Histoire de la restauration du protestantisme en France

XI
Nouvelles mesures de défense
(1752-1760)

Depuis 1715, la conduite du protestantisme se résume en un mot : Résignation. — De 1753 à 1760, le Bien-Aimé est accablé de suppliques et de placets. — Les apologies sont déchirées. — Mémoire de Rabaut (1754). — Protestations de fidélité de la part du Synode (1758). — Seconde édition du Patriote (1753). — L’Accord parfait de la nature et de la raison. — M. de Beaumont. — La Liberté de conscience (1754). — Lettre d’un patriote sur la tolérance civile des protestants.Mémoire théologique et politique au sujet des mariages.Lettre de M. de… touchant les assemblées des huguenots (1757). — La Voix du vrai patriote catholique, opposée à celle des faux patriotes tolérants.Mémoire politico-critique.Apologie de Louis XIV et son conseil sur la révocation de l’Édit de Nantes. (1758). — Argumentation des protestants. — Les protestants réclament pour eux le droit commun, et on les traite de factieux. — Argumentation des catholiques. — Lecointe de Marcillac. — Rabaut écrit au prince de Conti. — Leur entrevue à l’Ile-Adam (18 juillet). — On n’arrive à aucune conclusion pratique. — Espérances déçues. — Les relations de Rabaut cessent avec Conti. — Banque protestante. — Pourparlers avec Belle-Isle. — Le projet est pris en considération ; peu après, la cour en suspend l’exécution. — Froideur des religionnaires à l’égard de cette banque. — Objections et réfutations : l’entreprise avorte. — Raisons de cet échec. — Projet d’Encontre : don gratuit à faire au Roi ; ce nouveau projet est abandonné. — Nouvelles ordonnances contre les assemblées. — Lassitude de la cour. — Elle sévit par habitude. — Le protestantisme en 1760. — Il est définitivement constitué. — Synodes de 1756 et 1758. — Nombre des protestants ; leur force morale.

La conduite de la cour variait d’une année à l’autre ; celle des protestants était toujours la même. Depuis 1715, elle n’avait pas changé. Un mot la résumait : Résignation.

De 1753 à 1760, suppliques et placets ne cessèrent d’être envoyés au roi, au Bien-Aimé.

« Si nous pouvions, Sire, faire nos assemblées de piété dans les villes et dans les bourgs, nous n’irions pas nous assembler dans les Déserts, où nous souffrons le froid glacial de l’hiver et les ardeurs brûlantes de l’été ; mais nous préférons le séjour des bêtes à celui des hommes, parce que celles-là nous sont moins cruelles que ceux-ci. Malgré notre vigilance et nos précautions, il arrive souvent que nous sommes surpris par les troupes de Votre Majesté, que l’on voit fréquemment en campagne à cette fin. Et comment en sommes-nous traités ? Vous aurez de la peine à le croire, Sire ; rien pourtant n’est plus certain. Vos officiers et vos soldats, non contents d’avoir dissipé et mis en fuite nos assemblées, font sur elles des décharges comme sur une armée ennemie, poursuivent les fuyards à grands coups de fusil, arrêtent et conduisent en prison ceux qui ne sont pas assez lestes pour échapper à leur poursuite, et ils exercent toutes ces cruautés contre des gens qui ne portent d’autres armes que leurs livres de dévotion.

Nous avons la douleur, Sire, d’être souvent les spectateurs et les victimes de ces tragiques scènes ; mais elles se sont renouvelées avec plus de fréquence et de fureur depuis environ trois ans ; on eût dit que les Déserts d’Uzès, de Dions, de Saint-Geniès, de Montagnac, de Sauve, de la Vaunage étaient des champs de bataille, par le bruit de la mousqueterie ; mais c’était seulement de la part des troupes de Votre Majesté, contre lesquelles on ne se défendait que par la fuite. Cependant, Sire, nous avons eu des gens tués, d’autres blessés dangereusement, et un plus grand nombre arrêtés et condamnés, les hommes aux galères, et les femmes à être enfermées dans la tour d’Aigues-Mortes, les uns et les autres pour le reste de leurs jours.

Ce n’est pas tout, Sire ; il est des lieux où, sur la déposition d’un infâme délateur, sans autre preuve, et sans confrontation, les gens sont arrêtés et condamnés aux galères, ce qui donne lieu aux injustices les plus criantes. C’est ainsi qu’à Bédarieux plusieurs protestants furent arrêtés dans leurs maisons, il y a précisément deux ans, et quoiqu’ils fussent en état de prouver, même par le témoignage de plusieurs catholiques, qu’ils n’avaient point assisté à l’assemblée à l’occasion de laquelle ils avaient été arrêtés, le témoignage du délateur l’emporta : l’intendant ne voulut rien entendre et les condamna à servir en qualité de forçats sur les galères de Votre Majesté,

Le traitement qu’on fait éprouver aux personnes doit faire présumer qu’on n’épargne pas leurs biens. En effet, Sire, outre les confiscations qui ne manquent jamais de suivre les condamnations aux galères qui dans cette province sont toujours à vie, il semble qu’on ait résolu de ruiner tout à fait vos sujets protestants par les amendes arbitraires auxquelles on condamne les arrondissements. Ceux d’Uzès, de Dions, des Vans, de Nîmes, de Montpellier, de Montagnac, en ont payé depuis peu de très fortes ; mais celle de 10 000 livres, outre 900 et quelques livres de frais, à quoi M. l’Intendant vient de condamner quelques lieux de la Vaunage, est totalement ruineuse. Il est impossible qu’on puisse y satisfaire, à moins qu’on ne vende une partie des biens-fonds qui font subsister les infortunés habitants de cette contrée.

