Histoire de la restauration du protestantisme en France

VII
La grande persécution
(1745-1752)

L’année 1745 s’ouvre sous de fâcheux auspices. — Arrestations. — Court ne perd point espoir. — Le clergé voit avec peine les progrès de la restauration du protestantisme ; il renouvelle ses plaintes. — Assemblée générale du clergé (février 1745). — Discours de l’évêque de Saint-Pons. — Ses attaques contre la tolérance. — Une mission est déléguée auprès du roi pour attirer son attention sur les progrès du protestantisme. — Résultat de cette entrevue. — Nouvelles ordonnances. — L’intendant Le Nain. — La persécution se déchaîne. — La persécution en Dauphiné : supplice de Ranc et de Roger. — La persécution en Languedoc : répétition des dragonnades, massacre de Vernoux, supplice de Désubas. — La Guyenne n’est pas plus épargnée. — Les religionnaires perdent courage. — La cour craint un soulèvement général à l’instigation de l’Angleterre. — L’instruction pastorale. — Négociations de Resch et de Maigre. — Lettre des ministres du bas Languedoc à l’intendant Le Nain. — Nouvelles protestations de fidélité de la part des pasteurs. — Le Nain et la cour se tranquillisent. — On admet les protestants à concourir à la défense du territoire contre les Anglais. — La persécution ne tarde pas à recommencer. — Le Poitou et la Normandie sont frappés. — Supplice de Desjours. — Abjuration d’Arnaud. — Négociations et paix d’Aix-la-Chapelle. — Mort de Claris (nov. 1748). — Nouvelles persécutions : enlèvements d’enfants, profanation de morts. — Supplice de Boursault. — Surprises d’assemblées. — La cour veut revenir à la tolérance ; mais le clergé, dans son assemblée générale, se plaint de nouveau ; la cour ordonne de recommencer la persécution (1750). — On s’attaque à la famille. Saint-Priest succède à Le Nain. — L’enlèvement des enfants devient une mesure générale. — Il est interdit aux religionnaires de se marier au Désert et d’y faire baptiser leurs enfants. — On les force d’aller à la messe. — Assassinat d’un espion de la cour. — Terreur des religionnaires du Languedoc. — Saint-Priest réorganise les dragonnades. — Supplice de Bénézet. Tentatives d’assassinat contre le prieur de Ners et d’autres curés. — Elles jettent l’effroi dans la province : le clergé prend l’alarme. — Saint-Priest se rassure et demande de nouveaux ordres pour reprendre la persécution. — Richelieu prend le commandement militaire du Languedoc. — Lettre de Saint-Florentin, traçant à Richelieu sa mission. — Période d’apaisement. — Fin de la persécution. — Repos relatif pendant 1753 ; en 1754 la persécution recommence.

L’année 1745 s’ouvrit sous de fâcheux auspices.

Dans les premiers jours de janvier, plusieurs religionnaires furent faits prisonniers en Dauphiné et dans le Languedoc. La ville de Nîmes fut frappée d’une amende de onze cents livres, et l’intendant y fit afficher, devant la maison du lieutenant du roi, les anciennes déclarations contre les protestants. En même temps, la cour de France invitait diplomatiquement les Académies de Suisse à désavouer les assemblées que les réformés tenaient dans le royaume.

Simples mesures d’intimidation ! écrivait Court. « Trois amis d’ici et d’ailleurs, avec lesquels j’ai conféré sur nos affaires, pensent tous que le but de tous les emprisonnements que l’on fait en divers lieux, ne tend qu’à intimider et à arrêter le concours des assemblées. » Il terminait en recommandant la fréquentation des assemblées, assurant que ces arrestations n’auraient aucun fâcheux effet. Quelques jours après, un peu ébranlé dans son optimisme, il disait : « Nous avons encore quelques lueurs d’espérance que cette persécution n’est due qu’à l’assemblée du sanhédrin dont nous avons depuis longtemps redouté l’époque. » Les nouvelles cependant devenaient plus inquiétantes. De jour en jour les arrestations se multipliaient, les amendes augmentaient : il semblait qu’on fût-à la veille d’une persécution générale. On y était.

Le clergé ne pouvait voir qu’avec une vive peine les progrès de la restauration du protestantisme en France. Il avait épuisé tous les moyens pour en arrêter le cours. Contre ce redoutable adversaire, il ne cessait depuis 1715 d’exciter la colère du gouvernement ; aux intendants il se plaignait de l’indifférence de leurs subdélégués, — à la cour, de celle des intendants ; du bas en haut de l’échelle administrative, il faisait monter ses doléances, et réclamait des mesures de rigueur. Malgré tout, le protestantisme regagnait peu à peu dans le royaume le terrain qu’il avait perdu. L’année 1744 fut une révélation. Cet adversaire était donc presque aussi fort qu’avant la Révocation ; il se montrait au grand jour, il paradait dans les assemblées publiques ! C’est alors que le clergé épouvanté attribua à Roger le faux édit de tolérance, et accusa les protestants de chanter dans leurs réunions du Désert un cantique contre la France, contre le roi. Il espérait attirer ainsi sur les religionnaires le courroux du gouvernement. Quelques condamnations marquèrent en effet la fin de 1744. Mais ces châtiments ne le satisfaisaient pas. Il venait de mesurer la profondeur du mal et, pour le guérir, il voulait des mesures radicales, excessives.

Jusqu’alors il ne s’était plaint à la cour que par la voix de prêtres et d’évêques isolés ; il n’avait point fait encore entendre, au nom de la France catholique, un cri solennel d’alarme : Au mois de février 1745, suivant une ancienne habitude, il se réunit à Paris en assemblée générale. Le 7 avril, l’évêque de Saint-Pons prit la parole et dita :

a – V. Collection des procès-verbaux des assemblées générales du clergé de France. T. VII, p. 102.

« Les entreprises des religionnaires qui composent une grande partie du Languedoc sont venues aujourd’hui à un point, qu’elles ne peuvent plus être dissimulées et qu’il est d’une nécessité indispensable d’en arrêter le cours, tandis qu’on le peut encore, si on ne veut point que la religion catholique retombe dans l’état, où elle était dans cette province avant la révocation de l’Edit de Nantes.

Depuis la cessation de l’exercice public de la religion prétendue réformée, on n’avait vu d’assemblées de gens de cette religion que dans les bois, dans les lieux déserts et écartés des grands chemins. Ils avaient soin de laisser des espions de poste en poste ; pour être avertis et se dissiper en cas qu’on vint à les découvrir ; elles n’étaient composées que de gens du menu peuple, qui, par différents chemins, pour ne pas faire foule, se rendaient au lieu destiné ; ils s’en retournaient de même et communément de nuit. Le secret et tant de précautions qui accompagnaient ces attroupements, marquaient leur crainte et leur faiblesse, et on croyait pouvoir les dissimuler sans beaucoup de risque. — Depuis la fin de 1742, ces assemblées sont devenues de jour en jour plus fréquentes et plus nombreuses.

Aux gens du peuple se joignirent bientôt ceux d’un étage supérieur, et ceux-ci furent suivis, sans beaucoup d’intervalle, de ce qu’il y a parmi eux de plus notable, marchands, procureurs, notaires, avocats et quelque noblesse ; ceux même, qui auparavant n’avaient que du mépris pour ces assemblées, et qui les désapprouvaient comme contraires aux ordres du roi, n’ont pas craint d’y paraître et ont changé de langage et de conduite : Elles se font en plein jour, tous les dimanches, et quelquefois même plus souvent. On y va en foule sans faire de mystère et aussi ouvertement qu’on va à l’Église ; les pères et mères y conduisent ou y portent leurs enfants. Elles s’approchent tous les jours plus près des villes, même de celles où il y a des commandants et des troupes ; on commence même à s’assembler dans les maisons particulières ; et s’il reste quelques bâtiments qui aient autrefois servi de temples, ils sont choisis par préférence.

Les mariages des huguenots se célébraient encore partout à l’Église, il n’y a pas plus de deux ans, après les épreuves qu’on exigeait d’eux pour s’assurer de la sincérité de leur conversion. On n’en excepte que quelques paroisses où depuis douze ou quinze ans les huguenots s’étaient mis peu à peu en possession de cohabiter ensemble comme mariés, sans l’avoir été effectivement à l’Église. Ce mauvais exemple, quoique commode, a été longtemps à s’étendre ; mais depuis 1743, ces concubinages se sont multipliés partout, en sorte qu’ils ne se marient presque plus autrement, même dans les villes principales et sous les yeux des évêques. Ils se flattent que la multitude des coupables produira l’impunité, aussi se hâtent-ils d’en grossir le nombre et de profiter de l’espèce de liberté qu’ils s’imaginent avoir. Ces prétendus mariés se cachaient il y a six mois ; aujourd’hui les noces se solennisent, comme si le mariage s’était fait conformément aux lois du royaume, et on commence à s’accoutumer à des choses, qui peu auparavant étaient regardées comme des abus insupportables.

Pour favoriser ces mariages illégitimes, les notaires huguenots, qui sont en très grand nombre, ont retranché, de leur propre autorité, des contrats de mariage la clause par laquelle les parties promettaient de faire bénir leur mariage selon l’usage de l’Église catholique, apostolique et romaine. A cette clause ils en ont substitué une autre qui laisse aux parties la liberté de se marier où bon leur semble.

Cette multitude de religionnaires mariés par les prédicants, qui augmente tous les jours, va former avec leurs enfants un peuple engagé par état à persévérer dans l’erreur, sans espoir de conversion. Car à qui d’entre eux pourra-t-on persuader dans la suite une religion qui condamne et leurs mariages et leur naissance ?

Les enfants des religionnaires étaient ci-devant portés sans difficulté à l’Église pour y recevoir le baptême ; à peine avant ces derniers temps, trouve-t-on quelques exemples contraires. Mais depuis 1743, l’usage de les faire baptiser par les ministres s’est établi et a tellement prévalu qu’ils ne le sont plus autrement. C’était d’abord en secret et dans les maisons où l’enfant était né que le ministre baptisait ; aujourd’hui on porte publiquement les enfants au ministre et on les rapporte à leurs maisons, ornés de rubans et de fleurs, suivis d’un cortège nombreux. On affecte de passer dans les rues et les places les plus fréquentées et toujours avec un air de triomphe qui insulte aux catholiques, et qui les humilie. Bon nombre d’huguenots auraient pourtant préféré de porter leurs enfants à l’Église ; mais ils ont avoué qu’ils n’en étaient pas les maîtres et qu’ils avaient à craindre sur cela le ressentiment de ceux dont ils dépendaient dans les familles mi-parties, dont le père et la mère sont d’une différente religion ; il est arrivé assez souvent qu’on a enlevé par violence, et malgré la résistance de la mère catholique, l’enfant qui venait de naître pour le porter au prédicant et le faire baptiser… »

Après avoir parlé des enterrements, des maîtres d’école, des livres qu’on ne distribuait plus en cachette, l’évêque continuait :

« Il était important pour la religion et pour l’Etat que les religionnaires qui sont dans les différentes provinces du royaume, n’eussent point de correspondance entre eux, qu’ils ignorassent leur force et leur nombre et ne pussent point s’aider mutuellement de leurs conseils. Il était important qu’ils ne fissent point dans l’Etat un parti, qui eût des lois et intérêts particuliers et qui pût agir de concert pour leur cause commune. Depuis la facilité qu’ils ont eu de s’assembler dans ces derniers temps, ils n’ont pas manqué d’établir un commerce avec leurs frères, même les plus éloignés ; ils se sont assemblés en Synode de diverses provinces, et ceux qui auparavant ne se connaissaient pas, font aujourd’hui un corps dont les parties sont liées, et tendent au même but, qui est la liberté de conscience. Le Synode national tenu au mois d’août de cette année 1744, sur les confins du diocèse d’Uzès, du côté de Sommières, est une preuve de cette correspondance. Il y avait des députés du Poitou, du Dauphiné, de Normandie…, etc. Les actes de ce Synode sont publics par le grand nombre de copies qu’on en a répandu. On y prescrit le catéchisme, qu’on dit être enseigné partout (c’est cela dont on vient de parler), on y règle différents points de discipline et les départements des ministres, on annonce un prochain Synode provincial. Il est dit à l’article III qu’on présentera une requête au roi, au nom de tous les protestants du royaume, et à l’article IV qu’il sera dressé une apologie pour justifier leurs assemblées, leurs mariages et leurs baptêmes.

