Histoire de la restauration du protestantisme en France

VII
Voyage d’Antoine Court à Genève
(1720-1722)

L’Etranger et la France. — Fausses idées qui ont cours sur la restauration du protestantisme ; froideur et mécontentement ; préventions injustes. — Antoine Court part pour Genève (1720). — Genève ; son dévouement à la France. — Arrivée d’Antoine Court. — Chaleureux accueil qu’il reçoit. — Pictet. — Il expose ses plans et ses projets. — Défense des assemblées ; demande de pasteurs ; fondation d’un séminaire. — Lettres à Basnage, à Wiliam Wake et Saurin. — La peste éclate ; Antoine Court est obligé de prolonger son séjour ; vie intime. — Mademoiselle Corteiz. — Relations avec la famille Pictet et avec la vénérable compagnie des pasteurs. — Relation historique, etc. — L’Académie de Genève. — Antoine Court fut-il étudiant ? — Changements dans son style. — Il se propose d’écrire l’histoire des Eglises de France. — Lettre de Basnage. — Antoine Court est invité à revenir en France. — Lettre de Corteiz. — Hésitations, retards. — Départ (1722) ; mystère dont il est entouré. — Résultats de ce voyage.

Il faut revenir un peu en arrière, aux derniers jours de 1720.

La nouvelle inattendue de la restauration du protestantisme en France était parvenue jusqu’en Hollande et en Suisse. Mais quelle était cette restauration ? Par quels moyens se faisait-elle, et par quels ouvriers ? — On ne savait. Les détails donnés par les voyageurs étaient rares, peu précis ; ils n’avaient rien de sûr et n’expliquaient rien. Les nouvellistes étaient d’ailleurs mal informés, souvent mal intentionnés. Les pasteurs, disait-on, étaient des fanatiques qui exposaient les protestants sans nécessité ; il n’y avait point d’ordre ; les Inspirés se multipliaient ; les protestants voulaient se révolter contre le Roi.

On a déjà vu qu’Antoine Court et ses collègues avaient été obligés d’écrire à Basnage et à Pictet pour les instruire de l’état réel des choses (ch. iv). Ces personnages s’étaient facilement rassurés. Mais la foule des réfugiés et beaucoup d’hommes éclairés restaient inquiets, indécis, peu sympathiques à la cause des religionnaires. En Suisse, et à Genève surtout, on se livrait aux plus fâcheuses suppositions. La conduite des protestants, pendant les dernières affaires d’Espagne, n’avait été comprise ni approuvée de personne, et les préventions, loin de disparaître, s’étaient au contraire fortifiées. Que voulaient-ils ? où allaient-ils ? Autant de questions auxquelles on répondait toujours avec défaveur.

Ces préventions injustes décourageaient Antoine Court. Pictet l’exhortait en vain à continuer l’œuvre si heureusement commencée, lui disant de rester supérieur aux calomnies, car « Dieu seul est celui qui connaît nos plus secrètes pensées (N° 1, t. II, p. 135. Août 1719). » Si ces exhortations relevaient un moment son courage, elles ne l’arrachaient point à son abattement. Ce qu’il désirait, c’est que tous les protestants de l’étranger connussent ses véritables desseins, qu’il n’y eût ni obscurité ni malentendu, car il voulait compter sur leur aide et sur leur appui. Or, toutes ses intentions étaient méconnues, tous ses actes dénaturés…

Ce fut précisément dans une de ces heures de défaillance que, de Genève, quelques amis lui écrivirent de venir en Suisse. Il ne pouvait, disaient-ils, concevoir le désir que ses frères avaient de le connaître, et il ferait un grand bien à sa cause. Antoine Court se rendit en hâte à l’invitation. Il se montrerait, pensa-t-il, il exposerait ses besoins, ce qu’il avait achevé, ce qu’il projetait, ses espérances et ses craintes. Les églises ne souffriraient pas d’ailleurs de son absence. Un mois, six semaines au plus suffiraient au voyage ; il n’avait même pas besoin de demander un congé au Synode(N° 46, cah. V.).

Il partit.