On ne se contente pas, Sire, d’exterminer nos personnes, de nous priver de la liberté de consommer nos biens, on porte quelquefois la cruauté jusqu’à nous arracher nos enfants d’entre les bras pour les transporter dans des couvents ou dans des séminaires, pour leur surprendre une signature, sans leur dire ce qu’on veut en faire, les entraîner dans quelque église par ruse ou par force, pour leur donner des poupées ou des colifichets ; tels sont les moyens qu’on emploie pour soustraire des enfants de sept à huit ans à l’autorité paternelle… Votre Majesté verra aisément ce qui peut se passer dans le cœur d’un père à qui on enlève ce qu’il a de plus cher, d’autres soi-même, et à qui l’on refuse même la consolation de les voir dans les tristes lieux où on les enferme. Rien n’est plus propre à jeter les protestants dans le découragement et dans le désespoira. »

a – V. Coquerel, t. II, p. 89. (1753.) De toutes ces apologies, il ne nous en reste que quelques-unes. La perte n’est point cependant irréparable. Toutes se ressemblaient.

Ainsi chaque année et plusieurs fois par an. Ils reprenaient leur plume dès que les soldats se mettaient en campagne. Leurs apologies furent déchirées, leurs suppliques brûlées ; rien ne put les décourager. Ils frappèrent obstinément à la porte de Versailles, voulant que le roi connût leur sort, car s’ils étaient persécutés, c’est assurément qu’il l’ignorait. En 1754, après le ban de Richelieu, Rabaut, sur l’avis de ses collègues, adressa un mémoire apologétique à Saint-Florentin, à Paulmy, Machault, de Puisieux, à tous ceux qui pouvaient voir le roi. En 1755, il y eut une supplique des religionnaires de Guyenne, — en 1756 et en 1757, de ceux du Languedoc, du Béarn et de l’Agenois. En 1758, le Synode national protesta solennellement encore de son dévouement à la monarchie.

« Sire, les Églises protestantes de votre royaume assemblées en Synode viennent aux pieds de Votre Majesté pour la supplier de jeter un œil de compassion sur le triste état où elles se trouvent réduites. Trois millions de sujets innocents et opprimés osent essayer de faire parvenir leurs voix tremblantes jusqu’au trône, assurés que le moment, où leurs gémissements frapperont l’oreille de leur roi, sera le terme de leurs calamités. Sire, tant de maux surpassent les forces humaines. La vie devient un fardeau insupportable pour ceux qui les éprouvent, les sentiments les plus naturels s’étouffent dans leurs cœurs, et la patrie si chère pour tous les Français, n’est plus pour ces malheureuses victimes qu’un sujet d’horreur et d’effroi ! »

Cette même année, la Guyenne et le Béarn envoyèrent suppliques sur suppliques, et le Dauphiné fit paraître « ses très humbles, très soumises et très respectueuses représentations. »

Ils ne se contentèrent pas d’écrire des requêtes et des apologies : ils publièrent des ouvrages. Le livre avait plus d’autorité. Au surplus une jeune puissance grandissait, qui devait renverser et supplanter l’autre : c’était l’opinion publique. Ils voulaient l’intéresser à leur cause, la gagner, et comment y parvenir, sinon par le livre ?

En 1753, Antoine Court donna en deux volumes une seconde édition du Patriote français et impartial. La même année parut l’Accord parfait de la nature et de la raison. « Le Patriote, écrivait Court, va servir de fondement à un autre ouvrage divisé en trois parties : la nécessité de la tolérance en général, sa légitimité par rapport aux protestants et sa nécessité. » L’Accord en effet n’était guère qu’une reproduction du Patriote.

Titre complet : L’Accord parfait de la nature et de la raison, de la révélation et de la politique ; ou Traité dans lequel on établit que les voies de rigueur en matière de religion blessent les droits de l’humanité et sont également contraires aux lumières de la raison, à la morale Évangélique et au véritable intérêt de l’État, par un gentilhomme de Normandie, ancien capitaine de cavalerie au service de Sa Majesté. A Cologne, chez Pierre Marteau. (1753.)

L’auteur, M. de Beaumont, « excellent homme, bon gentilhomme, chevalier de Saint-Louis, plein de zèle, de mérites et de vertus » s’était emparé des faits cités par Antoine Court et s’était borné simplement à en changer l’économie pour établir son argumentation. Mais la forme en était tout autre et l’esprit. De Beaumont se disait protestant et l’avouait bien haut. Cela déplut. « Que j’ai à me plaindre du Parfait accord ! En copiant le Patriote, on l’a énervé. Tout avait plus de force dans la bouche d’un impartial que dans celle d’un corps qui plaide lui-même, et qui plaide pour lui. » Court était en effet persuadé que les ouvrages de cette nature auraient d’autant plus de poids qu’ils paraîtraient moins être des œuvres de parti.

En 1754, un anonyme publia : La liberté de conscience resserrée dans des bornes légitimes.

L’année 1756 vit s’imprimer la Lettre d’un patriote sur la tolérance civile des protestants de France, et en appendice à cet écrit : la Réponse d’un bon chrétien aux prétendus sentiments des catholiques de France sur le mémoire au sujet des mariages clandestins des protestants. Antoine Court en était l’auteur. Cette même année, parut le fameux Mémoire théologique et politique au sujet des mariages par Rippert-Monclar.

En 1757, parut enfin une lettre de M. de … capitaine d’infanterie, à M. le chevalier de … officier de la maison du roi, touchant les assemblées des Huguenots.

Le but fut en partie atteint. Ces ouvrages attirèrent l’attention de quelques publicistes et hommes d’Etat ; ils firent même assez de bruit dans un certain monde pour que le clergé ne les laissât pas sans réponse. En 1756, l’abbé Bouniol de Montégut publia : La voix du vrai patriote catholique, opposée à celle des faux patriotes tolérants.

[Brochure in-8. Chez Hérissant. — C’est à propos de ce livre que Fréron disait : « Vous rabattrez, Monsieur, ce qu’il vous plaira de ces exagérations peu propres à faire valoir la bonne cause que l’auteur a entrepris de soutenir. » Et ailleurs : « C’est dommage que des raisons aussi solides ne soient pas de nature à faire impression sur toutes sortes de lecteurs. » Il ajoutait encore avec une pointe d’ironie : « Le feu de son imagination dédommage en quelque sorte du défaut de justesse ou de preuves. » Année littéraire, t VI, p. 192. (1756.)]