Outre cette direction générale, qui regarde le corps entier de la secte, il y a des consistoires établis dont les anciens sont préposés dans les communautés, pour veiller à la conservation de leur religion. Ils observent ceux qui refusent de se trouver aux assemblées ou qui ont la faiblesse, selon eux, d’assister encore à l’Église, de s’y marier et d’y faire baptiser leurs enfants. On impose aux uns des pénitences dans les assemblées, on y prononce contre les autres des excommunications.

Voilà donc l’exercice de la religion prétendue réformée rétabli par le fait et devenu public par les parties. Il ne leur manque plus que des temples. Dieu veuille qu’ils n’entreprennent pas d’en bâtir ? On a déjà vu en plusieurs endroits des gens travailler à enlever les ruines de leurs anciens temples, en nettoyer la place, et la mettre en état d’y bâtir.

C’est ce qu’on vit l’année dernière à un quart de lieue d’Uzès : hommes et femmes s’assemblèrent en grand nombre pour un pareil ouvrage, qui fut continué pendant plusieurs jours avec ardeur et beaucoup d’éclat. Interrogés à quoi tendait ce travail, ils ne cachèrent point leur dessein. Tout récemment, à Bédarieux, les religionnaires avaient élevé dans un carré long, propre à contenir 1000 à 1200 personnes, un mur de pierre sèche, avec des sièges de pierre à l’entour, pour y tenir leurs assemblées. Ce sont là des essais et des tentatives qui ne marquent que trop bien à quoi ils tendent et ce qu’ils oseraient à l’occasion.

Quand on fait réflexion sur une révolution aussi rapide et aussi étrange, on ne peut revenir de sa surprise.

Nous perdons en moins de deux ans les soins et les peines qu’on a prises pendant cinquante ans pour ramener ces pauvres gens ; nous nous voyons revenus quasi au même temps que nous étions avant la révocation de l’Edit de Nantes. »

Ici il se plaignait du nombre d’apostats et de relaps, du progrès du libertinage et des mauvaises mœurs ; puis il reprenait :

« Il est évident par le progrès que les religionnaires ont fait depuis deux ans, qu’ils ne mettront point de bornes à leurs entreprises. Elles s’étaient renfermées d’abord dans les diocèses du bas Languedoc ; le mal n’avait pas encore passé Montpellier, il y a sept ou huit mois ; mais depuis il s’est étendu dans le haut Languedoc ; il croîtra toujours à mesure qu’on ne s’y opposera pas, et l’on verra bientôt les religionnaires en venir au point de faire ou de demander des choses tout à fait intolérables.

Ils ont beau publier que l’esprit qui règne dans leurs assemblées, est éloigné de la révolte et du soulèvement, et protester de leur fidélité. L’esprit d’indépendance et l’amour d’une liberté, ennemie de toute autorité, ont toujours animé cette secte et ont fait connaître dans cette province de quels excès ils sont capables. Ils ne seront bons sujets qu’autant que la crainte les contiendra. Leurs espérances se relèvent toutes les fois que les puissances protestantes sont en guerre avec la France. Au moindre émissaire qui se glissera dans le pays de la part de ces puissances, à la moindre lueur qu’ils auront d’un secours étranger, ils se flatteront que le temps est venu d’obtenir la liberté tant désirée, et le rétablissement de leurs temples. Ils sont sur ce point d’une crédulité étonnante.

Leurs prédicants ont grand soin de les entretenir dans ces idées. Ils osent même publier que ce temps de liberté est venu et on sait la témérité qu’a eue l’un d’entre eux de fabriquer dans le Dauphiné un édit à ce sujet, témérité qui a eu besoin d’être réprimée par la lettre de M. d’Argenson à M. le premier président du parlement de Grenoble. C’est par ces artifices qu’ils ont réussi à persuader à plusieurs que les assemblées ne sont point contraires aux intentions du roi, et cette persuasion en entraîne encore tous les jours un grand nombre. Ces prédicants qui dogmatisent impunément dans plusieurs diocèses, et dont le nombre s’augmente de jour en jour, sont la plupart gens sans choix, sans discipline, et qui manquent même de la mission requise parmi eux pour prêcher ; plusieurs sont étrangers, et par là même suspects : la plupart de leurs discours tendent moins à inspirer aux peuples les vérités et la morale chrétienne, qu’une haine cruelle et implacable contre la religion catholique. Que peuvent devenir des peuples crédules et livrés à cette espèce de docteurs ? Ne dépend-t-il pas de ces maîtres inconnus d’inspirer à leur auditoire ce que bon leur semblera ? Et si un séditieux, un boute-feu, un fanatique s’avise de prêcher dans les assemblées, qui peut répondre des suites qu’auront ses discours ? On ne s’aperçoit déjà que trop des impressions qu’ont faites les prédicants dans les esprits, depuis que le pays en est inondé ; on voit un éloignement marqué des huguenots pour les catholiques et une animosité toujours prête à s’allumer sur la religion et qui influe dans le commerce de la vie le plus indifférent. Si on joint à ces dispositions le génie plein de feu qui domine dans le pays, on sera parfaitement convaincu que quelques ménagements qu’on ait pour les religionnaires, les pays où l’on les laisse se fortifier sont exposés au moment qu’on y pensera le moins à être mis en combustion ! »

Lorsque l’évêque de Saint-Pons eut achevé la lecture de son discours, d’autres évêques se levèrent, et, s’associant aux plaintes de leur collègue, firent observer que de semblables désordres avaient lieu dans la Guyenne et dans la Saintonge, le Dauphiné et le Poitou. Mais quel remède y porter ? On en délibéra, et l’archevêque de Tours fut choisi par la compagnie pour présenter au roi le rapport qui venait d’être lu. Il n’avait point d’ailleurs mission de proposer à Sa Majesté un projet particulier : il devait laisser à sa religion le soin de faire cesser cet état de choses. N’était-on pas convaincu que Louis XV trouverait « dans ses propres lumières et dans la sagesse de ses conseils les voies les plus efficaces et les plus convenables pour faire rentrer les religionnaires dans le devoir ? » On ne se trompait pas. Quelques jours après, l’archevêque de Tours rendait ainsi compte de ses démarches :

« Chargé de l’importante commission que vous m’avez, Messeigneurs et Messieurs, confiée, j’ai eu l’honneur de présenter au Roi le mémoire contre les entreprises des religionnaires dans différentes provinces du royaume. J’ai été admis à une audience particulière de Sa Majesté, dans laquelle j’ai exposé, avec toute la force dont je suis capable, le triste état de la religion dans ces provinces, dont je lui portais les plaintes au nom du clergé. Je n’ai pas cru devoir lui dissimuler les suites affreuses que l’on avait à craindre, si l’on ne s’opposait fortement aux progrès rapides de ces maux, et que l’impunité dont se flattaient les religionnaires, les enhardissait à un point qui ne peut s’exprimer et était capable de les porter à de grands excès.

Mes représentations, Messeigneurs, n’ont été qu’une analyse courte, mais exacte, du mémoire. Animé de cet esprit de confiance que vous m’avez inspiré, guidé par vos lumières, soutenu par vos exemples, j’ai rempli ce que je vous devais et ce que je devais à la religion.

Le roi m’a écouté avec bonté et une attention toute particulière ; j’ai remarqué toute l’impression que faisait sur son esprit le détail affligeant dans lequel je suis entré. Sa Majesté m’a fait l’honneur de me dire que je pouvais assurer le clergé de la continuation de son zèle pour le maintien de la foi, la défense de l’Église, l’extirpation de l’hérésie ; qu’elle connaissait toute l’étendue des maux sur lesquels portaient nos plaintes, et qu’elle y apporterait avec soin les remèdes les plus propres et les plus convenables.

Ainsi, Messeigneurs, connaissant son attachement pour l’Église, nous devons être persuadés qu’il emploiera tous les moyens que sa sagesse et sa religion lui inspireront dans des conjonctures aussi tristes ; et que si nos vœux ne sont pas exaucés dans toute leur étendue, ils le seront au moins autant qu’ils peuvent l’être. »

[Dès que l’assemblée du clergé se fut séparée (le 5 juillet), un correspondant de Court qui habitait Paris, l’en informa : « … Il est moralement impossible de pouvoir pénétrer le secret des délibérations sur ce sujet, et on ne peut pas se flatter de le faire. Que si malgré les difficultés nous pouvons réussir à découvrir quelque chose d’une manière ou d’une autre, nous serions exact à vous en faire part. » N° 1, t. XVII, p. 21. (Juil. 1745.) Le secret ne fut que trop tôt connu. — Ne serait-ce point à propos de cette assemblée que fut composée la chanson, citée par le Bulletin, t. XI, p. 139 ?

Quel malheur pour tous les François
Que le clergé à cette fois
Gouverne notre France,
      Eh bien !
Sans tenir la balance !
Vous m’entendez bien ! etc.]

Louis XV n’avait point fait à l’archevêque de Tours de vaines promesses. Il avait résolu de faire cesser les assemblées, et déjà, le 1er et le 18 février, il avait mis son nom au bas de terribles ordonnances « A l’égard de ceux que l’on saura avoir assisté auxdites assemblées, mais qui n’auront pas été arrêtés sur le champ, veut et entend Sa Majesté que les hommes soient envoyés incontinent, et sans forme ou figure de procès, sur les galères de Sa Majesté pour y servir comme forçats pendant leur vie, et les femmes recluses à perpétuité. »

[Ordonnance du Roi concernant les gens de la religion prétendue réformée du 1er fév. 1745. Archives de la Gironde, C. nos 4 et 5.

       « De par le Roi,

Sa Majesté étant informée que nonobstant que par ses Edits, Déclarations et Ordonnances tout exercice de la Religion prétendue Réformée soit interdit dans le Royaume, cependant il s’est tenu depuis quelque temps plusieurs assemblées dans la Généralité de Montauban, et désirant y pourvoir : Sa Majesté a ordonné et ordonne que conformément à ces Edits, Déclarations et Ordonnances, le procès sera fait et parfait à tous prédicants qui dans ladite Généralité auront convoqué ou convoqueront des assemblées, et qui y auront prêché ou y prêcheront, et y ont fait ou feront aucunes fonctions, ensemble à tous et un chacun des sujets de Sa Majesté de quelque état et condition qu’ils soient, lesquels se sont trouvés ou se trouveront ci après dans les dites Assemblées, et qui y seront pris en flagrant délit, — voulant Sa Majesté qu’ils soient condamnés aux peines portées par les Edits, Déclarations et Ordonnances. Et cependant à l’égard de ceux que l’on saura avoir assisté aux dites Assemblées, mais qui n’auront pas été arrêtés sur le champ, veut et entend Sa Majesté que par les ordres du Sieur Intendant et Commissaire départi en la dite Généralité, les hommes soient envoyés incontinent et sans forme, ni figure de procès sur les galères de Sa Majesté pour y servir comme forçats pendant leur vie, et les femmes et filles recluses à perpétuité dans les lieux qui seront ordonnés. Mande et ordonne Sa Majesté au dit Sieur Intendant et Commissaire départi en la dite Généralité de Montauban, et à ses Baillifs, Sénéchaux et autres Officiers et Justiciers qu’il appartiendra, de tenir chacun en droit soi la main à l’exacte observation de la présente Ordonnance

      Signé : Louis. Par le roi : Phélypeaux. »

Le 22 mai, parut une nouvelle ordonnance d’après laquelle, si les religionnaires d’un arrondissement voisin assistaient à une assemblée, outre l’amende qui frappait l’arrondissement dans lequel s’était tenue l’assemblée, une seconde amende devait frapper l’arrondissement entier dont faisaient partie ces religionnaires. Il y avait double profit. — Archives de l’Hérault. C. 160.

Nous passons les ordonnances ridicules, telles que celle-ci : Défense aux cabaretiers de la province du Languedoc de recevoir à l’avenir dans leur cabaret les religionnaires venant à des heures indues, allant ou venant des assemblées.]

Ainsi, sur un soupçon, sur un bruit, les portes des prisons s’ouvraient et les pontons des galères. Nulle enquête, nul jugement. Autrefois, l’intendant jugeait avec sept gradués assesseurs : c’était trop long ; il pouvait juger seul maintenant « sans autre forme ni figure de procès. »

Louis XV au surplus pouvait compter sur le zèle et l’activité de ses agents. Le nouvel intendant du Languedoc, le successeur de Bernage, Le Nain, baron d’Asfeld, petit-neveu du célèbre historien janséniste, n’était point homme à hésiter devant une mesure ; il s’acquittait des ordres qu’il recevait avec la rigide ponctualité que le sujet doit à son roi. En apprenant sa nomination, les protestants du Languedoc frémirent : « Le caractère de cet intendant est dur, écrivaient-ils ; il a menacé les protestants avant que d’avoir l’autorité en main : que fera-t-il à présent que l’on vient de la lui conférer ? » — L’avenir justifia ces craintes. Le Nain devait attacher son nom aux plus cruelles condamnations qui eussent encore frappé les religionnaires de cette provinceb.

b – Le Nain remplaça Louis Bazile Bernage en 1745. N° 1, t, XVIII, p. 55 (janv. 1746.)

