Histoire de la restauration du protestantisme en France

IV
Quatorze années de luttes
(1730-1744)

Continuation de la persécution : l’amende, la claie, soldats à loger, séquestrations, blancs-seings. — Les auto-da-fé. — MM. d’Iverny, de Polestron et Bernage sévissent à Nîmes. — Des auto-da-fé, on passe aux prédicants. — La première victime est Pierre Durand. — Son courage devant ses bourreaux. — Son supplice. — Claris est fait prisonnier : il s’échappe. — La persécution s’étend. — Dans la Saintonge, on s’empare de Chapel. — Les fidèles du Poitou, du Dauphiné, de la Guyenne, sont également persécutés. — Mécontentement du clergé. — Intendants et curés s’accusent de négligence. — Embarras de la cour. — Le parti de la persécution l’emporte. — Supplice de Dortial. — Mort de Maurand. — Persévérance des protestants. — Ecoles ambulantes. — Bétrine en prend l’initiative. — Centralisation des affaires. — Division du Languedoc en districts. — Ces divisions ne peuvent se maintenir. — Les Synodes seuls sont entourés de respect. — Nouvelle génération de pasteurs. — Paul Rabaut et les protestants. — Rabaut part pour le séminaire de Lausanne avec Pradel. — Opinion de Court sur Rabaut. — Caractère de ce dernier. — Viala dans le haut Languedoc. — Son succès dans le comté de Foix. — On rappelle Viala dans le haut Languedoc et la haute Guyenne. — Son activité. — Il organise tout. — Il va se faire consacrer en Suisse. — De retour en France, il reprend son œuvre, secondé par Jean-Baptiste Loire. — Il se rend dans le Poitou. — Situation de cette province. — Caractère des habitants. — — Succès de Viala. — Il rencontre Préneuf. — Il envoie Loire seconder Préneuf en Normandie. — Viala à son tour se rend en Normandie (1742). — Il y réorganise l’église. — Il revient dans le haut Languedoc. — Dans l’Est, Roger travaille à réveiller le Dauphiné. — Le nombre des églises s’accroît. — La persécution se ralentit. — Le maréchal de Saxe et les protestants. — Mort de Fleury. — Louis XV oublie les protestants. — Le duc de Richelieu. — Sa tolérance. — Reprise des assemblées. — Rabaut et Pradel de retour de Lausanne continuent leur oeuvre. — Le clergé s’émeut. — Ses calomnies. — Les assemblées n’en continuent pas moins. — Richelieu fait semblant de sévir. — Connivence du pouvoir.

Tandis qu’Antoine Court organisait à Lausanne le séminaire, fondait des comités d’action, agitait l’opinion publique, et que Duplan, courant l’Europe, allait quêter, de capitales en capitales, des secours pour les « fidèles sous la croix » — ceux-ci livrés pendant quatorze ans, à leurs propres forces, continuaient avec une admirable persévérance leur œuvre de rédemption.

Les temps étaient très sombres. L’avenir apparaissait plus sombre encore et plus gros d’orages. Bien qu’au moment où Court quittait la France, on pût être assuré du succès de l’œuvre entreprise, on voyait bien qu’elle aurait avant de triompher de terribles assauts à soutenir. Du Dauphiné, de la Saintonge, du Poitou, arrivaient sans doute d’heureuses nouvelles. Mais la persécution ne se ralentissait pas. Les amendes augmentaient, les gibets étaient relevés et les galères se remplissaient. Le pauvre peuple pressuré ne pouvait suffire à l’avidité du fisc. On lui prenait ses enfants. Les cadavres des parents, des amis étaient traînés dans la rue et privés de sépulture.

Un prêtre qui pour des raisons particulières fut obligé, en 1732, de fuir en Suisse, cherchant à se ménager des sympathies, écrivait en manière de justification :

« … Il est vrai de dire que pendant le temps que j’ai resté audit Saint-Andéol, j’ai traité les religionnaires avec toute la douceur possible. Qu’ils m’en démentent, si je dis faux, puisque j’en ai épousé de toutes les paroisses circonvoisines, avec congé de leur curé, sans aucune formalité que celle de la bénédiction, — sans amendes aux enfants absents du catéchisme et de l’école, — recevant pour parrain et marraine, sans interrogation de rien, — n’ayant jamais dénoncé aucun mort enterré sans m’avoir appelé, — ne sortant de la maison prieuriale aucun jour de fête, pour n’être pas obligé de faire payer l’amende à ceux que j’aurais trouvés, selon la déclaration de France, — n’ayant non plus jamais levé la langue, quelques assemblées que j’aie, je ne dis pas sues, mais vues. Cela est notoire à tout le pays » (N° 17, vol. H.)

L’amende en effet, à propos de tout, à propos de rien, et la claie pour les morts, voilà ce qui était désormais en usage. Ce prêtre oubliait cependant trois choses : le bûcher pour les livres, le couvent pour les femmes et la potence pour les prédicants.

Le clergé était en effet impitoyable. La cour eût volontiers suspendu l’effet de toutes ses ordonnances : elle ne demandait qu’à se retirer sans bruit d’une entreprise au-dessus de ses forces et désastreuse pour elle. Mais le clergé veillait sur elle, la fatiguait de son mécontentement et de ses obsessions, et n’entendait point qu’elle laissât tomber en désuétude l’édit de 1724. Tous les jours, de toutes les parties des provinces, arrivaient aux ministres des dénonciations et des plaintes.

« … J’avais jusqu’ici regardé, écrivait en 1730 le vicaire général de Saintes, les religionnaires de cette province comme assez tranquilles. Mais je vois qu’ils se licencient terriblement, et qu’il y a peu d’endroits où ils ne se soient assemblés depuis un an. Il semble que plus on a d’attention pour eux et d’envie de les ramener, plus ils font d’efforts pour se soutenir dans l’erreura… »

a – V. Delmas, Histoire de l’Église réformée de la Rochelle, p. 307. Toulouse, in-18, 1870.

Un autre prêtre du Poitou, dans une longue lettre où le mal était constaté et le remède indiqué, ajoutait :

« … J’ai pris la liberté, dès le 27 du passé, de mettre sous vos yeux l’indépendance de ce peuple hérétique et rebelle… J’ai recours, sans aucun retardement, à Votre Eminence, pour la supplier d’envoyer de nouveaux ordres au juge subalterne du lieu ou royaume qui sont de Poitiers, d’Angoumois, pour contraindre les religionnaires d’envoyer sous de grosses peines et de conduire, au son de la cloche, leurs enfants à l’Égliseb … »

b – Archives nationales, TT., 325. (1729) V. la lettre entière aux Pièces et documents, n° 7.

Ce n’étaient point des lettres isolées. Les Archives sont pleines de documents semblables. On serait tenté de croire qu’un mot d’ordre général avait été donné, et que depuis l’évêque dans son diocèse jusqu’au plus humble des prêtres dans le plus petit des hameaux, tous se faisaient un devoir de l’observer avec un soin jaloux. Chaque village, chaque ville avait son grand espion : le prêtre, — et au-dessous du prêtre, la foule de ceux qui dépendaient de lui. Une assemblée se tenait-elle ? elle était aussitôt dénoncée à l’intendant et au ministre, qui donnait, ou non, l’ordre de faire marcher les troupes. Une fille devait-elle se marier au Désert ? Prière de l’évêque et ordre du ministre de l’enfermer au couvent. — J’ai appris, écrivait un jour l’évêque de Poitiers, la célébration de deux mariages clandestins. Maurepas, de qui dépendait le Poitou, mandait aussitôt qu’en enfermât les maris à la prison de Saint-Maixent, et les femmes à l’hôpital de Niort, jusqu’à ce qu’ils fissent réhabiliter leur mariage, ou qu’ils cessassent d’habiter ensemble (V. Pièces et documents, n° 8). — Il y a tout un dossier terrible de plaintes, de dénonciations et de condamnations : on n’avait jamais tant délivré de lettres de cachet. Que de drames inconnus ! Une famille était-elle suspecte ? Aussitôt, sur un ordre de la cour, donné on ne sait comment, on prenait ses enfants et on les jetait aux Ursulines, à l’Union chrétienne… dans un couvent quelconque. Il existe un rapport, dressé vers 1737, sur les différents couvents du royaume et sur les nouvelles converties qu’ils contenaientc. C’est effrayant à lire.

c – Archives nationales, TT, 325. (1730.)