L’abbé de Caveirac, la même année, répondit au Mémoire théologique et politique sur les mariages par le Mémoire politico-critique. Lorsque Court eut fait paraître sa lettre d’un patriote sur la tolérance, le fougueux abbé reprit de nouveau la plume et donna en 1758 l’Apologie de Louis XIV et son conseil sur la révocation de l’Edit de Nantes, gros volume auquel était jointe une dissertation sur la journée de la Saint-Barthélémyb.

b – In-8. (1758.) Sans nom d’imprimeur. — C’est à cet ouvrage que répondit, en 1760, le pasteur Delabroue : L’Esprit de Jésus-Christ sur la tolérance. Petit in-8.

Au fond que disaient Antoine Court, Beaumont et les autres auteurs ? Ils disaient : Nous sommes trois millions de protestants dans le royaume ; aux yeux de la loi nous n’existons pas, aux yeux de la cour nous sommes des rebelles : nous demandons un état civil, et un mode de vivre. Pourquoi sommes-nous hors la loi et traités en ennemis de l’Etat ? Nous sommes de paisibles citoyens, honnêtes, dévoués au roi ; nous avons le talent et la fortune ; nous sommes la bourgeoisie. L’Etat a beaucoup souffert de la révocation de l’Edit de Nantes, il en souffre encore. Il a enrichi ses ennemis, et il s’est lui-même ruiné. L’Etat n’avait aucune raison pour nous expulser : le clergé a surpris la religion de Louis XIV ; nous sommes victimes d’une surprise. Que Louis XV, notre Bien-Aimé, veuille enfin résister au clergé et promulguer un édit de tolérance ; qu’il consente à nous laisser marier devant nos pasteurs ou devant des magistrats choisis par lui ; qu’il contienne ses dragons dans leurs cantonnements et ne leur permette plus de troubler nos travaux par de quotidiennes vexations : il se couvrira de gloire, il enrichira la France, et nous le bénirons. Mais s’il s’obstine à marcher dans la voie où il s’est engagé, il ne peut aboutir qu’aux plus éclatants échecs et aux plus graves complications. Si grande que soit notre patience, nous ne pouvons répondre de celle de tous les protestants. Est-il prudent en effet « de maltraiter trois millions d’hommes qui sont répandus dans toutes les parties du royaume, jusqu’au point de les dépouiller sans miséricorde de tout ce qu’ils ont de plus cher au monde, c’est-à-dire de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants, surtout lorsqu’on convient que ces trois millions d’hommes sont tous des citoyens fidèles, utiles, nécessaires mêmec. »

c – V. Mémoire théologique et politique, etc.

A quoi, les catholiques répondaient : Vous n’êtes que quatre cent mille et vous êtes des factieux. La révocation de l’Edit de Nantes n’a causé aucun préjudice au royaume ; elle l’a au contraire débarrassé d’esprits turbulents, et d’ennemis cachés. Ce sont vos excès qui vous ont fait chasser en 1685 ; vous êtes les victimes de vos propres violences. Vous demandez aujourd’hui qu’on vous tolère dans le royaume : l’intérêt de l’Etat et celui de l’Église s’y opposent ; l’Etat n’a pas besoin de sujets qui l’attaquent, et l’Église de déistes qui portent le relâchement dans le culte et dans les mœurs. Le catholicisme au surplus n’admet point de partage dans l’autorité ; son unité ne souffre pas de division, son infaillibilité ne permet pas qu’on doute. Soumettez-vous aux exigences de la religion et de l’Etat, ou partez : les chemins sont ouverts. Quant à croire que le successeur de Louis XIV rétablira l’édit que ce grand roi déchira si justement, c’est pure imagination, c’est folie. Jamais on ne verra les calvinistes « reparaître dans le royaume, la séduction et l’impiété sur les lèvres, la flamme et le fer dans les mains, affichant aux portes du Louvre et du temple des placards injurieux. »

« Factieux ! » Voilà l’argument qui revenait sans cesse, et qu’ils jetaient à tout propos. Or, quand les abbés de Montégut et de Caveirac après tant d’exemples de fidélité faisaient porter sur cette épithète le poids de leurs réquisitoires, on apprit en Languedoc la tentative d’assassinat de Damiens. Rabaut prit aussitôt la plume et dans une lettre circulaire invita les protestants de la France entière « à célébrer un jour d’actions de grâces et d’humiliations extraordinaires, à l’occasion de l’atteinte sacrilège faite en la personne sacrée de Sa Majesté, et de son heureux rétablissementd. »

d – V. Bullet., t. V, p. 319. (1757.) V. aussi la lettre qu’écrivit Antoine Court, en 1744, a l’intendant. Pièces et documents, n° 11.

Encore que les religionnaires se livrassent avec une étrange facilité aux plus chimériques espérances, ils n’osaient trop les fonder cependant sur leurs seules requêtes et sur leurs ouvrages, Comme ces malheureux que la mort entraîne et qui veulent vivre, ils se précipitaient sur toutes les chances de salut que le hasard ou les revirements de la politique leur offraient. — Il y parut bien dans les deux curieuses et piquantes aventures qui signalèrent ces dernières années.

Il y avait à Paris un protestant zélé nommé Lecointe. Ce n’était ni un personnage ni un intrigant. Capitaine de cavalerie au régiment de Conti, ami de de Beaumont, l’auteur de l’Accord, parfait, il avait noué des relations avec Paul Rabaut, probablement aussi avec Antoine Court, et il s’était mis à leur disposition pour faire parvenir leurs requêtes aux hommes influents qu’il connaissait.

