Histoire de la restauration du protestantisme en France

I
Enfance et jeunesse d’Antoine Court
(1696-1715)

Naissance d’Antoine Court. — Ses parents ; leur ferveur religieuse. — Mort de son père. — Sa mère, Marie Gébelin. — Il est conduit à l’école. —Progrès rapides ; légère instruction : « lire, écrire, compter. » – Franchise de son caractère. — Sa haine pour la messe. — Le Vivarais. — Tracasseries auxquelles il est en butte. — Il essaye du commerce ; peu de goût. — La tendance de son esprit le pousse vers l’étude des choses religieuses. — Premières lectures. — Il assiste a une assemblée. — Il réorganise l’Eglise de Villeneuvede-Berg. — Son influence sur les religionnaires. — Premières courses avec Brunel dans le haut Vivarais. — Il prêche. — De ce jour date son ministère. — Il continue ses courses dans le Vivarais. — Paix d’Utrecht. — Court écrit au gouverneur du Languedoc. — Sa décision est prise ; il quitte sa mère et se consacre au ministère. — Il descend dans le bas Languedoc ; visite le Dauphiné ; se rend à Marseille et organise un culte sur les galères. — Répondant a l’appel de Corteiz, il revient à Nîmes. — Confiance des protestants en lui. — Son courage. — Son activité. — Repos momentané. — Élaboration d’un plan de conduite. — Plan de Claude Brousson. — Discussion du projet. — Trois classes de protestants. — Les moyens d’action sont arrêtés. — Rétablissement des Synodes. — Jacques Roger. — Sa vie aventureuse. — Il revient en France en 1715. — Situation du Dauphiné. — Le « Réveil » est décidé.

Antoine Court naquit le 17 mai 1696 à Villeneuve de Berg, petite ville du Vivaraisa. Ses parents, gens de peu, avaient quelque fortune ; la mère, Marie Gébelin, sortait d’une famille aisée du bas Languedoc. On ignore ce que faisait et ce qu’était le père, mais on sait que tous deux étaient des protestants très zélés. Pendant la grossesse de la mère, s’entretenant un jour de l’état qu’ils pourraient donner à l’enfant qui allait naître, ils se disaient « que ce serait un bien grand bonheur pour eux de le consacrer au service de Dieu. » Cette parole les peint. A cette époque en effet, la persécution, encore dans sa première ardeur, était terrible. « On forçait, dit naïvement Antoine Court, les protestants d’assister au culte de l’Église romaine ; personne n’en était exempt, et si quelques-uns avaient assez de courage pour le refuser et pour s’en défendre, bientôt des estafiers se saisissaient de leurs personnes et les traînaient dans les couvents, les autres dans des prisons, et les autres on les transportait dans un nouveau monde. Il n’était pas permis d’envoyer les enfants dans les pays étrangers pour les y faire étudier, et on ne le pouvait dans le royaume que chez des maîtres catholiques, à qui il était ordonné, sous les peines les plus sévères, de faire assister régulièrement tous les écoliers à la messe et à tous les autres services de l’Église catholique. »

a – 1695 ou 1696 ? Court déclare ne l’avoir jamais su. Cependant, dans un second manuscrit, il écrit 1696, et nous adoptons cette date qui nous paraît dénouer plus d’une difficulté.

[V. Mémoires sur sa vie. No 46, cahier I. « Les sept cahiers ici contenus, dit Court, c’est ce qu’il y a de composé de mes mémoires. Pour les continuer, il faut non seulement consulter les volumes de mémoires manuscrits que j’ai rassemblés et qui sont indiqués sous des lettres de l’alphabet comme T. A. pour dire volume A, mais aussi les liasses de lettres des années 173E, jusqu’en 1744. »]

Les assemblées étaient traquées, les galères remplies, et les prédicants mis à mort. Cette année même on venait d’exécuter La Porte et Henri Guérin ; Pierre Plans devait l’être en 1697, Claude Brousson en 1698. — Ne fallait-il pas une force de convictions peu commune pour destiner son fils au périlleux honneur du ministère sous la croix ?

En 1700, tandis que la persécution sévissait, Jean Court vint à mourir et avec lui périt la majeure partie de sa petite fortune. Sa femme restait seule, à trente-deux ans, avec son jeune fils et deux autres enfants en bas âge. C’était une huguenote tendre et bonne, mais austère et fermeb. Elle aimait virilement, partageant son amour entre Dieu et sa famille. Veuve jeune encore, et réduite à un état de fortune plus que médiocre, elle ne perdit point courage et se consacra tout entière à l’éducation de ses enfants. A sept ans, elle mit à l’école son fils Antoine. Elle l’y conduisit par la main, et la première recommandation qu’elle fit au maître fut de n’épargner point le fouet à son nouvel écolier, si celui-ci manquait à son devoir.

b – V. ses lettres, malheureusement trop rares. No 1, t. II et III, passim. — L’écriture est comme le caractère, claire, nette, hardie, une écriture virile.

Antoine fit des progrès rapides. En trois ans, il eut atteint la science de son maître. — Mince science ! « Lire, dit-il, écrire, un peu d’arithmétique, les premiers éléments de la grammaire, voilà en quoi consistait toute l’instruction du maître et de l’élève. » Il le regrettait fort. Sans doute il y avait à Aubenas (à deux lieues de Villeneuve de Berg) un collège de Jésuites, il y avait aussi à Villeneuve un régent qui enseignait le latin, mais ils étaient « si bigots, » qu’ils n’auraient voulu violer les règlements en faveur de personne, et qu’ils l’auraient obligé, en l’admettant au nombre de leurs élèves, à se rendre à l’église et assister à la messe. L’enfant, plutôt que de se plier à cette règle, préférait rester dans son ignorance. Son caractère droit, loyal, un peu sauvage, avait déjà en horreur les ruses, et les apostasies feintes.

