Le Prédicateur Claude

3. Conférence avec Bossuet

Après avoir soutenu avec éclat la lutte contre Port-Itoyal et le P. Nouet, il ne manquait désormais à la gloire de Claude que de se mesurer avec Bossuet.

Un premier écrit publié à Metz, dès 1655, sur la Visibilité, la perpétuité et l’infaillibilité de l’Église, avait révélé chez Bossuet un controversiste habile. Sa réputation grandit encore par une Exposition de la foi catholique, publiée en 1671, traité rapide où, réduisant le catholicisme à sa plus simple expression, rejetant dans l’ombre les principaux abus et les plus coupables déviations, il affirmait que les protestants n’ont eu aucun motif légitime de séparation.

Sans méconnaître l’admirable talent de l’auteur de l’Exposition, on a le droit de se demander si son livre était d’une parfaite loyauté. Les catholiques, à en croire Bossuet, n’adorent point les images et, en invoquant les saints, leur demandent uniquement les prières que nous demandons aux fidèles sur la terre. Ceux qui se rallièrent de bonne foi sur cette assurance, que durent-ils penser quand ils virent que, dans toutes les églises, on servait les images et on invoquait les saints avec tous les actes extérieurs d’une adoration religieuse ? Bossuet mettait donc en pratique cette recommandation de Madame de Maintenon à l’abbé Gobelin : « Voici encore un gentilhomme, M. de Sainte-Hermine, mon parent au même degré que M. de Marcay, je vous le recommande ; mettez-vous bien dans l’esprit son éducation huguenote. Ne lui dites d’abord que le nécessaire sur l’invocation des saints, des indulgences, et sur les autres points qui le choquent si fort » (Lettres, tome II, p. 107).

Il est doublement triste de penser que l’Exposition fournit à plusieurs consciences le prétexte qu’elles cherchaient pour abandonner la Réforme, et gagna ainsi au catholicisme un certain nombre de protestants, parmi lesquels on remarqua Turenne. En 1670, Mademoiselle Marie de Duras, dame d’atours de la duchesse d’Orléans, fille de Gui Aldonce de Durfort Duras, maréchal de camp, et d’Elisabeth de la Tour d’Auvergne, sœur de Turenne, voulut, à l’exemple de cet oncle illustre et de deux de ses propres frères, les maréchaux de Duras et de Lorges, abjurer le protestantisme, et tint à honneur de le faire avec éclat. Sur sa demande, une conférence eut lieu entre Claude et Bossuet, considérés comme les représentants les plus distingués des deux Églises. Le 1er mars 1678, les deux adversaires se rencontrèrent à l’hôtel de la comtesse de Roye, sœur de Mademoiselle de Duras, en présence de quelques personnes de l’une et de l’autre religion. On discuta sur l’autorité de l’Église et des Conciles, deux points choisis par Bossuet. Comment un évêque aurait-il pu choisir un autre sujet ? Tout grand génie qu’il était, et précisément par cette raison, il n’ignorait pas qu’il lui était impossible de s’appuyer sur la Bible pour condamner la Réformation. Mais entre l’Écriture et le fidèle, l’Église romaine place un interprète qui est elle-même. L’inspiration de l’Écriture lui paraît insuffisante pour engendrer l’infaillibilité, et elle recourt à un autre miracle, l’inspiration de l’Église. Ces deux miracles se complètent alors et se garantissent l’un l’autre. L’Église devient la seule source qui puisse désaltérer l’humanité. Saint Augustin, au rapport de Bossuet, déclarait que, sans l’autorité de l’Église, il ne croirait pas à l’Évangile, et Bossuet lui-même, discutant avec Claude, que dit-il ? :

« Nous convenons que Dieu se sert de l’Église et de l’Écriture. Notre question est de savoir par où il commence, si c’est par l’Écriture ou par l’Église. Si c’est, dis-je, par l’Écriture qu’il nous fait croire à l’Église, ou si c’est plutôt par l’Église qu’il nous fait croire à l’Écriture. Je dis que c’est par l’Église que le Saint-Esprit commence. »