[A quelle année remontaient ces relations ? Nous ne pouvons le dire. Un peu toutefois avant 1755. Les détails précis sont d’ailleurs assez rares, non seulement sur ces relations, mais encore sur Lecointe. Au fond, quel était ce personnage ? On ne sait trop. Les intéressants et substantiels articles qu’a publiés M. Athanase Coquerel dans le Bulletin, n’ont pas dissipé toute l’obscurité dont ce personnage est entouré.]

Plus heureux qu’Allamand, il avait obtenu de se mêler des affaires des réformés. Etait-il toutefois leur agent ? Rien ne le prouve. Antoine Court et ses collègues se montraient très défiants à l’endroit des hommes qui s’offraient à les servir, et la conduite qu’ils avaient récemment tenue avec Allamand laisse supposer qu’ils n’avaient autorisé Lecointe qu’à agir en son propre nom. En 1755, Lecointe avait l’amitié du prince de Conti. Le prince vivait à l’Ile-Adam, un peu en disgrâce, boudant la cour et faisant de l’opposition. Lecointe lui parla des religionnaires et le sujet ne déplut pas : il y revint.

[Ce ne fut que plus tard probablement qu’il fut officiellement nommé agent des Églises. Nous suivons dans notre récit les manuscrits Rabaut. Nous manquons malheureusement de bien des documents sur l’origine et sur le dénouement de cette aventure.]

Quelques jours après, en avril, le prince recevait une lettre de Paul Rabaut. C’était un appel à sa générosité, à son influence. « Si par votre canal, Monseigneur, Sa Majesté pouvait être instruite de l’abus qu’on fait de son autorité pour écraser un peuple qui brûle de zèle pour son service, sans doute il en aurait compassion et lui ferait un sort supportable. » Conti très étonné ne marqua aucun mécontentement : ce rôle de protecteur, « de rapporteur » lui convenait. Plusieurs lettres suivirent la première. Rabaut y vantait la philanthropie, l’humanité du prince, et le suppliait de présenter à Sa Majesté la défense des religionnaires. Le secrétaire de Conti répondit, et dans ses réponses ne cacha pas la bienveillance dont était animé son maître. Ce commerce épistolaire dura quelque temps. En juin, Paul Rabaut fit connaître les demandes des Églises : délivrance des galériens et des jeunes gens enfermés dans les couvents, permission de se marier devant un magistrat et de s’assembler soit au Désert, soit dans des temples, liberté assurée aux pasteurs, retour des réfugiés. Il ajoutait :

« Qu’il y a de grandeur d’âme, Monseigneur, de magnanimité, d’héroïsme dans le beau projet que vous avez formé ! Si Henri le Grand pouvait en être instruit, il applaudirait sans doute à la noblesse des vues de Votre Altesse sérénissime et à la sagesse des arrangements qu’elle veut prendre. Laisser à la nature ses droits, à la conscience ses privilèges ; faire cesser l’oppression et les violences ; permettre à chacun de rendre à Dieu ce qui lui est dû, en rendant à César ce qui lui appartient : c’est à Louis le Bien-Aimé qu’est réservé ce grand ouvrage, et à vous, Monseigneur, de lui en avoir inspiré le dessein, et d’en avoir procuré l’exécution. »

[Il ajoutait : « En attendant, Monseigneur, que nous puissions célébrer vos vertus et faire éclater les mouvements de notre reconnaissance, je crois pouvoir assurer à Votre Altesse sérénissime qu’il sera aisé d’observer le secret et de faire régner l’harmonie. Je vais écrire à mes consorts, mais en termes généraux et uniquement pour leur donner des espérances et les disposer à concourir à nos vues. » Il le priait, détail touchant, de l’excuser s’il ne se signait pas. (11 juin 1755.) Mss Rabaut.]

Une entrevue fut décidée entre le prince et le ministre proscrit ; le lieu choisi fut l’Ile-Adam.

« Plus on a réfléchi, écrivait Rabaut à Pradel, le 18 juillet, et plus on s’est confirmé dans la pensée que je ne pouvais pas éviter la corvée en question. Je ne vous ai parlé là-dessus que d’une manière vague, parce que la prudence ne permettait pas de confier au papier certains détails. Je laisse la lettre aux messieurs que vous savez ; il vous sera aisé de vous en procurer la lecture. Mais je vous prie de ne pas leur faire connaître que vous soyez exactement informé de toutes les circonstances de l’affaire et surtout du grand homme qui se prête…, etc. Je pars ce soir, puisqu’il le faut, plein de confiance en Dieu et rempli d’espérance que ce voyage ne sera pas infructueux. »

[Voici la fin de la lettre à Pradel : « … Continuez-moi, je vous prie, votre amitié et les secours de vos prières. Je ne manquerai pas de vous écrire d’abord mon arrivée et tout ce qui se passera. Le plus tôt que vous pourrez venir ici sera le mieux. On marque, au reste, qu’il est nécessaire de continuer les parties champêtres. Je vous embrasse de tout mon cœur. » Signé : Paul. (18 juillet, 1755.) Mss Rabaut.]

Paul Rabaut quitta Nîmes le 18 juillet, traversa la France et arriva à l’Ile-Adam, ou il eut deux conférences avec Conti. Le 15 août, il était de retour en Languedoc.

Que s’était-il passé entre ces deux hommes ? Rabaut n’en dit qu’un mot, comme en passant, dans une lettre à Moultou : « Le grand homme qui se propose d’adoucir notre sort m’accorda deux audiences, dans lesquelles furent discutés les principaux points à accorder. » Il s’agit certainement de ce qu’il avait déjà demandé : la délivrance des galériens, les mariages, le retour des réfugiés et surtout la liberté du culte. Ce dernier point dut être toutefois vivement discuté, et probablement aussi il excita quelque désaccord entre le prince et le prédicant, car on trouve la trace d’un différend dans une note en date du 7 août :