Il abhorrait la messe. Dans ses mémoires, examinant si c’était connaissance ou préjugé de sa part, il convient « que ses connaissances et ses lumières n’étaient encore ni assez développées, ni assez étendues pour pénétrer jusqu’au fond de ce mystère d’une invention humaine. » La messe, aux yeux de la foule des protestants, était le symbole même du catholicisme. Et cette religion redoutée qu’on entrevoyait à travers un nuage de sang, qui avait fait révoquer l’Edit de Nantes, qui avait inventé les dragonnades, fait jeter à la tour de Constance les mères, aux galères les pères et les maris, et qui dans ce pays désolé du Vivarais et des hautes Cévennes promenait encore son impitoyable cruauté, était pour tous, mais surtout pour l’enfant, une manière d’épouvantail fantastique.

Mystérieux et austère pays que le Vivarais. La terre n’y porte guère que des seigles et des châtaigniers, les montagnes plus hautes que dans les Cévennes s’y dressent plus sombres dans le ciel, les bois de chênes verts abondent. C’est une contrée tourmentée et bouleversée qui porte au recueillement et aux pensées solitairesc. Là, dans les villages isolés, auprès du foyer, le soir, la mère après avoir lu la Bible disait des histoires lugubres ; les voisins, portes closes, parlaient de l’insurrection des Camisards non encore étouffée, des combats, de l’Esprit-Saint, des miracles. A voix basse ensuite, craignant toujours l’oreille des espions, on priait ensemble, on répétait les vieilles légendes, on racontait les supplices des martyrs, celui de Claude Brousson, de Fulcrand Rey, et comment Isaac Homel était resté deux heures sur la roue avant de recevoir le coup de grâce, tenant de merveilleux discours et chantant des psaume (N° 17, vol. F, p. 181.). On murmurait des chants tels que ceux-ci :

c – V. la description qu’en faisait Brueys : Histoire du fanatisme, etc.

      Nos filles dans les monastères,
      Nos prisonniers dans les cachots,
Nos martyrs dont le sang se répand à grands flots,
      Nos confesseurs sur les galères,
      Nos malades persécutés,
Nos mourants exposés à plus d’une furie,
      Nos morts traînés à la voirie,
      Te disent (ô Dieu !) nos calamitésd.

d – N° 17, vol. T, p. 557. Complainte de l’Église persécutée.

Les enfants silencieusement écoutaient. Peu à peu, songeant à ces récits, se voyant entourés de périls, ils remontaient à la source de tant de maux, et se sentaient pris d’une horreur invincible pour tout ce qui rappelait une forme quelconque du catholicisme. Ce n’était pas affaire de jugement, mais d’effroi, de haine héréditaire.

A l’école de son premier maître, Antoine Court avait été déjà inquiété par ses camarades. On savait qu’il était protestant, — car il le disait très haut, — et il n’était point de méchancetés qu’on ne lui fit. Un petit huguenot, c’était un être curieux et endurant. On lui jetait des pierres, on le raillait, conspuait, houspillait. Au sortir de l’école, les enfants criaient après lui : « Hé ! hé ! le fils aîné de Calvin ! » Ils le poursuivaient de ces clameurs jusque chez lui, ameutant sur son passage tous les catholiques de la ville. Un jour, on voulut le mener de force à l’église. Quatre de ses condisciples, les plus robustes, avaient pénétré dans sa demeure, et comme il avait eu le temps de saisir les premières marches de l’escalier et qu’il s’y cramponnait, ils luttaient pour l’en arracher. Les habitants du logis s’assemblèrent et conseillèrent à l’enfant de se rendre à l’église. Mais lui, indigné, opposa une telle résistance qu’il obligea ses adversaires à s’enfuir.

[N° 46, cah. I. « De peur, dit Antoine Court, que sa résistance n’eût pour eux de fâcheuses suites. » C’étaient les politiques qui, tout en restant protestants de cœur, allaient à la messe.]
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Ainsi malmené, tracassé, persécuté pour une religion qu’il connaissait à peine de nom, victime encore enfant et participant déjà aux souffrances qu’enduraient les siens, le jeune Antoine grandit dans la haine et l’horreur du catholicisme.

Il fallait cependant prendre une résolution. Puisqu’il ne voulait point poursuivre chez les Jésuites son instruction commencée, il n’avait plus qu’à suivre le conseil donné à sa mère par un de ses parents, M. Gébelin. Il essaya donc de faire du commerce.