La cour, sollicitée d’agir et bien qu’elle y répugnât, se mit donc en mesure de frapper un grand coup.

Dès 1730, les commandants de troupes reçurent l’ordre de marcher sus aux assemblées. Ils en surprirent et dispersèrent plusieurs dans le Languedoc. Les hommes furent envoyés aux galères, les femmes dans les prisonsd.

d – V. Coquerel : Histoire des Églises du Désert, t. 1, p. 269. Paris, 2 vol. in-8.

De plus, suivant l’ingénieux système adopté en 1728, les commandants furent chargés de loger leurs soldats dans les villes suspectes, et de prélever les amendes réglementaires dans les arrondissements où s’étaient tenues les assemblées. Cette dernière mesure se pratiquait d’ailleurs avec beaucoup de régularité.

On possédait de petits imprimés ainsi conçus :

« M. … est averti de venir payer au bureau de la recette des tailles, à l’hôtel de ville, par le jour, sa taxe faite à l’occasion de la condamnation prononcée par le marquis de la Fare au sujet de l’assemblée, à peine d’y être contraint par garnison effective, suivant l’ordonnance de Mgr l’intendant. A Nismes, ce… »

La place du nom était laissée en blanc ; il suffisait de la remplir. Le malheureux à qui cet avertissement était envoyé, devait le rapporter avec le prix de son amende. Les curés satisfaits, le fisc enrichi, le pauvre protestant ruiné, que demander davantage ! Surtout que l’on ne s’avisât pas de ne point payer ; les soldats arrivaient, s’installaient dans la maison, et combien lourde cette hospitalité forcée. ! On devait obéir au message et s’exécuter de bonne grâce.

Après avoir payé pour les assemblées, il fallait encore payer pour ses enfants. Les pères, on l’a vu, étaient obligés d’envoyer aux écoles catholiques filles et garçons. S’ils manquaient à ce devoir, les juges dressaient une liste des contrevenants, et chaque mois, pour chaque contravention, leur infligeaient une amende de dix sols. Le Vivarais est ruiné d’amendes, écrivait-on. Et ailleurs : « On fait payer les amendes en bien d’endroits. Il n’est pas nécessaire que je vous marque ce que les uns font pour les éviter, et ce qu’il en coûte aux autres pour demeurer fermes. Vous le savez. »

Cela, c’était peu. En 1739, un protestant fut convaincu d’avoir fait baptiser, son enfant par un pasteur ; il fut jeté en prisone. En 1733, la fille d’un autre protestant fut prise ; le père à l’agonie se mourait. On ordonna aux deux sœurs de se convertir, si elles ne voulaient point voir leur mère au couvent et leur père malade précipité dans une basse fosse. En 1740, dix-sept femmes ou jeunes filles furent envoyées à la tour de Constance ou mises dans des couvents. — Dans le diocèse de Cahors, Jean de Molènes mourut faisant profession du protestantisme ; on verbalisa contre le cadavre et le corps fut abandonné sans sépulturef. — Une femme adressa quelques paroles de consolation à un nommé Joseph Martin ; elle fut condamnée à six mille livres d’amende et à tenir prison close dans le château de Beauregard. Quant à Martin, qui mourut, sa mémoire fut condamnée à perpétuité. — Des outrages du même genre furent commis contre les restes mortels de la comtesse de Monjou, à Bagnols, et du sieur Lardât, d’Uzès. « Ils me refusèrent, dit Yung dans une de ses plus belles Nuits, la charité d’un peu de poussière pour recouvrir la poussière, charité dont leurs chiens même jouissent. »

e – N° 1, t. VIII, p. 341. (1733.) et t. V, p. 123. (1730.) En Dauphiné.

f – V. Mémoire historique de 1744, p. 368.

Il existe aux Archives de l’Hérault (paquet 118), un rapport des subdélégués à l’intendant, sur l’inhumation des nouveaux convertis en 1737. Toutes les lettres s’accordent à dire que les N. C. enterrent leurs morts furtivement et sans déclaration.

Louis XV, dans une ordonnance récente avait déclaré :

« … Que tous les nouveaux convertis ne pourraient, sous quelque prétexte que ce fût, garder dans leurs maisons, aucuns livres à l’usage de ladite religion, Sa Majesté leur enjoignant de porter, dans quinze jours au plus tard de la publication de la présente ordonnance, tous les manuscrits, catéchismes, sermons, prières et autres livres à l’usage de la religion prétendue réformée, sous quelque dénomination qu’ils pussent être, pour être, lesdits livres ainsi déposés, brûlés en la présence des sieurs commandants ou intendants ; qu’après ledit délai de quinze jours, il serait fait une recherche exacte desdits livres dans les maisons de tous les nouveaux convertis, et que tous ceux chez lesquels, au préjudice de la présente ordonnance, il en serait trouvé, seraient, pour la première fois, condamnés à une amende qui serait arbitrée par le commandant, et, en cas de récidive, à trois ans de bannissement et une amende, qui ne pourrait être moindre que du tiers de leurs biens … » (En 1729)

Les effets de cette ordonnance ne tardèrent pas à se montrer. Comme les protestants ne rendaient point leurs livres, les soldats allèrent les leur prendre, et ce fut une fête. On commença par un coup d’éclat. En 1730, au mois de juin, M. d’Yverny, M. de Polestron, inspecteur des troupes, et l’intendant de la province, Bernage, se rendirent à Nîmes ; ils étaient escortés de quatre bataillons. En arrivant, ils firent nommer pour chaque quartier de la ville des commissaires choisis parmi les plus « bigots, » après quoi ils attendirent la nuit. Déjà tous les habitants dormaient, lorsque les soldats guidés par les commissaires se répandirent dans la ville et allèrent frapper à la porte des huguenots. Ceux-ci, encore dans le premier sommeil, ouvrirent leurs maisons, et on procéda aussitôt à une minutieuse recherche. Ce fut une manière d’auto-da-fé. Les livres furent emportés et réunis à l’hôtel de ville. Quelques jours après, toute la population de Nîmes fut en grande joie ; on entassa sur la place publique les ouvrages saisis, ou en forma un bûcher, les soldats firent la haie, et le bourreau mit le feu à cet amas de Bibles, de psaumes et de sermons. Les officiers riaient et applaudissaient (N° 12, p. 242. Juin 1730). — Cinq ans plus tard, un libraire était parvenu à faire passer en France une assez grande quantité de livres hérétiques, et sa marchandise était arrivée à Beaucaire. L’intendant en fut informé. Aussitôt de verbaliser, de saisir et de condamner au feu. Un immense bûcher fut dressé devant l’hôtel de ville de Beaucaire, et la flamme dévora bientôt les ouvrages amoncelés. C’étaient encore des catéchismes, des sermons de Saurin, des ouvrages de La Placette, des Biblesg.

g – V. Coquerel, t. I, p. 272. (1735.)