« Après m’être tourné de tous côtés sur l’expédient à prendre au sujet du culte, je n’en trouve pas d’autre que celui que je pris la liberté de proposer à Votre Altesse sérénissime. Il est sûr que mes constituants ne se contenteraient pas du culte domestique qui en effet ne suffit point pour remplir les vues non seulement des législateurs religieux, mais même aussi du gouvernement politique. … Il est ridicule de prétendre qu’il n’y a qu’une religion en France. Il est de toute notoriété que le protestantisme est cru et professé par une partie considérable des sujets de Sa Majesté. Vouloir les rendre catholiques, o’est tenter l’impossible, comme une longue expérience l’a démontré. Faut-il donc les laisser vivre sans exercices de religion ? »

Et Paul Rabaut concluait :

« Bâtissant donc sur ces principes… qu’il serait inutile et même dangereux de vouloir les faire renoncer à leurs exercices, de religion, que le culte domestique d’une ou deux familles est totalement impraticable, et que le parti ne pourrait en aucune façon s’en contenter, il résulte de tout cela que la bonne politique demande qu’on permette que ce culte ait un peu plus de publicité. »

On n’arriva à aucune conclusion pratique, et Rabaut revint probablement à Nîmes porteur de beaucoup de promesses, mais n’ayant rien obtenu. Il arrivait cependant plein d’illusions, et fondait les plus grandes espérances sur son voyage. Ainsi, l’année suivante, Antoine Court écrivait : « La nouvelle que vous venez de m’annoncer, serait-elle bien fondée ? et ne présumez-vous pas trop en faisant espérer aux protestants de France un changement de sort, qu’ils souhaitent depuis si longtemps et que jusqu’ici ils ont regardé comme impossible ? » Rabaut était en effet persuadé que la condition des religionnaires n’allait pas tarder à s’améliorer : « Les fers sont au feu, disait-il à Moultou, et si la suite répond à ces heureux commencements, comme j’ai lieu de le croire, le printemps ne passera pas que l’on ne voye éclore quelque chose de très flatteur pour nous. »

[Il disait dans la même lettre : « Il y a lieu d’espérer que Dieu donnera du repos à Israël. (Que cet article soit, je vous prie, entre vous et moi.) Je me suis assuré, par moi-même, des bonnes intentions qu’a pour nous l’homme du royaume qui nous peut le mieux servir. » (Octobre 1755.) Mss Rabaut.]

Espérances bientôt déçues ! Les rapports entre le prince de Conti et Paul Rabaut continuèrent quelque temps, mais sans résultat. Les lettres ensuite devinrent plus rares, bientôt la correspondance cessa, et tout fut terminé. L’abbé de Caveirac enleva les dernières illusions ; « Vous faites bien, Monsieur, répondit-il à Court, de douter des nouvelles de votre correspondant, vous ferez encore mieux de ne pas les débiter. Le sort des calvinistes de France n’est pas prêt à changer, il n’est pas même possible qu’il change. » L’origine de cette aventure avait été sans nul doute l’intérêt ou le désœuvrement du prince : l’intérêt n’y ayant pas trouvé son compte ou le désœuvrement cessant, l’aventure avait pris fin.

Le souvenir en durait encore, lorsqu’en 1759 trois protestants proposèrent d’acheter la tolérance à prix d’argent. L’un s’appelait Rey, l’autre Boudon, le troisième, grand juge des gardes suisses, Herresschevane.

e – Il ne serait pas étonnant que Lecointe fût encore l’auteur et le promoteur de l’idée. V. Bullet., t. XIV, p. 353. — Boudon était originaire de Clairac.

Proposition très sérieuse. — Les finances du royaume étaient très bas ; depuis le commencement de la guerre de sept ans, la cour empruntait, faisait argent de tout et ne pouvait combler le gouffre. Voici ce qu’ils avaient imaginé. Ils fonderaient à Paris une maison de commerce, émettraient des actions, feraient appel aux religionnaires et aux réfugiés, et avec l’argent protestant, ils prêteraient au roi sous certaines conditions qu’ils stipulaient Le roi reconnaissant ne pourrait persécuter ses bienfaiteurs ; il accorderait la tolérance. « … L’exemple de simples particuliers qui se sont trouvés en pareil cas, donne une idée du crédit immense et des influences que cette société aurait dans plusieurs branches de l’administration générale, et l’on croit pouvoir dire avec vérité que de tous les moyens qu’il est possible de mettre en usage en faveur des protestants, celui qu’on propose serait le plus sage, le plus sûr et le moins sujet à des inconvénients. »

[Voici comment et à quelles conditions : « … Les avances que fera notre maison, seront remboursées par des ordonnances et des assignations à différentes échéances sur le trésor royal et les autres caisses de Sa Majesté. L’intérêt de ces avances nous sera payé sur le pied de 6 p. 100 l’année, et il sera supporté soit par le roi, soit par les parties prenantes, suivant les différentes négociations qui auront lieu. » Archives nationales, TT. 433-434. — N° 46. (2 février 1759.)]

Ils s’en ouvrirent, le 4 février, à Belle-Isle. Belle-Isle fut enchanté. Le 6, Boudon lui écrivait :

« Nous ferons dans toutes les occasions, et particulièrement dans les circonstances présentes, les plus grands efforts pour concourir au bien de l’Etat et au service du gouvernement, et nous saisirons avec un vif empressement tout ce qui pourra convaincre le roi que nous méritons par notre amour et par notre fidélité pour lui, le précieux avantage de sa confiance. »

Il se faisait fort dans cette lettre de l’assentiment des protestants, et parlait en leur nom ; mais, à vrai dire, il ne les avait pas encore consultés. Belle-Isle répondit aussitôt : « Suivez sans aucun retardement les opérations. » Il croyait l’affaire certaine, et se déclarait satisfait si le premier établissement était de trois à quatre millions ; mais il traitait uniquement avec eux et ne parlait pas des protestants.

Voici la copie de trois lettres du maréchal de Belle-Isle à Boudon, que nous trouvons dans les manuscrits Rabaut. Nous n’osons affirmer qu’elles soient authentiques. Cette affaire est très obscure et nous manquons de documents pour l’éclaircir.

Versailles, 8 février 1759.