L’Église ne donne aucune preuve de la prérogative surhumaine qu’elle s’arroge, elle n’en peut naturellement donner aucune autre que sa propre assertion. Il faut la croire sur parole, c’est-à-dire croire déjà à son infaillibilité pour croire à son infaillibilité. Jamais pétition de principe a-t-elle été plus flagrante ? L’inspiration de l’Église catholique est un miracle qui ressemble à tant d’autres dont elle a le secret, miracles qui s’affirment, mais qui ne se voient pas, qui n’ont jamais été vus, qui ne peuvent pas l’être. Quand l’Église veut bien citer l’Écriture pour établir son droit, c’est l’Écriture comme elle l’interprète, et nous ne devons pas nous laisser prendre à ce piège. Refusons d’admettre qu’un scepticisme inévitable pèse sur l’intelligence mise toute seule en présence de la révélation biblique, repoussons également cette accusation d’orgueil que l’on nous adresse, en opposant la petitesse de l’individu à la puissance de tout le corps de l’Église. Cet argument, très propre à faire impression sur le vulgaire, n’est, au fond, qu’un sophisme. Retranchez en effet de ce reste de l’Église si pompeusement mis en avant ces millions de chrétiens, vrais zéros faisant simplement suite et nombre, que reste-t-il ? Quelques docteurs qui soutiennent une opinion combattue par d’autres docteurs souvent plus instruits et plus respectables. Choisir entre deux opinions contraires, c’est à cela que se borne presque toujours l’exercice du libre examen. Eh bien ! si l’on adopte la plus philosophique, la plus raisonnable, la moins entachée de fanatisme ou de préjugés, est-ce orgueil ou sage emploi des nobles facultés dont Dieu a doué l’âme humaine ? (Haag, ouvrage cité, p. 474).

A la suite de cette conférence, chacun des combattants s’attribua la victoire, et cela ne doit pas nous étonner après ce que nous venons de dire. Contrairement aux engagements réciproques qui avaient été pris de ne rien publier, Bossuet en fit paraître, en 1682, une relation. Claude, se considérant alors comme dégagé, en donna une à son tourh. Il est au moins curieux de voir que le permis d’imprimer, délivré par La Reynie, ne lui fut donné qu’après censure ou avis préalable de son adversaire lui-même. Benoit n’avait donc pas tort quand il écrivait dans son Histoire de l’Édit de Nantes, tome V, page 713 : « Claude eut peine à obtenir du lieutenant civil la permission de faire imprimer son livre. L’évêque de Meaux la lui fit obtenir par vanité, comme ne craignant rien de ce que le ministre pourrait écrire. »

h – Réponse au livre de M. de Meaux intitulé : Conférence avec M. Claude. La Haye, 1683, in-12, 426 pages.

« Pour les différences qui se trouvent entre nos deux relations, dit Claude dans sa préface, je les laisse, comme M. de Meaux fait, au jugement des lecteurs. »

On est étonné de l’étroitesse du cercle dans lequel deux champions de cette taille ont pu se renfermer si longtemps. Les arguments de Bossuet, en particulier, reposent toujours, plus ou moins sur l’autorité de l’Église, c’est-à-dire sur ce qu’il faudrait prouver avant tout. Nous souscrivons cependant au jugement porté par l’abbé Ph. Gerbet : « La conférence de Bossuet avec Claude est, de tous ses ouvrages, celui dans lequel il a fait ressortir, de la manière la plus sensible, la différence radicale du catholicisme et du protestantismei. »

i – Coup d’œil sur la controverse chrétienne, p. 114. Paris, 1831.

Cette différence ressort suffisamment, à nos yeux, de la pensée suivante exprimée par Claude (page 101) : « Il s’agit entre M. de Meaux et moi de savoir si, après qu’une assemblée ecclésiastique a décidé des points de la religion, les particuliers sont en droit et en obligation d’examiner ces décisions, ou bien s’ils y doivent acquiescer d’un acquiescement de conscience, en se soumettant à l’autorité souveraine et absolue de l’assemblée. M. de Meaux soutient le dernier, et je soutiens le premier. » C’est bien réellement sur ce fait que le protestantisme, à notre sens, doit s’appuyer pour se sentir inébranlable. Quand on discute avec un catholique, il faut avant toute chose, bien fixer le point de départ, et donner une idée nette de la Réforme. M. Guizot l’a définie avec autant d’éloquence que de vérité en disant :

« Les amis de la Réforme ont essayé de l’expliquer par le seul besoin de réformer les abus existant dans l’Église ; ils l’ont représentée comme un redressement des griefs religieux, comme une tentative conçue et exécutée dans le seul dessein de reconstituer une Église pure, une Église primitive. Ni l’une ni l’autre de ces explications ne me paraît fondée. La seconde a plus de vérité que la première ; au moins elle est plus grande, plus en rapport avec l’étendue et l’importance de l’événement ; cependant je ne la crois pas exacte non plus. A mon avis, la Réforme n’a été ni un accident, ni le résultat de quelque grand hasard, de quelque intérêt personnel, ni une simple vue d’amélioration religieuse, le fruit d’une utopie de vérité et d’humanité ; elle a eu une cause plus puissante que tout cela, et qui domine toutes les causes particulières ; elle a été un grand élan de liberté de l’esprit humain, un besoin nouveau de penser, de juger librement, pour son compte, avec ses seules forces, des faits et des idées que, jusque-là, l’Europe recevait ou était tenue de recevoir des mains de l’autorité. C’est une grande tentative d’affranchissement de la pensée humaine, et, pour appeler les choses par leur nom, une insurrection de l’esprit humain contre le pouvoir absolu dans l’ordre spirituel. »

La conversion de Mademoiselle de Duras semblait donner raison à Bossuet, mais nous avons déjà dit que cette conversion était décidée d’avance. Claude, sentant alors la faute qu’il avait commise, se promit bien de ne pas retomber dans le même piège et refusa désormais de prendre part à des luttes semblables. Il fut vainement provoqué en diverses occasions et, en particulier, au sujet de la marquise d’Houquetot dont le mari avait déjà abjuré et qui eût désiré donner à sa propre conversion le retentissement qu’avait eu celle de Mademoiselle de Duras. Claude et ses collègues furent du reste bientôt, par leur exil, mis à l’abri de la tentation de répondre à des appels si peu sincères. On a souvent trouvé plus avantageux de supprimer les adversaires que de répondre à leurs arguments.

La controverse a été, comme on le voit, loin de jouer le rôle qui eût dû lui être assigné en présence des prétentions hautement affichées d’amener des conversions réelles. Elle a été promptement dénaturée par les catholiques ; elle n’a été souvent, comme pour la comtesse de Duras, qu’une vaine parade. Jamais on n’a vu les catholiques, qui avaient tout le pouvoir pour eux, appeler les protestants à une discussion loyale et sincère, jamais ils ne se sont placés avec eux sur le pied d’égalité. Ce n’était pas la conviction, mais la soumission que l’on voulait obtenir à tout prix. Le maréchal de Villars, qui fut appelé à jouer un si grand rôle dans les missions bottées, dit quelque part dans ses mémoires : « Quant aux nouveaux convertis, j’ai su, de gens sensés, ecclésiastiques, grands vicaires et autres, « que, sur mille, il n’y en avait peut-être pas deux qui le fussent véritablement. » (Vie du maréchal de Villars, tome I, page 305). On préparait ainsi pour les masses cette déplorable indifférence religieuse, plaie profonde qui a fait tant de mal à la France et dont les tristes effets ne sont encore que trop sensibles aujourd’hui.

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