On avait peur de la parole imprimée, mais on redoutait encore plus la parole vivante. La Bible effrayait, mais combien plus le prédicant ! L’amende d’ailleurs, les auto-da-fé, les galères, la profanation des morts ne produisaient pas un assez profond effroi ; les supplices seuls, comme le dit un jour Saint-Florentin, faisaient quelque impression, et il était désirable de pendre un prédicant. Depuis 1728, d’ailleurs, la potence n’avait pas été dressée à Montpellier.

« Rien ne peut plus faire d’impression que le supplice d’un prédicant, et il est fort à désirer que vous réussissiez dans les vues que vous avez pour en faire arrêter quelqu’un. » (Saint-Florentin au commandant La Devèze. V. Borel : Histoire de l’Église de Nîmes, p. 232) Cette lettre ne fut envoyée qu’en 1745.

La première victime fut Pierre Durand. Il allait baptiser l’enfant d’un de ses paroissiens qui habitait une ferme près de Vernoux, dans le Vivarais, lorsqu’il vit venir à lui, sur la route, un paysan. Le paysan l’accosta, et s’offrit pour le conduire, comme un homme envoyé exprès à sa rencontre. Durand accepta, et suivit son compagnon. Au bout de quelques pas, il vit tout à coup sortir d’un taillis une troupe de soldats ; il était tombé dans une embuscade. Son compagnon était un soldat déguisé. Il n’opposa aucune résistance, et quoiqu’il eût des pistolets, il se laissa tranquillement garrotter. Il fut conduit sous bonne escorte à Montpellier, jugé et condamné à mort. Quand il aperçut, au matin, le subdélégué entrer dans sa prison : « Monsieur, dit-il, vous venez m’annoncer ma sentence ? » Et sur la réponse affirmative du subdélégué : « Dieu soit loué ! » Il se mit à genoux et entendit, sans témoigner d’émotion apparente, prononcer son arrêt. En allant au supplice, il entonna un psaume ; les soldats, pour étouffer sa voix, battaient en vain du tambour. Ferme, il monta la fatale échelle, et pria le bourreau de ne point le jeter dans l’espace avant qu’il eût terminé sa prière. Lorsqu’il l’eut achevée : « Maintenant, fais ton office ! » Quelques minutes après, il avait cessé de vivre. On enterra son cadavre, au-dessous du rempart de la forteresse, à côté de celui d’Alexandre Roussel. Cela se passait au mois d’avril 1732h.

h – N° 17, vol. H. — V. aussi Meynadier : Vie de Pierre Durand. In-18. Valence.

Pierre Durand était né avec le siècle : il avait trente-deux ans. Il était un des derniers prédicants qui eussent assisté au Synode de 1715. Antoine Court était le seul maintenant qui survécût, et depuis trois ans il habitait Lausanne.

Peu de temps après ce triste événement, le pasteur Claris, un tout jeune homme à peine arrivé du séminaire de Lausanne, s’était réfugié, pour passer la nuit, dans la maison d’un protestant, à Foissac, près d’Uzès. Il commençait de s’endormir, lorsque les soldats envahirent sa chambre, le garrottèrent, et de nuit, à pied, le conduisirent à Alais. Il fut jeté dans un cachot, jugé et condamné. Il se préparait déjà à subir le dernier supplice, — et avec quel héroïsmei ! — lorsque les fidèles d’Alais lui firent secrètement passer un ciseau en fer. Claris souleva la pierre d’une chambre qui communiquait à son cachot, descendit au rez-de-chaussée, et se laissa glisser au pied du mur. Il était sauvé.

i – V. la lettre qu’il écrivit à ses collègues, étant en prison. N° 17, vol. Z, p. 25.

La persécution se déchaînait en même temps dans les autres provinces protestantes. On avait faussement espéré qu’elle ne dépasserait pas le Languedoc.

En 1731, dans la Saintonge, Chapel qui plusieurs années durant avait parcouru le Poitou et les pays voisins, fut pris, pendant qu’il continuait son fécond et périlleux ministère. Il s’attendait à la mort. Il fut en effet condamné à être pendu. Mais le jugement ne s’exécuta pas. Le parlement de Bordeaux le gracia, se contenta de l’envoyer aux galères.

Dans le Poitou, l’intendant Le Nain fit disperser par la maréchaussée les assemblées dont il eut connaissance. Mais il ne pouvait suffire à la tâche. Maurepas, à qui il confiait son impuissance, lui conseillait de faire arrêter les prédicants, et, s’il ne pouvait, ceux du moins qui favorisaient les assemblées. (Archives nationales, TT. 325. 1732.)

Dans le Dauphiné, en 1735, deux prédicants inconnus furent capturés. L’un s’appelait Jean, l’autre Villeveyre. Périrent-ils ? Tout porterait à croire que leurs juges ne se départirent pas en leur faveur de l’inflexible sévérité dont ils avaient tant de fois donné la preuve ; Antoine Court cependant ne fait nulle part mention de leur supplice. (V. leur bel interrogatoire. Bulletin, t. XII, p. 87)

En 1736, l’intendant d’Auch, en Gascogne, condamna plusieurs gentilshommes verriers.

Prédicants et pasteurs étaient trahis, dénoncés, traqués avec une nouvelle ardeur. La « chasse » était organisée. Le clergé cependant continuait à se plaindre. La chasse n’était point assez productive, disait-il, les pendaisons étaient trop rares. Mais l’intendant du Languedoc se récriant et faisant parade de son zèle : « Nous faisons de notre part tout ce que nous pouvons pour leur donner la chasse. Il y a des récompenses promises à ceux qui en procurent la capture ; ces récompenses ont été exactement payées… » Que d’espions à l’affût ! On ne savait plus à qui donner sa confiance. Ce fut un parent de Durand qui le trahit ; ce fut un ami qui, en 1735, vendit Roger, Faure et Roland en Dauphiné ; ce fut un fidèle, dont on ne sut jamais le nom, qui dénonça la retraite de Claris. Chaque prédicant traînait à sa suite ses espions, chasseurs en campagne. « J’ai couché quinze jours dans un pré, écrivait Corteiz, et je vous écris de dessous un arbre. » Que de fois alors ne s’applaudit-on pas du parti qu’avait embrassé Court, et ne se réjouit-on pas, le sachant en sûreté. Nul doute que dans un temps plus ou moins éloigné, il eût été, comme ses collègues, pris un jour et pendu. Aussi ses amis et les fidèles sous la croix, témoins de ces malheureux événements, ne cessaient-ils, en lui écrivant, de lui montrer leur joie de le savoir à l’abri des juges et des bourreaux. (N° 1, t. V, p. 455. 1731, mars 1732.)

Cependant, malgré la potence, les galères, les auto-da-fé — on avait tout employé — l’œuvre terrible ne progressait point : rien ne pouvait lasser la patience des protestants. Le clergé s’en indignait : « Vous ne faites point votre devoir, disait-il aux intendants, vous n’êtes ni assez actifs, ni assez impitoyables. » — et il s’adressait directement à la cour, réclamant de nouvelles mesures, sollicitant de nouvelles rigueurs.

[V. Coquerel, t. I, p. 258. Cela ressort de la requête des curés des Cévennes, adressée à la cour en 1737. V. un Mémoire sur les religionnaires envoyé, en 1737, à Saint-Florentin par le vicaire général du diocèse d’Alais. Pièces et documents, n° 8.]

« … Il y a dans tout ce pays des prédicants en grand nombre, et pour qui l’on impose dans chaque paroisse une somme considérable… Ces prédicants rassemblent leurs consistoires régulièrement à certains temps ; ils tiennent des assemblées très nombreuses et très fréquentes en plein midi sur les montagnes, dans les bois, et souvent dans des maisons particulières ; nous le savons, nous le voyons, personne cependant ne dit rien ; personne même n’ose rien dire, crainte d’être assassiné comme il est arrivé… Les docteurs de mensonges qui président à ces assemblées d’iniquité, n’inspirent à ceux qui vont les entendre que l’indépendance et le mépris des lois de l’autorité … » (V. Coquerel, t. I, p. 260.)