J’ai reçu votre lettre du 6 de ce mois. Je suis fort aise d’avoir pu engager le Roi à vous donner une marque de confiance aussi distinguée. Je suis persuadé que vous justifierez le témoignage avantageux que j’ai rendu à Sa Majesté de votre zèle et de votre fidélité. Je me ferai un plaisir, dans ce cas, de chercher de nouvelles occasions de vous donner des preuves de mes sentiments pour vous.

Signé : Le Maréchal, Duc de Belle-Isle.

Versailles, 17 février 1759.

Ne soyez point arrêté, Monsieur, par les inquiétudes que vous m’avez fait parvenir. Suivez sans aucun retardement les opérations dont je vous ai chargé et vos associés ; ne perdez pas un moment. J’aplanirai toutes les difficultés qui se présenteront, parce que je suis persuadé que vous vous comporterez tous avec la prudence que je vous ai recommandée, et à laquelle vous vous êtes engagé. Vous pouvez, dans ce cas, être assuré de la protection du Roi. Je suis, etc.

Signé : Le Maréchal, Duc de Belle-Isle.

Versailles, 11 mars 1759.

« Je sais, Monsieur, tous les arrangements que vous avez faits avec vos associés pour remplir les engagements que vous avez contractés avec moi. J’en rendrai compte au Roi, et je puis d’avance vous assurer sa satisfaction des témoignages du zèle que vous donnez dans cette occasion, et je crois devoir en attendre tout ce que vous m’avez promis. Je conçois que votre établissement ne peut être précipité ; aussi je n’ai compté que sur les secours que vous m’avez rendus possibles. Je désire même que vous vous conduisiez dans les provinces avec la plus grande circonspection. En conséquence, je serai fort satisfait si votre premier établissement est de trois à quatre millions, pourvu que vous y apportiez toute la diligence que les circonstances rendront nécessaires, et que vous me mettiez à portée, sans aucun retardement, de commencer nos négociations. Pendant cet intervalle, votre maison se mettra à même de continuer vos opérations. Vous savez, Monsieur, quels sont mes sentiments pour vous.

Signé : Le Maréchal, Duc de Belle-Isle.

Cependant on fondait les plus grandes espérances sur cette affaire. Un anonyme, — peut-être Lecointe, — écrivant à un religionnaire : « Cette affaire, disait-il, est publique dans Paris, où en parle dans toutes les sociétés, dans tous les cafés, en un mot partout Personne n’y contredit, et les plus sensés ne parlent de cet arrangement qu’avec satisfaction et éloge. » Plus loin, en annonçant qu’il avait souscrit pour 2000 livres, il ajoutait : « Je me reprocherais toute ma vie et je me ferais même délicatesse de conscience de ne m’être pas prêté dans une occasion qui peut procurer un heureux changement à notre situation présente, quelque événement que puisse avoir d’ailleurs cette affaire. »

En avril, Rey et Boudon quittèrent Paris, et se rendirent le premier à Nîmes, le second dans le Poitou, ils venaient pleins d’espoir. A peine arrivé, Rey se présente avec un autre négociant devant le lieutenant du roi, et sollicite de lui la permission de tenir près de Nîmes une assemblée pour délibérer avec les religionnaires sur la création de la banque. Le lieutenant du roi, très étonné de la demande, s’informe à Montpellier s’il doit l’accorder. Le maréchal de Thomond n’éprouve pas un moindre étonnement à la lecture de cette lettre ; il en écrit à Belle-Isle et à Saint-Florentin, et en attendant il refuse la permission demandée. — Le 7 mai, on lui répond de Paris qu’il s’est sagement conduit, et Belle-Isle ajoute lui-même : « qu’il convenait de suspendre pour le moment présent la suite de cette affaire, et cesser tout mouvement et toute proposition de la part des sieurs Rey et Boudon auxquels il faut donner ordre de sortir du Languedoc et revenir à Paris. »

Tandis que ces événements se passaient, Rey et Boudon ne trouvaient pas un meilleur accueil auprès des protestants. A leur grand étonnement, ils ne recevaient que des refus. Vous nous parlez, leur répondirent les protestants de Bordeaux, de l’établissement d’une maison de commerce ; nous seuls protestants la commanditerions, et c’est nous qui prêterions au roi moyennant intérêt, les sommes qui lui seraient nécessaires. Mais il n’y a qu’un édit ou un arrêt du conseil qui nous puisse donner la faculté d’agir ; nous n’avons pas d’existence politique ; aux yeux de la loi nous ne sommes pas. La preuve en est que Belle-Isle ne fait nullement mention de nous. Que Louis XV nous reconnaisse d’abord en retirant l’édit de 1715, alors, mais alors seulement, nous pourrons « suivre les mouvements de notre amour. » Il y a une autre objection. Vous voulez assembler tous les religionnaires du royaume, et les faire souscrire pour différentes sommes proportionnées à leur fortune. Bien. Mais nous formerons ainsi un corps dans le corps, nous nous ferons suspecter, nous irons contre notre but. — Les associés répliquèrent : Belle-Isle, il est vrai, n’a pas parlé des protestants, mais la seule cause en est qu’il craignait d’irriter les catholiques. Boudon n’a agi qu’au nom des protestants ; il s’est toujours présenté comme leur député et il n’a traité que sous ce titre : la commission qui lui a été accordée en fait foi. S’il vous reste encore quelque crainte, ajoutez à votre bulletin de souscription : « Vu les lettres de M. Belle-Isle, et à condition que l’établissement sera bien et dûment autorisé par Sa Majesté… » — Explications superflues : - l’entreprise avait avorté.