Genève, depuis la révocation de l’Edit de Nantes, était devenue le grand asile des fugitifs. Elle leur avait généreusement ouvert à tous ses maisons et sa bourse. Elle n’affichait pas trop cependant son hospitalité, et elle agissait avec prudence. La cour de France n’entendait point qu’on la bravât, et les mêmes menaces que Louis XIV avait proférées contre son indépendance, la Régence les avait répétées. C’est ainsi que la vénérable Compagnie de cette ville avait reçu la défense expresse de se mêler en quoi que ce fût des prédicants français, que Corteiz n’avait pu être solennellement consacré dans ses temples, ni le sermon de Court se vendre publiquement dans ses rues. Mais Genève se, résignait et travaillait silencieusement. C’est de cette ville qu’étaient envoyés les livres en Languedoc et que partait l’argent pour la délivrance des galériens ; c’est encore dans cette ville qu’on jetait à cette heure les fondements d’une maison où devaient être reçus les réfugiés français nécessiteux. Chacun s’était partagé la tâche. Le pasteur Calandrin s’occupait des prisonniers : le comité de la bourse française, des malheureux ; Vial, Pictet, des frères sous la croix.

Antoine Court avait quitté le Languedoc, en grand secret, vers la fin de l’année 1720. Lorsqu’il entra dans la vieille cité, son arrivée produisit une telle émotion que, malgré le mystère dont elle fut entourée, le résident de France en fut informé. Les pasteurs l’accueillirent avec joie, les habitants avec empressement, tous avec une cordiale et touchante sympathie.

« Vos lettres, lui écrivait-on du Languedoc, nous ont donné aussi bien de la joie, nous apprenant que vous avez été gracieusement reçu de Messieurs les pasteurs, et que, vous étant trouvé dans des honorables compagnies composées de gens distingués par leur naissance et par leur piété, vous les avez satisfaits et édifiés par la solidité de vos raisonnements, et que, pour marque de leur approbation, ils vous ont encouragé à répandre de plus en plus la bonne odeur de nos Églises. »

[N° 1, t. II, p. 347. — Et encore : Vous me marquez que Messieurs nos très honorés pères et frères vous font beaucoup d’honneur et d’amitié, de quoi je leur suis, avec tout notre Consistoire, fort obligé… »]

Un homme surtout se montra plein de bonté, d’affection ; ce fut Pictet. non seulement il le reçut chez lui comme un frère, mais encore il aplanit devant lui les difficultés, l’aidant en toutes occasions de son expérience et. de ses conseils. Antoine Court était pauvre ; Pictet s’adressa à la vénérable Compagnie, et obtint pour son collègue de l’argent et des secours.

[Archives de la vénérable Compagnie de Genève, p. 50. (20 décembre 1720.)« … M. Pictet a dit qu’un nommé M. Court, prédicateur des protestants persécutés en France, est dans cette ville, qu’étant dans la nécessité, il conviendrait de leur faire quelque libéralité. Opiné, l’avis a été que la Compagnie lui donnera deux écus, et le recommandera au pasteur qui présidera à la bourse française. »]

Ce fut l’origine d’une amitié touchante que malheureusement la mort rompit trop tôt. Le vieillard s’était pris d’une véritable affection pour le jeune homme, et plus tard il aimait à lui écrire : « Votre santé me mettait en peine et je craignais les suites de votre maladie… Ce que j’ai fait pour vous est si peu de chose auprès de ce que j’aurais souhaité, que cela ne mérite pas que vous en conserviez même le souvenir… Nous prions Dieu pour vous et pour ceux qui vous ressemblent (N° 17, vol. G. p. 319, 1723). » Un tel accueil, si charmant et si chaleureux, était plein de promesses pour l’heureuse issue de ce voyage.