Venant ensuite à parler des baptêmes, de l’instruction de la jeunesse, des mariages :

« … Nous vous supplions, Monseigneur, par les entrailles de Jésus-Christ, de nous aider à ramener dans le bercail nos brebis égarées, par les voies les plus efficaces, mais les plus douces, qui, en arrêtant les prévarications, conservent les prévaricateurs… »

Les intendants accusés ainsi, et sous main, se défendaient avec énergie. Si le protestantisme, disaient-ils, comptait encore un grand nombre d’adhérents, on ne devait pas leur en faire un crime. Ils avaient fait leur devoir. Ils avaient condamné et ils avaient pendu. — Le clergé, d’ailleurs, n’avait-il rien à se reprocher ? Avait-il donné avis de toutes les contraventions ? Avait-il tout dénoncé ? N’avait-il pas craint de se compromettre ? Peut-être aussi exagérait-il, peut-être encore il calomniait. — Intendants et curés s’accusaient réciproquement, se jetaient les tortsj.

j – V. la lettre de Bernage, intendant du Languedoc. Coquerel, t. I, p. 265. (1737.)

Les plaintes du clergé étaient tout à la fois fondées et profondément injustes. Plus d’un commandant de troupes n’attendait point pour agir les ordres de la cour ; souvent il les provoquait.

« … Il y a quelque temps, écrivait celui de Perpignan, qu’on parle dans le pays de Foix, de prédicant, d’assemblées, de religionnaires et de leurs mouvements. La chose devient à présent plus sérieuse, et il me revient de plusieurs endroits que les assemblées sont réelles et qu’elles se tiennent à une demi-lieue du Mas d’Azil Quoique l’on n’y remarque aucune personne de considération, et que ce sont tous gens du bas peuple, suivis de plusieurs femmes et enfants, je crois néanmoins qu’on ne doit rien négliger pour dissiper cette canaille… » (Archives nationales, TT, 312. 1735. V. la lettre entière. Pièces et documents, n° 9.)

Mais beaucoup aussi étaient lents à agir, hésitants ou mal disposés, parce qu’ils n’étaient pas très convaincus de l’excellence du but proposé et des moyens pour y arriver. Fallait-il donc sans cesse inquiéter de paisibles gens qui ne demandaient qu’à vivre en paix ? Cette question les rendait très perplexes, et leur perplexité avait son contre-coup sur leur conduite. A Rouen, vers 1736, un curé dénonça au procureur général quelques protestants qui ne s’étaient point fait marier à l’Église, et vivaient ainsi en concubinage, au mépris des lois du royaume. Le procureur, très embarrassé, en référa à Saint-Florentin. Ici, il faut tout citer :

« … non seulement, il y a dans Rouen quantité de gens qui se trouveront dans le cas d’être inquiétés, mais encore dans les autres villes et les paroisses de la province. Je ne ferai rien sur cette matière, que vous ne m’ayez marqué si l’intention de Sa Majesté est que je suive à la lettre les articles de cette Déclaration. Comme tout ce pays-ci est rempli de huguenots, il y aura lieu d’attaquer bien des gens et de troubler bien des familles qui vivent tranquillement. J’attendrai pour agir vos ordres auxquels je me conformerai exactement… » (Archives nationales, TT, 261. 1736.)

Le clergé avait raison de reprocher à la cour l’inertie de ses agents. En plus d’une occasion, ses réclamations étaient fondées.

Il fallut bientôt cependant que les intendants redoublassent de zèle : les prêtres avaient obtenu gain de cause.

En Languedoc, Bernage frappa de lourdes amendes l’arrondissement de Sauve, les villages de Mandagout, de Fraissinet, de Fourgues, petits endroits pauvres, misérables. En 1739, dans le Vivarais, le prédicant Morel, attaqué par les soldats, mourut de ses blessures. En 1741, on prit dans les îles de la Voulte, avec sa femme, ses deux fils et leur hôte, le prédicant Pierre Dortial. On les laissa pendant quinze mois enfermés dans le château de Beauregard. En 1742, on se décida enfin à les juger. L’hôte fut condamné aux galères perpétuelles ; la femme et un des fils furent graciés ; l’arrondissement où s’étaient tenues les assemblées dut payer une amende de trois mille livres, et Dortial fut condamné au gibet. Lorsque le vieux prédicant eut connu sa sentence, il s’écria : « Quel honneur pour moi, ô mon Dieu ! d’avoir été choisi parmi tant d’autres pour souffrir la mort, à cause de la profession de la vérité ! » Il subit à Nîmes le dernier supplice avec une admirable fermeté. (N° 17, vol. P, p. 25. 1742. V. Bulletin, t. IX, 288, 341.)

Les collègues de Bernage suivaient dans leurs provinces l’exemple qu’il leur donnait. C’est ainsi que furent condamnés à mort Jacques Boyer et Henri Hollard. Ils échappèrent heureusement au supplice, et ne furent pendus qu’en effigie.

Voilà quelques faits, pris au hasard, et dont les mémoires ont gardé le souvenir. Que dire de la persécution incessante, continue, de chaque heure, celle qui s’exerçait par les voisins jaloux et les curés ! Quand une famille huguenote affiche trop ouvertement sa foi, tous l’inquiètent, la harcèlent. A-t-elle des enfants ? On obtient de l’intendant qu’il les fasse enfermer au couvent. En vain réclame-t-elle ? Ses réclamations ne sont pas écoutées. A-t-elle un nouveau-né ? Ce n’est qu’à grand’peine qu’elle peut le faire baptiser par le pasteur. A-t-elle un mourant ? Le prêtre force la porte, pénètre dans la chambre du moribond et l’administre malgré lui.

« Comme ce peuple, écrivait un curé du Poitou, est si inflexible dans son opiniâtreté, ils défendent de nous appeler dans leurs maladies les plus dangereuses. C’est ainsi qu’ils meurent et se damnent pendant qu’un grand nombre se sauverait, si nous les voyions à l’extrémité. »

En 1741, à Nîmes, un nommé Maurand se mourait. La famille désespérée fit appeler chez elle un prédicant. Mais le curé de la paroisse avait appris la maladie du pauvre homme et savait qu’il n’y avait plus d’espoir de le sauver. Il accourut. Il trouva le femme au chevet de son mari et l’engagea à se retirer. La femme surprise exprima le désir de rester, fit observer que sa présence était nécessaire, légitime, et qu’elle voulait tout voir, tout entendre ; puis, comme le curé refusait de l’écouter, elle implora, supplia. Vaines prières. Le curé lui intima l’ordre de le laisser seul, et celle-ci s’y étant refusée, il la saisit, la traîna dans la chambre et la jeta à la porte. Il commença alors son ministère, interrogea Maurand sur ses croyances, s’il adorait Dieu, Jésus-Christ, les saints, et comme Maurand d’une voix faible répondait affirmativement, il lui donna le crucifix à baiser. Le moribond se détourna et cria. Sa femme était dans la chambre voisine, entendait tout ; elle enfonça la porte et entra. La malheureuse s’était accrochée aux pieds du lit, et jurait qu’elle ne quitterait point son mari ; le curé la tirait violemment, essayant de lui faire lâcher prise. La maison se remplit de bruit. Il ne restait qu’un parti : l’ecclésiastique le comprit et quitta la place. Le soir, il envoya quatre curés avec mission de convertir le moribond et d’arracher son âme à Satan. Ils n’y parvinrent pas. Maurand mourut, quelques jours après, damné et protestant. (N° 36, p. 401 ; 1741.)