[Modèle de souscription : « Nous soussignés, nous engageons à nous intéresser à l’établissement de banque et de finances qui doit se former incessamment à Paris, par une compagnie de protestants, sous le bon plaisir du Roi, qui leur remboursera les avances par des ordonnances ou assignations a différentes échéances sur le trésor royal et sur les autres caisses de Sa Majesté, lequel établissement consistera en actions de cent livres tournois jusqu’à mille, revêtus d’un coupon annuel pour les intérêts de nos fonds, à raison de cinq pour cent, sans préjudice de la répartition des bénéfices qui pourront se faire dans la suite, actions et coupons qui ne pourront être négociés qu’entre les protestants, et après en avoir donné connaissance aux directeurs ou aux personnes par eux établis à cet effet dans les provinces, n’entendant pas que nos risques excèdent les sommes énoncées par nos souscriptions, — nous nous engageons, disons-nous, à nous intéresser à cet établissement et à remettre les sommes pour lesquelles nous avons souscrit ci-après, au caissier de cette maison ou compagnie, après que ledit établissement aura été amené à sa dernière perfection, ce qui ne sera censé tel, qu’après qu’il sera constaté que le Roi aura fait choix de directeurs sur le nombre des sujets qui lui auront été présentés par les provinces du royaume intéressées dans ladite compagnie, et après la première assemblée qui aura été tenue, dans laquelle les directeurs auront délibéré sur les règlements nécessaires pour la bonne administration de cette affaire. » N. N… pour livres… tournois. — N° 46. Liasse.)]

Paul Rabaut présenta de nouvelles objections. Quelques religionnaires firent observer que lever un pareil fonds serait se dénoncer soi-même, que les amendes se multiplieraient, que la cour ruinerait les protestante, et qu’elle n’épargnerait à la fin pas plus la banque qu’elle n’aurait épargné ses fondateurs.

Ni Boudon d’ailleurs, ni Rey n’inspiraient une grande confiance. Ils avaient beau montrer leur correspondance avec Belle-Isle, ils ne parvenaient pas à dissiper les préventions de leurs coreligionnaires, ceux surtout du Midi. « Il n’y eut sorte d’imputations, dit Rabaut, qu’on ne fît à ceux qui étaient les auteurs et les promoteurs du projet de banque. Telle est la malice du cœur humain qu’il reçoit plus volontiers les impressions défavorables au prochain, que celles qui lui sont avantageuses. Les calomniateurs n’atteignirent que trop leur but. »

Le projet fut donc abandonné définitivement. On essaya bien vers la fin de l’année de le reprendre, mais en vain. Un pasteur, Pierre Encontre, fit vers la même époque une contre-proposition qui parut un moment réunir tous les suffrages. Il s’agissait de faire à Louis XV un don gratuit.

« … Il y aurait plus de générosité de notre part dans une pareille offre que dans l’établissement de la banque ; ou pour mieux dire, le don gratuit est une générosité, tandis qu’il n’en parait point dans un prêt fait avec usure et dans l’espérance même d’un gain considérable. Comme tout bon protestant se ferait un devoir de donner des preuves de son zèle et de son attachement pour le roi et le bien du royaume, les plus pauvres mêmes se signaleraient en cette occasion, et quand la somme que chacun donnerait serait petite, la totalité ne laisserait pas que de faire un objet fort considérable. Il est sûr que tel qui ne voudrait pas prendre part à la banque, contribuerait au don gratuit… Enfin, plus il y a de générosité dans cette démarche, et plus il y a lieu d’espérer que Sa Majesté et ses ministres en seront touchés et travailleront efficacement à adoucir notre sort. — Si on se détermine à ce dernier parti, il convient de mettre incessamment la main à l’œuvre… »

Mais après quelques pourparlers, on ne tomba pas d’accord, et un silence complet succéda bientôt à tout ce bruit. Les religionnaires épuisés d’efforts, fatigués de démarches et de vaines tentatives, attendirent silencieusement que l’heure tardive sonnât de la réparation.

Peu de mois après, deux ans avant le supplice de Calas, le 15 octobre 1760, parut encore en Guyenne une ordonnance contre les assemblées, les baptêmes et les mariages…

« N° 46. — Et l’année précédente, en Languedoc, Thomond écrivait à Saint-Florentin : « … Il est fâcheux de ne pouvoir réprimer d’une façon efficace tant de contraventions et où il paraît de l’affectation à se roidir contre l’autorité ; mais je suis persuadé que vous penserez que dans la position où nous sommes en général et où je me trouve en particulier, il n’y a rien à faire que de ne pas discontinuer à faire connaître aux peuples qu’il n’est pas question de la tolérance dont on les flatte… C’est à quoi pourront servir au moins quelques amendes prononcées de temps en temps. » Archives nationales, TT. 434. (1er juin 1759.)

Ainsi, après une expérience de près de cinquante ans, la conduite de la cour ne semblait pas se modifier. En 1760 comme en 1715, on la voyait s’acharner contre le protestantisme et poussée, surmenée par le clergé qui ne lui laissait ni trêve ni relâche, s’employer à cette sainte croisade.

Heureusement sa lassitude perçait sous ses efforts. Elle affichait des ordonnances, envoyait ses soldats en détachements, menaçait de la prison, de l’amende, et faisait exécuter ses menaces : elle était cependant fatiguée, horriblement fatiguée, et le montrait.

[V. les très intéressantes instructions données au maréchal de Thomond et au maréchal de Richelieu, quand le premier prit le commandement du Languedoc et le second celui de la Guyenne. La cour ne savait à quoi se résoudre. Archives nationales, TT. 446.]

Elle n’espérait plus ramener au catholicisme ses sujets égarés : l’obstination qu’elle rencontrait lui enlevait chaque jour ses illusions. Elle continuait de sévir par habitude. Lorsque à l’instigation des curés ou des évêques, un intendant lui demandait de nouvelles instructions, elle les donnait ; mais ses ordres, déjà moins rigoureux, étaient d’une application particulière et ne concernaient plus le protestantisme entier. Cette lassitude, elle l’avait d’ailleurs montrée depuis la Régence. Elle frappait un grand coup, puis retombait, sommeillait. Après la déclaration de 1724 et les édits de 1726, s’ouvrait une période d’apaisement. Les soldats faisaient sans doute « des exemples, » de terribles exemples, mais isolés. La persécution n’était point générale ; elle s’abattait sur une province, sur une partie de la province : elle ne se déchaînait pas sur toute la France. Après 1745 et 1752, il y avait encore un temps d’arrêt. La persécution faisait long feu. — Au moment même où le clergé concevait les plus grandes espérances, assistait au spectacle et battait des mains, le spectacle cessait : il fallait qu’il retournât dans les coulisses, et qu’il renouvelât ses plaintes et ses instructions.