L’essai ne réussit pas. Le jeune Antoine n’avait aucun goût pour le négoce. Ses pensées, ses souvenirs, ses parents, la persécution dont il était témoin, tout le poussait vers une autre, voie. Il s’informait des choses religieuses, il se plaisait à interroger les uns et les autres ; malheureusement l’ignorance était grande et l’on ne pouvait répondre à ses questions. Il cherchait alors des livres, mais « l’inquisition avait été si exacte contre ces moyens efficaces de perpétuer la religion, qu’on les avait tous enlevés aux protestants, et fait du plus grand nombre la proie des flammes. Il ne restait dans la maison que quelques feuillets séparés d’une Bible, tristes débris d’un livre que la piété avait ramassés et qu’un illustre fugitif avait cousu à la suite l’un de l’autre. » Court s’en empara, les lut et relut. La mort d’une demoiselle de Radel le mit bientôt en possession des Consolations de l’âme fidèle contre les craintes de la mort par Drelincourt et de la Voix de Dieu par Baxter. Presque en même temps, le clerc d’un curé lui laissa un vieil ouvrage datant de la réforme et intitulé : la Dispute d’un berger avec son curé. Sa jeune imagination fut charmée par cette lecture interdite et sa haine contre le catholicisme y puisa de nouvelles forces. « En ce moment, dit-il, il eût préféré perdre mille vies que d’abandonner la religion pour laquelle il avait tant d’amour. »

Tout étonne dans la jeunesse de Court. Bien qu’enfant il montre une force de volonté, un courage, une profondeur de sentiments, un sérieux tel pour cet âge, qu’on serait tenté de ne point y croire, si on ne se reportait par la pensée à ces temps héroïques où l’extraordinaire était devenu l’ordinaire. Court s’était aperçu que la nuit venue, sa mère s’absentait quelquefois du logis. Ne se rendait-elle pas à ces assemblées nocturnes dont il avait entendu parfois parler à l’oreille et à mots couverts ? Cette pensée entrevue se fixa dans son esprit, et il résolut d’épier les démarches de sa mère. Un soir, il la voit s’échapper de la maison. Il la suit et finit par l’atteindre à une assez grande distance de Villeneuve. Mais dès qu’elle le voit, la sévère huguenote l’arrête et lui demande où il va. — « Je vous suis, ma mère, et vous permettrez que je le fasse jusqu’où vous allez. Je connais que vous allez prier Dieu, mais voudriez-vous me refuser la grâce de l’aller faire avec vous ? » Elle se laisse toucher, non sans verser des larmes. Elle fait sentir à son fils les conséquences de leur entreprise et après l’avoir fortement exhorté au secret : « Je vais si loin, mon cher enfant, que je crains bien que tu ne succombes à la fatigue, mais puisque tu le veux, viens, suis-moi, allons prier Dieu. » — Qu’importait la fatigue ? La permission de sa mère le comblait de joie. Il part avec elle, et après avoir rencontré quelques jeunes femmes et quelques hommes, qui, le voyant harassé, le portent sur leurs épaules, il arrive au milieu de l’assemblée. C’était une femme qui faisait le service ce soir-là (N° 46, cah. I. p. 4).

Antoine Court, depuis lors, assista régulièrement à toutes les assemblées du Désert. Il en devint un auditeur assidu et se plut même à les provoquer. C’est lui qui pria les prophétesses et les prédicants du Vivarais de descendre jusqu’à Villeneuve pour y prêcher, leur offrant son logis et promettant de veiller à leur sécurité ; c’est lui encore qui réorganisa la petite église de Villeneuve et parvint à la rendre prospère, presque florissante.

Qu’on se garde surtout de croire qu’un aussi jeune homme ne pouvait exercer une influence réelle sur ses coreligionnaires. Ceci se passait presque au lendemain de la guerre des Camisards (1710-1711). Le duel n’était point terminé. Les esprits exaltés par la persécution étaient loin d’être calmés, les prédicantes, — des femmes, des jeunes fillese, — couraient le pays et faisaient vibrer les âmes au bruit de leurs ardentes prophéties. Abraham Mazel, le seul chef qui survécût des trois chefs camisards envoyés par la reine Anne en France pour y soulever les protestants, parcourait encore les hautes Cévennes.

e – Elles n’étaient guère plus âgées qu’Antoine Court. — V. le Théâtre sacré des Cévennes par Misson, etc. Londres, R. Roger. (1707.)

[En 1711, quand Abraham Mazel lui-même fut mort, quelques prédicants du Languedoc, — les Durand, les Rouvière, les Bombonnoux, — avaient délibéré sur la conduite à tenir, et résolu de courir encore une fois les chances d’un soulèvement. « Nous avons en Languedoc, écrivaient-ils, quelques petites provisions de munitions et d’armes que nos chers martyrs, Abraham et Claris, ont faites. Nous avons parmi nous Bombonnoux, homme prudent et courageux, qui a toujours été le compagnon de Claris. Vous connaissez son mérite. Pourtant, il nous serait fort nécessaire de nous envoyer quelque homme expert et entendu. » (N° 31, p. 512, juin 1711.) Et peu de temps après : « On nous écrit que le zèle du peuple y est si grand (à Montauban) qu’en Cévennes en 1702. Le peuple est tout disposé à sacrifier tout pour sa liberté, pourvu qu’on le veuille aider, car je m’oblige à avoir mille hommes dans deux mois. Envoyez-nous un chef. » N° 31, p. 512. (Août 1711)]

Antoine Court passait pour un de ces enfants qui, d’après la croyance populaire, étaient animés « de l’esprit de Dieu. » Déjà, dans les assemblées au Désert, il faisait l’office de lecteur, et l’ardeur que cette jeune âme mettait dans toutes ses entreprises était bien propre à frapper d’étonnement, presque d’une certaine superstition, ses rudes auditeurs. Pour lui, il n’hésitait plus sur la voie qu’il devait prendre. Les spectacles dont il était témoin, les prédications auxquelles il avait assisté, les livres qu’il avait lus, les espérances qu’on fondait sur lui, tout le poussait vers le ministère.