Antoine Court se hâta de dissiper les préventions et de montrer quelle était la situation réelle du protestantisme français. Il parla de l’ordre qui régnait, des progrès accomplis, de la piété des fidèles et de leur soumission à la cour. Il parla surtout des assemblées. C’était une question sur laquelle on s’expliquait peu favorablement ; Pictet lui-même paraissait médiocrement convaincu de la nécessité de ces réunions publiques au Désert. Mais, disait le jeune pasteur, tout le monde convient que la prédication de l’Évangile et la participation aux sacrements sont les deux voies ordinaires dont la Providence se sert pour amener les hommes au salut. Je vous demande donc si on doit s’interdire l’une ou l’autre de ces voies sans qu’il y ait contrainte absolue. Les protestants ne peuvent et ne veulent point abandonner la France ; ils sont trop vieux, d’ailleurs trop surveillés. Faut-il donc qu’ils n’aient point de culte, parce que ce culte se tient au Désert et qu’il est défendu ? Que craint-on ? Que les assemblées soient surprises et que la cour redouble ses rigueurs ? Mais les Synodes, mais les pasteurs recommandent la plus grande prudence, et pour une ou deux personnes qui sont arrêtées, on ne peut empêcher d’en consoler des milliers qui ne le seront pas. Il n’y a qu’une seule chose déplorable, c’est le manque de pasteurs. Loin de détourner de leur œuvre ceux qui s’exposent chaque jour au péril de leur vie pour le bien de leurs frères, vous devriez envoyer des ministres dans ces malheureuses contrées qui en ont un si grand besoin. — S’élevant ensuite à des considérations plus hautes, il prétendait qu’on devait, à l’exemple ? des hérauts évangéliques, aller dans les Athènes et dans les Rome, malgré les oppositions des philosophes et des magistrats, pour les convaincre par des discours puissants et démonstratifs. Pour moi, j’ai toujours eu honte pour le parti protestant, quand j’ai fait réflexion que le parti papiste avait eu à cœur la conversion des infidèles, jusqu’à leur envoyer de temps en temps un nombre infini de missionnaires, sans que le parti protestant ait témoigné jusqu’ici beaucoup d’empressement pour cette conversion qui devrait d’ailleurs lui être si chère. » (N° 7, t. I, p. 133)

Antoine Court, qui voulait si généreusement convertir les magistrats et les païens, réussit à convertir ses adversaires. C’était un premier résultat.

« Un temps était, qui n’est plus, qu’on blâmait les assemblées du Désert ; un temps plus heureux et plus éclairé a succédé à ce temps fâcheux mêlé de sombres nuages qui empêchait de connaître la nécessité et l’utilité de ces assemblées… Ce qu’on blâmait, ce qu’on condamnait avec hauteur, on le loue, ou du moins on demeure dans un respectueux silence. » (N° 7, t. 1, p. 21, 1721)

Le succès l’avait enhardi. Après avoir défendu les protestants et leur conduite, il exposa franchement leurs besoins. Il n’y avait dans le Languedoc que deux pasteurs, et le nombre des proposants était encore petit. Etienne Arnaud était mort, Huc s’était séparé de ses collègues, et Vesson venait d’être déposé par le Synode. Les recrues, — « des cardeurs de laine, des tailleurs d’habits, des garçons de boutique, des jeunes gens sans étude, » — étaient rares et malhabiles ; ne fallait-il point d’ailleurs prévoir le moment où cette petite troupe serait diminuée par l’ennemi et par les supplices ? Cependant le protestantisme français se réveillait de son sommeil. Non seulement le Languedoc renaissait à la foi et à la vie, mais encore toutes les provinces du royaume. Il fallait donc des hommes pour encourager et soutenir ce réveil religieux. Il fallait que les pasteurs chassés par la révocation de l’Edit de Nantes revinssent dans leur patrie, comme le vieux Roger du Dauphiné, ou que les églises étrangères, qui avaient attiré et gardé chez elles la plupart des ministres français, consentissent, en manière de retour, à envoyer leurs pasteurs pour prêcher sous la croix.

Antoine Court revint souvent sur ce sujet. Mais on accueillit ses ouvertures sinon avec peu de bienveillance, du moins avec froideur. Personne ne se sentait « de vocation pour le martyre. » Cependant dans les longues causeries, le soir, chez Pictet ou chez une de ces grandes familles que leur dévouement au protestantisme avait illustrées, tandis qu’il parlait et qu’à ses chaleureuses paroles on opposait les objections, peu à peu on conçut et on développa un projet qu’Antoine Court caressait depuis longtemps, mais dont il n’osait espérer la réalisation. Puisque les églises étrangères ne voulaient point envoyer leurs pasteurs en France, pourquoi ne fonderaient-elles pas un établissement, un séminaire, où seraient placés, pour y acquérir les connaissances nécessaires et s’y mettre en état de servir les églises, les jeunes Français qui voudraient se consacrer au ministère ? Il n’y avait que deux difficultés à résoudre et le projet s’exécutait : trouver de l’argent pour le séminaire, trouver des étudiants pour le ministère. Le jeune prédicant promit des étudiants ; il ne restait donc plus que la difficulté pécuniaire. A vrai dire, ce n’était pas la moindre.

