Le Prédicateur Claude

III. J. Claude théologien

Au dix-septième siècle, le pasteur n’était pas seulement appelé à diriger son troupeau dans la voie du salut, il devait aussi l’initier dans les spéculations de la théologie. Nous retrouvons des traces nombreuses de cette exigence, même dans les sermons de Saurin. Ce n’est pas seulement pour cela que nous avons à parler de Claude comme théologien, nous y serions appelé par quelques-unes de ses œuvres posthumes dont voici les titres :

Traité de Jésus-Christ : 2 volumes divisés en cinq livres :

  1. Le principe par lequel Jésus-Christ est venu au monde ;
  2. Les dispositions ou les préparations qui ont précédé la venue de Jésus-Christ ;
  3. De la personne et des natures de Jésus-Christ ;
  4. Des offices ou des charges de Jésus-Christ ;
  5. Des deux états de Jésus-Christ, savoir : de son abaissement et de son exaltation.

Traité du péché contre le Saint-Esprit, ou il examine successivement : quelle est la nature de la foi temporaire dont on déchoit par le péché contre le Saint-Esprit, — quelle est la nature de cette chute et quelles en sont les conséquences.

Traité de la justification, où il passe en revue :

  1. Les dispositions à la justification ;
  2. La nature de la justification considérée en elle-même ;
  3. Les conditions que Dieu doit trouver chez l’homme pour le justifier ;
  4. Les règles que Dieu impose à l’homme lorsqu’il le justifie ;
  5. Les caractères et les effets de la vraie justification.

Quelques pages en latin sur la Chute des Anges.

Commentaire sur l’Épître aux Romains, seulement jusqu’au chapitre III, verset 23.

Thèses de electione et reprobatione.

Quæstiones de statu innocentiæ primi hominis.

Mais nous voulons simplement montrer que Claude n’est pas resté étranger aux débats théologiques de son époque. Pour cela, jetons d’abord un coup d’œil sur l’état général dans lequel il trouva l’Église et sur les tendances qui se partageaient alors les esprits. — Un siècle ne s’était pas encore écoulé depuis son apparition, et déjà le protestantisme avait, à certains égards, perdu de sa ferveur première. A l’exaltation des croyances nouvelles et des plus nobles aspirations de l’âme religieuse, à la période bénie de foi vivante et active avait succédé une époque de discussions arides qu’on a justement désignée sous le nom de Scolastique protestante. Cette triste déviation était sans doute, en grande partie, l’œuvre des circonstances et provenait de cette loi de l’histoire qui fait suivre les grandes ères créatrices de périodes plus positives et profondément intellectualistes. Une véritable sécheresse spirituelle remplace trop souvent, hélas ! la généreuse expansion d’une foi vivante, et de froides formules ne parviennent pas à voiler le fond âpre et sombre de certains dogmes. Comme le dit M. Révillei, « la Réforme calviniste n’avait reculé devant rien pour affirmer les thèses les plus absolues du sentiment religieux ; la souveraineté sans partage de Dieu, sa toute-puissance, sa prescience, la libre dispensation de sa grâce, tout ce qui semblait subordonner la souveraineté divine à un libre arbitre humain quelconque, lui faisait l’effet d’une impiété. Elle aimait à enseigner aux fidèles que leur salut ne dépendait, ni de leur volonté vacillante, ni du pouvoir usurpé d’un sacerdoce quelconque, mais de la volonté toute-puissante et immuable de Dieu qui, de toute éternité, avait élu, dans sa bonté souveraine, ceux qu’il voulait rendre participants de ses grâces et du salut éternel. »

i – Encyclopédie des sciences religieuses. Article Arminianisme. Paris, 1877.

Tant que la vie mystique et héroïque de la première période inspira le dogme de la prédestination, il fut sans danger, mais dès que la vie se retira du dogme, la formule seule resta elle demeura vide, et logiquement elle aboutissait au fatalisme et à la destruction de la liberté. Ce décret éternel et souverain de Dieu prédestinant absolument les uns au salut, les autres à la damnation, portait un coup mortel par voie de conséquence théologique, à la doctrine de la liberté.