Une circonstance particulière l’affermit dans sa décision. En 1713, au mois de mai, un pauvre prédicant nommé Brunel (son vrai nom était Pierre Chabrier) qui courait le Languedoc, étant venu par hasard à Villeneuve, communiqua au jeune homme le dessein qu’il avait de passer à l’étranger, et l’engagea à le suivre. C’était prévenir un désir de Court : l’offre fut accueillie avec joie. Mais comme ce départ qui ressemblait fort à une fuite, ne pouvait avoir lieu qu’au mois de septembre, il résolut en attendant d’accompagner Brunel dans le haut Vivarais.

Il quitta Villeneuve à la Pentecôte ; sur sa route, il rencontra des prophétesses qui lui prédirent un brillant avenir et le conjurèrent de ne point aller en Suisse. Une d’elles tombant en extase, s’écria : « L’épée que tu as vue sur le côté de mon serviteur est ma parole qui sera en sa bouche comme une épée à deux tranchants ; cette rosée abondante que tu as vue tomber sur sa tête est la même parole qui habitera plantureusement sur lui (N° 46, cah. I.). » Cette scène fit une profonde impression sur l’esprit de Court. Un jour, dans une de ces mystérieuses assemblées où les assistants pleuraient et priaient à l’envi, dans un moment d’exaltation subite, il prit la parole et prêcha. L’auditoire était peu nombreux, — trente personnes, — et composé exclusivement de femmes. On le loua et on l’applaudit fort ; peu s’en fallut qu’on ne ne le regardât comme « un ange envoyé expressément du ciel pour prêcher. » De cette époque date vraiment son ministère.

« Les heureux résultats de mon ministère naissant, dit-il, ne laissèrent pas que de me persuader bientôt que Dieu approuvait le désir que j’avais de me consacrer à sa gloire et au service de son Église, et que ma vocation était céleste et divine. Quoique jeune, je prévoyais toutes les effrayantes suites qu’entraînait après elle cette résolution de me consacrer au service des Églises sous la croix Mais la ferme persuasion où j’étais que Dieu approuvait mon dessein, qu’il veillerait pour ma conservation, qu’il m’accorderait toujours sa protection, pourvu que je ne m’en rendisse pas indigne, et que sa providence ne manquerait pas de me faire sortir heureusement de toutes les épreuves par où elle voudrait bien me faire passer, m’affermirent dans ma résolution. Je conclus plus d’une fois que je ne devais rien avoir d’assez cher dont je ne fisse le sacrifice pour une Église en faveur de laquelle le propre Fils de Dieu avait bien voulu perdre la vie sur un infâme bois, et que rien ne serait plus glorieux pour moi que de perdre la mienne, si le Seigneur m’appelait pour une cause qui m’avait paru si digne de l’amour le plus parfait (N° 46, cah. I). »

Dans ces dispositions d’esprit, il continua sa course à travers le Vivarais. Son jeune âge, sa prédication chaleureuse, son désintéressement, son infatigable activité et cette sorte d’auréole qui entoure l’homme destiné à accomplir de grandes choses, lui avaient gagné les montagnards et lui donnaient une véritable popularité. La paix d’Utrecht venait d’être conclue. Cette paix impatiemment attendue par les religionnaires, parce qu’ils pensaient qu’elle serait l’occasion de mesures plus douces à leur égard, avait déçu toutes leurs espérances. On avait rendu à la liberté quelques forçats ; mais les édits et les déclarations royales subsistaient, comme par le passé, dans toute leur sévérité.

[C’est le marquis de Rochegude (Sur le marquis de Rochegude V. n° 48, no 2) qui s’était chargé de représenter les intérêts des protestants devant les plénipotentiaires. Déjà, en 1712, à Utrecht, le marquis avait défendu ses coreligionnaires : « Vos Excellences savent de quoi il s’agit, savoir de procurer l’élargissement des confesseurs sur les galères, dans les prisons et ailleurs, comme aussi la liberté d’une infinité de nos frères en France qui gémissent sous l’oppression du papisme : deux ordres de personnes qu’on ne saurait séparer, car si l’on délivre les galériens sans délivrer les autres, les galères seront bientôt remplies de Réformés sous de vains prétextes de contravention. Voici la contravention : vouloir sortir du royaume pour éviter la persécution, n’aller point à la messe, empêcher ses enfants d’y aller, les refuser à un prêtre pour les instruire, c’est ce qu’on appelle contrevenir aux ordres du Roi, et c’est aussi sur cela qu’on renouvelle, aujourd’hui plus que jamais, la persécution en France. Cela paraît par la lettre circulaire du Roi aux Intendants des Provinces. Que ne feront-ils pas après la paix, si l’on ne prévient ces persécutions par le rétablissement de la religion en France ! — Le roi objecte que cela ne vous regarde pas et qu’il est maître chez lui. C’est faux. La religion unit tous les protestants en un corps. … » (N° 17, vol. N, p. 122, 26 avril 1712.) En 1713, ses paroles n’ayant éveillé aucun écho, Rochegude passa en Angleterre. Il remit un long mémoire à la reine, la priant au nom de ses frères sous la croix de ne point les abandonner, mais de prendre leurs intérêts, comme jadis la reine Elisabeth. (N° 17, vol. N, p. 126.) La reine promit son concours et la paix se signa. Cent trente-six galériens furent mis en liberté. « Mais, monseigneur, dit le marquis à l’ambassadeur de France, le duc d’Aumont, on a oublié le plus grand nombre. » Alors le duc : « Il faut bien commencer par un bout. » (N° 13, t. V, p. 11.) Ce fut le seul résultat des négociations.]