Court s’adressa aussitôt à Basnage et à tous ceux qu’il croyait capables de l’aider dans son dessein. Il n’hésita point à écrire encore au premier prélat de l’Église anglicane, l’archevêque de Cantorbéry, William Wake. Les consistoires sont établis, lui disait-il, l’ordre règne, les Synodes fonctionnent, les églises se multiplient, mais la moisson est abondante et les ouvriers manquent. Georges II doit honorer de sa protection le protestantisme français, et lui accorder des preuves royales de sa munificence. Wake communiqua la lettre au Roi, et le Roi, si l’on en croit la réponse de l’archevêque, ne dissimula point sa joie à ces nouvelles. Il promit de s’intéresser aux églises, quand l’occasion se présenterait, et témoigna son déplaisir de ne pouvoir leur donner autant de marques de sa protection qu’il en donnait à celles du Palatinata.

a – N° 37, p. 9. Mémoire aux arbitres. — V. aussi n° 7, t. I, p. 276.

Le projet cependant était encore loin de se réaliser, et Court ne l’ignorait point. Ce n’était qu’un dessein, conçu non’ certes à l’aventure, mais qui avait encore besoin d’être longuement examiné, avant qu’on passât à son exécution. Quand le rêve deviendrait-il une réalité ? On ne savait. Il fallait en attendant subvenir aux besoins les plus pressants.

Court écrivit au grand orateur de la Haye, à Saurin, pour le prier d’envoyer des prédicateurs en France.

« Il y a une abondante moisson à faire, disait-il ; les campagnes sont blanchies. La Normandie, le Poitou, le pays d’Aunis, la Saintonge, le Béarn, le Languedoc et le Dauphiné, n’attendent que des ouvriers armés de leurs faucilles. » (N° 7, t. I, p. 415. Août 1722.)

Mais Saurin ne se laissa pas toucher par cet appel ; comme ses collègues de Genève, comme tous ceux que la Révocation avait chassés et qui avaient trouvé à l’étranger une seconde patrie, il répondit évasivement et ne promit rien. Les églises de France étaient depuis longtemps oubliées.

Antoine Court cependant ne désespérait pas de l’avenir. Il s’était trouvé des hommes pour relever une cause qui paraissait perdue, il s’en trouverait bien, pensait-il, pour la faire triompher.

La peste, on le sait, avait éclaté vers cette époque. Court n’osait point, quel qu’en fût son désir, rentrer en France. Les bulletins qu’on lui adressait sur les progrès du fléau, l’étroite surveillance qui faisait garder toutes les routes, étaient bien propres à le faire rester à Genève. Ses amis d’ailleurs, non ses collègues cependant, l’engageaient à ne point s’exposer aux périls d’un semblable voyage. Il prolongea donc son séjour dans la vieille cité.

Il était d’abord descendu au logis du Lion d’or ; de là, il s’était transporté dans la maison de Mademoiselle Corteiz, la femme de son collègue. Sa pension était de cinq écusb. Il vivait de cette somme modestement, simplement, au milieu de ses amis, des réfugiés et de tous ceux qui lui avaient ouvert si amicalement la porte de leurs demeures. Son temps se passait à servir ses frères, à parler d’eux, à chercher des soulagements à leurs maux. La France l’occupait tout entier.

b – C’est le Synode de 1721 qui les lui avait alloués.

Quelles longues conversations n’avait-il pas avec Mademoiselle Corteiz ! Cette pauvre femme inquiète, seule, isolée, l’accablait de questions sur l’Église qu’elle considérait un peu comme sienne, sur son mari surtout, sur ses travaux. Souvent une profonde tristesse l’envahissait et la crainte des dangers que courait chaque jour Corteiz triomphait de sa virile fermeté. Alors celui dont la tête était mise à prix essayait de consoler celle qui pouvait à chaque courrier apprendre la mort de l’homme dévoué qui était sa vie. (N°7, t. I, p. 195. Novembre 1721.)

Mais le jeune prédicant oubliait ces discours en allant chez Pictet. Dès qu’il pénétrait dans cette maison, il s’arrachait à ses lugubres pensées, et quittant les tristesses présentes, il s’abandonnait à la joie du triomphe à venir. Là, dans le cercle de la famille, il aimait à lire les lettres qui venaient de France. On se félicitait mutuellement des progrès que faisait le protestantisme, on déplorait les erreurs de ceux qui suscitaient des obstacles, on travaillait à remédier aux maux, on remerciait Dieu des merveilles qu’il faisait en faveur des religionnaires(N° 7, t. I, p. 219. Novembre 1721). Dans cette maison, Court trouvait toutes choses : des consolations, des conseils, des secours.

