliant, mais c’est juste. »

Enfin, le roi était très préoccupé d’un voyage en Angleterre ; les Barotsis comptaient sur Coillard pour l’accompagner, mais celui-ci s’y refusait et s’opposait au voyage.

30 janvier 1901. — L’autre jour, Léwanika lui-même m’entreprit sur le sujet : « Pourquoi ne veux-tu pas que j’aille en Angleterre, comme Khama, et que je voie la reine ? — Tout simplement parce que tu es Léwanika et que tu n’es pas Khama. Khama, lui, s’est converti tout jeune comme Litia et n’a jamais été que monogame et chrétien. Il était depuis longtemps connu comme tel en Angleterre. Et puis sa lutte, avec les blancs, contre les liqueurs fortes l’a rendu encore plus populaire. Aussi, lors même qu’il allait en Angleterre pour affaires politiques bien définies, il a trouvé dans le monde chrétien une multitude de gens qui l’ont reçu à cœur ouvert. Toi, tu n’as aucune affaire politique qui nécessite ta présence en Europe, et puis tu es franchement païen, mais un païen qui a été sur le point de se convertir et qui est retourné dans la fange du paganisme. — Tu crois, me demanda-t-il en me regardant en face, que j’ai été sur le point de devenir chrétien ? »

Je lui rappelai alors comment il discutait avec moi les conséquences de sa conversion : « Je m’en souviens bien, dit-il. » Puis je lui rappelai la question de ses femmes : « Et qu’est-ce que je disais d’elles ? — Tu le sais mieux que moi. Mais, depuis lors, tu es retourné en arrière, et ces maisons européennes, c’est ta profession bien affirmée de polygamie. Qu’irais-tu faire en Europe ? Je te le demande, même si tu voyais la reine et tous ces grands personnages pendant quelques jours, que ferais-tu ensuite ? Ce n’est pas mon monde à moi ; je n’ai de commun avec ces gens-là que la politesse, rien de plus ; mon monde à moi, ce sont les chrétiens, mais tu y es étranger, complètement étranger, toi. »

Cela le rendait sérieux : « Quels sont, penses-tu, les obstacles qui m’empêchent de devenir chrétien ? Dis-le-moi. — Tu le sais mieux que moi. Mais puisque tu insistes, voici : le premier obstacle, c’est que ta conscience n’a jamais été réveillée. Comme jeune homme, comme sujet, puis comme roi, tu as commis des choses abominables ; tu le sais, mais tu ne sens pas ta culpabilité. Le second obstacle, ce sont tes femmes ; autrefois, tu me disais que ça n’en était pas un et je te croyais un peu. Mais j’en suis revenu et aujourd’hui, je vois que c’est là le grand obstacle. Le troisième, c’est la crainte des Barotsis. » Nous étions très sérieux et il m’écouta longtemps sans m’interrompre.

« Ici nous luttons corps à corps avec le prince des ténèbres. Je n’ai jamais pu comprendre comment il se trouve des chrétiens qui ne croient pas à la personnalité du diable, ni à l’existence des mauvais esprits qui sont dans les airs. Pour moi, dans mon expérience, c’est, hélas, une poignante réalité. Je pourrais bien jeter, comme Luther, mon encrier à la tête du diable, si réelle est pour moi sa présence. Ici nous sommes dans son royaume, en plein, pays ennemi : la lutte est de chaque instant, et chaque progrès est une victoire. Mais que de défaites aussi, toutes personnelles, nous avons à enregistrer ! Les hautes cimes de la vie paraissent parfois hors d’atteinte, et pourtant Il peut, Lui, nous faire chevaucher sur les lieux les plus élevés, et affermir nos pieds sur ce rocher qui nous paraît inaccessible. »

En novembre, pendant un séjour de Coillard à Séfoula, Mme de Prosch avait été à la mort. En décembre, la santé de Mme Mann donna les plus graves inquiétudes et successivement MM. Verdier et Martin furent amenés, par l’hématurie, aux portes du tombeau. Le 14 décembre, la nouvelle arriva à Léalouyi de la mort de Georges Mercier survenue le 18 novembre à Kazoungoula. M. Théophile Burnier était très malade à Séchéké. A la fin de l’année, Coillard restait seul sur sa station, M. et Mme Liénard étant partis pour Séfoula où ils devaient rester plusieurs mois. M. Liénard revenait souvent à Léalouyi.