Alors dans la France entière se déchaîna la persécution.

Dans un mémoire, parlant de l’état des protestants, Court disait : « Ils ne se croyent en sûreté nulle part ; ils craignent partout également. Ils craignent dans leurs maisons, dans les rues, dans les places publiques, dans les villes et la campagne, et dans les déserts même. Ils craignent pour leurs personnes, pour celles de leurs amis ; ils craignent pour leurs biens qu’on leur enlève de toutes manières ; ils craignent le présent, ils craignent l’avenir…c » Voilà les généralités, voici les faits.

c – N° 17, vol. Z, p. 289. Ce mémoire n’a pas été publié, mais il dut être comme la première forme du Mémoire historique de 1744.

En Dauphiné, dans les premiers jours de l’année 1745, un détachement de la maréchaussée, accompagné de troupes régulières et suivi du bourreau, courut la province, jetant partout la terreur. Un de ses hauts faits fut d’arrêter un pauvre homme qui se mourait ; on l’arracha de son lit et on le traîna en prison. Le pauvre homme mourut en route. — Au mois de février, il fut prouvé que les protestants se réunissaient dans une caverne située sur les terres d’un gentilhomme. Le gentilhomme fut condamné à une amende de mille écus, et enfermé pour un an dans la tour du Cret. — Au mois de mars, un pasteur, Louis Ranc, ayant été pris récemment à Livron, tandis qu’il allait baptiser un enfant, fut conduit à Die et pendu. Il venait à peine de rendre le dernier soupir que le bourreau coupa la corde, trancha la tête, et fit traîner le cadavre dans les rues de Die par un jeune protestant. Ce même mois, le parlement de Grenoble renouvela tous les arrêts, édits et ordonnances précédemment rendus contre les religionnaires.

[« Le parlement de Grenoble a rendu aussi, le 12 avril 1746 dernier, un arrêt qui condamnait à diverses reprises cent cinquante personnes : MM. Vouland, Rouland, Descours, Du Noyer, Du Buisson, Ranc, Paul Faure, tous ministres ou proposants, à être pendus par contumace et exécutés en effigie à la place du Brueil à Grenoble, aussi bien que Rouland frère du ministre ; les nommés Berlin, Louis Noir, Jacques Gaillard, Jean Jacques Emeri et Jean André Pommier aux galères, les trois premiers par contumace et les deux derniers réellement. Six sont condamnés au bannissement, les uns pour dix ans et les autres pour cinq, deux aux prisons pour cinq ans, et ces huit personnes à une amende de 10 livres » N° 7, t. VII, p. 139. V. aussi n° 17, vol. Z, p. 13, le récit de la mort de Ranc.]

En avril, Jacques Roger, l’illustre et vénérable ami de Court, l’apôtre du Dauphiné, l’homme pieux et infatigable qui depuis tant d’années évangélisait les Églises de cette province, fut pris et conduit à Grenoble. Il fut condamné à mort.

« Dès qu’il fut informé de la sentence rendue contre lui, il saisit le premier moment qui se présenta de passer dans une basse-cour où il savait qu’il pouvait aisément être entendu de plusieurs protestants qui étaient prisonniers de l’autre côté, et il leur dit que le jour heureux était arrivé où il devait sceller de son sang les grandes vérités qu’il leur avait enseignées. Il les exhorta à être fermes et immuables dans la religion, laquelle ils avaient par la grâce de Dieu jusqu’ici professée. Il leur parla dans un style si fort et si pathétique qu’ils fondaient tous en larmes. Sur les quatre heures de l’après-midi il fut conduit au lieu du supplice. En sortant de la prison, il chanta à voix haute le psaume 51. »

[N° 17, vol. Z, p. 107. Roger avait été arrêté aux petites Vachères. V. Le Papisme toujours le même, prouvé par des exemples tirés de la persécution qu’on exerce actuellement contre les protestants du midi de la France. Londres. Imprimé par J. Olivier, 1756. Traduit de l’anglais.]

On le pendit sur la place du Breuil. Son corps resta vingt-quatre heures au gibet, après quoi, il fut traîné dans les rues et jeté dans l’Isère. Roger était un vieillard de quatre-vingts ans. — En octobre, sept personnes furent condamnées aux galères, une jeune femme à être fouettée publiquement. On laisse de côté les amendes. — Au mois d’avril 1746, cent cinquante personnes furent frappées de différentes peines. Sept étudiants ou pasteurs furent pendus en effigie. Il fut défendu à sept couples de cohabiter à moins de faire réhabiliter leurs mariages par leurs prêtres respectifs. Quatre maisons furent démolies pour avoir servi d’asile à des prédicants… Il faut en passer. Ce furent les principaux événements qui, dans l’espace de deux ans, s’accomplirent dans la seule province du Dauphiné.

En Languedoc, depuis le mois de septembre 1744, les prisons et les galères ne cessèrent de se remplir. Touchant détail ! La maréchaussée vint prendre un jour à leurs parents leurs jeunes filles. Comme on les emmenait en voiture, de la portière, à leurs amis, à leur mères affligées, celles-ci criaient : « Nous allons en exil : nous y allons avec plaisir. Ne vous découragez point. Que votre zèle soit toujours le même ; ne cessez point d’assister à nos saintes assemblées. Le Dieu tout-puissant se montrera lui-même notre gardien et notre libérateur ! » En décembre, deux compagnies de dragons furent mises en garnison chez les protestants de Milhau, en Rouergue. Elles y restèrent cinq mois, et Milhau fut ruiné. La même mesure fut appliquée dans la généralité de Montauban et en d’autres endroits. On sait ce qu’avaient été jadis les dragonnades et quels affreux abus en étaient le résultat, les vieilles traditions ne s’étaient pas perdues. Cette soldatesque conduite par ses chefs, pillait les maisons, et détruisait pour la joie de détruire. Elle volait l’argent, enfonçait les armoires, déchirait le linge, pénétrait dans les caves et versait le vin, tombait l’épée à la main sur le bétail et la volaille. Folies de dragons en belle humeur ! — Un d’eux, dans un village, voulut violer une jeune fille ; la jeune fille jeta des cris et prit la fuite. Les paysans accoururent, sans armes, pour la défendre ; aussitôt la troupe fit feu, et un vieillard fut tué sur place. Quant aux prisonniers, les cavaliers les attachèrent à la queue de leurs chevaux et les conduisirent ainsi à Montauban. Une enquête fut ouverte. On nous entourait, dit le maréchal de logis, une sédition allait éclater, nous avons dû faire feu pour nous dégager. Le maréchal de logis fut écouté, les protestants passèrent pour s’être révoltés, et sept autres compagnies, plus toutes les brigades des maréchaussées du canton, furent mises chez eux à discrétion. Castres, Sainte-Foy, Puylaurens, ne furent pas mieux traités ; Uzès, le Vigan, Ganges, Alais payèrent de lourdes amendes. Mont-Redon, Vabres, Berlats, petites Églises, villages de quelques centaines d’habitants, furent condamnés chacun à trois et six mille livres, et durent en outre solder les frais toujours considérables des procédures. Nîmes fut frappée d’une amende de onze cents livres, parce qu’une assemblée s’était tenue sur son territoire. Au mois de novembre suivant, nouvelle assemblée, nouvelle amende. Cependant, comme il y avait récidive, on tripla l’amende ; elle fut portée à quatre mille livres ! Encore à Nîmes se montrait-on indulgent ! Au mois de mars de cette même année, dans le haut Languedoc, une assemblée se réunit près de Mazamet. Survint une compagnie de dragons qui fit feu sur la multitude désarmée ; trois protestants furent blessés, vingt furent arrêtés, le reste se dispersa. Pour les prisonniers, ils furent condamnés aux galères par l’intendant de Montpellier. Une autre assemblée, du côté de Saint-Hippolyte, fut en novembre surprise de même. Les soldats à plusieurs reprises tirèrent et l’on fit plusieurs prisonniers qu’on relâcha plus tard. Pourquoi ? On ne sut. On ne rend jamais compte des mesures arbitraires.

Toutes ces scènes et de plus terribles se reproduisirent en Vivarais. Mais on oublia facilement les infortunes privées devant un grand et irréparable malheur public qui atteignait tous les fidèles. Au mois de décembre, un des pasteurs de cette province, un tout jeune homme, Désubas, fut pris par les soldats, et conduit à Vernoux. Sur la route, un grand nombre de protestants, — hommes, femmes, enfants, — se présentèrent au-devant de l’officier qui commandait le détachement, et le supplièrent de relâcher le prisonnier. L’officier, un peu troublé sans doute, répondit que leur demande pouvait être juste, mais ne pouvait être exaucée par lui, et qu’ils vinssent la répéter eux-mêmes aux magistrats de Vernoux. La foule, confiante, suivit les soldats et entra dans la ville. Là, que se passa-t-il ? Y eut-il provocation ? Toujours est-il, qu’à peine les protestants s’étaient engagés dans les rues, les catholiques de toutes parts, des portes, des fenêtres, firent feu sur eux. Trente personnes furent tuées, plus de deux cents blessées, et beaucoup moururent de leurs blessures. Les survivants voulaient se venger, prendre les armes, en venir aux mains. Mais les pasteurs parvinrent à les apaiser. Ils firent plus. Ils écrivirent aussitôt à l’intendant, protestant de leur innocence, de leur fidélité, et qu’il n’y avait eu dans cette affaire ni sédition, ni pensée séditieuse. Les malheureux étaient obligés de se justifier ! On avait cependant conduit Désubas à Nîmes, et de Nîmes on devait le diriger nuitamment sur Montpellier. Comme le jeune prédicant avait l’affection de tous, on résolut de faire une tentative pour l’enlever à ses gardiens. Des paysans se mirent en embuscade sur la route et attendirent le passage de l’escorte. Paul Rabaut l’apprit, sauta sur un cheval et tombant au milieu des paysans, il les adjura de ne point attaquer les soldats, d’abandonner leur projet ; il fut écouté et l’escorte passa, sans être inquiétée. Mais Désubas fut enfermé dans la citadelle de Montpellier, mis en jugement et condamné à être pendu. C’était en hiver. Il fut mené au lieu du supplice, les jambes nues, couvert d’une veste de toile légère. Arrivé devant la potence, on brûla sous ses yeux ses livres et ses papiers, et on le livra au bourreau. Au moment fatal, quelqu’un lui présenta à baiser un crucifix, mais lui, détournant la tête, leva les yeux au ciel ; quelques instants après il était mort. (N° 17, vol. Z, p. 69.)

En Guyenne, l’intendant de Tourny apprit que des assemblées se tenaient à Sainte-Foy et « les petites villes, bourgs ou paroisses du voisinage. » Il manda aussitôt qu’on les dispersât par tous les moyensd. Il fit en même temps afficher les dernières ordonnances du roi.

d – Archives de la Gironde. C, nos 4 et 5. (Mars, 1745.)

[« De par le Roi,

Nous faisons défense à toutes personnes de l’un et de l’autre sexe, de quelque état, âge, qualité et condition qu’elles soient de s’assembler sous prétexte de religion, ailleurs que dans les lieux accoutumés et que pour assister aux prières ordinaires à l’Église Catholique, Apostolique et Romaine, sous les peines les plus sévères, telles qu’elles sont prononcées par les Edits, déclarations et ordonnances de Sa Majesté. Sera la présente ordonnance affichée dans les villes et paroisses de notre département ou nous l’enverrons et publiées aux prônes d’icelles par les curés.
Fait à Bordeaux, ce 24 fév. 1745.

      « Signé : Aubert de Tourny. »

Archives de la Gironde. C, nos 4 et 5.]