Les rigueurs se multipliaient. Mais les protestants réparaient avec opiniâtreté les brèches faites à leur position. Chaque jour, un nouveau coup paraissait les abattre, chaque jour ils relevaient et plus haut leurs têtes meurtries. Dès l’année 1730, un jeune séminariste de Lausanne, à peine arrivé en France, proposa, pour augmenter le nombre des pasteurs et combler les vides que faisait la persécution, de fonder un séminaire au Désert. Par là, il entendait une école ambulante. On sait que dans les premiers temps, les pasteurs se faisaient accompagner dans leurs courses par des jeunes gens qu’ils jugeaient dignes, un jour, de remplir les fonctions du ministère. Ils leur donnaient quelques leçons et leur faisaient connaître la Bible ; ils les instruisaient surtout par leur propre exemple. C’était quelque chose de ce genre, mais réglé, organisé, et pour ainsi dire officiel, que Betrines proposait d’établir. Dans le Dauphiné, le pasteur Roger l’avait déjà fait, et le succès de son entreprise était un grand encouragement. Un seul point inquiétait Betrines : le manque de professeurs. Il en écrivit, en Suisse, aux amis des églises françaises, à ceux qu’on appelait « les bienfaiteurs, » mais il paraît que les réponses ne furent point favorables, car en 1731, un an après, lorsqu’on passa à l’exécution du projet de Betrines et qu’on établit ces écoles ambulantes, on voit que la Suisse n’avait point envoyé de professeurs. Chaque année seulement, le Synode députa un pasteur et le chargea d’examiner et les élèves et les maîtres de ces étranges écoles. Comme par le passé, les élèves étaient les compagnons de quelque ministre courant son district ou son département. Ceci seul les distinguait, c’est qu’ils étaient plus jeunes, qu’ils se préparaient moins pour le ministère que pour entrer au séminaire de Lausanne, et que leur entretien était payé par l’hoirie de Genève. Excellente institution, et qui ne contribua pas peu à augmenter le nombre des pasteurs de France.

On avait déjà divisé la province eu plusieurs districts. Peut-être cette division ne parut-elle point heureuse, ou vit-on la nécessité, à cause de la rigueur de la persécution, d’organiser un ordre de choses qui permît de donner aux fidèles, pour un plus long espace de temps, les mêmes pasteurs et les mêmes prédicateurs. En 1733, un Synode décida que le Languedoc serait partagé en trois grands corps ou départements, au service desquels seraient affectés les ministres de la province. Ce furent le bas Languedoc, le haut Languedoc et les Cévennes. Plus tard, on fit même des Cévennes deux départements, les basses et les hautes Cévennes. En même temps, parmi les pasteurs, on choisit le plus vénérable pour président, pour « doyen » et on le chargea de diriger la masse des affaires courantes. On voit par là qu’il y avait chez les protestants une tendance à constituer un pouvoir central qui pût, dans ces temps difficiles, expédier tout ce qui ne dépendait pas des Synodes. Tout récemment encore, n’était-ce pas sous l’empire de cette préoccupation qu’on avait créé le Conseil extraordinaire ? Mais l’esprit d’indépendance était tel qu’aucune de ces tentatives ne put réussir. Les Synodes furent seuls entourés de respect et jouirent d’une influence incontestée. Encore, chercha-t-on sans cesse à diminuer leurs attributions, et à localiser le pouvoir dans les colloques.

Ces efforts ne furent point vains. Ils empêchèrent que la persécution n’eût de trop funestes effets. Dès l’année 1734, Antoine Court et Duplan apprenaient que les choses étaient en bonne voie, et qu’aucun obstacle ne pouvait en entraver la marche.

Ce qui consolait, réjouissait, soutenait les protestants, c’était de voir à leur tête une nouvelle génération de pasteurs qu’aucun danger n’effrayait, qui bravaient la mort et se dévouaient à l’accomplissement de leur ministère avec une admirable intrépidité. Qui eût osé montrer moins de force d’âme que ces jeunes hommes ! Les religionnaires, à leur voix, reprenaient courage et sentaient grandir l’audace dans leurs âmes. En vain, les détachements couraient-ils la contrée ; ils ne se lassaient pas de fréquenter ces assemblées qu’à peine revenus de Lausanne, ces prédicateurs de vingt ans convoquaient au Désertk.

Grands hommes inconnus que les Morel, Foriel, Mauvillon, Vouland, Corteiz (le neveu du célèbre Corteiz), Peyrot, Roux, Gauch, Coste, Dugnière, Blachon, Gabriac, Déjours, Rabaut, Gibert, Migault, Désubas, Dubesset, Pradel, Morin, Defferre, Loire, Viala, Préneuf, Pradon, — tant d’autres ! Un caractère chevaleresque, un courage à l’épreuve, une générosité native, une foi vivante, une incroyable ardeur pour le triomphe de leur religion, — ils réunissaient tout et poussaient leurs qualités à un étonnant degré. Pendant trente ans, on les trouva toujours au premier rang. Toujours en marche, toujours sur la brèche, ils ne cessèrent de courir la France, prêchant, convoquant des assemblées, pénétrant dans les contrées d’où le protestantisme avait disparu, fortifiant les religionnaires ébranlés, partout animant, au contact de leur enthousiasme, les plus froids et les moins courageux. Désubas mourut sur le gibet. Defferre restaura le protestantisme dans le Béarn. Loire, Vialal, Préneuf, Pradon, furent les apôtres de la Normandie, du Rouergue, de la Guyenne, du Poitou. Paul Rabaut rallia autour de son nom tous les intérêts engagés, et devint le grand centre autour duquel tout gravita.

k – V. les plaintes des curés des Cévennes. Mss. Rabaut.

l – Loire s’appelait de son vrai nom Jean-Baptiste le Roi. Il était de Saint-Omer, en Artois. N° 7, t. XII, p. 385 ; Viala était originaire des Cévennes. En 1729, il était le compagnon de Roux. Trois ans après, il fut agrégé au corps des proposants N° 1, t. XXV, p 241.

Paul — comme l’appelait simplement Antoine Court — était originaire de Bédarieux. Il s’était lié de bonne heure avec Pradel, et tous les deux s’étaient voués au ministère. Ils desservaient des Églises voisines, celui-ci Nîmes, celui-là Uzès. Paul était très ferme, très actif, comprenait la situation ; il continuait Antoine Court. Les protestants résolurent un jour de ne se rendre aux assemblées qu’en armes. Grave décision ! Il était manifeste qu’une collision ne tarderait pas à éclater entre les fidèles et les soldats. Rabaut déclara que s’ils ne revenaient pas sur leur résolution, il ne paraîtrait plus à leurs assemblées. Court connut cet incident et en écrivit immédiatement à son jeune collègue :

« … Continuez à vous conduire de même, ou plutôt évitez avec soin tous les endroits où de pareils événements pourraient encore arriver ; mais n’oubliez rien pour ramener, s’il est possible, avec toute la douceur dont vous êtes capable, ceux qui sont dans des idées si contraires à l’Évangile… » (V. Coquerel, t. I, p. 407.)

Une grande correspondance qui devint plus tard presque quotidienne, s’engagea après cette première lettre. Court avait pressenti son successeur. Rabaut, cependant, qu’effrayait la grandeur de la tâche et l’insuffisance de son instruction, demanda bientôt, à être admis au séminaire de Lausanne. Sa demande fut aussitôt accordée.

« … Un article qui m’a fait un grand plaisir, lui écrivit l’ancien prédicant, c’est que vous pourrez venir ici bientôt. Je l’ai demandé pour vous et je l’ai obtenu. Il ne s’agit que d’attendre qu’un de nos jeunes messieurs qui sont ici, soient partis, et cela sera pour le plus tard, ce printemps… Je me félicite par avance de l’heureux moment qui me procurera le plaisir de vous connaître et de vous dire de vive voix une partie des choses que je sens pour vous, aussi bien que vous offrir tout ce qui sera en mon pouvoir et qui pourra vous être utile. » (Ibid., t.1, p. 406. Mars 1740.)

Et ce n’étaient point de vulgaires compliments. Quelque temps avant :

« Je suis charmé de me voir succédé dans une si belle cause par des personnes qui donnent d’aussi flatteuses espérances que vous le faites. Puissiez-vous, par des talents auxquels on ne puisse rien ajouter, par une conduite toujours édifiante, par un zèle toujours empressé, par une piété qui ne souffre aucun nuage, par des progrès qui aillent toujours en croissant, par une douceur qui prévienne et qui triomphe des cœurs les moins flexibles, et par une prudence et une sagesse qui vous les concilie tous, je dis les cœurs… puissiez-vous par ces rares qualités réunies justifier non seulement ces flatteuses espérances, mais aller au delà même de ce que d’aussi heureuses prémisses que celles que vous avez données, promet au corps nombreux qui vous chérit. » (N° 1, t. IV, p. 363. Juin 1739. V. aussi pièces et documents n° 10).

Rabaut et son ami Pradel, ainsi attendus, loués, souhaités, se rendirent à Lausanne vers la fin de l’année 1740. Ils y restèrent deux ans, et n’en revinrent qu’après avoir reçu l’ordination.

Dans cet espace de temps, Court avait conçu une haute opinion de Rabaut. Il lui avait donné toute sa confiance, indiqué les voies à suivre, montré le but ; il s’était ouvert à lui comme au seul homme qui le pût remplacer. C’était lui qui devait être le chef spirituel du protestantisme, qui devait tout conduire, tout diriger, qui devait préparer l’avenir. « Vous restez le doyen, lui écrivait-il un jour ; il est capital que quelqu’un soit au timon. » Jamais confiance n’avait été mieux placée. La droiture de son caractère, la noblesse de ses sentiments, l’austérité de sa vie et son héroïque courage le désignaient à la haute place que Court lui avait assignée. Pictet, de Genève, l’accusa un jour d’envie. « Il en est pétri, écrivait-il à son protecteur…, et si j’en avais la liberté, je peignerais votre petit Rabaut et je l’étrillerais d’importance. » Accusation que rien ne justifiait. Jamais on ne porta plus loin l’oubli de soi-même et des services rendus. Antoine Court ! Paul Rabaut ! deux noms qui brillent d’un immortel éclat ! Si l’un restaura en France le protestantisme, l’autre l’y enracina.

Les jeunes pasteurs avaient hâte de dépenser leur activité sur un théâtre inconnu. Il restait peu de chose à faire en Languedoc. Cette province était dans une situation prospère. Viala demanda et reçut avec joie la permission de se rendre dans le haut Languedoc. Récemment Maroger y avait obtenu de grands succès ; malheureusement, obligé de quitter la France à la suite d’une aventure sanglante qui est peu connue, il l’avait abandonnée, et les espérances que l’on fondait sur sa mission s’étaient ainsi évanouies.

[« Viala, ministre… La taille fort petite, les yeux noirs, le visage rond, le nez petit, assez bien fait, la bouche petite, le menton bien fait, y ayant une faussette, la barbe assez fournie et poil châtain, portant perruque à bonnet châtain clair. » Signalement des pasteurs : Archives de l’Hérault. Sur Maroger V. le chap. x du 1er volume.]

Il importait de ne point négliger un pays qui touchait à des provinces célèbres autrefois par le nombre et la piété des religionnaires. Viala partit.

Il avait ordre de « prêcher l’Évangile, d’établir des anciens, et de former des Églises dans ces vastes pays où l’ordre ecclésiastique n’avait été que très peu établi. » (N° 1, t. XXV, p. 241. 1733.)

Aussitôt arrivé, il parcourut le haut Languedoc, pénétra dans la Guyenne ; ensuite franchissant les montagnes, il se rendit dans le Montalbanais où déjà, non sans danger, Henri Hollard, prédicant inconnu, avait convoqué de nombreuses assemblées. De là, vint à Négrepelisse, et se dirigea bientôt vers le comté de Foix.

Il fut accueilli avec enthousiasme. Les assemblées se multiplièrent et les religionnaires à sa voix reprirent courage. Partout, « où ce fut alors possible, » des Églises furent fondées.

[V. Actes des Synodes provinciaux et des Colloques au dix-huitième siècle. Manuscrit très précieux appartenant à la bibliothèque de la Société d’histoire du Protestantisme français.]

L’émotion qu’il excitait sur son passage fut surtout très grande, paraît-il, dans le comté de Foix. Au Mas d’Azil, à Sabarat, Camarade, les Bordes, Saverdun, Mazères, les protestants accoururent en telle foule aux assemblées, que l’autorité s’inquiéta de cet empressement inusité.

« Le pays de Foix, écrivait le commandant de Perpignan, est voisin de la partie du haut Languedoc qui confine aux Cévennes. S’il y a de l’intelligence entre les religionnaires de ces deux provinces, comme on peut le présumer, ils seraient en état de se donner la main, et je tiens qu’il convient mieux d’y remédier plus tôt que plus tard. L’insolence avec laquelle on a été à ces assemblées, me paraît une marque que ces gens-là lèvent le masque… J’ai donné ordre au lieutenant de la maréchaussée de faire en sorte d’arrêter le prédicant et les trois particuliers du Mas d’Azil qui ont été le chercher à Montauban. » (V. Pièces et documents, n° 10.)

A peine Viala était-il de retour de cette longue et fatigante course — elle n’avait pas duré moins de deux ans (1733-1735) — que les consistoires du haut Languedoc et de la haute Guyenne le firent prier de revenir au milieu d’eux.

« … Il y a, disaient-ils un très grand nombre de réformés dans cette contrée, et vous n’ignorez pas la nécessité pressante du saint ministère au milieu de nous. La corruption générale, les tentatives continuelles de l’ennemi, le désir véhément des fidèles, l’efficacité des armes spirituelles dont vous vous servez pour renverser l’empire du démon, les progrès que l’Évangile a déjà faits, par le ministère de M. Viala, notre bien-aimé frère, sont autant de preuves de cette nécessité… Nous souhaitons que vous nous fassiez la grâce de nous pourvoir d’un prédicateur actuel, prédicateur que nous entretiendrons, sans le secours de vos Églises. » (V. Coquerel, t. 1, p. 285. 1735.)

Viala reprit son dur ministère. Mais bientôt il tomba malade. « J’étais si harassé par les veilles et les longs travaux auxquels j’avais été exposé, que je tombai malade d’une fièvre putride. » Dès qu’il fut guéri, il fit adopter les mesures nécessaires pour rétablir et organiser le culte d’une façon stable. On nomma des anciens, on forma des consistoires, on convoqua des colloques. Ce pays qui, pendant un si long espace de temps, n’avait vu ni pasteurs ni assemblées, et qui tout récemment encore avait été si cruellement opprimé par les gouverneurs, eut alors une manière de renaissance. Il se sentit revivre. Tel fut l’éclat de cet épanouissement, qu’on dut diviser les Églises en trois sections pour l’atténuer et ne point attirer l’attention des subdélégués.

[Voici les trois arrondissements : 1° Terres de Viane, Lacaze, Berlats et Prades ; 2° Esperausses, Calmon, Castelnau, Ferrières et Bfassac, 3° Vabres, Mont-Redon et Senégats.]

En 1738, Viala partit pour la Suisse. Sa présence n’était plus nécessaire, et il désirait se faire consacrer pasteur. Il alla à Zurich. Là, un ami d’Antoine Court, l’archidiacre Ott, lui donna l’ordination.