La première protestation contre le calvinisme rigide s’éleva en Hollande où Arminius (1560-1609) se prononça pour l’infralapsarisme, affirmant que la prédestination divine n’avait eu lieu qu’après la chute ; tandis que, d’après les supralapsaires, la chute elle-même entrait dans le plan de Dieu. Arminius cherchait, on le voit, à satisfaire les résistances de la raison et du cœur en conciliant la bonté divine, l’œuvre rédemptrice du Sauveur et la liberté humaine. En 1610, pour se justifier des accusations outrageantes dont il était l’objet, le parti arminien présenta une Remontrance que l’on peut résumer en quatre articles :

  1. Le décret de prédestination n’est pas absolu, mais Dieu, par un décret éternel, a résolu de sauver ceux qui croiraient en Christ et d’abandonner les autres à la perdition ;
  2. Christ est mort pour tous, mais les croyants seuls sont réconciliés avec Dieu ;
  3. L’homme, pour recevoir la foi qui sauve, a besoin de la grâce de Christ, mais il est toujours libre de résister à cette grâce ;
  4. La grâce n’est pas inamissible ; les fidèles peuvent la perdre.

Malheureusement la politique se mêlait à ces débats théologiques, et les Arminiens, regardés comme hérétiques par le synode de Dordrecht, furent, pendant plusieurs années, traités en criminels d’État.

Une protestation analogue en faveur de la liberté morale s’éleva en France et eut pour siège l’École de théologie de Saumur. La discussion la plus sérieuse fut soulevée dans la première moitié du dix-septième siècle par Moïse Amyraut (1596-1664). Par son système de l’Universalisme hypothétique, ce savant professeur attaqua vigoureusement la prédestination calviniste qu’il voulait défendre et facilita le triomphe de l’arminianisme qu’il se proposait de repousser, et voici comment. Il enseigne, en principe l’universalisme de la grâce, mais il ajoute qu’en fait un petit nombre d’hommes seulement obtiennent cette grâce. Si donc beaucoup d’hommes sont réprouvés, la faute n’en est pas à Dieu, mais à eux-mêmes, puisque Dieu veut les sauver, s’ils croient, et qu’ils ne veulent pas croire. Amyraut, homme de conciliation, n’apportait pas de formules précises, il retombait dans le particularisme, mais sa tentative de médiation répondait aux besoins des esprits qu’elle conduisait vers l’abandon progressif de la doctrine confirmée par les synodes d’Alais 1620 et d’Alençon 1637.

Tandis que l’école de Saumur, cherchant la conciliation du calvinisme et de l’arminianisme, suivait une tendance libérale, les écoles de Montauban et de Sedan gardaient, dans toute son intégrité, le dépôt de l’antique orthodoxie. C’est à Montauban que Claude était venu faire ses études théologiques, et nous ne pensons pas qu’il se soit écarté du particularisme calviniste qui dominait en France, à cette époque :

« Entre toutes les choses qui l’ont rendu recommandable, lisons-nous dans la préface de ses œuvres posthumes, celle-ci en est une des principales, c’est que jamais il ne s’est éloigné des sentiments reçus et autorisés dans nos églises. Dans les matières d’école, où chacun a la liberté de son jugement, il a bien pu avoir quelque nouvelle manière de les expliquer, mais outre qu’en tout cela il a été d’une grande sobriété et ne condamnait personne, ses pensées particulières n’ont jamais regardé aucune des doctrines essentielles de la religion. »

Ce jugement nous paraît exact, et il nous suffira de l’étayer sur quelques citations. Claude, il est vrai, ne nous a pas laissé un ouvrage spécial où soit formulé son système théologique, mais les idées que nous allons reproduire sont répandues çà et là, tantôt dans un sermon, tantôt dans un traité. Ainsi, dans son cinquième sermon sur la parabole des Noces, après avoir exposé, dans toute sa rigueur, la doctrine de l’élection, il n’hésite pas à dire : « je sais qu’il y a quelques esprits fiers et emportés qui la trouvent dure. Ce ne sera jamais mal fait à nous d’avoir plus de soumission et d’obéissance pour la doctrine de l’Écriture que de complaisance pour la fierté d’un Arminius ou d’un Molina. Après tout, que peuvent dire ces mutins contre des vérités si saintes et si raisonnables, que peuvent-ils enseigner, au contraire, qui ne soit évidemment faux, et quelle est, je vous prie, leur prétention ? »