En Saintonge, un nommé Elie Vivien fut fait prisonnier et convaincu d’avoir convoqué des assemblées et d’y avoir prêché. On le condamna à faire amende honorable devant la porte de l’église cathédrale de la Rochelle, nu-tête, en chemise et la corde au cou. Lorsqu’il eut déclaré à haute et intelligible voix qu’il avait méchamment et comme malavisé assisté et prêché aux assemblées, l’exécuteur de la haute justice s’approcha, prit ses livres, les amoncela en bûcher et y mit le feu. Cela fait, Vivien subit le dernier supplice. Son corps resta vingt-quatre heures à la potence, et fut ensuite porté aux fourches patibulaires « pour y rester jusqu’à entière consommation. » Ce fut la plus terrible exécution que virent les protestants de Saintonge.

Les religionnaires étaient atterrés. Leurs pasteurs pouvaient dire d’eux ce que Laferrière disait de ceux d’une grande Église : « Tout Nîmes a pris l’épouvante et l’on ne l’a que trop imité dans les environs ; en sorte que ces nombreuses assemblées ont eu le sort de l’armée de Gédéon. » Tout à coup, vers le mois de mai 1746, la persécution parut se ralentir ; les religionnaires eurent un moment de répit.

La France était depuis longtemps engagée dans une guerre désastreuse. Elle avait contre elle l’Angleterre protestante, l’Autriche et le Piémont qui la menaçaient à ses portes. La cour dans ces conjonctures vint à apprendre que des émissaires anglais parcouraient le Languedoc et cherchaient à soulever les religionnaires. Elle s’effraya. Si cette province se révoltait en effet, et si les Piémontais, envahissant la Provence, se joignaient aux protestants en armes, elle courait un grand péril, suivi peut-être d’un irréparable désastre. L’intendant reçut l’ordre de surveiller attentivement les protestants et il le transmit à tous les commandants du Languedoc.

Un de ces derniers, écrivit aussitôt à Le Nain ;

« … Votre attention pour la tranquillité de cette province redoublant la mienne, j’ai découvert que lors de la guerre qu’un conseil passionné éleva entre la France et l’Espagne, le cardinal Alberoni avait dépêché un émissaire nommé Scipion Soulan pour faire soulever les nouveaux catholiques des Cévennes, sur l’espérance d’un puissant secours, mais que M. le duc d’Orléans par un effet de sa pénétration avait fait échouer cet indigne projet. Le moyen le plus efficace qu’il employa fut de faire agir un ministre nommé Basnage retiré à Rotterdam, dont il avait éprouvé la fidélité dans d’importantes négociations. »

Et il émettait respectueusement l’avis qu’on ferait bien de réimprimer, en y ajoutant un avant-propos, la lettre pastorale que l’illustre pasteur avait écrite à cette époque.

Le Nain en écrivit sur-le-champ à Saint-Florentin ; Saint-Florentin approuva le conseil, et le vieil ouvrage fut remis sous presse. Bientôt le livre paraissait avec une préface qu’un pasteur du Désert était censé avoir composée. Ce pasteur était probablement l’intendant. L’édition entière fut mise en paquet, et on la répandit dans toute la province. Nîmes eut des exemplaires, le Vigan, Castres, Puylaurens, les autres villes et les gros bourgs. La distribution de cet écrit donna même lieu à une plaisante aventure. Le Nain avait négligé de mettre dans la confidence tous ses subdélégués. Un comte de Caraman ayant par hasard remarqué au bureau de poste de Toulouse douze petits paquets de la même grosseur, cachetés du même cachet, et qui pouvaient contenir deux feuilles d’impression pliées in-12, pensa que cet envoi pouvait renfermer quelque mémoire concernant les protestants. Tout ému, il s’adressa au premier président, et le premier président au subdélégué. Un des paquets fut ouvert, et l’Instruction pastorale mise au jour ! Grand émoi. Le subdélégué donna immédiatement avis au secrétaire de l’intendant. Mais celui-ci avec un sourire :

« C’est par les ordres de M. l’intendant qu’on envoie de Montauban aux religionnaires du haut Languedoc une Instruction pastorale qui a été faite dans la vue de les empêcher d’assister aux assemblées. Ainsi il est inutile de se donner aucun mouvement à cette occasion ; je dois cependant vous prévenir que c’est avec beaucoup de mystère et de secret qu’on fait répandre cet écrit, et qu’on a pris toutes les mesures imaginables pour que les religionnaires ne puissent point soupçonner de quelle main il leur vient, sans quoi, vous jugez bien qu’on n’en retirerait aucun avantage. »

Le subdélégué se rassura, les paquets arrivèrent à leur destination, l’édition s’épuisa, et les protestants jouirent pendant quelques jours d’une tranquillité relative. La face des choses changea si bien que beaucoup de religionnaires dont l’intention était d’émigrer, abandonnèrent momentanément leur projet.

Quelques mois après, la cour retombait dans les mêmes, terreurs. Les troupes françaises battues en Italie, près de Plaisance, s’étaient retirées derrière le Var, et au mois de septembre, quarante mille Autrichiens envahissaient la Provence. Les Anglais bloquaient Marseille et venaient d’opérer une descente en Bretagne. Pour la seconde fois, le bruit courut que les alliés avaient des intelligences avec les protestants, que des émissaires couraient le pays et le poussaient à la révolte. Le Nain, très inquiet, sentait ses craintes s’accroître par la présence de l’ennemi. Il fallait avant tout s’assurer des dispositions des religionnaires, et étouffer dans son germe tout désir d’insurrection, s’il en existait. Le Nain avait à sa dévotion un négociant de Montpellier, protestant, nommé Amiel. Il le chargea d’aller voir ses coreligionnaires et de le tenir au courant de leurs desseins. Amiel ne pouvant s’acquitter lui-même de la commission, s’adressa à un avocat du haut Languedoc : Resch, et à un marchand de Nîmes : Maigre. Il disait à Resch :

« J’ai cru, Monsieur, pouvoir me confier à vous, pour vous prier, ma lettre reçue, de partir subito et incognito, pour vous rendre aux endroits où peuvent être MM. Viala, Corteiz, Olivier et autres ministres des diocèses ci-devant nommés, à l’effet de leur communiquer, chacun en particulier, la présente lettre, sonder leurs sentiments et prendre de chacun une lettre qu’il faut qu’ils écrivent à M. Le Nain pour lui apprendre ce qu’ils pensent là-dessus, ce qu’ils prêchent au peuple, et notamment qu’ils n’ont avec les Anglais aucun commerce, directement par des émissaires, ni par correspondance, en supposant, comme je le crois, que cela est sûr ; au contraire, qu’ils prêchent au peuple la patience, la paix, une parfaite obéissance à notre bon roi et que dans tous les temps, surtout dans une descente anglaise, comme celle qui vient d’avoir lieu en Bretagne, les protestants seront les premiers à prendre les armes et à s’exposer à perdre leurs vies et leurs biens pour le maintien de la couronne de France… Quittez toutes affaires et rendez-vous incessamment auprès des ministres ; l’affaire presse ; elle est de la dernière conséquence à tous égards. Je m’en rapporte au surplus à votre prudence. Mais je dois vous observer que, dans les lettres que les ministres écriront, il n’y ait point de fatras, ni de demandes de grâces ; ils doivent seulement s’attacher à la question anglaise, et à prévenir qu’ils ne se lieront jamais à eux contre la France. Voilà l’objet le plus principal duquel ils ne doivent point s’écarter. »

Une copie de cette lettre fut adressée à Maigre. Ces deux personnages n’hésitèrent point à accepter la commission, et munis de pleins pouvoirs, ils se mirent immédiatement en marche, l’un pour le haut, l’autre pour le bas Languedoc et les Cévennes. On touchait à la fin du mois d’octobre : pas un instant n’avait été perdu. Maigre entra en rapport avec Rabaut, Pradel, Bedonnai ; il s’engagea ensuite dans les Cévennes, vit Boyer et Laferrière, et revint à Montpellier. Resch de son côté vit les pasteurs du haut Languedoc ; Viala, Corteiz, Loire. Partout ils recueillirent les assurances d’un inaltérable attachement à la personne du roi. Le 1er novembre, les ministres du bas Languedoc, réunis à la hâte, écrivirent à Le Nain :

« Monseigneur, nous n’avons aucune connaissance de ces gens qu’on appelle émissaires et qu’on dit être envoyés des pays étrangers pour solliciter les protestants à la révolte. Nous avons exhorté et nous nous proposons d’exhorter encore dans toutes les occasions nos troupeaux à la soumission au souverain et à la patience dans les afflictions, et de nous écarter jamais de la pratique de ce précepte : « Craignez Dieu et honorez le roi.

Nous avons l’honneur d’être, avec le plus profond respect » Monseigneur, vos très humbles et très obéissants serviteurs. »

Cette lettre collective si claire, si loyale, ne parut point suffisante. Chaque pasteur tint à honneur de s’adresser en particulier à l’intendant pour protester de son dévouement et de celui des religionnaires. Celui-ci jurait qu’il travaillerait comme par le passé à inspirer aux fidèles ces sentiments de patience, de soumission et de fidélité, qui les avaient fait jusqu’à présent admirer. Celui-là s’affligeait des injurieux soupçons qui pesaient sur les protestants. Celui-là encore se disait victime d’une calomnie et affirmait qu’il n’avait jamais eu de correspondance avec les Anglais. « Pour les émissaires de cette nation qu’on suppose s’être introduits dans le haut Languedoc à notre sollicitation, c’est une imposture dont le démon seul est capable. » « Il est vrai, écrivait Rabaut, que les protestants ont beaucoup souffert, en diverses provinces du royaume soit dans leurs personnes, soit dans leurs enfants, soit en leurs biens, et que cela pourrait faire craindre que les exhortations des pasteurs n’eussent pas tout le succès désiré ; mais Votre Grandeur me permettra de lui dire qu’on n’a rien négligé pour former les protestants à la soumission, à la patience et au détachement du monde, qu’on a tâché de leur inculquer que la fidélité envers le souverain est un article capital de notre religion et que personne parmi nous ne peut se dispenser de ce devoir. »

Ainsi, sous le coup d’une nouvelle persécution, ces hommes trouvaient en eux-mêmes assez de pardon, assez de charité pour rassurer leurs persécuteurs. Victimes depuis deux ans des rigueurs royales, ces infortunés traqués par les espions et dont la tête était mise à prix, venaient bénir la main qui les frappait et protester de leur pieuse soumission, sans discours, sans enflure, tout simplement, et sans paraître se douter de la grandeur de leur conduite !

Le Nain se tranquillisa, et la cour aussi. Passant même d’une extrême frayeur à une extrême confiance, il fit bientôt une démarche qui montrait bien ses nouveaux sentiments. Un des pasteurs du haut Languedoc, Loire, lui avait écrit : « Plut à Dieu que Sa Majesté voulut nous faire la grâce de mettre à l’épreuve ses sujets protestants en leur fournissant quelque occasion de se signaler pour son service et celui de sa couronne ! » Ses agents affirmaient en même temps que les religionnaires seraient heureux de donner des preuves de leur dévouement en marchant contre les ennemis du royaume. « Je ne puis qu’applaudir, répondit Le Nain, au zèle et aux bons sentiments qu’ils témoignent en cette occasion et je ferai usage de leur bonne volonté, si le cas le requiert. » Et il les pria de s’informer quelles seraient, par exemple, les forces que les protestants des diocèses d’Alby, Castres, Lavaur et Saint-Pont pourraient au besoin mettre sur pied de guerre. Le pasteur Boyer reçut une commission semblable. Il parcourut les Églises du bas Languedoc et des Cévennes ; quelque temps après, il mandait à l’intendant que les protestants n’attendaient que ses ordres pour sacrifier leur vie au service du roi. Cependant, un colloque s’était réuni dans le haut Languedoc. Les prédicants de cette contrée s’y étaient joints aux anciens, et les uns voulaient qu’on promît l’appui des religionnaires, mais sans fixer le nombre des combattants, les autres qu’on offrît à l’intendant dix ou quinze mille hommes. La discussion se termina heureusement. Le Nain fut bientôt informé que le haut Languedoc fournirait deux bataillons qu’armerait le gouvernement et qu’il entretiendrait à ses frais.

Dans cette dernière circonstance, la cour s’était cru obligée de suspendre momentanément l’exécution de ses ordres sinon dans toute l’étendue du royaume, du moins dans la province où l’on redoutait un soulèvement. Il est vrai, les passe-ports étaient soigneusement visités à la frontière, les religionnaires de Paris ne pouvaient plus se rendre à la chapelle de l’ambassade de Hollande, des enlèvements d’enfants avaient eu lieu en Normandie, et des amendes frappaient encore quelques localités ; mais en Languedoc et même en Dauphiné, les amendes étaient plus rares, les prisonniers étaient relâchés, les assemblées moins inquiétées.