Il revint bientôt plein d’une nouvelle ardeur, courut le Montalbanais, le Rouergue, s’arrêta dans quelques villes, à Bédarieux, Montagnac, Villemane, organisant partout le protestantisme. Mais il était seul, isolé, ne pouvait suffire à la tâche. Le vieux Corteiz, dans l’impossibilité de lui offrir son concours, eut heureusement pitié de lui ; il lui envoya un compagnon, ancien catholique, Jean-Baptiste Loire.

Viala était infatigable. Un des prédicants les plus dévoués du Poitou, Chapel, avait été, on l’a vu, capturé, condamné et jeté aux galères. Sa place était à prendre. Viala, sans hésiter, se rendit, en 1738, dans le Poitoum. Bientôt il écrivait :

m – L’évêque de Poitiers devait, plus tard, avouer que, dans certaines paroisses de son diocèse, il n’y avait pas un seul catholique.

« Je n’aurais jamais cru que les réformés fussent en si grand nombre dans ce pays-là, surtout dans les campagnes du haut Poitou. Il est des paroisses où il n’y a de catholiques romains que le curé et son sacristain. Je n’en ai pas fait le juste calcul, mais autant que je puis juger par ce que j’en ai vu depuis Gouhé jusqu’à Niort (c’est une distance de dix lieues de long sur quatre ou cinq de large), il n’y a pas un huitième de catholiques romains. Les gens y sont assez fermes, surtout en bas Poitou, plusieurs assez bien instruits, bien au fait de notre commerce et réglés dans leurs familles ; les autres sont ignorants, et d’une conduite peu régulière, faute de conducteurs. Il y a des gens riches parmi eux, chacun y vit du travail de ses mains, plusieurs y sont réduits à la mendicité ; ou je me trompe, ou il n’est pas de province en France plus pauvre que celle-là. La persécution n’y est pas à beaucoup près si cruelle qu’ailleurs. » (N° 1, t. XIII, p. 173. Nov. 1740.)

Viala rencontra, à son arrivée, quelques oppositions, mais seulement intérieures ; ce fut à propos de l’établissement de l’ordre. Il les vainquit facilement. En 1740, il avait déjà formé vingt-quatre Églises, et il espérait en fonder dix nouvelles sous peu de temps. Il fit en outre « quelques ouvertures » dans la Saintonge, dans le Périgord, et fonda à Bergerac une florissante communauté.

Il se disposait à quitter ces contrées, quand il rencontra Migault, dit Préneuf. Préneuf était un obscur prédicant de Normandie qui, courant à l’aventure cette riche province, essayait avec quelques hommes dévoués comme lui, de restaurer le culte disparu.

[Ces hommes étaient Rudemare, Jean Férard, Jean Pantel, prédicants plus inconnus que lui, vieux huguenots, et qui ne l’aimaient pas. N° 1, t. XVII, p. 183.]

Le bruit du succès de Viala était venu à ses oreilles. Il allait à sa rencontre pour le prier de joindre, momentanément du moins, ses efforts aux siens. Dès qu’ils se furent vus, ils se comprirent. Ne pouvant se rendre lui-même en Normandie, Viala y envoya Loire qu’il s’était attaché comme proposant.

Loire et Préneuf obtinrent les plus grands succès. Ils fondèrent quelques petites Églises. Malheureusement Loire, qui désirait exercer toutes les fonctions du ministère, partit pour se faire consacrer en Suisse et laissa momentanément son collègue. Préneuf resta seul.

C’est alors, en 1742, que Viala, après avoir traversé le Poitou, se rendit en Normandie. Il y resta dix mois, et fonda plusieurs nouvelles Églises, entre autres, celles du Havre. On se souvient qu’à Rouen il y avait un certain nombre de protestants. En 1736 déjà, le procureur général disait : « Tout ce pays est rempli de huguenots, » et plus haut : « non seulement il y a dans Rouen quantité de gens qui se trouveront dans le cas d’être inquiétés, mais encore dans les autres villes et paroisses de la province. » Viala se rendit à Rouen, fit accepter par les religionnaires la discipline et y réorganisa l’Église.

En 1743, dès qu’il le put, il revint dans le haut Languedoc. Il y trouva son ancien compagnon, Loire, ému encore des engagements solennels qu’il venait de prendre. Il le nomma pasteur du Poitou, et pendant que Préneuf continuait son ministère au nord de la France, il prit quelque repos au milieu de ces Églises du haut Languedoc et de la haute Guyenne, dont il avait été le fondateur et l’apôtre.

A l’Est cependant, le vieux Roger, entouré de ses jeunes pasteurs, travaillait sans relâche à accroître le nombre des Églises du Dauphiné. Il essayait même de porter sur un nouveau théâtre son zèle et son activité. En 1730, quand la persécution sévissait, il poursuivait déjà ce but. Il forma bientôt quatre nouveaux groupes d’Églises, parmi lesquels celui de Die, et leur fit accepter les règlements établis. Par là, « il eut entrée sur un pays considérable, » où il fonda cinq Églises. Quel en était le nom ? On ne sait. Il touchait au Comtat et à la haute Provence. On le suppliait de s’y rendre et de pressantes sollicitations l’y engageaient. Malheureusement « ses ouvriers » étaient trop rares. Il dut attendre quelques années encore, avant d’aller « réveiller » les protestants de ce pays.

Ainsi au Nord, à l’Ouest, à l’Est, le protestantisme faisait de nouveaux progrès. La lumière que, peu d’années avant, Antoine Court et quelques compagnons, avaient fait jaillir sur les montagnes du Languedoc brillait avec une intensité croissante : elle éclairait déjà plusieurs provinces du royaume.

A ces motifs de joie, s’enjoignait un autre. Depuis quelque temps la persécution se ralentissait. Çà et là, les intendants faisaient preuve de tolérance. Les assemblées étaient peu inquiétées. Les soldats devenus rares, à cause de la guerre, ne couraient plus les provinces.

Dans ces circonstances, les religionnaires essayèrent de trouver des protecteurs qui les recommandassent à la bonté du roi. Ils s’adressèrent à l’heureux vainqueur d’Egra et de Prague, au maréchal de Saxe :

« … Soixante ans ont déjà coulé sur nos misères ; nos temples démolis, nos pasteurs proscrits, nos troupeaux fugitifs ou errants dans les campagnes ou dans les déserts, des dragons érigés en missionnaires, des ecclésiastiques plus cruels que les dragons, ne nous laissent vivre, ni mourir, sans nous contraindre à faire des actes dont nos consciences ont horreur. Les galères et les prisons regorgent de nos martyrs. Nos mariages souillés par des sacrilèges ou des actes d’hypocrisie, nos enfants enlevés à leurs pères et à leurs mères, nos livres sacrés brûlés par la main du bourreau, nos biens confisqués ou chargés d’amendes : tels sont les principaux traits de nos malheurs… »

Il n’est point probable que le maréchal de Saxe ait jeté les yeux sur cette requête. Au surplus, il importait peu. La tolérance par la seule force des événements grandissait de jour en jour.

L’aurore de meilleurs jours se levait. Bien que le prédicant Dortial eût été récemment condamné et mis à mort, l’horreur de ce dernier supplice ne pouvait étouffer les premiers germes d’un espoir naissant. A Berne, comme on demandait des nouvelles et des renseignements sur la situation des fidèles sous la croix, M. de Montrond n’hésitait point à se montrer satisfait. Il parlait des succès obtenus en Guyenne et en Poitou, du grand nombre des réformés, du zélé, de la piété ; — et si on s’enquérait de la persécution, il répondait qu’elle devenait moins violente, qu’elle avait des intermittences, et que d’un diocèse à l’autre, suivant les évêques et les curés, elle sévissait ou ne sévissait point. Heureux signes !