L’irritation fut grande. Prophètes et prophétesses éclatèrent en menaces contre les prêtres catholiques ; et Court reçut l’ordre d’aller sur les places publiques prêcher la pénitence et reprocher aux ecclésiastiques la part qu’ils avaient dans les rigueurs royales. Il n’obéit pas, il est vrai, en tout point. Il se contenta d’envoyer à plusieurs curés et au gouverneur du Languedoc des lettres assez vives où perçait la menace. Il leur disait qu’ils ne devaient plus solliciter la persécution contre des innocents, qu’ils se rendaient coupables en se faisant les ministres et les exécuteurs des ordres de la cour, et qu’il était à craindre que la patience des protestants trop longtemps et trop cruellement opprimés ne finît par se lasser. Ses lettres ne produisirent aucun effet. L’effervescence se calma peu à peu, tout rentra dans l’ordre, et l’on n’attendit plus que du temps et de l’immuable justice un remède à tant de maux (N° 46, cah. I).

Tel fut le premier acte de la vie publique de Court. L’enfant devenait homme. Il réunit encore quelques assemblées, puis il revint à Villeneuve de Berg. Il allait annoncer à sa mère la résolution qu’il avait prise d’être prédicant.

« Ma mère m’aimait tendrement. J’étais le seul fils qui lui restait, et depuis la mort de mon père, elle avait fondé ses espérances sur moi. Mais elle aimait la religion, elle la connaissait et la pratiquait encore mieux ; elle avait un véritable attachement pour elle. Aussi ne put elle apprendre ma résolution, sans en être émue. Elle prévoyait tous les dangers auxquels je m’allais exposer, elle se voyait pour toujours privée d’un fils qu’elle aimait plus qu’elle-même ; mais elle réfléchissait sur le bonheur qu’il y avait pour moi d’être un instrument dans la main du Seigneur pour l’instruction et la consolation de son Église affligée, et sur les avantages que cette Église, pour laquelle elle s’intéressait chèrement, pourrait recueillir un jour de mon ministère. Ainsi son amour pour moi et son attachement pour la religion lui firent éprouver tour à tour ce qu’ils peuvent sur un cœur d’une mère tondre et d’une chrétienne véritablement zélée. Que de choses touchantes ne me dit-elle pas ! Que de larmes ne versa-t-elle pas ! Mais pour la résoudre d’autant plus à approuver le parti que je venais de prendre, et pour m’y affermir moi-même davantage, je voulus prêcher devant elle et prendre pour texte ces paroles de l’Évangile : Quiconque aime père et mère plus que moi, n’est pas digne de moi. Tout ce que je dis sur ce beau texte, si propre à nous apprendre combien l’amour de Dieu doit l’emporter sur celui des créatures, toucha sensiblement ma chère mère. Elle ne me vit plus que comme une victime qu’elle consacra, comme un autre Abraham, aux volontés divines (N° 46, cah. I). »

Lorsqu’il eut triomphé des craintes maternelles, Court resta peu de temps à Villeneuve. Désireux de connaître exactement l’état des réformés, il abandonna son projet d’aller en Suisse et descendit vers le bas Languedoc. Il passa par Uzès et vint à Nîmes où il rencontra un autre prédicant, nommé Jean Vesson. De là, il retourna dans le Vivarais par Vals et les Boutières, convoquant des assemblées et prêchant (janvier 1714).

Le succès de cette rapide excursion le détermina à visiter le Dauphiné. Il le parcourut avec Brunel, le sac sur le dos, toujours sous le coup d’une surprise, évitant les soldats, les espions et les bourgeois, malgré tout plein d’ardeur, de courage et de zèle. Du Dauphiné, il se dirigea vers Marseille où sur les galères royales se trouvaient alors cent cinquante confesseurs. Il pénétra dans ces horribles prisons flottantes, et dans une chambre de vaisseau, malgré le péril, il organisa un culte régulier.

Quelques mois après, Court quitta les « confesseurs » et retourna à Nîmes. Il avait reçu la lettre d’un prédicant nommé Corteiz qui l’exhortait à venir reprendre son ministère au milieu des populations dont il avait naguère satisfait par sa prédication les besoins religieux. Dès son arrivée, il convoqua les religionnaires, tint au Désert des assemblées, et excita un empressement si grand qu’il eut tout lieu de craindre le réveil de la sévérité des gouverneurs et les surprises des troupes, toujours prêtes à courir le pays.

Les religionnaires regardaient en effet de plus en plus Antoine Court comme le chef du parti et se groupaient volontiers autour de sa personne. Les espoirs si affaiblis commençaient à renaître, et la foule reprenait courage, puisque la Providence avait, croyait-elle, suscité à l’Église persécutée un tel apôtre et un tel défenseur. Pour lui, rien ne le lassait. Toujours en marche, il apparaissait chaque jour dans une nouvelle localité.