C’est là probablement que le modérateur de la vénérable Compagnie forma le projet d’inviter les pasteurs de Genève, ses collègues, à adresser des prières publiques à Dieu pour qu’il fît cesser le fléau qui ravageait la Francec. C’est de là certainement que partirent les diverses lettres destinées à mettre fin au schisme qui divisait les protestants. L’adversaire le plus redoutable que rencontrèrent Vesson et les Inspirés fut, on s’en souvient, Pictet, et les coups les plus terribles qui frappèrent leur parti furent portés par la main du savant professeur. C’est Genève qui tua les Inspirés de France.

c – Archives de la vénérable Compagnie, p. 43. (Octobre 1726.)

Un triste événement, dont Court racontait souvent les péripéties, était surtout l’objet de la curiosité et de la pitié de tous. En 1720, un peu avant son départ, on sait qu’une assemblée qu’il présidait près de Nîmes avait été surprise. Les troupes avaient fait un grand nombre de prisonniers. On avait jeté trois des captives à la tour de Constance, et les autres condamnés avaient été bientôt dirigés sur la Rochelle. Un jour, on avait revu ces malheureux, le carcan au cou, passant lentement dans les rues de Nîmes. D’étape en étape, ils allaient jusqu’au port de mer. Quand ils avaient traversé Nîmes, il pleuvait ; ils étaient mouillés jusqu’aux os et couverts de boue. En entrant cependant dans les faubourgs, ils avaient eu la force d’ôter leurs bonnets et d’entonner un psaume. Le lendemain, ils étaient repartis, et pendant trente-neuf jours ces malheureux avaient ainsi marché, tombant à chaque instant sous la fatigue et sous les coups. Arrivés à Lyon, on leur avait enfin accordé un repos de deux semaines. De là, ils avaient été incorporés à la chaîne des forçats de Bourgogne, et par Roanne et Saumur dirigés sur la Rochelle. Ils devaient être transportés sur les bords du Mississippi pour peupler la colonie de la Nouvelle-Orléansd.

d – V. pour le détail de cette affaire, Bullet., t. IV, p. 134 et suiv. — V. aussi la complainte qui fut faite sur ces malheureux. Bullet. t. IV, p. 180.

Cette histoire lugubre avait fait frémir Genève. Ne pouvait-on pas leur procurer des secours ? N’obtiendrait-on pas leur grâce ? — Court fit une collecte pour les galériens de Nîmes. Pictet s’inscrivit parmi les donateurs, Madame Vial, Alphonse Turrétin et plusieurs autres personnages de Zurich ; on recueillit 440 livres.

On écrivit ensuite, on pria les Puissances étrangères de s’intéresser aux prisonniers, et Court eut bientôt la joie d’apprendre que le Régent, sur la demande de l’ambassadeur d’Angleterre, venait de commuer leur peine en un bannissement perpétuele.

e – N° 1, t. II, p. 343, 351, 360, 453, 459. (1721.)

Le jeune prédicant fit plus. Mettant à profit l’attention que cette affaire avait excitée, il écrivit l’histoire des prisonniers de la Rochelle. Le manuscrit courut Genève sous le manteau. Il produisit une grande émotion, et quelques personnes souhaitèrent qu’il fût imprimé. Les amis de Court appuyèrent ce vœu, et les pasteurs de Zurich se chargèrent de le réaliser. Mais quand il s’agit de savoir quelle préface on pourrait ajouter au volume, il y eut quelque embarras. Court avait d’abord écrit une épître dédicatoire aux pasteurs sous la croix, malheureusement l’épître était vive, et on s’en effraya. Il se décida alors à publier la même lettre apologétique qu’il avait envoyée à Basnage et à Pictet, lorsque Albéroni et la prétendue révolte des protestants avaient fait tant de bruit à l’étranger. Cet écrit d’un côté qui marquait tant de modération et de résignation, cette histoire de l’autre qui témoignait de tant de sévérité, formaient une antithèse qui devait douloureusement émouvoir le lecteur.

[Relation historique des horribles cruautés qu’on a exercées envers quelques protestants en France, pour avoir assisté à une assemblée tenue dans le Désert, près de Nismes, en Languedoc. On y a ajouté un Abrégé d’histoire apologétique, ou Défense des Réformés de France, qui sert de réponse à l’instruction pastorale sur la persévérance en la foy et la fidélité pour le souverain de M. Basnage, datée du 19 avril 1719. (In-12.) Bibliothèque de l’Arsenal. Cet opuscule très rare et curieux mériterait bien d’être réimprimé.