« La solitude ne me pèse pas, car je suis débordé de travail. Ma solitude n’est pas toujours aussi calme et sereine qu’elle devrait l’être. Les soucis voltigent autour de moi comme nos moustiques. Un savant, qui avait étudié ces méchants insectes aux Indes, avait découvert certaines qualités chez eux qui lui faisaient dire que le vulgaire était injuste à leur égard. Peut-être qu’en analysant tous nos soucis et tous nos chagrins aux pieds du Seigneur, à la lumière de l’Évangile et de notre propre expérience, nous découvririons que même ces insectes-là qui bourdonnent autour de nous et troublent notre sommeil, plus encore que les moustiques, ont leur utilité. Il ne faudrait pas dire peut-être, car c’est positif, et ils sont compris dans ces choses qui toutes contribuent au bien de ceux qui aiment Dieu.

« Une chose bien certaine c’est que tous nos contretemps, quels qu’ils soient, nous rapprochent de Dieu, nous font sentir notre dépendance de lui, notre profonde faiblesse, et nous enseignent à prier. »

Coillard alla passer la fin de l’année et commencer 1901 à Séfoula où eut lieu la Conférence ; le retour en Europe de M. et Mme Mann y fut décidé. [M. et Mme Mann devaient prendre un congé d’un an, mais Mme Mann mourut le 8 mai 1901, dans le désert, à quatre jours de Kazoungoula, et M. Mann rentra définitivement en Europe.] La station de Léalouyi, au point de vue matériel, périclitait et le travail y devenait toujours plus difficile.

6 janvier 1901. — Dimanche, le roi me disait en remarquant cela : « Pourquoi tout ce laisser-aller et ces ruines ? Cela ne te ressemble pas. »

« Je suis mal, très mal logé. J’ai deux chambres qui sont loin l’une de l’autre, ce qui ne me permet de surveiller ma cuisine et mes garçons qu’au prix de dérangements constants. Notre grande et belle église, le chef-d’œuvre de Waddell, tombe tout à fait en ruines ; le toit est tout délabré ; les murs de roseaux et de terre, rongés par les termites, s’éboulent, c’est un crève-cœur que de la voir. »

« Notre école est dans un état lamentable, et voilà que Liénard officiellement et moi officieusement allons avoir l’école Mann sur les bras. Et pourtant, pendant ces dernières années de mon ministère, je ne devrais pas être lié à l’école, c’est ailleurs que je voudrais employer ce qui me reste de force. Pour moi, le temps est court. »

3 mars 1901. — J’ai d’énormes difficultés dans mon ménage avec mes garçons ; ils ne sont pas fidèles, pas obéissants, et d’une saleté ! … Je les gronde beaucoup, je sens mon caractère s’aigrir et cela me rend malheureux.

« Je lis ces temps-ci la vie de George Muller, par Pierson. George Muller était un des héros de ma jeunesse. Je l’ai vu et je l’ai entendu à Bristol. Je me suis dit en contemplant ce vénérable vieillard : Voilà une de ces machines puissantes qui ont mû le monde chrétien ; le secret de sa force n’était pas à l’extérieur, dans les ornements de la construction, mais dans le feu intérieur que le vulgaire ignore. Oh ! quand apprendrons-nous à prier, non pas seulement à crier comme David, mais à ouvrir le ciel comme Élie et à en faire tomber le feu et des torrents de bénédictions. O mon Dieu pardonne notre incrédulité et notre manque de confiance ! Non ! le temps des miracles n’est pas passé, des miracles de la grâce et de l’amour de Dieu. Mais ce que nous oublions très volontiers, c’est que la prière est inséparable de la sainteté. Les trésors dont Jésus a la clef sont ouverts, mais ouverts dans leur plénitude pour ceux qui demeurent en lui, qui font ses commandements, et non pas pour ceux qui prennent l’intensité de leur désir pour de la foi. C’est étonnant comme l’adversaire contrefait tout, même les grâces de Dieu, et comme nous nous y laissons facilement prendre. »