L’année 1747 s’ouvrit au milieu des espérances renaissantes. Les premiers mois s’écoulèrent assez tranquillement. On se remettait de ses alarmes. De Nîmes, Paul Rabaut faisait savoir qu’il n’y avait plus ni prisonniers, ni amendes. Mais il ajoutait : « Cela durera-t-il ? Dieu le sait, et comme nous sommes sous sa main, nous nous abandonnons aux soins continuels de sa divine providence, et attendons tout de sa bonté. » Or, au moment où il écrivait ces lignes, une ville des Cévennes et son arrondissement étaient frappés d’une amende de 500 livres pour crime d’assemblée. On passait ainsi tour à tour de la crainte à l’espérance, n’osant compter sur l’avenir et se fiant à peine au présent. Cependant les signes d’un orage prochain se multipliaient. Çà et là, les gouverneurs faisaient peser de nouveau leur lourde main de fer, et le clergé que les événements politiques avaient l’année précédente rendu moins exigeant, demandait avec persistance de nouvelles mesures de rigueur.

Le moment était favorable. Les troupes alliées avaient été obligées de rétrograder pour assiéger Gènes, et bientôt d’abandonner ce siège. Belle-Isle venait de conquérir le comté de Nice et menaçait le Piémont. On ne craignait plus les protestants : la persécution recommença.

Dans le Poitou, Chabannes qui n’était pas tendre et qui commandait les troupes à la Rochelle, écrivait : « Je voudrais placer dans Saint-Maixent, Niort et Fontenay deux escadrons de Chabrillant, un bataillon de la Couronne dans Mesle et les plus gros villages circonvoisins rapprochant de Niort d’une part et de Manzé de l’autre ; vous jugerez par l’état des paroisses qu’habitent les principaux des religionnaires, les motifs que je puis avoir. Quant aux deux autres escadrons de Chabrillant, je les placerai dans l’Aunis et la Saintonge. » Au mois d’avril, les cavaliers de la maréchaussée vinrent dans un village s’emparer d’un pauvre homme accusé d’avoir exercé les fonctions de prédicant. Quelques femmes, le voyant garrotté, poussèrent des cris. Un des cavaliers tira sur elles. Alors, de tous côtés, on accourut ; ils se sauvèrent. Le même jour, dans un autre village, des archers arrêtèrent un protestant. Ses coreligionnaires voulurent le défendre, des archers leur tirèrent des coups de pistolet.

En Normandie, les enlèvements d’enfants continuèrent comme par le passé.

« La fureur de nos ennemis augmente, écrivait Paul Rabaut. En vain, avons-nous donné les assurances les plus fortes de notre fidélité et de notre obéissance, en vain, avons-nous souffert sans nous plaindre les traitements les plus rigoureux, on continue à sévir contre nous, et les dernières persécutions renchérissent sur les précédentes. »

Dans le Languedoc, Montauban, Réalmont, Saint-Ambroix, Montpellier, Nîmes, Puylaurens, Ganges, plusieurs autres villes, furent accablés d’amendes. A Quint et à Sainte-Foy deux personnes furent condamnées à mort par le parlement de Bordeaux, et exécutées en effigie.

En 1748, dans le comté de Foix de nouvelles amendes frappèrent les arrondissements de Mazères, du Mas d’Azil, de Saverdun. Les protestants qui ne purent pas les payer, furent traînés en prison.

Dans le Languedoc, Le Nain fit exécuter à Montpellier, Jean Desjours, convaincu d’avoir fait partie du rassemblement qui, deux ans auparavant, avait réclamé à Vernoux le pasteur Désubas. Revel et Castelnau de Bressac donnèrent au fisc deux mille livres ; Uzès eut trois prisonniers et la même somme à payer. Près de Saint-Ambroix se tint un jour une assemblée. Survint un détachement. Les femmes et les filles furent dépouillées, insultées, violées, et quelques hommes furent blessés.

Les mêmes scènes qui avaient effrayé l’année précédente la Normandie, se renouvelèrent avec plus de fréquence ; Caen et Rouen furent terrifiés : un grand nombre de familles se virent enlever leurs enfants.

Dans le Dauphiné, comme la persécution se ralentissait, un curé voulut la ranimer : dans ce but, il calomnia. Les protestants, dit-il, l’avaient empêché de célébrer la messe, et avaient voulu l’assassiner. C’était un mensonge. Le juge criminel de Valence informa, découvrit l’imposture. Le prêtre confus chargea le prieur de Montélimar et prétendit qu’il n’avait menti qu’à son instigation. L’affaire en resta là. Au mois de septembre arriva un triste événement. De Lausanne était récemment venu en Dauphiné un jeune prédicant. Il s’appelait Arnaud, mais en Suisse on le connaissait sous le nom de La Plaine et en France, depuis son retour, sous celui de Duperron. A peine arrivé, il était tombé malade, et à peine guéri, on l’avait fait prisonnier. Les jésuites le circonvinrent, cherchèrent par la menace de la mort à le faire abjurer. Mais lui : « Si je n’ai pas la gloire de résoudre toutes les objections qu’on peut me faire avec autant de netteté que je le souhaiterais, j’aurai du moins celle, avec le secours de Dieu, de ne perdre jamais de vue mon devoir. » Il ne l’eut pas. Cinquante-quatre conférences et la crainte du supplice triomphèrent de son courage : il finit par apostasier. C’était le premier pasteur qu’épouvantait depuis 1715 la perspective du gibet.

Cependant la France épuisée d’hommes et d’impôts, après Lawfeld, après Berg-op-Zoom, venait d’accepter la paix que les alliés lui offraient. Des négociations s’ouvraient à Aix-la-Chapelle. Les religionnaires se prirent à espérer que leur bon droit serait défendu par les puissances protestantes belligérantes et qu’un terme serait mis à leurs maux. Il n’en fut rien. La paix se signa ; leur espoir fut encore une fois déçu.

La persécution suivit son cours, mais plus amère aux victimes : l’avenir se couvrait d’un voile sombre. L’apostasie d’Arnaud avait eu un douloureux retentissement. « Quelle affliction pour l’Église ! » s’écriait sans cesse Court. La mort du pasteur Claris, ce fougueux et irréconciliable adversaire de Boyer, vint ajouter à la tristesse générale. Courageux, hardi, sévère à lui-même et aux autres, intraitable dans ses colères, il avait fait beaucoup pour les religionnaires, et n’avait pas été un des moindres appuis pour soutenir dans ce temps d’ébranlement l’Église chancelante. Sa mort arriva en décembre : elle fut un nouveau sujet de douleur

L’année 1749 commença tristement… Mais faut-il continuer ? Faut-il épuiser cette lugubre et monotone liste des mêmes crimes commis, des mêmes souffrances héroïquement supportées ? Pourquoi non ? Sous quel prétexte montrerait-on moins de patience à raconter les douleurs des victimes, que celles-ci n’en montrèrent à les endurer ?

En Normandie, il y eut de nouveaux enlèvements d’enfants. Un d’eux fut pris et enfermé dans la maison des Nouvelles catholiques d’Alençon ; il s’évada. L’intendant l’apprit et ordonna aux archers de jeter le père en prison, s’il n’indiquait le lieu de la retraite de son fils. Le père ne put l’indiquer : on le jeta dans un cul de basse-fosse.

Dans le Dauphiné, un détachement de dragons surprit une assemblée. L’assemblée fut dispersée à coups de fusil, et l’on fit plusieurs prisonniers.

En Languedoc, l’intendant condamna pour crime d’assemblée quatre religionnaires aux galères, et son subdélégué de Perpignan en condamna deux. — De Revel, un gentilhomme fut conduit au fort de Brescou et sa femme jetée dans un couvent de Montpellier, pour n’avoir pas observé en se mariant les formalités prescrites. Un fait semblable eut lieu dans une ville des Cévennes. — A Lavaur, un riche négociant protestant mourut. Deux amis, la nuit, allèrent lui creuser une fosse ; ils étaient épiés : on les surprit, accabla de coups. Le lendemain, grand bruit autour de la maison mortuaire. Cependant on parvint, à force de prières et d’argent, à faire déposer le cadavre dans le lieu convenu. Mais la populace, ameutée par les pénitents blancs, courut vers la fosse, exhuma le corps, sépara la tête du tronc, et se préparait à lui faire subir des outrages plus grands encore, quand les archers survenant, empêchèrent de nouvelles profanations.

Eu Provence, il y eut de semblables scènes. On venait d’enterrer clandestinement un nommé Montagne ; les catholiques accoururent, prirent le cadavre et lui attachèrent la corde au col ; puis, le promenant à travers le village, au son du tambourin et du flageolet, ils le meurtrissaient de coups de talon, disant : « Ce coup est pour telle assemblée où tu as été ; celui-ci est pour celle-là : ah ! pauvre Montagne, tu n’iras plus au prêche à Lourmarin ! » Sous les coups, le cadavre creva. Ces fous furieux attachèrent les entrailles à des perches et les promenèrent en criant : « Qui veut de la Prêchaille ? » (Mémoire historique, p. 140.)

Dans l’Angoumois, l’Aunis, la Saintonge, plusieurs mariages avaient été bénis au Désert par les pasteurs. Le parlement de Bordeaux en cassa vingt-trois et défendit aux contractants « de se hanter, ni fréquenter, sous peine de punitions exemplaires. » C’étaient des concubinages, disait-il, et il déclara illégitimes les enfants qui en étaient issus. Six mois plus tard, en décembre, il renouvela contre sept ménages la même sentence et la menace des mêmes peines. « Hélas ! s’écriait Court, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. De tout temps, le vent de la persécution a nettoyé l’aire du Seigneur. »

Dans le Poitou, les archers poursuivaient un jeune protestant ; ils déchargèrent leurs armes sur lui, et le laissèrent mort derrière une haie. Quelque temps après, les soldats firent des prisonniers, dans une assemblée probablement ; un d’eux voulut fuir, il fut tué ; les autres furent conduits à Poitiers. Le 18 juillet, par ordre de l’intendant, un nommé Boursault fut pendu à Poitiers. Il avait aidé à arracher des mains de la maréchaussée, un de ses amis.

[Mémoire historique, p. 138, 125. — On tenait beaucoup à prendre les deux prédicants du Poitou : Pradon et Dubesset. — V. la curieuse correspondance qui s’engagea là-dessus. Pièces et documents, n° 14.]

En Languedoc, le 17 janvier, avait paru une ordonnance royale qui confirmait les déclarations et édits concernant les nouveaux convertis de cette province, attribuait au commandant des troupes et à l’intendant la connaissance des baptêmes et des mariages célébrés au Désert, ordonnait que le procès fût fait aux accusés du crime de relaps ou d’apostasie. Le 22 novembre, une assemblée se tenait aux environs d’Uzès. Un détachement parut. Selon l’habitude, les religionnaires furent poursuivis et dispersés à coups de fusil. Il y eut trois cents prisonniers qui furent condamnés à la prison, à l’amende et aux galères, mais il n’y eut pas de morts : c’était un progrès. Dans les Cévennes, quatre mariages furent déclarés nuls, et les contractants payèrent de gros frais de procédure. Au Vans, dans le Vivarais, trois femmes se trouvèrent dans le même cas. Le Nain apprit qu’à Cette un pasteur avait béni le mariage de deux religionnaires ; il les condamna à mille livres d’amende et à une aumône de vingt livres pour les pauvres ; il leur enjoignit en outre de se séparer, avec défense de cohabiter ensemble « jusqu’à ce qu’ils eussent fait réhabiliter leur mariage par leur propre curé, en observant les formalités prescrites par les saints canons et les ordonnances royales. » Vers la fin de cette même année, Rabaut avait réuni une assemblée près de Nîmes. La troupe survint, l’assemblée se dispersa. Quelques semaines plus tard, le même événement se reproduisit dans des circonstances analogues, avec cette seule différence qu’il y eut sept prisonniers. Le pasteur Pradel, un autre jour, avait convoqué les religionnaires à Uzès ; les soldats firent deux cents prisonniers, cinq hommes furent condamnés aux galères, deux femmes à la tour de Constance, et trente-huit personnes à six mois de prison.