« Une seconde raison, dit Antoine Court dans sa préface, qui est entrée dans notre dessein, a été de faire connaître d’un côté jusqu’où les excès de nos ennemis étaient capables de les porter contre les fidèles qu’on pouvait surprendre occupés des exercices divins, et, de l’autre, la fermeté et la constance que ces fidèles témoignaient au milieu de toutes les souffrances auxquelles ils étaient exposés, fermeté et constance qui n’édifiera pas moins les fidèles des siècles à venir, qu’elle affermira dans la véritable foi ceux qui vivent aujourd’hui. »

Ailleurs, il ajoutait : « Au reste l’auteur, étant sans étude et sans beaucoup d’expérience, élevé d’ailleurs dans une province où la langue française est très éloignée de son élégance et de sa pureté, prie les lecteurs de pardonner la rudesse de son style et son irrégularité, et d’y suppléer par leurs lumières. »]

Tels étaient les soins auxquels Antoine Court consacrait son temps et ses loisirs. Ils n’étaient point si absorbants qu’il ne pût dans l’intervalle se livrer à son goût pour l’étude. Son éducation avait été fort négligée, il le sentait lui-même, et s’en affligeait. En France, il avait essayé d’y suppléer par la lecture. Parmi les ouvrages qu’il s’était fait envoyer de l’étranger pour l’édification des fidèles, il y en avait beaucoup pour sa propre instruction et celle des proposants. Mais lorsqu’il se trouva à Genève reçu dans l’intimité des Pictet, des Turrétin, lorsqu’il se vit dans cette ville qui passait pour la capitale du protestantisme et pour un foyer de lumières, quel ne dut pas être son désir d’apprendre ! En 1721, le recteur de l’Académie était Antoine Maurice. A la Faculté de théologie professaient Samuel Turrétin, Bénédict Pictet et cet Alphonse Turrétin, l’illustre représentant des doctrines de l’Ecole de Saumur, qui avait pris si brillamment possession de la chaire d’histoire récemment créée. Depuis longtemps l’Académie n’avait jeté un aussi vif éclat. Antoine Court pendant son séjour à Genève fut donc assuré

ment étudiant. On ne trouve pas, il est vrai, son nom dans le Livre du lecteurf, mais il était permis aux étrangers de suivre les cours de l’Académie sans prendre, d’inscriptions et sans laisser ainsi de traces de leur passage. Le jeune prédicant, préoccupé de graves affaires, toujours prêt d’ailleurs à partir pour la France, ne put se décider à devenir un des élèves réguliers de l’Académie. Il suivit cependant les cours avec soin, avec la ferme volonté de s’instruire. C’est ce qui expliquerait comment ses correspondants de Suisse lui donnaient dans leurs lettres le titre d’étudiant.

f – V. la belle et savante édition qu’en a donné récemment M. G. Révilliod, de Genève.

Dès cette époque aussi bien, un grand changement se manifeste dans son style, et ses lettres diffèrent singulièrement des précédentes. Il y a abus d’épithètes, de périphrases, de métaphores. La phrase marche dans une harmonieuse cadence et couverte de fleurs. Ainsi il écrit :

« L’onde bouillante poussée d’un doux zéphyr qui environne et qui assiège votre cœur, fait naître dans mon âme de grandes espérances. »

Et encore, à propos de son départ de Genève :

« Qu’il est affligeant de voir par trois fois échouer ses desseins, lorsqu’on était le plus près de les remplir ! L’équipage prêt et en bon ordre, la route marquée, les vaisseaux prêts à partir, déjà les voiles enflées, tout cela échoue, tout cela est arrêté. Se peut-il quelque chose de plus accablant ! Quelle peut être la source d’un si triste sort ! O Dieu, dissipe tous les sombres nuages, apaise la tempête, ramène le calme, produis la bonasse, dissipe les obstacles, et porte sur les ailes du vent de la bonne Providence celui qui gémit et soupire depuis si longtemps dans un port si éloigné de sa chère patrie. »

En même temps, dans ses lettres, il devient plus prodigue de recommandations ; il s’érige même en professeur de rhétorique. « Appliquez-vous à lire de bons livres pour la pureté de la langue française, tâchez de rendre vos idées aussi nettes que possible, à bien exposer ensuite vos pensées, toujours avec le moins de paroles que vous pourrez ; les longs discours ennuient (N°, t. I, 1721). » C’est un sujet sur lequel il aime à revenir ; il s’y étend avec complaisance, avec tendresse. On voit qu’il répète ce qu’il vient d’apprendre.