Quelques prêtres en effet, soit ennui, soit lassitude, se montraient moins portés qu’autrefois à pousser le pouvoir dans les voies de répression. L’évêque de Nîmes trouvait des imitateurs. Pour le pouvoir, n’étant point sollicité, ni prié, ni poursuivi, il se laissait aller à sa pente naturelle. Il ne révoquait point les édits, loin de là ! mais il en suspendait l’exécution. Il laissait faire. Il fermait les yeux, puisque le clergé ne l’obligeait pas à les tenir ouverts.

Aussi bien, cette ligne de conduite lui était imposée par les circonstances. La France était en guerre. L’empereur Charles VI étant mort récemment, Louis XV avait été engagé dans une lutte malheureuse où il jouait un mauvais rôle et dont l’issue l’effrayait. Les provinces étaient dégarnies de troupes. On n’avait plus de soldats. Il fallait donc paraître généreux, puisqu’on n’avait pas les moyens d’être sévère.

« Vous pensez bien, écrivait la Devèze, commandant des troupes du Languedoc, que je ne laisserais pas une pareille audace impunie, si la situation des affaires du temps et celle où je me trouve avec si peu de troupes me le permettait, et si je n’étais pas d’ailleurs bien informé qu’ils n’attendent que quelque levée de boucliers de notre part, pour avoir un prétexte de se montrer plus hardiment… Il faut bien même prendre ce parti et laisser faire ce que l’on ne saurait empêcher. » (Archives nationales, TT, 336.)

Pour surcroît d’ennuis, en 1743, celui qui, depuis 1726, gouvernait ouvertement la France et dirigeait, roi sans couronne, toutes les affaires du royaume, Fleury vint à mourir (29 janvier 1743). Ces événements n’étaient point sans gravité ; ils devaient avoir des conséquences. Sollicité par les choses de l’extérieur, occupé par les soins d’une grande guerre, privé tout à coup d’un ministre qui portait avec joie le poids du pouvoir, débarrassé par cette mort des sollicitations incessantes d’un clergé qui avait Fleury à sa discrétion et lui réclamait, pour prix de sa haute et invisible protection, quelque portion de l’autorité en matières religieuses, — Louis XV devait oublier les protestants, et il les oublia.

En cela, il fut merveilleusement secondé par le nouveau gouverneur militaire du Languedoc, le duc de Richelieu. Le grand seigneur comprit le roi ; c’était son habitude. Depuis qu’il avait remplacé le marquis de la Fare (en 1739) il ne s’était que peu complaisamment prêté aux mesures de rigueur. L’ami de Voltaire, l’un des premiers lecteurs, à coup sûr, des Lettres sur l’Angleterre, si insouciant d’ailleurs et si égoïste, ne pouvait guère avoir de haine contre de pauvres gens qui voulaient adorer Dieu à leur manière et qui ne faisaient d’autre mal que de se réunir pour chanter et prier Dieu en commun. Aussi, toutes les expéditions qu’il avait faites, il les avait faites tristement, comme à regret. C’étaient des parties de plaisir qu’il n’aimait pas. Mais lorsque, vers la fin de 1742 et 1743 surtout, il vit que de nouveaux conseils prévalaient à la cour, qu’on n’écoutait plus les doléances du clergé, et qu’on inclinait sinon vers la tolérance, du moins vers la bienveillance, il modéra aussitôt l’ardeur de ses troupes, et laissa les religionnaires aller en sécurité à leurs assemblées. Dès 1742, il est facile de voir que les protestants jouirent d’une certaine liberté.

Ce fut d’abord un grand étonnement. Peu à peu, ils s’habituèrent à ce nouvel état de choses. Comme au sortir d’un rêve lourd et affreux ils se précipitèrent vers le jour, vers la liberté. Les assemblées se multiplièrent, leur nombre s’accrut extraordinairement, les fidèles, et non plus seulement les petites gens, mais les bourgeois et les gentilshommes coururent au Désert. Des catholiques même, gagnés par cette espèce de contagion, se convertirent. A Nîmes, on en vit dans ce cas. « Ce nouveau mal gagne et augmente tous les jours, écrivait Bernage, au point qu’on compte cent catholiques apostats pour un protestant qui se convertit. » Les pasteurs étaient à bout de forces et ne pouvaient suffire à la tâche. Paul Rabaut et Pradel qui venaient d’arriver de Lausanne, trouvèrent les Églises dans cet état de fiévreuse ardeur. Ils se mirent aussitôt à l’œuvre avec leurs collègues. Mais, comme ils le disaient, la moisson était grande et les ouvriers manquaient. Rabaut écrivait bientôt qu’il était accablé d’occupations, qu’il courait de tous côtés pour baptiser et marier, et qu’il n’était jamais en repos. (N° 1, t. XV, p. 45. Déc. 1743.)

Ce fut à propos d’une fête solennelle que les protestants montrèrent publiquement leur zèle et témoignèrent, un peu imprudemment peut-être, leur joie. Un étudiant, originaire du bas Languedoc, avait été reçu pasteur en Suisse ; il s’agissait de le présenter aux Églises. On convoqua une assemblée. Les réformés étaient convaincus que les commandants de la province avaient reçu l’ordre de fermer les yeux. Ils accoururent en grande foule. Le prêche se tenait dans un vallon, entre deux villages, Calvisson et Langlade. Près de dix mille personnes s’y trouvaient réunies, ostensiblement, en plein jour. Chose curieuse ! les troupes n’apparurent point. Il n’y eut ni alerte, ni surprise : tout se passa dans le plus grand calme. Les religionnaires, heureux d’avoir tenté cette expérience, en conclurent que la cour inclinait à la tolérance. De nouvelles assemblées, ici et là, se tinrent encore, et on y mit même quelque ostentation. On prêcha, on donna la sainte Cène, on fit surtout des baptêmes et des mariages. Les puissances ne montrèrent nulle colère et n’appliquèrent aucune rigoureuse mesure. On crut alors avoir décidément obtenu la liberté.

Cependant le clergé s’était ému. Il fit des représentations, calomnia, prétendit que les Cévennes étaient en armes, allaient se soulever. Cette grande ardeur commençait de l’effrayer. Richelieu se porta aussitôt sur les lieux et ne tarda pas à reconnaître la fausseté de ces bruits. Les assemblées continuèrent, et le nombre des assistants s’accrut. « Dès que j’eus commencé à prêcher en plein jour, dit Viala, tous les protestants sans exception d’âge, de condition, ni de sexe se rendirent en foule à nos assemblées. Mes auditoires étaient si nombreux, qu’à peine pouvais-je faire entendre ma voix aux plus éloignés de mes auditeurs. Castres, Puylaurens, Revel, Rocquecourbe, Réalmont, tout le vallon de Mazamet, toute la montagne depuis Mont-Redon jusqu’à la Conne, se rendait à la même assemblée, quel de ces endroits qu’elle fût convoquée. » (N° 1, t. XXV, p. 241.)

Mais le clergé s’indignait de la complaisance de la cour. Il se plaignait déjà à haute voix. Richelieu vint à Nîmes, fit comparaître devant lui les principaux protestants, feignit une grande colère, et défendit la tenue de nouvelles assemblées. A travers ses paroles cependant, les religionnaires avaient saisi sa pensée. Il s’était servi « de termes qui laissaient entrevoir qu’elles ne lui faisaient pas autant de peine qu’il semblait vouloir le persuader. » Loin d’obéir, ils s’enhardirent de la connivence secrète du gouvernement. Bientôt, s’abandonnant aux illusions, ils agirent comme si la déclaration de 1724 n’avait jamais paru, et si un nouvel édit avait effacé tous ceux que Louis XIV et Louis XV avaient promulgués contre eux.

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