« Pour ce qui regarde l’élection, c’est un décret éternel de Dieu, ou, comme parle saint Paul, un propos arrêté, c’est-à-dire une résolution ferme et immuable que Dieu a faite, par son pur bon plaisir, de déployer sa miséricorde sur un certain nombre de personnes qu’il a marquées distinctement en soi-même, en les séparant des autres. Pour cet effet, son bon plaisir a été de leur donner la foi en Jésus-Christ et, avec la foi, toutes les autres grâces qui en dépendent et de les conduire infailliblement, par ce moyen, à la vie éternelle et bienheureuse de son royaume. » (5me sermon)

Ailleurs, dans son Traité de Electione et reprobatione, nous lisons cette première proposition : « Deus ab aeterno distinxit homines in duas classes, alios enim elegit convertendos, alios vero reprobavit non convertendos et non salvandos. Ac proinde causa discriminis non quærenda est in hominibus ipsis, sed etiam in Deo. » (Œuvres posthumes, tome IV, page 434). — Nous sommes ici en plein calvinisme et Claude ne revêt sa pensée d’aucune forme originale. Une pareille théologie ne laisse à l’homme aucune liberté.

« Il faut toujours supposer deux choses comme certaines : l’une que le péché, de sa nature, a jeté les hommes dans une si excessive corruption qu’il a éteint en eux toutes les semences des vertus morales, ne leur ayant rien laissé que le désordre et la confusion ; et l’autre, que ces semences des vertus morales, qui se trouvent généralement en tous les hommes, ne peuvent venir que du dessein de l’Évangile. » (Idem, 4me volume, page 78).

A défaut des écrits de Claude, nous avons un acte de son ministère qui suffirait pour nous faire connaître ses opinions. M. le pasteur Dardier de Nîmes a bien voulu nous communiquer deux pièces qui, selon nous, s’éclairent mutuellement. Ce sont deux délibérations prises par le Consistoire de Nîmes, à quelques mois d’intervalle. L’une éloigne de l’église de Nîmes le ministre Darvieu, suspect d’hétérodoxie, l’autre lui donne Claude pour successeur. Ce rapprochement des deux pièces nous paraît caractéristique.

Séance du samedi 18 avril 1654.

Se sont présentés MM. Borelly, avocat, Salveton et Raffin, procureurs, Béranger, marchand ; Paulhan, notaire, et Félix, apothicaire, lesquels ont dit à la Compagnie qu’il y a quelques jours qu’a été faite une assemblée de bon nombre des habitants de cette ville devant les magistrats de notre communion, en laquelle ayant été représenté que le ministère de M. Darvieu n’est pas à édification au peuple, de tant plus que nonobstant les défenses faites au synode national et provincial en dernier lieu tenu à Uzès, de prêcher ni enseigner, en public ni en particulier, la doctrine de M. Amyraut, le sieur Darvieu l’a prêchée et enseignée à ses écoliers… et délibèrent que, au lieu et place de M. Darvieu, cette église sera pourvue d’un autre ministre.

Séance du mercredi 15 octobre 1654.

Le sieur Claude ayant représenté à la Compagnie qu’il répute à grande faveur la recherche que cette église a faite de son ministère, et tâchera, de tout son possible, de lui en rendre ses reconnaissances et s’acquitter de sa charge le mieux qu’il lui sera possible, M. Rosselet, après avoir, de la part de la Compagnie, témoigné audit sieur Claude la satisfaction qu’elle a de son arrivée en cette ville, l’a supplié de voir les articles arrêtés, au synode de cette province, en dernier lieu tenu à Montpellier, touchant la doctrine de Saumur, qui sont insérées dans ce livre et vouloir signer iceux, promettre qu’il est de la même créance que ceux qui les ont dressés et signés. Lesquels articles ayant été lus par ledit sieur Claude, il a déclaré sa créance être conforme à iceux, qu’il offre de signer, comme il a fait à l’instanta.

a – Extrait du Registre du Consistoire de l’Église réformée de Nîmes, t. XVI. Copie de l’original qui se trouve à la Bibliothèque nationale. Fonds français, no 8668.

Claude était donc complètement rattaché à la doctrine calviniste sur la prédestination. Et ici une chose nous paraît étrange, c’est que Claude, à l’exemple de tant d’autres théologiens, ait voulu qu’une doctrine qui révolte les aspirations de l’âme fût le dernier mot de la parole de Dieu et la seule interprétation vraie des enseignements bibliques (Voir le cinquième sermon sur la parabole des Noces).

La théologie biblique n’existant pas à l’époque de Claude, on se servait de la Bible pour justifier le système de tradition qui régnait alors. Cette méthode démonstrative, qui veut justifier un dogme irrationnel, a le grand tort de tourner dans le cercle vicieux qui consiste à prouver l’infaillibilité d’un livre par un passage tiré de ce livre, et l’infaillibilité du passage par l’infaillibilité du livre. Pascal, le grand raisonneur, a reconnu lui-même que la démonstration religieuse ainsi tentée ne produit pas de convictions durables. Il faut, en effet, ou ne pas en appeler sans réserve à l’autorité divine de la Bible, ou ne pas la prouver. D’autre part, nous comprenons que, sous le coup des persécutions et entourés d’ennemis, nos pères aient cherché la force de résistance dans l’unité doctrinale et dans un attachement inébranlable au dogme calviniste. Le plus grand nombre de ceux qui se déchaînaient contre l’arminianisme et contre les doctrines de Saumur craignait certainement qu’une modification dans le dogme favorisât les entreprises de l’Église catholique. Enfin, la foi à la prédestination absolue, au lieu d’être pour eux un motif d’inertie et de confiance trompeuse, les excitait au contraire à la lutte et à l’activité. Puisque Dieu les avait prédestinés à la couronne de justice, ils devaient justifier son choix par la sainteté de leur vie. La souffrance leur apparaissait comme le dernier moyen employé par Dieu pour les rapprocher de lui. C’était à eux, choisis de l’Éternel, de le glorifier par leur vie au milieu des persécutions et des épreuves, et de persévérer, jusqu’à la fin, dans la sanctification, pour être sauvés.

Bornons ici nos réflexions sur ce sujet et disons en terminant : Claude ne peut pas être rangé parmi les partisans plus ou moins tranchés de la tentative d’Amyraut, comme Daillé, Mestrezat, Du Bosc, etc. ; nous ne le plaçons pas davantage parmi les fougueux adversaires, tels que Rivet, Du Moulin, etc. Il était trop absorbé par la controverse vis-à-vis des catholiques, trop désireux de voir son Église grande et forte, pour provoquer un schisme au milieu d’elle. Ce n’est donc pas un sombre prédicant, c’est une âme à la fois croyante et respectueuse des opinions des autres. Qu’on en juge d’ailleurs par le fragment suivant :

« La foi ne se commande pas ; et la conscience, libre jusque dans les fers et les cachots, dépend uniquement de Dieu. C’est lui qui agit sur l’âme ; c’est lui qui en change les sentiments en y répandant la lumière. Il n’y porte cette lumière que par l’effusion et l’efficace de la grâce. Cette grâce ne dépend point de nous. Il la donne selon son bon plaisir. Elle n’est point entre les mains des rois. Les missionnaires et les persécuteurs n’en sont point les dépositaires ; autrement, les hommes puissants deviendraient les maîtres du Paradis, et ce ne serait point leur faveur, mais leur haine qui sauverait les hommes. Quelle idée peut-on avoir de Dieu et de son Paradis si l’on croit qu’on peut y faire entrer les hommes, malgré eux et sans sa grâce, ou que la violence opère ce que la grâce seule peut et doit faire ? Si l’on voulait raisonner théologiquement, ne sentirait-on pas la contradiction dans laquelle on tombe en niant l’efficace de la grâce victorieuse, de peur de donner quelque atteinte à la liberté de l’homme ; parce que, sans la liberté d’indifférence, il n’y a ni religion, ni vice, ni vertu, ni peine, ni récompense ? et de prétendre, en même temps, qu’on peut contraindre ces mêmes hommes à embrasser une religion par des moyens violents. Il n’y a pas un seul théologien qui osât dire que la dragonnade force moins la liberté de l’homme, que la grâce divine entraîne en instruisant. Les supplices et les tourments ne portent avec eux que l’horreur pour la religion qui vous fait souffrir ; au lieu que la grâce porte la connaissance et l’amour. Les hommes se donnent donc un droit d’ôter à l’homme sa liberté qu’ils ravissent à Dieu. Si la grâce est efficace et vient du bon plaisir de Dieu, il faut laisser les peuples en repos jusqu’à ce que Dieu travaille à leur conversion d’une manière victorieuse et, si elle ne l’est pas, il faut en laisser l’usage libre aux hommes. Ainsi, quelque parti qu’on prenne, on doit laisser aux hommes la liberté de croire ce qui leur paraît véritable, et ne les dépouiller jamais d’un droit si naturel. » (Les Plaintes des protestants cruellement opprimés dans le royaume de France)

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