Antoine Court ne dut pas chercher seulement à’ apprendre la langue et à former son style, il étudia probablement encore les questions théologiques et l’histoire. Il priait ainsi ses amis de France de lire avec soin l’Écriture sainte, « ce magasin d’où ils pouvaient tirer les armes nécessaires pour combattre l’erreur et le vice. » Il donnait des explications des passages bibliques et cherchait avec Pictet à dissiper l’obscurité des mots et des phrases dont le sens lui échappait. L’histoire paraissait surtout le captiver. Il parcourait l’ancienne et la moderne, citait Trajan et commentait de Bèze.

Peut-être cédait-il à ce goût naissant, quand il résolut, se trouvant encore à Genève, d’écrire l’histoire des Églises de France. Il est vrai que Basnage, charmé par l’ardeur juvénile de cette belle intelligence, l’avait exhorté à recueillir les matériaux nécessaires à ce travail. Mais la joie qu’il témoigne, en remerciant l’illustre pasteur de ses encouragements, montre qu’ils avaient été adressés à un homme déjà bien disposé :

« Je suis ravi que M. Benoît vive encore, et qu’il soit dans le dessein de continuer l’histoire de l’Edit de Nantes. Cette nouvelle m’a fait un plaisir inexprimable. A Dieu ne plaise que je le croise dans son projet ! Je continuerai cependant, selon votre désir, l’histoire de nos Églises et je ne manquerai de profiter des sages et judicieux avis que vous me faites l’honneur de me donner là-dessus (N° 7, t. I, p. 334 ; 1722). »

Dans ce commerce avec des hommes de goût et de savoir, il s’était épris d’amour pour les choses de l’esprit. Peut-être n’était-ce encore qu’un amour un peu vague, mal défini, mais il devait devenir une passion et inspirer toute sa conduite dans la seconde partie de sa vie. En attendant, il écoutait, il étudiait, surtout il rêvait. La gloire de l’historien Benoît l’éblouissait. On disait déjà de lui que sa piété, son zèle et ses lumières « édifiaient » beaucoup, et on ajoutait qu’il avait reçu « de beaux dons pour l’édification des églises. » Le jeune homme faisait en effet pressentir l’homme fait. Genève annonçait Lausanne.

La peste cependant avait cessé de sévir et les nouvelles de France devenaient de plus en plus rassurantes. Les protestants réclamaient leur pasteur. Les oubliait-il ? Ne savait-il point que l’Église avait besoin de son activité et de son dévouement ? Il fallut se décider à partir.

On était au milieu de l’année 1722.

Déjà, dès la fin de l’année précédente, ses collègues, et Corteiz surtout, l’avaient instamment prié de revenir au milieu d’eux.

« Vous voyez comme je me trouve seul. — Hormis le frère Rouvière, le frère Deleuze, le frère Bétrine, le frère Combes, les autres ne me donnent pas grand secours… Si nous étions deux, l’un se tiendrait en Cévennes, l’autre en bas Languedoc. Mais il faut avouer que je suis dans un triste état, aussi suis-je le plus souvent pour perdre courage et sur le point de me retirer dans un endroit. » (N° 1, t. II p. 634 ; 1721)

Malgré ces prières, il était resté.

« … Les pressantes sollicitations qui m’ont été faites à divers temps et par différentes personnes sur mon retour sont inutiles. Je n’en ai pas besoin pour m’y exciter. Mon inclination naturelle, la passion violente que j’ai pour l’intérêt de nos Églises et le désir ardent de me consacrer au service de mon Sauveur sont des raisons assez fortes et assez puissantes pour m’entraîner… Cependant que les principaux d’entre vous et des Anciens s’assemblent, et qu’après avoir jeûné et prié, il soit délibéré à la pluralité des voix si je dois partir. Je regarderai votre délibération comme une vocation céleste, que je me ferai un devoir de suivre, dès que vous m’en aurez donné avis, fallut-il perdre la vie. Car elle ne m’est point précieuse, pourvu que j’achève heureusement ma course, que je m’acquitte du devoir de ma charge, et que je scelle par mes souffrances ou de mon sang, si la Providence m’y appelle, les vérités que Dieu m’a fait la grâce de prêcher à son Église (N° 7, t. I, p. 221 ; 1721.). »