En juin 1900, Coillard avait cru pouvoir écrire à propos des épreuves qui avaient fondu sur le grand renfort : « Aujourd’hui il semble que l’ouragan soit passé. » Le mercredi 6 mars 1901 Coillard apprenait que Liénard était gravement malade à Séfoula depuis le dimanche précédent ; les premiers messages ne lui étaient pas parvenus. « Que Dieu ait pitié de nous et de la mission, » s’écrie-t-il.

Il partit le jeudi 7 mars ; lorsqu’il arriva à Séfoula à midi, la fin paraissait proche. Coillard put avoir encore un court entretien avec Liénard. Celui-ci s’affaiblissait graduellement, il était en pleine paix et, à 9 heures du soir, il rendait le dernier soupir « avec tant de calme que nous attendions encore son dernier souffle quand tout était fini ».

« Notre bien-aimé Liénard n’est plus, écrivait Coillard, au Comité. Dieu l’a pris à lui, après quatre jours de maladie, quatre jours seulement. Atterrés par ce coup terrible et si imprévu, nous nous regimbons contre la cruelle réalité, nous ne la croyons pas possible, nous nous croyons sous l’empire d’un affreux cauchemar : la place si grande, qu’il occupait tout à l’heure encore parmi nous, est maintenant vide. Pour moi, qu’il me soit permis de le dire, c’est comme une autre partie de moi-même qui vient de mourir. Oh ! pourquoi Dieu n’épargne-t-il pas les jeunes ? Rien ne nous faisait prévoir ce nouveau déchirement qui ravive tous les autres à peine cicatrisés.

Dirons-nous, avec un regret amer, que sa carrière a été tranchée à son début comme un vigoureux bourgeon ? La carrière la plus belle et la plus bénie n’est pas la carrière la plus longue, c’est la carrière la plus fidèle. Dieu sait ce qu’il fait quand il dit à l’un de ses serviteurs qui paraît très nécessaire à son œuvre : « Mon ami, monte plus haut ! » Ce n’est pas une carrière brisée, c’est une promotion. Qui dira le glorieux épanouissement, là-haut, de tous ces beaux dons que nous admirions tant ici-bas ? Nous le saurons un jour. Ne nous étonnons pas que le Roi cueille les plus belles fleurs de son parterre pour en orner ses palais.

Et quant à son œuvre, ne nous alarmons pas. Cessons de trop trembler pour l’arche de l’Éternel. L’œuvre est sienne. Pour l’accomplir en son temps, il a des ressources et des moyens que nous ignorons. Quand notre adorable Maître était saisi, garrotté, abandonné de tous les siens, traîné dans le prétoire au milieu d’une foule ameutée, quand, couronné d’épines, cloué sur un bois maudit, il expirait et descendait dans le tombeau, ne semblait-il pas que tout fût perdu ? « Nous avions espéré que ce serait lui qui délivrerait Israël. » Ah ! oui, nous avions espéré !

Pauvre intelligence humaine ! Quelques jours encore et c’est lui, le même Sauveur, le rejeté des hommes, qui, sorti victorieux du tombeau et vivant aux siècles des siècles, fait cette sublime proclamation à son Église encore au berceau : « Toute puissance m’est donnée dans les cieux et sur la terre ! »

Prenons courage, ceignons-nous de force. « Il a conduit son peuple par les abîmes comme par le désert. » (Psaumes 106.9) Quoi qu’il en soit, oui, quoi qu’il en soit, mon âme se repose sur Dieu ! »

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