Depuis la paix d’Aix-la-Chapelle la persécution s’était cependant un peu ralentie. Les amendes avaient été moins nombreuses, les condamnations plus rares. Il semblait qu’on se lassât de sévir, le pouvoir civil du moins. Il ne s’était pas toutefois épargné. Dans un mémoire qui parut plus tard pour servir d’instruction au maréchal de Thomond, il avouait que toutes les ressources avaient été épuisées. « Il y a eu des procédures, des décrets, des emprisonnements, des condamnations aux galères ; un ministre a été pendu. Il a été imposé et levé des amendes sur les arrondissements où il s’était tenu des assemblées. » Mais tous ces coups avaient été frappés sur une enclume trop dure pour en être ébranlée. Depuis longtemps, de Bèze avait dit :

Plus à me frapper on s’amuse,
Tant plus de marteaux l’on y use.

Après cette nouvelle, sanglante et longue expérience, — cinq ans ! et comment employés, on l’a vu ! — la cour s’arrêtait donc, revenait è la modération, à la clémence. Mais le clergé veillait. En 1745, le roi s’était engagé à extirper l’hérésie ; il l’avait essayé, n’avait pas réussi. Le clergé demandait qu’il réussît. Dans les provinces, celles du midi surtout, les évêques très ardents s’obstinaient opiniâtrement à la lutte, et voulaient en sortir vainqueurs. A Coutras, c’était M. de Saint-Jal ; à Lavaur, M. de Fontanges ; à Lodève, M. de Fumel ; c’étaient encore les évêques de Die, de Cahors, mais surtout celui d’Agen, M. de Chabannes, celui d’Alais, M. de Montclus et l’abbé de Caveirac.

[Montclus disait (Bullet., IX, p. 443) « que la cause de tous les maux dont l’Etat se plaignait, consistait en ce que les magistrats s’étaient relâchés de la sévérité des ordonnances, — qu’on ne risquait rien de persécuter les protestants, et que leur sortie du royaume n’était plus à craindre comme autrefois. » — N’oublions pas aussi que c’est en 1751 que l’évêque d’Agen envoyait au contrôleur général sa fameuse lettre « sur la tolérance des Huguenots dans le royaume. »]

D’ailleurs ils se sentaient appuyés à la cour. Depuis 1749, Saint-Florentin avait officiellement le département de la maison du roi, partant la direction des affaires religieuses ; sa réputation était faite ; son nom était au bas de toutes les mesures de répression. En outre, l’ancien évêque de Mirpoix, Boyer, avait la feuille des bénéfices ecclésiastiques, et c’était une créature des jésuites. L’intendant du Languedoc, Le Nain, venait il est vrai, de mourir. Mais tout intendant n’était-il pas aux ordres de la cour ? Au surplus, son successeur était merveilleusement disposé. Il était du parlement de Grenoble, et s’appelait Jean-Emmanuel de Guignard, vicomte de Saint-Priest.

En 1750, au mois d’avril, le clergé de France, réuni en assemblée générale, tint à Paris ses solennelles assises. Quand il fut question « des entreprises des religionnaires, » l’archevêque d’Albi et celui de Bordeaux, les évêques d’Alais, de Rieux, de Bayonne, de Gap, se plaignirent amèremente. Les prédicants, « gens sans aveu, » redoublaient d’audace ; les assemblées se multipliaient ; les baptêmes et les mariages étaient bénis au Désert ; des catholiques, « esprits légers et imprudents, » embrassaient la K. P. K. — On décida qu’un mémoire serait présenté au roi, et que l’on y réclamerait la mise en vigueur de l’édit de 1724. Il fut présenté. Louis XV répondit au député qu’il venait de donner les ordres les plus précis pour faire exécuter en Languedoc la déclaration de 1724, et qu’il en donnerait volontiers de particuliers, selon l’exigence du cas, pour les faire exécuter dans les autres provinces. Le clergé se déclara satisfait.

e – V. Collection des procès-verbaux, etc., t. VIII, p. 340.

Quelques mois plus tard, les soldats des dernières guerres arrivaient en Languedoc. « On commença, dit Rabaut, à mettre des détachements en campagne au mois de novembre 1750. »

Mais comment combattre le mal ? Jusqu’alors on s’était surtout attaqué aux assemblées ; on avait fait des prisonniers et imposé des amendes. Les galères s’étaient remplies, les gibets avaient été élevés, le fisc s’était enrichi ; — les religionnaires n’avaient pas été domptés. Ce système était convaincu d’impuissance. Il fallait en chercher un meilleurf. On s’attaqua à la famille.

f – Cette dernière persécution ne s’exerça qu’en Languedoc.

Voulez-vous, écrivait-on en 1750 à Saint-Florentin, voulez-vous ruiner en peu de temps le protestantisme ? Chassez du royaume les ministres et les proposants de cette secte. — Comment ? Enfermez dans un couvent les femmes de ceux qui sont mariés, dans une citadelle les pères de ceux qui ne le sont pas, et publiez bien haut que vous ne les rendrez à la liberté que lorsque fils et maris auront passé la frontière. L’expérience prouve l’efficacité du moyen. Le ministre Court serait encore en France, si sa femme n’avait pas été menacée du couvent, et le ministre Maroger, si la sienne n’avait pas été internée au monastère de Lodève. Ayez le courage de cette mesure : le succès n’est point douteux. Plus de pasteurs, plus de baptêmes, ni de mariages au Désert. « Les enfants qui cesseront d’être catéchisés ne suceront plus avec le lait, pour ainsi dire, des préventions que l’âge fortifie et qu’on a peine à détruire. Les pères et mères ne craignant plus les menaces et les reproches des ministres se rendront plus facilement aux instructions des curés, et ceux-ci soutenus d’ailleurs par l’autorité du roi, se rendront bientôt maîtres des enfants. La religion sera sauvée et l’Etat aussi. »

[V. Bullet., t. VII, p. 39. Nous disons 1750, non 1751, comme l’indique le Bulletin. Saint-Florentin répondit à cette lettre le 28 mai 1750. (V. Coquerel, t. II, p. 21.) Quel était l’auteur de ce mémoire ? Le même assurément qui envoya à l’intendant le signalement des pasteurs (V. Bullet., VII, p. 462.) Tout nous porte à croire, les dernières lignes surtout, que c’était le fameux espion Puechmille récemment recommandé à la cour.]

Quelque temps après, Saint-Florentin répondait : « Dans l’espèce d’impossibilité où l’on est d’arrêter les ministres et prédicants qui ne font que se multiplier en Languedoc, je suis assez porté à croire qu’il serait utile d’adopter en partie le projet que le sieur propose, et que l’on pourrait les intimider et même les écarter si l’on emprisonnait les femmes, leurs fiancées, leurs pères et mères, ou autres parents … »

Ce projet cependant fut provisoirement abandonné. D’autres mesures avaient été résolues ; elles allaient être mises en vigueur.

Le successeur de Le Nain, Saint-Priest, venait d’arriver en Languedoc en 1750. Il était chargé, dit Malesherbes, de deux missions : la première de faire entrer le clergé dans les vues du gouvernement sur les mariages des protestants ; la seconde de faire rigoureusement exécuter l’édit de 1724g. Dès son arrivée il s’acquitta de la seconde. Au mois de mars, deux assemblées s’étaient tenues, l’une dans un village du bas Languedoc, au Caylar, l’autre au Vigan ; les troupes les surprirent et firent des prisonniers ; trois d’entre eux furent enfermés au fort de Brescou. Quelques jours après, sur les bords du Gardon, un jeune prédicant prêchait : l’auditoire était nombreux. Le commandant d’Anduze arriva avec trente soldats, fit charger cette foule sans défense, et s’empara de quelques vieillards. Ceux qui avaient fui, revinrent sur leurs pas et demandèrent la mise en liberté des captifs. Le commandant, pour réponse, ordonna à ses hommes de faire feu : trois protestants furent tués, beaucoup d’autres blessés.

g – Malesherbes : Mémoire sur le mariage des protestants, p. 86.

Ce n’était qu’un prélude à de plus rigoureuses exécutions. On était après tout, habitué à ces façons péremptoires ; elles dataient de loin. Saint-Priest ne venait pas dans le Languedoc pratiquer la persécution comme l’avaient pratiquée ses prédécesseurs : il était porteur de nouveaux ordres.

Pourquoi le protestantisme n’avait-il pu être abattu ? On l’avait dit récemment : parce que l’enfant suçait avec le lait maternel des « préventions » que l’âge ne faisait que fortifier. L’enfant naissait, grandissait au Désert. Ainsi surgissaient chaque jour des jeunes gens qui comblaient les vides faits par la prison et le gibet. Les figures changeaient, non les cœurs. Mais qu’on enlevât les nouveau-nés à leur père, qu’on les fît baptiser selon les rites de l’Église, qu’on les envoyât, plus tard, aux écoles catholiques, et qu’on convertît ces jeunes âmes au dogme catholique…, n’était-il pas évident que le protestantisme mourrait d’épuisement ? Il fallait en effet des remplaçants à ceux qui périssaient. Or, quelle génération succéderait à celle dont les moyens de persécution et la mort naturelle auraient bientôt amené la fin ? — Raisonnement très juste ! On avait récemment essayé de l’appliquer dans plusieurs provinces, spécialement en Normandie. Que d’exécutions de ce genre ! Les mémoires du temps sont remplis de ces tragiques aventures. Dans une ville, un village, un enfant disparaissait. Où était-il ? Au couvent : quelques personnes pieuses y veillaient à son éducation… Mais c’étaient des faits isolés. La mesure n’avait jamais été générale. — Elle allait le devenir.

Il y avait en outre une raison politique. Le clergé seul, en conférant le baptême au nouveau-né, pouvait lui donner l’état civil. Dépositaire des registres, c’était lui qui affirmait la légitimité de l’enfant. Mais le religionnaire, depuis 1740 surtout, n’entendait pas que le curé baptisât son enfant ; il l’emportait au Désert, le faisait consacrer par le pasteur. Qu’advenait-il ? Le nouveau-né n’ayant pas été présenté à l’Église, l’Église ne le reconnaissait pas, le déclarait bâtard. Il en était de même des mariages. Les religionnaires faisaient bénir au Désert leurs unions, mais l’Église seule pouvait légalement joindre les contractants par des nœuds indissolubles. Elle déclarait donc illégitimes, et appelait concubinages les mariages des protestants. — Grand danger non seulement pour la religion, mais encore pour l’Etat ! Deux millions d’hommes vivaient à part, hors l’Église, hors la loi. L’assemblée générale du clergé n’avait point oublié de le dire au roi dans son dernier mémoire…

« La religion gémit de ces prétendus mariages ; elle ne peut les regarder que comme des concubinages publics et scandaleux ; ils ne peuvent trouver de protection et d’appui que dans la secte, et par là, ils sont pour ceux qui s’y sont engagés un nouveau lien qui les attache fortement à l’erreur et un nouveau motif de s’éloigner de l’Église qui les réprouve. Les enfants qui en proviennent formeront dans quelques années un peuple nouveau ennemi de l’Etat, de la religion et des lois qui les déclarent illégitimes, un peuple déterminé par honneur et par intérêt à soutenir et à défendre la secte qui justifie la tache de leur origine. »

Il fallait mettre un terme à ce scandaleux état de choses, et le faire cesser par tous moyens, les moyens fussent-ils excessifs, radicaux.

Donc, en 1751, au mois d’avril, le nouvel intendant du Languedoc, Saint-Priest, fit afficher dans la province entière une ordonnance qui défendait aux religionnaires non seulement de se marier au Désert, mais encore d’y faire baptiser leurs enfants.

[Remarquons qu’il suivait à la lettre les conseils donnés par l’évêque d’Alais dans sa lettre de 1751. Saint-Priest vint lui même à Nîmes, vers la fin de 1751, manda devant lui les principaux protestants et leur enjoignit de porter leurs enfants à l’église. N° 1, t. XXVI, p. 25.]

Cette ordonnance avait un effet rétroactif. Elle enjoignait aux parents de se rendre aux églises paroissiales et d’y conduire leurs enfants déjà baptisés « afin qu’on pût leur suppléer les cérémonies de l’Église romaine. » Un délai de quinze jours était accordé pour obéir. Ce délai expiré, les curés étaient chargés d’envoyer à l’intendant la liste des récalcitrants, et Saint-Priest se réservait le choix du châtiment. Il voulait cependant croire que personne n’oserait résister à ses ordres ; en tout cas, il annonçait qu’il serait inflexible.

Pendant quelques jours, les mesures restèrent en suspens. Une foire célèbre se tenait dans une ville du bas Languedoc, et beaucoup de religionnaires, hommes notables, marchands, négociants, s’y étaient suivant une ancienne habitude donné rendez-vous. On craignait de ne pouvoir pas agir efficacement.