[« Un soir, dit-il, que j’étais sur la plate-forme de mon logis, réfléchissant sur l’état des fidèles du Languedoc, me les représentant affamés de la parole de vie, et courant, peut-être ce soir, à la faveur d’une fort belle nuit qu’il faisait et éclairée d’une lune éclatante, à travers les campagnes pour chercher une parole qu’ils ne trouvaient pas, et que, si j’avais été au milieu d’eux, j’aurais pu leur départir, — je formai le dessein de les aller visiter encore une fois. » N° 46, cah. I]

C’est ainsi qu’il visita cette même année, Anduze, Saint-Jean, Saint-Germain de Calberte, Saint-André de Valborgne dans les Cévennes, puis tous les villages baignés par ce Gardon que devait chanter Florian. Soutenu par le sentiment de la mission qu’il accomplissait, il n’avait nulle crainte de la mort et la bravait avec une intrépidité sereine. Il encourageait les forts, relevait les faibles, pour tous il avait des paroles de paix et de consolation. Aussi le mouvement religieux qu’il excita dans ces pays fut-il immense. Depuis le soulèvement des Camisards, beaucoup de localités fatiguées, écrasées par la lutte, n’avaient pu former aucune assemblée religieuse et pratiquaient extérieurement les cérémonies catholiques. Il les visita, réunit leurs habitants au Désert, et déploya une si grande activité qu’il y rétablit le protestantisme.

Malheureusement les fatigues d’une vie trop agitée avaient ébranlé sa santé. Il fut obligé de se rendre aux eaux minérales d’Euzet et pendant quelque temps de rester inactif. Ce repos forcé lui fut profitable. Enfermé dans le village de Saint-Jean de Ceyrargues, le corps souffrant, la pensée toujours ardente, préoccupé avant tout des maux de ses coreligionnaires, il chercha avec passion les moyens par lesquels il relèverait leur cause jadis si prospère, aujourd’hui réduite en de si tristes extrémités. Il n’avait encore que dix-neuf ans ; il était peu instruit ; mais il avait sillonné le Vivarais, les Cévennes, le bas Languedoc et connaissait dans le détail la situation de ces contrées. Il n’était pas de ceux qui voulaient marcher au hasard. Avant de courir de nouveaux périls, il voulait se tracer un plan de conduite.

Comment pouvait-on restaurer en France le protestantisme ? Cette question, il l’avait, sans nul doute, récemment posée aux prédicants ses collègues, lorsqu’à Nîmes, réunis dans une maison de la ville, ils avaient ensemble célébré la dernière fête de Pâques. Là, s’étaient trouvés Bombonnoux, l’ancien Camisard, Rouvière dit Crotte, Corteiz, Brunel, presque tous ceux qui avaient consacré leur vie au ministère et qui usaient leur activité dans une entreprise à laquelle ils ne voyaient pas d’issue. Mais aucun projet n’avait été élaboré. La fête terminée, ils étaient partis, celui-ci pour la Suisse, ceux-là pour le Vivarais ; Court était resté seul. La question se posait donc tout entière à ses méditations. Que faire ? Quelle résolution prendre, et la résolution prise comment l’exécuter ? Cette pensée n’avait cessé de l’assaillir dans ses dernières courses ; il y songeait tristement encore dans sa retraite, lorsque voyant en imagination se dérouler le tableau des pays qu’il avait visités, il se rappelait combien de douleurs il avait vues, et quelles haines sous les coups d’une incessante persécution s’y amassaient lentement.

Depuis la révocation de l’Edit de Nantes, les réformés s’étaient jetés dans plusieurs aventures pour conquérir la liberté de conscience. En 1683 déjà, Claude Brousson leur avait proposé un héroïque moyen. Il s’agissait d’arrêter Louis XIV dans la voie où il s’engageait par une démarche unanime et hardie. Il ne leur conseillait pas de prendre les armes et d’organiser la guerre civile : cette pensée lui répugnait ; mais il disait : partout où les arrêts de la cour interdiront le culte, que l’on se réunisse, — sans armes, — pour le célébrer. Il y aura des victimes dans chaque assemblée, on emprisonnera, on bannira, on pendra peut-être ; mais les bourreaux se lasseront, et fatigué de sévir contre une multitude résignée, Louis XIV renoncera à vaincre l’hérésie par la persécution. Ce projet n’avait pas prévalu. On avait préféré attendre silencieusement les violences que de les regarder en face et leur présenter l’attitude courageuse de l’innocence qui se sacrifie. Aussi arriva-t-il que trompée par de faux rapports, croyant à la conversion des uns et à l’indifférence des autres, ne pouvant soupçonner que ceux qui souffraient si patiemment les dragonnades et la suppression des lieux de culte finiraient par recourir à la force pour repousser la force, la cour brusqua le dénouement et révoqua, sans tarder, l’Edit de Nantes. La plupart cherchèrent alors la liberté dans la fuite, les autres dans la révolte. Quant à ceux qui par une conversion simulée voulurent éviter les périls de la lutte et satisfaire leurs convictions, ils ne trouvèrent dans cette situation ambiguë ni là sécurité vis-à-vis des catholiques, ni l’estime auprès de leurs coreligionnaires. Cette conduite avait eu des conséquences déplorables. La majeure partie des protestants avait émigré, les Camisards avaient été soumis, et parmi les nouveaux convertis, combien perdaient peu à peu dans des pratiques journalières leur ancienne haine contre le catholicisme ! Ainsi la liberté de conscience n’avait été conquise — au prix de quels sacrifices ! — que par les exilés. La guerre n’avait abouti qu’à la ruine et à l’édit de 1715.