Si jamais, en effet, la cour avait cru qu’elle parviendrait par la force à convertir les religionnaires, elle ne pouvait plus conserver cette croyance. En 1724, les illusions étaient permises, en 1760, elles étaient folles.

[Elle ne la conservait pas. L’audace des religionnaires allait si loin que Paul Rabaut et Encontre faisaient imprimer « Une lettre pastorale sur l’aumône aux fidèles de l’Église réformée de Nîmes, » et l’envoyaient au commandant militaire lui-même, à Thomond. « Ce que je trouve de singulier, disait Thomond, c’est que deux ministres aient l’effronterie de mettre leurs signatures aussi hardiment, et celle de vouloir instruire un troupeau dont l’existence au moins ne devrait pas être reconnue. » Archives nationales, TT. 434. (Janv. 1759.) — V. aussi « un mémoire (adressé à Saint-Florentin) sur l’état des affaires de la religion prétendue réformée en Languedoc. » C’est un résumé historique très exact et curieux des événements qui se passèrent de 1741 à 1760. L’auteur, qui gardait l’anonyme, concluait ainsi : « L’état actuel des choses est que les mariages et les baptêmes des protestants ne se font plus qu’au Désert ; qu’ils tiennent leurs assemblées aux portes et sous les murs des villes ; qu’ils y vont et en reviennent par bandes et en plein jour ; que les ministres et prédicants ne se cachent presque plus, et agissent comme personnes publiques, en délivrant des extraits de leurs registres de mariages et de baptêmes ; et qu’il ne reste qu’à élever des temples ; que l’on pourrait même dire qu’il en existe en certains endroits, puisque l’on s’assemble en très grand nombre dans des maisons ou des granges disposées à cet usage. » Archives nationales, TT. 446.]

Le protestantisme français était définitivement constitué. Il n’était pas, comme aux premières années du siècle, à l’état latent : il s’était manifesté. Il formait un corps compacte, robuste, plein de vie. Il pouvait recruter de nouveaux membres, mais il était arrivé à cet heureux état, où s’il est à souhaiter de croître encore, on ne doit plus craindre d’amoindrissement.

Deux Synodes nationaux s’étaient tenus dans ces dernières années, l’un en 1756, l’autre en 1758, et là s’étaient rencontrés les députés de toutes les provinces. Les protestants s’étaient alors par leurs pasteurs donné la main d’association, et l’union des Églises avait été de nouveau solennellement affirmée. Union complète ! Elle consistait « dans la conformité de la foi, du culte, de la discipline, et dans une exacte correspondance entre les provinces, soit en temps de persécution, soit en temps de calme, comme aussi dans la contribution aux dépenses à faire pour le bien de la cause commune. » Ils avaient en effet senti que tout grave péril avait désormais disparu, qu’ils n’avaient à craindre que des secousses, et qu’il leur suffirait de montrer une même attitude courageuse pour échapper aux derniers coups de la persécution expirante.

Combien étaient-ils ? On ne sait. Leurs apologistes disaient trois millions, leurs détracteurs quatre cent mille. C’est entre les deux chiffres qu’il faut s’arrêter. Ils avaient en 1756 quarante-huit pasteurs en exercice, dix-huit proposants et quatre étudiants à Lausanne. En 1763, ils eurent soixante-deux pasteurs, trente-cinq proposants et quinze étudiants. Le nombre de leurs chefs spirituels s’était dans l’espace de sept ans accru de plus d’un tiers. En Suisse, le séminaire où ils envoyaient leurs enfants avait atteint le plus haut degré de sa prospérité. A l’étranger, ils comptaient des amis dévoués et des bienfaiteurs qu’aucune demande ne rebutait. A Paris, un des leurs, Lecointe de Marcillac, usait de son crédit pour défendre leur cause auprès des personnages influentsf.

f – V. le très intéressant et très curieux mémoire que dressa, en 1759, De la Beaumelle. La situation du protestantisme, à cette date, y est assez bien exposée. — Bibliothèque nationale. Mss. n° 7047, p. 440.

Etait-ce là un peuple que la cour pût conserver l’espoir de convertir ou de faire disparaître ? Expirant sous les coups de trente ans de persécutions, appauvri par l’émigration, écrasé par une terrible guerre, il avait, en 1715, relevé la tête ; que ne pouvait-il aujourd’hui que trempé par une lutte demi-séculaire il reposait, fort de sa puissance et de son droit ! Loin de toucher à sa perte, il touchait au salut. Ses infortunes devaient enfin trouver des défenseurs. Contre la cour et le clergé allaient surgir Voltaire et l’opinion publique. La cause de la liberté de conscience qu’il représentait était, en dépit du clergé, sûre désormais de triompher en France.

[Nous nous arrêtons ici. A cette date de 1760, la restauration du protestantisme français est un fait accompli. Sans doute les religionnaires auront de nouvelles attaques à repousser, de nouvelles persécutions à supporter ; mais s’ils en peuvent souffrir, ils n’en sauraient être ébranlés. Les temps de crise sont passés : une nouvelle période s’ouvre de réparation et de paix. Nous essayerons de raconter un jour l’histoire du protestantisme pendant les années qui s’écoulèrent de 1760 à 1789. Cette histoire, encore qu’elle soit plus connue, mérite d’être écrite avec détail. Elle est la conclusion de notre ouvrage ; elle contient le dénouement du drame que nous avons exposé dans ces deux volumes. Mais il faut s’arrêter aujourd’hui et faire halte : la mort d’Antoine Court clôt naturellement notre récit.]

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