Cependant tout était prêt. Les subdélégués avaient reçu les instructions de l’intendant, et ils les avaient transmises aux commandants, aux consuls, aux curés. Bientôt dans toute l’étendue de la province, les religionnaires reçurent l’ordre d’aller à l’église, se faire remarier ou faire rebaptiser leurs enfants. Mais ceux-ci étonnés de cette atteinte nouvelle portée aux droits les plus sacrés, restaient immobiles, et ne cédaient ni aux prières, ni à l’intimidation. Les uns écrivaient à l’intendant pour s’informer si ces dispositions cruelles émanaient de la cour ou de son autorité privée ; ils annonçaient que dans le dernier cas, ils désobéiraient. Les autres, malgré la menace des prochaines condamnations, persistaient dans leur muette obstination et refusaient de se rendre à l’église.

Il fallut recourir à la force. L’intendant savait sur qui ses coups devaient spécialement tomber. De chaque ville, de chaque village, les curés, les consuls ou le subdélégué avaient envoyé soigneusement à Saint-Priest la liste des récalcitrants. « Qu’hésitez-vous ? ajoutaient-ils. Faites des exemples ! » Saint-Priest inclinait naturellement vers la rigueur. Il marqua sur les listes qu’on lui présenta les principaux protestants, et il les livra à ses agents, qui n’attendaient pour agir que des ordres nouveaux.

Il y eut de terribles châtiments. Ici, les religionnaires furent accablés d’amendes, là, les prisons regorgèrent d’hommes, de femmes « et même d’enfants à la mamelle. » Le Languedoc se vit traité en pays conquis.

[Archives de l’Hérault. Lettres du subdélégué d’Alais, des consuls de Ganges, du Vigan, etc. (1751.) L’ensemble de cette correspondance forme plusieurs énormes liasses. Le Bulletin en a déjà publié (t. III, p. 479) un fragment. Nous en donnons un autre. V. Pièces et documents, n° 14. Il s’agissait du rebaptisement à Nîmes. V. Bullet., t. X. p. 69, les amendes qui frappèrent quelques gentilshommes.]

C’est alors qu’un espion aux gages de la cour fut assassiné. Par les protestants ? Peut-être. Mais rien n’est moins sûr. Il se nommait Lefèvre, et dirigeait les patrouilles qui recherchaient les pasteurs, et les détachements qui couraient sus aux assemblées. Un jour du mois de juin, on le trouva mort chez lui. Des mains inconnues l’avaient percé de coups de couteau. L’intendant fit faire des recherches pour découvrir les meurtriers, mais ses recherches furent vaines.

Une immense terreur cependant pesait sur le Languedoc. L’alarme était devenue si grande que les religionnaires abandonnaient leurs demeures et ne logeaient plus que dans les cavernes et dans les bois. « Les maisons demeuraient désertes, les déserts se peuplaient de fugitifs ; les terres restaient en friche ; celles qui étaient cultivées voyaient périr leurs moissons faute de mains pour les recueillir ; les fabriques étaient abandonnées, et le commerce ne faisait plus que languir. » Les catholiques, à la vue de ces bandes errantes de fugitifs, s’armaient ; les religionnaires se montraient très aigris, sombres, irrités ; une étincelle pouvait allumer la guerre civile. Saint-Priest, très ému, écrivit à ses subdélégués :

« Je suis informé que nombre de religionnaires de votre département, coupables de mariages ou baptêmes au Désert, ont quitté leurs maisons et se sont mis aux champs, dans la crainte qu’il n’y ait des ordres expédiés pour les emprisonner, comme plusieurs de leurs voisins. Si cette crainte est fondée, ils ont un moyen bien simple de la dissiper, en envoyant leurs enfants à leurs curés, pour leur faire suppléer les cérémonies du baptême ; mais si c’est par obstination et dans un esprit de désobéissance qu’ils ont pris le parti de la fuite, ils se flattent en vain qu’on dissimulera, ou qu’on oubliera leur entreprise C’est une résolution prise de les obliger à se mettre en règle, et ils se font illusion, s’ils espèrent que le roi changera de sentiment, ou que je négligerai l’exécution des ordres précis que S. M. m’a donnés à ce sujet. Je veux bien cependant et pour leur faire savoir que je n’userai de rigueur, que lorsqu’ils m’y forceront, leur donner encore un délai, afin que ceux qui ont pris l’alarme se’rassurent, et reviennent dans leurs maisons continuer la culture de leurs terres et de leurs récoltes. » (V. Mémoire historique, p. 56. 1er sept. 1751.)

Les protestants revinrent dans leurs demeures. A peine rentrés, ils furent de nouveau poursuivis. Ils prirent une seconde fois la fuite. « Ce sont toutes ces rigueurs, écrivait le secrétaire d’Etat à l’intendant, qui ont causé les désordres auxquels il s’agit de remédier, et non la tolérance que le clergé reproche assez ouvertement au gouvernement… Les lois pénales qu’il ne cesse de réclamer ont toujours été exécutées. Mais l’expérience de tous les siècles de l’Église montre assez qu’elles ne suffisent pas pour extirper l’hérésie, et que la douceur, la patience et la charité sont les véritables moyens que la Providence a elle-même employés et qu’elle a laissés aux pasteurs pour l’établissement de la foi. » Les mesures de Saint-Priest n’avaient eu en effet que de médiocres résultats, et le succès espéré était loin d’être complet. Il y parut bien, lorsqu’à la fin de l’année on voulut connaître la situation de la province. Si quelques communautés s’étaient montrées dociles, si quelques protestants avaient porté leurs enfants à l’église, combien d’autres, dans le bas Languedoc surtout, avaient persévéré dans leur conduite, et résolu de tout souffrir plutôt que de se soumettre aux ordres de l’intendant !

Saint-Priest cependant s’était engagé à vaincre. Il était très irrité des obstacles qu’il rencontrait, et décidé à les renverser. Ayant la force, il voulait avoir le triomphe. Il organisa des dragonnades.

En même temps qu’il se préparait à frapper ce coup, l’occasion se présenta d’épouvanter les populations. Au mois de janvier 1752, deux jeunes prédicants furent pris. « J’apprends avec bien du plaisir, par la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire, le 1er de ce mois, qu’enfin l’on a arrêté un prédicant. Du moins nous pouvons faire un exemple, et cet exemple pourra éloigner beaucoup de gens de cette espèce, qui avaient lieu de se persuader, par le long repos où ils ont vécu, qu’il était impossible de les surprendre. » L’un de ces deux jeunes hommes s’appelait François Bénézet ; l’autre, Molines, dit Fléchier. Le premier subit le dernier supplice à Montpellier, avec une admirable fermeté ; le second abjura et fut transféré au séminaire de Viviers. Quant aux femmes chez lesquelles s’était opérée la capture, elles furent enfermées à la tour de Constance.

[Sur Bénézet V. la complainte qui fut faite. Bullet., t. XIV, p. 258. On exécuta aussi Jean Roques, protestant de Beauvoisin, qui, pris dans une assemblée, avait mis en joue l’officier commandant le détachement. V. Mémoire historique, p. 126 et Archives de l’Hérault. C. 234.]

Après l’exécution de Bénézet, Saint-Priest écrivit : « Il est juste de faire payer au dénonciateur la somme qui doit lui appartenir. Le roi approuve la gratification de 480 liv. que vous avez fait donner à celui qui a procuré sa capture, et celle de pareille somme que vous vous proposez de faire payer aux dragons du régiment de la Ferronaye. » Dragon et espion ! Les deux métiers étaient lucratifs.

Tout allait à souhait. L’arrestation et la mort de François Bénézet venaient de répandre une salutaire terreur, et les mesures décrétées étaient en cours d’exécution. Ces dernières étaient fort simples. Elles consistaient à envoyer dans les villes et les villages récalcitrants un certain nombre de dragons ou de cavaliers de la maréchaussée. Dès leur arrivée, les soldats étaient placés dans les familles des religionnaires et leur remettaient un ordre ainsi conçu :

« Il est ordonné au Sr N… de faire porter à l’Église de sa paroisse ceux de ses enfants qui n’y ont pas encore été baptisés, et c’est dans trois jours, à compter depuis la date de la notification du présent ordre qui sera faite par le Sr N… de justifier dans ledit délai, par un certificat de son curé, du baptême de ses enfants ; — le tout, sous peine de désobéissance et d’être poursuivi incontinent après, suivant la rigueur « des ordonnances. »

Le père de famille était obligé de payer au cavalier quatre livres par jour, jusqu’à parfaite obéissance. S’il n’obéissait pas, la garnison était renforcée.

Des détachements se répandirent aussitôt dans la province. Un des premiers villages où ils s’arrêtèrent, fut, dans le bas Languedoc, le Caylar. Le commandant de la troupe s’appelait Pontual. C’était un homme brutal, inflexible, et qui n’entendait pas qu’on le bravât. A peine arrivé : « Que personne ne se flatte, cria-t-il ; il faut que tous les huguenots obéissent ou qu’ils périssent, dussé-je périr moi-même ! » La terreur remplit tout le village, car les soldats étaient les maîtres. Alors on vit un spectacle navrant. Hommes et femmes avaient pris la fuite. Le village était désert. Les catholiques et les soldats s’étaient mis à traîner les enfants à l’église. « Mais il y avait de ces enfants d’un certain âge, qui ne voulaient point absolument se laisser mener à l’église et qu’il fallait traîner à force de bras ; d’autres perçaient les cœurs et les airs des cris les plus touchants ; des troisièmes se jetaient en lion sur ceux qui voulaient les saisir, et leur déchiraient avec les mains et la peau et l’habit. » Cependant, entouré de son clergé, le curé impassible faisait lentement tomber des gouttes d’eau bénite sur ces jeunes fronts superbes.

[V. Mémoire historique, p. 63 et suiv. — Voici une pièce curieuse qui se trouve aux Archives de l’Hérault, et que nous reproduisons textuellement. C’est un certificat de baptême que l’on attachait à la coiffe des enfants baptisés par force à l’église. « Batisé par Monsieur peaul rabot pastur ministre du saint evangille et sertifié que le troisième juillet mil sept sans quarante Nuf, j’ai batisse Marguerite Calvot. Mr je m’en décharge et je vous en charge devan Dieu, car ils sont baptisé au nom du père et du fils et du saint esprit. »]

Ces scènes qui épouvantèrent le Caylar se reproduisirent dans tout le Languedoc. Les dragons et les cavaliers de la maréchaussée exécutaient les ordres sans hésiter, froidement, méthodiquement. Ils ne quittaient un endroit que lorsque tous les enfants en avaient été rebaptisés. Ainsi, on les vit paraître, s’installer et agir à Graissessac, à Bédarieux, à Saint-Geniès, Colorgue, Saint-Chapte, Moussac, Lussan, Vauvert, Aimargues, Marsillargues, Codognan, Milhaud, Cassagnoles, Cardet, Lézan, Quissac. Déjà même ils pénétraient dans les Cévennes, et le pays était dans l’effroi, quand ils furent obligés de s’arrêter.

Au mois d’août, six cavaliers de la maréchaussée commandés par un brigadier venaient d’arriver à Lédignan. Leur but, — on le connaissait, — « était de contraindre par la voie de garnison quelques N. C. à envoyer à l’Église leurs enfants baptisés au Désert » De sourdes rumeurs couraient cependant les villages environnants. La femme, disait-on, qui avait livré Désubas était morte assassinée par une main protestante ; à Vauvert, des gerbiers avaient été incendiés pour propager le feu aux maisons. Les religionnaires de Lédignan et des environs se montraient très excités, et la vue de la maréchaussée augmentait encore leur irritation. Mais rien ne faisait prévoir un conflit entre les cavaliers et les religionnaires. Et de fait tout se passa tranquillement.

C’étaient surtout les curés qui dans ce pays tout rempli du souvenir des camisards portaient le poids de la haine publique. On les regardait comme les seuls instigateurs de la persécution. Quelques jours après l’arrivée de la maréchaussée, le 11 août, au matin, le prieur de Ners venait de monter à cheval, et suivait la route de Nîmes pour se rendre à Vézenobres. Il n’avait pas fait quelques pas qu’il aperçut, venant à sa rencontre, deux prédicants armés de fusils. Il passa son chemin. Tout à coup, soit curiosité, soit crainte, il tourne la tête pour voir une seconde fois les prédicants. Un coup de fusil retentit, et il tombe de cheval, grièvement blessé. Le compagnon de l’assassin accourt pour l’achever et lui assène des coups de crosse sur la tête. Il reste mourant au bord du fossé. Bientôt des secours arrivent ; on le transporte dans sa demeure, et il trouve assez de force pour raconter l’attentat dont il vient d’être victimeh.

h – Archives de l’Hérault. C. 234. Nous puisons tout ici. Inutile de dire que nous corrigeons le récit de Coquerel.