Il n’oubliait pas les religionnaires, mais il croyait mieux servir leurs intérêts en prolongeant son séjour à Genève. Il voulait fortifier entre la France et la Suisse des liens que le malheur avait établis, mais dont certaines préventions avaient amoindri la force. D’ailleurs ne s’intéressait-il pas directement aux affaires de la religion ? Il avait écrit contre les partisans de Vesson et de Huc ; il avait envoyé des livres aux proposants ; il avait ordonné de maintenir l’ordre soit parmi les fidèles, soit parmi les pasteurs ; il avait, pour soutenir le zèle, multiplié ses exhortations et adressé à toutes les époques mémorables de chaleureux appels aux Églises. Sa correspondance était énorme : il y avait dépensé 400 francs de port, argent de France. (N° 46, cah. V, et n° 1, t. II, p. 325.)

Peut-être cela même, — tant d’agitation, l’importance qu’on attachait à sa personne, son goût pour l’étude, — le retenait-il à Genève plutôt que d’autres soins. On lui écrivait de tous côtés, il vivait dans l’intimité des grandes familles, il correspondait avec des hommes tels que Basnage, William Wake, Saurin. Il jouait un rôle, il était un personnage.

Au mois d’août cependant, il comprit qu’il n’y avait plus place à de nouveaux retards, et qu’il fallait quitter la Suisse. Il s’arracha aux sollicitations de Pictet qui le pressait de se fixer à Genève, et abandonna son dessein d’aller remercier à Zurich les pasteurs qui avaient donné tant de preuves de sympathie aux protestants de France. (N° 7, t. I, p. 380.)

Le 9 août, il prit la route de France.

La route ordinaire était bien connue. On allait de Genève à Lyon, de Lyon à Saint-Etienne-en-Forez, de Saint-Etienne à Montfaucon en suivant la route du

Puy jusqu’à Saint-Jean, puis on prenait à gauche, on gagnait Saint-Agrève qui n’était éloigné de Saint-Jean que de trois ou quatre lieues. Corteiz avait, bien des fois fait le voyage à pied, soit pour aller en Suisse, soit pour en revenir. — Mais le Résident de France était informé de la présence de Court à Genève, et la tête du prédicant était mise à prix. Il fallait prendre des précautions. On tint conseil et on résolut que le proscrit passerait par Paris, où il prendrait un certificat de santé. Le départ eut lieu dans le plus grand secret. Malgré tout, le Résident en fut bientôt averti par ses espions ; il annonça la nouvelle à la cour qui fit aussitôt échelonner des troupes pour arrêter le voyageur depuis Lyon jusqu’au Pont-Saint-Esprit. Ce déploiement de forces était inutile. Le jeune prédicant venait d’entrer en Provence, en passant par Toulouse. Il avait encore une fois mis en défaut l’habileté des gouverneurs et des intendants. (N° 46, cah. V.)

Un jour, écrivant de Genève à son collègue Roger, Antoine Court lui disait : « Je me suis occupé à déraciner de l’esprit d’une infinité de personnes la fausse idée qu’ils se formaient des protestants. J’ai tâché de les leur faire envisager dans leur véritable point de vue (N° 7, t. I, p. 276. 1722.). » Il avait fait plus, il avait excité en leur faveur une très vive sympathie. Calandrin, le père des confesseurs, était mort en 1721, et Corteiz, en apprenant cette douloureuse nouvelle, s’était écrié : « Dieu veuille par son infinie miséricorde en susciter d’autres qui l’égalent en charité ! » Ces personnes charitables avaient été trouvées. C’étaient les Pictet, les Vial, les Maurice Turrétin, et les principaux réfugiés ; c’était l’archevêque de Cantorbéry, c’était encore le roi d’Angleterre. Désormais les Églises sous la croix ne seraient plus abandonnées à leurs seules ressources : elles comptaient à l’étranger des amis et des défenseurs. En attendant le jour où la grande voix du dix-huitième siècle ferait entendre les premières paroles de tolérance, des hommes inconnus, placés en tous pays et de toutes conditions, allaient employer leur influence et leur fortune à soutenir les victimes de la persécution.

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