Fallait-il donc une seconde fois recourir à la fuite ? Fallait-il se jeter dans une nouvelle insurrection ? Ou bien se résignerait-on à souffrir, dans l’espérance que cette résignation muette toucherait enfin les persécuteurs ?

La fuite n’était pas un expédient, elle était un aveu d’impuissance. Fuir ! c’était désespérer du succès du protestantisme en France. Au surplus, qui s’expatrierait ? Seraient-ce les derniers Camisards, gens rudes, austères, attachés au vieux sol natal ? Assurément ceux qui n’avaient pas pris part à la grande émigration ne quitteraient pas le théâtre de leurs anciennes luttes. D’un autre côté, la guerre était insoutenable. Outre que les forces des religionnaires par la défection et par la mort étaient singulièrement amoindries, la lassitude et le découragement avaient succédé à l’enthousiasme des premiers jours. Peut-être se trouvait-il encore dans le Vivarais et les hautes Cévennes quelques hommes capables de prendre les armes ; mais leur cri de guerre ne serait pas entendu, et les troupes royales vaincraient facilement une poignée de rebelles. Le résultat de ce soulèvement, dont il était facile de prévoir l’issue, serait un redoublement de rigueurs. — Il ne restait donc qu’un moyen, un seul, et c’était celui qu’avait proposé Claude Brousson. Mais il offrait des difficultés.

Les protestants pouvaient se diviser en trois classes : les nouveaux convertis, les hommes sages et les exaltés ; c’est-à-dire, ceux qui fréquentaient les catholiques et suivaient, extérieurement du moins, les exercices de l’Église romaine, — ils étaient les plus nombreux, — ceux qui malgré les menaces, intraitables, gardaient au fond de leur cœur, pure et intacte, l’antique foi, ceux enfin qui, tour à tour passant d’une exaltation maladive à un abattement profond, cherchaient des consolations à leurs maux dans les discours des « Inspirés. » Il fallait donc, avant d’organiser le grand parti de la résignation, vaincre l’indifférence des uns, modérer l’ardeur des autres et réunir dans une même Église gouvernée et unie les représentants épars et découragés du protestantisme français. Cela fait, on pouvait prendre une attitude calme, digne, impassible.

Antoine Court était séduit par la grandeur et la sagesse de ce projet.

« Qui pourra dépeindre, dit-il quelque part, l’état où se trouvaient à cette époque et cette Église et la religion en France ? A peine en connaissait-on quelques traces. La persécution d’un côté, l’ignorance et le fanatisme de l’autre l’avaient entièrement anéantie et défigurée. « 

Il ne perdait cependant pas courage.

« Quatre moyens, ajoute-t-il, avec la bénédiction du Seigneur que j’implorais sans cesse, se présentèrent à mon esprit. Le premier fut de convoquer les peuples et de les instruire dans les assemblées religieuses ; le second, de combattre le fanatisme qui, comme un embrasement, s’était répandu de tous côtés, et de ramener à des idées plus saines ceux qui avaient eu la faiblesse ou le malheur de s’en laisser infecter ; le troisième, de rétablir la discipline, l’usage des consistoires, des anciens, des colloques et des synodes ; le quatrième, de former, autant qu’il serait en mon pouvoir, de jeunes prédicateurs, d’appeler des ministres des pays étrangers, et, s’ils manquaient de vocation pour le martyre et qu’ils ne fussent pas disposés à répondre à mes pressantes invitations, de solliciter auprès des puissances protestantes des secours en argent pour aider aux études et à l’entretien des jeunes gens en qui se trouveraient assez de courage et de bonne volonté pour se dévouer au salut et au service de leurs frères (N° 37. Mémoire aux arbitres). »

Mais la gravité des circonstances réclamait une autorité populaire, forte, capable d’imprimer au mouvement une direction unique, et de la faire accepter par les religionnaires. Il résolut de constituer cette autorité par le rétablissement des Synodes. Malgré les derniers malheurs, le souvenir de ces anciennes assemblées ne s’était jamais entièrement effacé ; peut-être même Court l’avait-il trouvé vivant dans une de ces familles qui après la cessation officielle des Synodes nationaux avaient cependant envoyé jusqu’à la fin des députés aux réunions provinciales. Peu importe du reste que son projet lui ait été inspiré par des amis ou par son précoce bon sens : aussitôt qu’il l’eut conçu, il travailla à le réaliser, et l’activité qu’il déploya dans cette occasion montre la grandeur des espérances qu’il attachait à son succès. Il s’agissait en effet de rétablir au milieu d’un peuple dispersé une institution qui jadis avait été entourée d’un grand prestige ; il s’agissait d’imposer à des hommes découragés ou exaltés, mais conservant la mémoire des choses passées, un pouvoir qui en rappelant les anciennes formes de la religion proscrite fût capable de réunir tous les cœurs et toutes les énergies pour la revendication de la liberté confisquée. Le plan qu’avait proposé en 1683 Claude Brousson allait donc être adopté.

Tandis que dans un obscur village, un tout jeune homme méditait ainsi la restauration prochaine du protestantisme, — dans une province étrangère, en Wurtemberg, un autre homme, un proscrit, rêvait du même sujet pendant les longues journées de l’exil. Il s’appelait Jacques Roger.

Il était né en 1665 à Boissières, en Languedocf. Tout jeune, il avait quitté la France, et pendant près de douze années, il avait vécu en Suisse ou en Allemagne. En 1708, il était rentré en France. Sa vie depuis lors avait été une odyssée.

f – N° 17. Vol. B. Relation sur le Dauphiné, par Vouland.

[Venu en France pour prêcher, encore qu’il ne fût pas ordonné pasteur, il s’était arrêté dans le Dauphiné et avait parcouru toute cette province, convoquant des assemblées, consolant, apaisant. Souvent il avait vu la mort de près. Un jour enfin, on l’avait fait prisonnier, et il avait dû, pour sauver sa vie, s’engager comme volontaire dans un régiment. Quelque temps après, il abandonnait ses nouveaux compagnons et revenait dans les églises. En 1710, il pénétrait dans le haut Dauphiné, trouvait un grand nombre de protestants, tenait des assemblées de quatre à cinq mille personnes, et retournait sur ses pas à cause « du zèle presque immodéré qu’on avait. » Là, mille dangers l’attendaient et il échappait a la mort comme par miracle. Vers la fin de cette même année, les protestants notables de la province l’envoyaient avec M. de Beaulieu, gentilhomme de Crest, pour supplier les puissances protestantes de s’intéresser à leur sort. Roger se rendait à Berne et s’acquittait de sa commission. Il y restait dix-huit mois, employant la plus grande partie de son temps à l’étude de la théologie et servant d’intermédiaire entre les protestants du Dauphiné et ceux de l’étranger. Il demandait aux pasteurs de Berne de le consacrer, et ceux-là, pour des motifs de prudence, l’éconduisaient. Il passait alors en Wurtemberg, se présentait devant le Synode des Églises françaises tenu à Wirchen, et, en obtenant l’ordination, il obtenait aussi la permission de prêcher dans ce pays. Mais le prince trouvant mauvais qu’un homme qui ne connaissait pas « les langues » parvînt au ministère, Roger en était réduit à porter sa requête à la cour et recevait finalement la permission de prêcher dans tout le pays, excepté dans la ville ducale. Quelques mois après, une église de la Hesse-Cassel, Mériendorf, lui adressait une lettre de vocation, et déjà il se disposait à se rendre à cet appel, quand il apprit la mort de Louis XIV.]

Quoique émigré en Bavière, il n’avait pas perdu de vue ses frères sous la croix : il vivait avec eux par la pensée, se rappelant sans cesse le triste état dans lequel il les avait laissés, et regrettant d’autant plus vivement de les avoir abandonnés. Que fallait-il faire pour les sauver ? « Il fallait, disait-il, établir des consistoires, tenir des Synodes, en un mot former une espèce d’ordre ; avec l’aide de Dieu, cela pouvait mettre les affaires de la religion dans un meilleur état. » Soins inutiles que de leur recommander la patience, la résignation ! En 1710, quand il était en-Dauphiné, un nommé Chapon ayant essayé de soulever les religionnaires de cette province, il n’avait eu qu’à ouvrir la bouche pour les faire rentrer dans le repos. Et ce n’était pas plus malaisé de leur inspirer l’amour du martyre : depuis la Révocation, on ne craignait plus la mort. La grande, l’unique difficulté était de réunir en un seul faisceau les courages épars, de discipliner les victimes, d’augmenter leur nombre, et de les organiser en phalanges, en sorte que l’agonie d’une seule fût profitable à toutes les autres.

En Dauphiné, comme en Languedoc, la situation était la même.

Dans cet ordre de sentiments, à peine Roger eut-il appris en 1715 la mort de Louis XIV, que « croyant que cela apporterait du changement aux affaires, » il résolut de se rendre aussitôt en France, dans sa chère province. Il écrivit à l’église de Mariendorf pour faire délier sa parole engagée. « Il fit sentir qu’elle ne devait trouver mauvais qu’il préférât de venir prêcher sous la croix à la vocation qu’elle lui avait adressée, qu’elle ne serait pas longtemps sans pasteur, au lieu qu’il n’y avait point d’espérance qu’il s’en trouvât qui voulussent aller dans les églises persécutées, qu’il les priait de lui pardonner. » Sans plus tarder, il partit, traversa la Suisse, et arriva en Dauphiné au milieu de l’automne. Il venait appliquer son programme.

En ce moment Antoine Court commençait à exécuter le sien.

Ainsi inspirés par leur foi, deux hommes inconnus l’un à l’autre se préparaient, au lendemain du jour où le vainqueur de l’hérésie était traîné à Saint-Denis au milieu des huées de la foule à relever dans deux grandes provinces le drapeau qu’avaient abattu trente ans de persécutions.

Les victimes du roi défunt ne l’épargnèrent pas non plus. V. entre autres choses ce quatrain que fit le fils d’un pasteur martyr, en guise d’épitaphe : Bullet. , t. XIII, p. 285.

Ci gîst le mari de Thérèse,
De la Montespan le mignon,
L’esclave de la Maintenon,
Le valet du père Lachaise.

Volontaires du devoir, ils accouraient, l’un avec sa jeunesse et son génie, l’autre avec sa prudence et son activité, pour mettre au service de la réforme française leur ardeur et leur dévouement. Ils avaient vu simultanément quel était le mal et quel était le remède. Le grand œuvre de restauration ne devait pas péricliter entre leurs mains. A leur voix, les nouveaux convertis allaient rougir de leur conduite, les « fanatiques » disparaître et le grand parti de la stoïque résignation s’organiser.

Mais le Languedoc, plus riche en moyens et en hommes, devait dans cette voie devancer le Dauphiné et se mettre à la tête du mouvement.

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