Le soir du même jour, le curé de Quillan dormait tranquillement, lorsque vers onze heures, on frappa à coups redoublés à sa porte. Il se lève, paraît à sa fenêtre et demande ce qu’on lui veut. A peine s’est-il montré qu’une balle lui fracasse le bras, et il tombe inanimé sur les dalles de sa chambre.

Le lendemain, 12 août, le curé de Logrian revenait de Quissac à sa maison paroissiale. Sur la route, trois hommes étaient cachés en embuscade. A son approche ils se lèvent, tirent sur lui, et le laissent pour mort. Il en guérit cependant, lui et son confrère de Quillan. Le prieur seul de Ners mourut de ses blessures, plusieurs mois après.

Quels étaient les auteurs de cette triple tentative d’assassinat ? Des protestants, point de doute. Mais l’enquête que le subdélégué Tempié commença aussitôt, ne put faire découvrir leurs noms. On ne connut que l’assassin du prieur de Ners. Il s’appelait Coste.

Tout d’abord, l’intendant partagea l’opinion qu’un vaste complot avait été formé et que c’en était le début ; mais il fut prouvé qu’elle n’avait rien de fondé. Coste qui était originaire de Mialet, avait fait ses études à Lausanne, et récemment il avait épousé une jeune fille de Ners. Il était pasteur de ce dernier village. L’automne précédent, un détachement de soldats l’avait obligé de fuir ; depuis lors il errait de maisons en maisons. Sur qui faire retomber la responsabilité de ses maux et de ceux de ses coreligionnaires ? Sur le curé. Il le haïssait ; D’ailleurs, disait-il, il s’était trouvé dans le cas. de légitime défense. Il revenait de Vézenobres, quand le prieur s’y rendait ; ils se rencontrèrent. En le voyant, son ennemi prit les rênes de son cheval à la bouche, tira ses pistolets, et les dirigea sûr lui. Il le mit alors en joue et tirai. Version fort croyable. Quoi qu’il en soit, l’assassinat n’était pas prémédité. — Ce furent aussi les passions surexcitées qui occasionnèrent les deux autres meurtres. Le brigadier de la maréchaussée et ses cavaliers quittaient chaque jour Lédignan, et de villages en villages, allaient intimer l’ordre aux religionnaires de faire rebaptiser leurs enfants. A Logrian, pour éviter les garnisaires, ces derniers se soumirent, portèrent leurs enfants à l’église. Quatre jours avant le meurtre, vingt et un baptêmes avaient été déjà administrés. Mais bien des gens étaient à bout de patience : alors eut lieu la tentative de meurtre. C’est ainsi du moins que le curé de Logrian s’expliquait et expliqua l’attentat dont il avait été victime. Il en dut être de même à Quillan. L’excès de la souffrance avait armé les assassins, mais il n’y avait eu entre eux nulle entente, nul complot.

i – N° 1, t. XXV, p. 769. Le vrai nom de Coste était Marc Portal.

Cependant à la nouvelle de ces événements, l’alarme s’était répandue dans la province. Des rapports adressés à l’intendance annonçaient qu’une révolte était imminente, qu’il y avait nombre de rebelles, et qu’une nouvelle guerre de camisards allait éclater. Ces bruits habilement propagés entretenaient la terreur. Les curés surtout se montraient effrayés, les uns par politique, les autres l’étant en réalité. On en vit qui ne se croyant plus en sûreté dans leurs demeures, se réfugièrent auprès de leur évêque. Mais beaucoup exploitaient contre les protestants l’horreur de ces crimes. Celui-ci écrivait qu’on le voulait assassiner ; celui-là qu’on avait tiré sur lui, mais que la balle « n’avait endommagé ni os, ni nerfs. » Tous s’accordaient à demander de prompts secours et une prompte répression.

« Les rebelles sont à nos portes ; ils sont au nombre de six cents dans les bois de Saint-Bénézet commandés par Deferre et Coste, ministres. Plusieurs curés tués ou blessés vous avertissent que nous avons besoin d’un profond et puissant secours. Si vous n’envoyez des troupes à Saint-Mamert, à Fons, à Gajan, à la Rouvière, à Montagnac, si vous n’augmentez celles de Saint-Geniès et de la Calmette, c’en est fait de tous les prêtres et des catholiques de ces environs. »

Saint-Priest envoya quatre-vingts hommes à Lédignan. C’était un petit renfort ; mais un envoyé de la cour, le marquis de Paulmy, était en Languedoc pour passer les troupes en revue et il était impossible de distraire des cadres un plus grand nombre de soldats. En même temps, le subdélégué de Nîmes reçut l’ordre de faire arrêter le principal auteur du crime, le ministre Coste. Au mois de septembre, Coste n’était pas pris. On fit alors publier, au son de trompe, que quiconque donnerait asile au meurtrier serait lui-même pendu. Vaines menaces ! Le présidial de Nîmes ne put que le condamner, par contumace, à être rompu vif et brûlé. Plus tard, un évêque parlant de Coste à Saint-Priest lui disait : « Nous savons bien que s’il avait assassiné un de vos préposés au vingtième, vous auriez trouvé le moyen de le faire arrêter. »

Ces tentatives de meurtre avaient d’abord jeté la cour et l’intendance dans de grandes perplexités. On se rappelait la mort mystérieuse de l’espion Lefèvre et de la femme Villaret : tout faisait craindre que les religionnaires ne se portassent à de graves extrémités. Mais Saint-Priest qui était sur les lieux n’avait pas tardé à réduire les bruits à leur juste valeur, et bientôt il avait envisagé la situation sous son vrai jour. Le 21 août, complètement rassuré, il demandait à Saint-Florentin de nouveaux ordres pour reprendre la persécution.

« Si quelques assassinats, disait-il, commis par des bandits ayant des ministres à leur tête, paraissaient faire impression sur le gouvernement au point de suspendre l’exécution des ordres que personne n’ignore avoir été donnés ; si on témoignait une pareille faiblesse dans un temps où nous avons beaucoup de troupes dans la province, quelles espérances ne concevraient pas les N. C. dans des temps moins heureux, où la guerre forcerait le roi de retirer ses troupes… Je crois donc, Monsieur, qu’il est indispensable de suivre les ordres précédemment donnés sur les mariages et les baptêmes. Il ne doit être question que des moyens qu’on emploiera pour y parvenir »

Et Saint-Florentin lui répondait : « Ce serait tout perdre que de mollir en une pareille circonstance, et l’intention du roi est que vous continuiez à agir avec la même fermeté et la même prudence. » La plus grande confiance succédait ainsi aux craintes de la première heure.

[Archives de l’Hérault. C. 437. — (3 sept. 1752.) Et d’Argenson encore : (4 sept. 1752.) « Vous avez vu par M. de Saint-Florentin que l’intention du roi était que vous continuiez de faire exécuter ses ordres avec la même fermeté et avec la même prudence, et je n’ai qu’à vous inviter d’y apporter à l’égard de M. de Moncan Je même concert que vous savez que je lui ai recommandé d’apporter avec vous… » Archives de l’Hérault. C. 438.]

Tout à coup cependant, on suspendit encore la persécution.

Au mois d’octobre, le duc de Richelieu vint en Languedoc reprendre le commandement militaire que la dernière guerre l’avait obligé de déposer. On redoutait beaucoup son arrivée, et ses instructions étaient en effet très sévères dans la forme : « Les désordres du Languedoc vous sont connus, et vous savez combien il devient, de jour en jour, plus important de les réprimer… Le roi espère que vous profiterez du séjour que vous allez y faire pour remédier à tous ces maux. » Il avait ordre d’arrêter ou de chasser les ministres, ordre de faire cesser les assemblées ; pour les moyens, on s’en rapportait à sa prudence. Mais dans un point, point capital, la cour, ô miracle ! reculait. « … Vous devez particulièrement vous attacher à la matière des mariages et des baptêmes. Le point essentiel serait d’engager MM. les évêques à rendre l’administration de ces sacrements plus libre et à supprimer quelques conditions qu’ils y ont attachées depuis peu, et qui en éloignent les N. C. » Les curés devaient en conséquence ne plus déclarer bâtards les enfants des religionnaires, et bénir tous les fiancés qui se présenteraient dans leurs églises, sans exiger d’eux ni communion, ni formule d’abjuration. Quant à de nouvelles poursuites à ce sujet, amendes ou emprisonnements, il n’en était nullement question. Au contraire, la cour espérait que ce moyen terme ramènerait la paix, et que les religionnaires, dans l’intérêt de leurs familles, recourraient « aux pasteurs légitimes. »

Ces favorables dispositions perçaient en d’autres lettres. A la même date, Saint-Florentin écrivait à M. de Moncan. « Sa Majesté… est absolument éloignée de faire en quelque façon la guerre à ses sujets. » Ailleurs, s’adressant à Saint-Priest : « Il paraît difficile, ajoutait-il, d’envoyer de nouveaux corps de troupes dans la province, et surtout le roi appréhende d’en venir à des rigueurs qui sembleraient être une espèce de guerre ouverte contre ses propres sujets. Cependant l’intention de Sa Majesté est d’écarter toujours toute idée de tolérance, et pour cet effet, elle désire que vous continuiez à faire des exemples. »

Une nouvelle période s’ouvrit donc, trop courte malheureusement, de calme, d’apaisement, presque de tolérance. L’arrivée de Richelieu l’inaugura. Non pas que l’on n’entendît plus désormais parler de condamnations ; mais il semble qu’elles devinrent plus rares ou moins retentissantes. Qu’étaient d’ailleurs ces orages passagers après la longue et terrible tempête qui s’était déchaînée sur le protestantisme !

[Il y avait eu plusieurs condamnations à propos d’assemblées, Ainsi en mai : Jugements contre Rocquecourbe, la Crouzette et Saint-Jean de Vais ; — contre Calmont et Gibel ; — en juillet, contre Pignan, Cournonteral, Cournonsec, Saint-George ; — en septembre, contre Revel, etc., etc. Il y en eut encore. Ainsi le 17 novembre, nous voyons les protestants de Ganges frappés d’une amende ; en décembre, paraît un grand placard signé : Richelieu, qui condamne à 400 livres les N. C. de Boucoiran, Domessargues, Sauzet, etc., etc. — V. Archives de l’Hérault. C. 234. — V. encore Coquerel, t. II, p. 92, 93.

Voici le chiffre exact des amendes qui furent imposées et collectées dans ces sept années. Nous le tirons toujours des Archives de l’Hérault.

En 1742, il n’y avait eu que 34 796 livres ; en 1743, que 23 813 : en 1744, que 27 906. En 1745, ce chiffre s’accroît aussitôt.

En 1752 : Contre les nouveaux convertis dont les enfants ont manqué d’assister à la messe ; contre les maîtres et maîtresses d’écoles qui n’ont pas envoyé chaque mois l’état des absences ; contre les consuls qui ont négligé d’envoyer l’état des enfants de 7 à 14, et de 14 à 20 ans, 93 137 livres. Cela, dans la seule province du Languedoc !]

Quant à cette tolérance inattendue et que rien ne faisait prévoir, les religionnaires ne surent jamais quelle en fut la vraie cause. Heureusement la cour a découvert dans un mémoire les mobiles de sa conduite. Etait-ce pitié, clémence ? Non. Si elle leur accorda quelques mois de repos, ce fut en dépit de sa volonté : elle ne put faire autrement. Elle était tout à fait disposée « à reprendre les opérations qui avaient été si heureusement commencées. » Mais elle était obligée de les interrompre, parce qu’elle se trouvait dans l’impossibilité, « par le défaut de troupes, de faire respecter la règle et de punir ceux qui s’en écartaientj.

j – V. aussi une lettre de Saint-Priest à Saint-Florentin : Histoire de l’Église réformée de Montpellier, par M. Corbière. Pièces justificatives, no 41. (Novembre 1752.)

Ainsi s’arrêta une des plus longues et des plus terribles persécutions qu’ait jamais excitées le clergé contre le protestantisme français. Elle avait duré sept ans.

Les religionnaires jouirent d’un repos relatif pendant 1753. En 1754, la persécution recommençait. La cour avait des troupes disponibles.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant