Le Prédicateur Claude

1. Controverse sur l’Eucharistie

Au dix-septième siècle, le débat sur l’Eucharistie resta l’un des principaux sujets de dissidence entre le catholicisme et le protestantisme. Un instant même, l’on aurait pu croire que les deux partis n’étaient opposés que sur le seul article de la présence réelle.

Ouvrons le Nouveau Testament, nous y verrons comment a été instituée cette cérémonie si simple et si touchante de la sainte Cène. Sachant que son heure était venue, Jésus voulut célébrer une dernière Pâque avec ses disciples ; il les réunit dans la Chambre-Haute de Jérusalem et, avec une autorité rendue plus grande encore par la solennité du moment, il leur adressa ses recommandations suprêmes. Puis « il prit un pain et, après avoir rendu grâces, il le rompit et dit : ceci est mon corps qui est pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. De même, après avoir soupé, il prit la coupe et dit : cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous boirez. Car toutes les fois que vous mangez ce pain, que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne ». (1 Corinthiens 11.24-26).

Ces paroles nous paraissent faciles à saisir, et les premiers disciples ne s’y trompèrent point. Le pain et le vin continuèrent d’être, pour eux, des symboles de l’amour du Maître qui, ayant terminé son œuvre ici-bas, était revenu vers son Père et qui, présent en esprit, mais absent de corps, nous est simplement rappelé par les symboles de la Cène. Mais, on le sait, les idées religieuses, au moyen âge, furent de plus en plus matérialisées. Le peuple, à peine sorti du paganisme, ne comprenait et ne voulait comprendre qu’un Dieu qu’on pût voir et toucher, un Dieu qui fût matériellement présent dans le sanctuaire. Les docteurs, dans un but facile à comprendre, se prêtèrent alors à cette idée que le corps et le sang du Seigneur s’unissent au pain et au vin. Toutefois on ne se hâta point de définir le mode de cette union. En Orient, les Conciles attendirent jusqu’au huitième siècle pour aborder cet obscur problème. Le Concile iconoclaste de Jérusalem (754) enseigna que le pain et le vin n’étaient que l’image du corps et du sang de Jésus. Le deuxième concile de Nicée (780) affirma, au contraire, la présence réelle dans l’Eucharistie. — Mais l’Occident hésita à suivre ce mouvement, et quand Paschase Radbert formula sur la sainte Cène une doctrine pleinement réaliste, les esprits se montrèrent partagés. Cependant le clergé catholique adoptait de plus en plus les idées de Paschase, et l’on put le constater lorsque Bérenger, archidiacre de Tours, essaya de faire prévaloir l’opinion du sens figuré :

« Isolé dans son opposition, objet d’horreur pour la foule, frappé d’anathème, dépouillé de ses biens, jeté en prison, il n’obtint la paix qu’au prix d’une rétractation forcée et d’une séquestration qui dura jusqu’à la fin de ses jours. Le dogme de la transsubstantiation, désormais victorieux, fut solennellement formulé par le quatrième Concile de Latran (1215). L’adoration de l’hostie et la fête du Saint-Sacrement en furent, en quelque sorte, la proclamation quotidiennement et annuellement renouvelée. » (Le Christianisme et l’Église au moyen âge, par M. le professeur Chastel, page 160. Paris et Genève, 1859.)

Au lieu delà sainte Cène que Jésus avait instituée, on célébrait donc la Messe, et il serait trop long d’énumérer ici les différences qui séparaient les deux cérémonies. On en a compté jusqu’à trente-quatre (voir Pierre Du Moulin, Anatomie de la Messe). Bornons-nous à rappeler que, dans ce système, Christ est considéré comme présent, matériellement, partout où se célébrait le sacrement de l’Eucharistie et, chaque fois, il est offert de nouveau en oblation pour les péchés du monde dans le sacrifice de la Messe. A un moment donné, toute la substance du pain ou de l’hostie se convertit en toute la substance du corps de Christ, et toute la substance du vin en toute la substance de son sang. Et même, prodige plus grand encore, dans la moindre parcelle du pain, comme dans la moindre goutte du vin ainsi transformés sur l’autel, se trouvera la personne entière du Sauveur. Le prêtre, par sa puissance, aura créé Jésus, Jésus vivant et glorieux ! Il n’y a pas, à notre sens, de conception plus contraire à la pensée du Sauveur et aux lumières de l’Évangile. Aussi la doctrine de la transsubstantiation (changement de substance) est-elle une de celles que les Réformateurs ont combattues avec le plus de force et qu’ils ont rejetées par les déclarations les plus formelles. Mais les chefs du catholicisme n’étaient pas disposés à convenir des déviations et des erreurs funestes de leur Église. Les solitaires de Port-Royal, qui avaient été et allaient être menés si durement par Rome et par le clergé gallican, se jetèrent avec ardeur dans la controverse contre les protestants, et les discussions sur la présence réelle se produisirent avec plus d’ardeur et d’éclat que jamais.

En 1662, Nicole composa un premier traité sur l’Eucharistie, en vue de convertir Turenne au catholicisme. L’auteur prétendait prouver que le dogme de la présence réelle a été la foi constante de l’Église jusqu’au temps de la Réformation. « Quoi ! disait-il, mille années d’une tranquille possession et d’un profond silence ne justifient-elles pas la foi de l’Église sur cet article ? » — C’est là un argument qui reparaîtra souvent et revêtira des formes diverses ; mais il ne saurait tromper que les ignorants ou les intéressés, car nous pouvons dire avec Cyprien que : la coutume, sans la vérité, n’est qu’une erreur vieillie (Consuetudo sine veritate, vetustas erroris est. Relicto igitur errore, sequamur veritatem).

Turenne était disposé à se rapprocher du catholicisme. Sa femme, et sa sœur Charlotte de la Tour d’Auvergne, zélées calvinistes, le retinrent longtemps sur cette pente, mais il rencontrait des séductions de nature à l’ébranler. Témoin des faveurs accordées aux hommes haut placés qui, soit dans l’armée, soit dans la magistrature, embrassaient la religion du monarque, témoin aussi des injustices dont on abreuvait ceux qui demeuraient fermes dans leur foi, sollicité enfin par la Cour et circonvenu par le haut clergé, il ne demandait peut-être qu’un prétexte pour justifier à ses propres yeux son abjuration. Les arguments de Bossuet, dans son Exposition de la foi catholique, achevèrent une évolution que les ouvrages de Port-Royal avaient commencé à produire. Madame de Turenne savait combien sont dangereux les sophismes les moins spécieux, quand ils sont aidés par les penchants secrets du cœur et, justement alarmée, elle pria le pasteur Claude de composer un traité dans le but de réfuter l’ouvrage de Nicole. La réfutation désirée parut bientôt, mais le manuscrit circula longtemps avant d’être imprimé, avec la réplique à la réponse que lui avait faite Nicoleb.

b – Réponse aux deux traités intitulés : La perpétuité de la foi de l’Église catholique touchant l’Eucharistie. Genève, chez De Tournes, 1667.

Ce travail obtint un très grand succès, non seulement à cause de son mérite réel, mais aussi à cause des traits que Claude n’épargnait pas aux Jansénistes et qui décidèrent les Jésuites à le répandre par des voies indirectes. Le changement de croyance sur l’Eucharistie s’y trouve établi très clairement, les citations y abondent, on y rencontre une noble indignation contre certaines altérations manifestes, et l’esprit n’y manque pas. Voici ce que nous lisons dans la préface :

« Il y a environ quatre ans que l’on me mit en main un écrit sous le titre de : Traité contenant une manière facile de convaincre les hérétiques en montrant qu’il ne s’est fait aucune innovation dans la créance de l’Église sur le sujet de l’Eucharistie, et, après l’avoir lu et en avoir donné mon sentiment à quelques personnes pieuses, elles m’engagèrent, pour leur édification, à mettre mes pensées sur le papier, ce que je fis, sans croire que cela dût produire une dispute réglée. Mais au bout de trois ans on a vu paraître en public ce même traité… accompagné de la réfutation de la réponse que j’y avais faite, et Messieurs de la communion romaine ont vu là une victoire… Je me suis partout fort exactement attaché à satisfaire à tout ce que l’auteur de la réfutation a mis en avant, sans diminuer la force de ses preuves ou de ses réponses, et sans en laisser rien en arrière, n’ayant pas cru qu’il fallût l’imiter dans la liberté qu’il a prise de choisir les endroits de ma réponse qui lui ont semblé les plus favorables et d’envelopper les autres sous le voile de mon silence. J’ai cru beaucoup moins que je dusse me servir de ce nouveau et plaisant moyen que l’auteur a inventé pour réfuter le livre de M. Aubertin, en mettant, dit-il, en preuve ce qu’il met en objection, et en objection ce qu’il met en preuve. C’est traiter les matières fort cavalièrement. Je me suis souvent étonné de voir que, dans la communion romaine, les hommes deviennent grands disputeurs, du soir au lendemain, et à fort bon marché. Mais je ne m’en étonne plus tant, puisque l’occupation des gens d’esprit d’aujourd’hui ne consiste presque plus qu’à abréger le travail ; ce ne sont que méthodes nouvelles, que manières faciles et, en vingt-quatre heures, l’on fait d’un écolier un puissant controversiste. — Vingt-quatre heures, c’est trop ; il ne faut que deux moments pour apprendre à dire : je change les preuves en objections, et les objections en preuves. Les pauvres ministres ont beau se tuer ; ils suent, ils se consument, trente ans durant, pour composer de gros volumes pleins de savoir et de force, et ils ne prennent pas garde que sept ou huit mots abattent tout leur ouvrage. Il faut mettre les preuves en objections, et les objections en preuves… »

Le coup fut rude pour Port-Royal, et l’on parla d’une réponse que préparait Antoine Arnauld, le grand polémiste du parti. Cette réponse se faisant attendre, les Jésuites mirent en avant un de leurs champions, afin de ravir à M. Arnauld le triomphe ambitionné. Le père Nouet écrivit donc contre Claude, il écrivit avec beaucoup d’art, mais il avait à défendre une cause insoutenable, et il ne fit que préparer à son adversaire un nouveau succèsc.

cTraité de l’Eucharistie, contenant une réponse au livre du Père Nouet intitulé : la Présence de Jésus-Christ dans le très-saint sacrement, pour servir de réponse au ministre qui a écrit contre la perpétuité de la foi, par J. Claude. Genève, chez De Tournes, 1670.

On peut en juger déjà par le plan :

Je divise mon livre, dit l’auteur, en six parties :

  1. Je traite la question du témoignage des sens sur le sujet de l’Eucharistie, et je montre que les sens doivent être crus quand ils nous rapportent que l’Eucharistie est du pain et du vin, et non pas la substance du corps et du sang de Jésus-Christ.
  2. Je montre que les lumières de la raison doivent être suivies contre la transsubstantiation et la présence réelle.
  3. Je montre que l’Écriture Sainte est contraire à la créance romaine.
  4. Je réponds à ce qu’on fait dire aux Pères sur ce sujet.
  5. Réfutation des réponses aux preuves que j’ai déjà données contre la transsubstantiation.
  6. Je soutiens, contre les objections du Père Nouet, l’histoire du changement arrivé sur le sujet dont il s’agitd.

d – Avant même de publier cet ouvrage, Claude avait déjà critiqué l’éloge que le Journal des savants avait fait du livre de Nouet, dans la Lettre d’un provincial à un de ses amis, pour servir de réponse à ce qui a été dit dans le Journal des savants du 28 juin 1667.

Cette réponse, dit M. De La Devèze, était et resta le livre favori de son auteur ; il en parlait, au fond, avec modestie, parce que c’était là son caractère, mais on ne laissait pas de remarquer, dans ses discours, une prévention de cœur pour cet ouvrage.

Notre vaillant controversiste y prouve, en effet, qu’il connaît les points faibles de ses adversaires, et, quand il a touché ainsi au défaut de la cuirasse, il pousse sans merci et pénètre jusqu’au cœur. Cette fois, prenant un chemin sur lequel s’était imprudemment engagé le P. Nouet, tandis que Nicole s’en était très habilement tenu loin, il puise, en temps utile, ses arguments dans l’Écriture, et ne manque pas de reproduire, dans toute sa simplicité lumineuse, le récit biblique de la Cène. Jamais écrivain n’a mieux su que lui se prévaloir des avantages qui lui sont offerts. Si, par exemple, le P. Nouet compare la lecture des Pères à une marche dans une vaste forêt, Claude en conclut que la foi chrétienne est plus lumineuse dans l’Écriture que dans la tradition. Si le P. Nouet hésite à examiner, sur la question en litige, le témoignage des premiers Pères de l’Église, sous prétexte qu’ils nous ont donné plus de martyrs que d’écrivains et de docteurs, Claude ne laisse pas inaperçue cette tactique, et il en fait ressortir finement la vraie cause (voir l’ouvrage cité p. 432). Enfin il relève certaines négligences ou altérations dont le P. Nouet s’était rendu coupable dans la citation des sources :

« Il ne faut pas nous dire, comme vous le soutenez, qu’Origène a remarqué que Jésus-Christ n’a pas dit : Ceci est la figure de mon corps, mais qu’il a dit démonstrativement : Ceci est mon corps, afin que nul ne se persuade que les choses qui paraissent soient une figure, car on s’est déjà inscrit en faux contre ce passage. C’est une pure invention, et j’avoue que le P. Nouet n’est pas coupable, puisque Bulenger s’en était servi avant lui dans son livre contre Casaubon. Mais je ne saurais excuser le P. Nouet d’avoir pris ainsi, sans discernement, tout ce qu’il a trouvé, en quelque lieu qu’il l’ait trouvé. Il pouvait, au moins, alléguer son auteur et se mettre à couvert sous la foi d’autrui ; mais, au lieu de cela, il nous cite l’homélie VII d’Origène sur les Nombres, qu’il n’a point vue assurément, puisqu’elle ne contient rien moins que les paroles qu’il lui impute. Hélas ! de quelle manière est-ce que l’on convertit les gens à la foi de la présence réelle et comment y conforme-t-on ceux qui l’ont déjà reçue ? » (p. 393 de la Réponse).

Cet ouvrage, malgré sa force, ne mit pas fin cependant aux controverses sur le sujet qui nous occupe. Port-Royal s’était remis à l’œuvre et, en 1669, on vit paraître le premier volume d’une nouvelle Défense de la perpétuité de la foi catholique sur l’Eucharistie. Quoique ce livre soit signé d’Arnauld, c’est Nicole qui en est le principal et presque le seul auteur. Nicole avait pensé probablement que la signature de son illustre ami aurait plus de poids et peut-être aussi, en cette circonstance, obéit-il à une sage prudence. Les citations et les témoignages abondent dans ce nouvel ouvrage en faveur de la doctrine catholique, et l’auteur se flattait d’avoir réduit au silence son adversaire. Vingt docteurs et vingt-sept évêques, parmi lesquels on distingue Bossuet, envoyèrent leur approbation et leurs éloges. Mais Claude reprit la plumee ; il réfuta les raisonnements de Port-Royal et opposa, en faveur de sa thèse, un nombre de citations tout aussi probantes. Elles eurent pour conséquence de raffermir la foi des réformés, et un poète du temps, se faisant l’interprète de l’opinion produite sur eux, exprima alors, sous la forme ingénieuse d’un dialogue entre la Vérité et l’Erreur, son admiration pour Claude. La Vérité disait à l’Erreur :

e – Réponse au livre de M. Arnauld intitulé : la Perpétuité de la foi de l’Église catholique touchant l’Eucharistie, défendue par J. Claude. A Genève, chez De Tournes, 1671. 2 volumes.

Claude de qui l’adresse et le rare génie
Ont acquis, de nos jours, une gloire infinie,
Et qui, de mon amour heureusement épris,
Ne fait point de combat qu’il ne gagne le prix,
Cet ami généreux, armé pour ma querelle,
Te déclare sans fin une guerre immortelle,
Et son bras, animé de la vertu d’en-haut.
Terrasse ton Nouet, il dompte ton Arnauldf.

f – Voir Bulletin du protestantisme français, année 1865, page 9.

Il faut pourtant convenir que, sur le terrain de la tradition et des témoignages historiques, la lutte n’aurait jamais pris fin. Le catholicisme peut soutenir que son dogme de la transsubstantiation n’a pas été complètement inventé au IXme siècle, mais s’il veut être sincère, il doit reconnaître que les Réformateurs ont établi sur l’Évangile leur explication de la sainte Cène, et que l’opinion protestante a eu des défenseurs parmi les plus grands noms de l’Église primitive. Clément d’Alexandrie, Origène, Tertullien, Athanase, Grégoire de Naziance, St. Augustin n’avaient cru qu’à la présence spirituelle, mystique ou figurée de Jésus-Christ.

Après tout enfin, l’Église romaine n’aurait-elle pas varié dans la théorie du sacrifice de la messe, les traditions seraient-elles unanimes pour voir, dans l’Eucharistie, une vertu magique, son dogme n’en serait pas moins inadmissible. Le prétendu miracle de la transsubstantiation heurte trop violemment la raison et le plus vulgaire bon sens pour qu’on puisse l’accepter. Mais l’Église en a décidé autrement. Obstinément retranchée derrière sa prétendue infaillibilité, elle dénie au chrétien le droit de contester ses décisions. L’autorité de l’Église, c’est donc là le point central du combat, et nous le verrons bientôt.

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