Biographie de Napoléon Roussel

III.
Le journal l’Espérance

Il paraît cependant que le zèle, peut-être un peu agressif, de Napoléon Roussel dépassait la mesure admise ou tolérée alors par les membres de l’Eglise de Marseille. On le taxa bientôt d’exagération.

Fut-il entravé dans son œuvre ? Dut-il pour cause de santé quitter cette ville où, en une année environ, il avait exercé son ministère à travers trois terribles invasions de choléra ? Ou bien son esprit d’initiative le poussait-il à se lancer de nouveau en pionnier dans une voie nouvelle, comme il l’avait fait déjà à Saint-Etienne par la fondation d’une Église libre, en Algérie par sa tentative d’évangélisation ? Il est probable qu’il y eut un peu de tout cela dans sa décision de céder aux sollicitations d’un ami chrétien, M. James Evans, qui le priait de se rendre à Paris pour rédiger le journal nouvellement fondé l’Espérance.

Ce journal, qui devint plus tard celui des Églises réformées de France, avait à l’origine un tout autre caractère. C’était un journal à grand format, essentiellement politique, mais rédigé par des chrétiens dans un but moral et religieux. Il avait pendant six mois été imprimé à Genève, par économie, pour éviter les droits de timbre et de cautionnement, mais il était bien dès l’origine destiné à la France et répandu presque exclusivement en France.

Dès son premier numéro (29 décembre 1838), il exposait clairement les principes qui l’inspiraient et le but qu’il poursuivait, en ces termes : « Nous avons, désiré que l’idée consolatrice de l’espérance dominât notre journal, non que la société ne présente encore de graves sujets de crainte, mais parce que nous savons que le monde est sous la direction finale de Celui qui donnera à toutes choses une bonne fin. Nous contemplons la crise sociale avec la longue-vue de la foi chrétienne, et au sombre avenir que nous présentait un homme orageuxc, dont l’amour fait trembler, nous substituons avec conviction et avec calme une plus douce perspective.

c – M. de Lamennais, rédacteur du journal l’Avenir.

On ne sera pas surpris, lisons-nous dans le numéro suivant, que nous consacrions deux ou trois articles à exposer, nous devons presque dire à justifier, l’entreprise dans laquelle nous débutons. En publiant un journal politique rédigé à un point de vue chrétien, nous faisons une chose nouvelle en France : nous transportons l’Evangile sur un terrain où l’on n’est guère accoutumé à le rencontrer ; nous soumettons les affaires de ce monde à un contrôle qu’elles ne sont pas habituées à subir ; serait-il étonnant que notre entreprise soulevât de nombreuses préventions ? Nous nous y attendons. »

Et, plus loin, le rédacteur de ce programme ajoute : « C’est comme chrétiens, et non comme hommes d’Etat, que nous examinerons les actes du gouvernement, car nous savons quels sont les principes de l’Evangile, et nous y mesurerons la conduite des gouvernements comme celle des peuples… Nous sommes persuadés que le salut des nations dépend de leur valeur morale et non de leurs chartes… Pénétrés de l’insuffisance de tous les remèdes humains actuellement mis en oeuvre, nous avons une foi d’autant plus implicite dans le moyen de salut indiqué par la révélation, car il a les promesses de la vie présente comme de celle qui est à venir, et c’est ce moyen de salut que nous voudrions faire connaître à tous ceux que notre faible voix pourra atteindre.

Ajoutons qu’il est un ordre de faits, entièrement négligé par les feuilles quotidiennes de France, auquel nous comptons réserver une large place dans nos colonnes : ce sont ceux qui ont rapport à la propagation de l’Evangile. »

Tel est en résumé le programme du journal dont, quelques mois après sa fondation, la rédaction fut confiée à Napoléon Roussel. Le siège en fut immédiatement transporté à Paris. Il fut pourvu, par le dévouement d’un certain nombre d’amis, aux dépenses exorbitantes que nécessitaient le dépôt d’un cautionnement considérable, les frais d’installation, d’impression, de timbre et autres semblables.

Dès le 20 avril 1839, l’Espérance contenait Deux mots d’introduction par le nouveau rédacteur. Nous en citerons un paragraphe : « L’idée-mère de notre œuvre est celle-ci : traiter tous les sujets qui occupent le plus habituellement l’opinion publique d’après les principes du christianisme ; faire couler dans les veines du corps social un sang évangélique ; faire vivre tous les intérêts de ce monde dans une atmosphère religieuse ; en un mot, parler de tout, mais de tout en chrétien. On a vu jusqu’à ce jour ce que c’est que faire de la politique, de la littérature, de la religion même en homme intéressé d’une manière ou d’une autre ; nous voudrions montrer au monde, qui l’ignore, ce que c’est que de traiter ces mêmes sujets en homme dévoué à Dieu, à la vérité et à ses semblables.

Ici nous nous attendons à mille questions… Qu’entendez-vous par christianisme ? nous dira-t-on sans doute. Êtes-vous catholique ou protestant ? – L’un et l’autre, et ni l’un ni l’autre. Si par catholicisme vous entendez le système religieux d’exploitation du genre humain par une caste qu’on appelle clergé, système où tout est calculé en vue de ce monde, ce catholicisme qui se compose de messes à entendre, de confessions à faire, d’indulgences à payer, de processions à courir, et qui ainsi amuse le peuple en endormant sa conscience, afin de soutirer son argent, dans ce sens-là, non, mille fois non, nous ne sommes pas catholique. Si par protestantisme vous entendez le système religieux de tant d’indifférents et d’incrédules qui se bornent à dire : Moi, je ne crois pas,… je ne crois pas au pape, je ne crois pas à la messe, à la confession, au maigre, aux pénitences, etc., et toujours : Je ne crois pas, sans en jamais venir à dire ce qu’ils croient, ou qui limitent leur foi à l’existence d’un Dieu et d’un avenir ; si vous parlez de ce protestantisme, non, dix mille fois non, nous ne sommes pas protestant. Mais si par protestantisme vous entendez la foi de la réformation au XVI° siècle, oui, nous sommes protestant. Pour tout dire en un mot, pour nous la véritable foi se puise dans la Bible uniquement, se résume dans la rédemption par Christ seul, et se propose le ciel avant tout.

Si nous avons été bien compris, on ne sera pas étonné de notre prétention de nous adresser à tous, catholiques et protestants, et de nous voir prendre de préférence un nom plus large et plus grand, le nom de chrétien. »

Tel fut l’esprit du journal auquel M. Roussel se consacra pendant trois ou quatre années, qu’il réussit promptement à faire paraître deux fois par semaine au lieu d’une, et qui ne tarda pas à prouver son utilité et à accentuer encore davantage son cachet protestant évangélique, aussi large que fidèle, en se faisant d’une manière toute spontanée l’interprète officieux d’une société chrétienne nouvellement fondée, celle des Intérêts généraux du protestantisme français.

Pour comprendre la création de cette société, il est nécessaire de nous transporter par la pensée au temps dont nous parlons.

Le Concordat de Napoléon avait reconstitué l’Eglise catholique et l’Eglise protestante sur les bases de l’union avec l’Etat. La Charte, venue plus tard, avait proclamé l’égalité des cultes devant la loi. Mais il y avait loin encore des privilèges de toute espèce dont jouissait le culte catholique à la situation réelle dont souffrait l’Eglise réformée. L’état de délabrement des temples, l’insuffisance de traitement des pasteurs, la pression morale exercée dans les hôpitaux sur les malades protestants mêlés aux catholiques, le nombre trop restreint de bourses fournies par l’Etat aux étudiants en théologie de Montauban, l’absence absolue de secours religieux aux soldats protestants au milieu de leurs camarades catholiques pourvus d’aumôniers,… toutes ces causes d’infériorité vis-à-vis du culte catholique donnaient aux membres de l’Eglise réformée matière à de nombreuses réclamations.

Mais comment faire entendre ces diverses réclamations ? Comment, encore, venir au secours de chrétiens zélés qui, appelés par des catholiques à leur prêcher l’Evangile, se voyaient, pour prix de leur zèle, traduits en police correctionnelle, en cour d’assises ou subitement conduits en prison ? Dans les communes éloignées de la capitale, les protestants ne pouvaient rien attendre des autorités locales qui, presque toutes, étaient sous l’influence des prêtres et poussaient bien plutôt à la persécution. Et quant au siège du gouvernement, à Paris, il était trop éloigné et trop élevé au-dessus d’eux pour que ces humbles chrétiens, isolés comme ils l’étaient, pussent y recourir et s’y faire rendre justice. Les procès de liberté religieuse se multipliaient, mais tournaient le plus souvent au mépris de la loi et à la confusion de la minorité opprimée.

Il fallait absolument porter remède à ce fâcheux état de choses, et prendre vigoureusement en mains, en s’associant, la défense des victimes isolées et impuissantes.

C’est cette pensée généreuse qui présida à la fondation de la Société des intérêts généraux du protestantisme français, présidée par l’amiral comte Ver Huell ; elle eut pour secrétaire un homme de cœur et de talent, aussi actif que dévoué, qui devait porter à la Chambre des députés les réclamations des protestants, M. le comte Agénor de Gasparin.

La Société des intérêts généraux se constituait sur une base double, celle de l’union de l’Eglise avec l’Etat, et celle de l’orthodoxie. Son règlement, publié dans l’Espérance du 29 avril 1842, annonce que ses travaux auront pour but :

  1. De faire respecter l’égalité des cultes, consacrée par la charte.
  2. De faire respecter le principe de la liberté des cultes, au profit de tous les protestants, qu’ils soient ou non membres des Églises légalement constituées.
  3. De fonder et de soutenir les œuvres d’un intérêt général, dont ne se seraient pas encore chargées les Sociétés existantes.

Un article spécial déclarait que « les membres du Conseil seront choisis parmi les membres appartenant à l’une des deux Églises légalement constituées (Église réformée et Église de la Confession d’Augsbourg). Ils s’unissent sur la base des doctrines généralement désignées sous le nom d’orthodoxie. »

Les membres du Conseil d’administration étaient :

Une Société formée ainsi des hommes les plus honorables, distingués dans l’Eglise et dans le monde, prêts à prendre la défense de tous les protestants opprimés, aurait dû, semble-t-il, ne rencontrer qu’approbation et enthousiasme. Tout au contraire. Dès le premier mois de son existence elle se vit en butte à d’injustes attaques, dont l’occasion fut cette clause de son règlement : « les membres du Conseil s’unissent sur la base des doctrines généralement désignées sous le nom d’orthodoxie. »

« Nous avons lu avec peine, mes collègues et moi, écrivait M. le pasteur Jousse dans une lettre adressée à l’Espérance, le compte rendu des Conférences de Paris, et nous sommes affligés chaque jour de voir l’opposition que rencontre la Société nouvelle. Mais enfin il faut espérer que quand le dernier Consistoire aura donné ou retiré son adhésion, tout ce bruit s’apaisera, et que votre Société pourra suivre en paix la marche qu’elle s’est tracée, en se confiant aux promesses du Seigneur. Qu’elle soit fidèle à ses principes ; qu’elle se garde de l’esprit sectaire comme de l’esprit d’incrédulité. Les préventions se dissiperont peu à peu, et elle verra venir à elle, nous aimons à le croire, plusieurs de ceux qui protestent maintenant. »

M. Horace Monod écrivait de Marseille : « Je ne puis qu’approuver pleinement, messieurs et très honorés frères, non seulement le but que vous vous êtes proposé, mais le principe que vous avez posé comme point de départ, tout en regrettant avec vous la nécessité pénible où vous vous êtes trouvés d’exclure du Comité d’administration ceux de nos frères qui ne confessent pas Dieu manifesté en chair, seul fondement qui puisse être posé à toute œuvre chrétienne.

J’implore du fond du cœur, chers et honorés frères, la bénédiction de Dieu sur votre travail. Je le prie de vous soutenir dans les difficultés de plus d’un genre que vous avez dû vous attendre à rencontrer sous vos pas ; enfin je vous remercie de la part active et couronnée de succès que vous avez prise aux réclamations longtemps impuissantes qui avaient pour objet l’augmentation du traitement d’une partie de nos pasteurs. »

La Société des intérêts généraux offrait, du reste, ses services à quiconque voulait en profiter, et, malgré l’opposition manifestée par les rationalistes aux Conférences pastorales de Paris, de tous les points de la France son Comité directeur recevait des Consistoires ou des pasteurs de chaleureuses lettres d’adhésion, souvent accompagnées de dons en faveur de l’œuvre nouvelle.

Au bout d’une année, l’Espérance put rendre compte de la première assemblée publique de la Société, le 5 mai 1843. Dans la première partie de son rapport, M. le comte de Gasparin mentionne les nombreuses lettres et circulaires adressées par lui soit aux Chambres, soit au gouvernement, soit aux Églises. Plusieurs de ces documents avaient paru dans les colonnes de l’Espérance. Dans la seconde partie de ce même rapport, il a la satisfaction d’annoncer comme résultat des efforts de la Société la fondation de deux œuvres nouvelles : la Maison d’études à Paris et la Colonie agricole de jeunes détenus, à Sainte-Foy.

La Maison d’études était une famille agrandie, destinée à recevoir les jeunes gens protestants obligés de quitter la maison paternelle pour faire leurs études à Paris. Dirigée d’abord par M. le pasteur Hosemann, elle le fut plus tard par M. le pasteur Armand-Delille qui, éprouvé par le climat de Marseille, céda à son tour aux sollicitations de son ami Roussel et vint s’établir dans la capitale, où ils se retrouvèrent et demeurèrent étroitement unis pendant de longues années.

La Colonie agricole de Sainte-Foy fut pour les jeunes détenus protestants ce que Mettray était déjà pour les catholiques : un établissement destiné à soustraire l’enfance coupable à l’influence corruptrice des prisons. Placée sous une direction franchement évangélique, depuis sa fondation jusqu’à nos jours, elle n’a cessé de rendre de grands services en ramenant à une vie honnête et même chrétienne des jeunes gens tombés sous le coup de condamnations judiciaires. Cette excellente institution est au reste trop connue parmi nous pour que nous ayons besoin d’en parler davantage.

Le journal l’Espérance fut aussi le moyen de provoquer la composition de l’excellent ouvrage de M. Adolphe Monod, intitulé Lucile, ou la lecture de la Bible. Composé pour un concours annoncé dans ce journal sur le droit de tout homme de lire la Bible, il parut ensuite en longs extraits sous forme de feuilleton de l’Espérance.

Enfin le procès de Senneville, qui eut alors un retentissement considérable, fut un des sujets qui occupèrent l’Espérance en 1843.

Nous réservons cette affaire de Senneville pour un chapitre spécial, mais nous donnerons comme aperçu des entraves que rencontrait l’évangélisation à cette époque, le feuilleton de l’Espérance du 18 mai 1841.

Sous la forme d’un récit humoristique, il nous fait toucher du doigt combien, dans ce temps-là, de choses mauvaises étaient ouvertement permises, et combien de choses excellentes étaient positivement défendues.

L’article était intitulé :

Ce qui est permis et ce qui est défendu.

Le voici :

« Nos lecteurs se rappellent sans doute le jeune Anglaisd qui, traversant Paris pour se rendre en Italie, vint faire visite, il y a deux mois, au feuilletoniste de l’Espérance. Ce jeune homme, candide et fervent chrétien, était de nouveau dans notre ville la semaine dernière. Cette fois, ce n’est pas une causerie au coin du feu, mais une promenade avec lui, qui m’a semblé propre à dérider nos lecteurs. En voici le narré :

d – Nous avons tout lieu de croire que cet Anglais, jeune alors, était notre excellent et vénérable ami, M. James Evans, dont le souvenir est encore si vivant à Cannes et ailleurs.

Déjà nous avions parcouru les rues les plus fréquentées de la capitale, lorsque mon jeune ami me dit avec sérieux :

– Combien pensez-vous qu’il y ait de personnes, parmi les vingt mille que nous avons pu rencontrer ce matin, qui se soient occupées de leur âme ?

– Je ne m’attendais guère à la question ; toutefois je répondis :

– Trois ou quatre, peut-être.

– Mais alors que font donc à Paris les amis de l’Evangile ? Pourquoi ne répandent-ils pas à grands flots la Parole de vérité sur ces masses ténébreuses ? Pourquoi ne pas avoir vingt, trente, cent colporteurs de la Bible dans la ville ?

C’est défendu, lui dis-je.

– Ah ! fit-il en réponse.

Et comme notre ami est aussi scrupuleux observateur des lois qu’ardent propagateur de la Bible, il n’ajouta pas un mot sur ce sujet.

Mais, quelques pas plus loin, nous rencontrons un Auvergnat, une balle de livres sur le dos et trois ou quatre volumes dans les mains.

– Achetez, messieurs, des livres à bon marché !

– Mais sont-ils bons, ces livres ? répondit le jeune homme.

– Sans doute ; tenez, voilà Dupuis, Volney, Parny…

– Vous vous êtes donc trompé, me dit mon ami en se tournant vers moi ; il me paraît que, pour vendre des livres, la liberté ne vous manque pas.

– Sans doute, quant à Dupuis, Voltaire, Diderot, c’est complètement permis.

– Et la Bible ?

– Parfaitement défendu.

Au détour d’une rue, nous fîmes la plus étourdissante des rencontres : deux hommes et trois femmes en guenilles s’étaient rangés en procession sur les deux trottoirs et criaient tour à tour, se relevant les uns les autres, sans laisser aucun intervalle de silence : « Il faut voir, messieurs et dames, l’horrible assassinat qui vient de se commettre hier au soir ! Comment un homme a poignardé son père, empoisonné sa femme, assommé ses enfants. Comment ensuite… »

– Quelle horrible chose que de tels cris dans les rues, me dit l’Anglais.

– Que voulez-vous ? C’est permis !

– Dès lors ne pourriez-vous pas, à votre tour, distribuer ainsi gratuitement des traités religieux ?

– C’est défendu ; plusieurs de nos amis ont été mis en prison pour cela.

– Cependant, le récit d’une mort chrétienne édifiante, ne vaut-il pas celui d’un épouvantable assassinat ?

– Tout ce que je puis vous dire, c’est que, quant à la mort chrétienne, c’est défendu ; pour l’épouvantable assassinat, c’est permis.

Indeed ! fit l’Anglais.

Tout le monde sait que les rues de Paris ne sont pas plus paisibles aujourd’hui que du temps de Boileau. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre qu’après avoir dépassé les crieurs de canards, nous ayons aussitôt rencontré sur la place publique un marchand de chansons. On faisait cercle autour de lui. A la fin de chaque couplet l’orgue de Barbarie s’arrêtait un moment et laissait à l’artiste la liberté de raconter, en prose plus ou moins libre, la suite du récit ; prose et vers étaient d’une licence à faire rougir tout autre auditeur… que des gens civilisés. Heureusement notre Anglais qui ne savait de français que juste ce qu’il faut pour ne pas mourir de faim dans un hôtel, ne comprit rien à ces obscènes plaisanteries ; mais la vue de ce chanteur parut lui faire plaisir, car, levant la tête, il me dit avec un sourire sur les lèvres :

– Il me vient une bonne idée !

– Laquelle ?

– Ecoutez : jadis Whitefield et beaucoup d’autres chrétiens ont eu le courage de se placer au coin des rues, et là d’arrêter les passants pour les entretenir du salut de leur âme ; on faisait cercle autour d’eux, la foule grossissait, et finalement d’excellentes paroles étaient chaleureusement adressées à des centaines de personnes. Encore de nos jours on fait en Angleterre de semblables rencontres. Ne pourriez-vous pas à Paris…

– Oh ! pour cela c’est défendu ! défendu ! vingt fois défendu.

– Cependant, l’homme que je vois là ?

– C’est différent ! il vend des chansons et dit des bêtises ; c’est permis.

Cette fois l’Anglais ne fit aucune exclamation ; mais poussant un profond soupir, il baissa tristement la tête.

En cheminant ainsi dans un parfait silence, ce qui n’est pas rare en compagnie anglaise, nous arrivâmes sur les Champs-Elysées. Là, semés parmi les arbres de la promenade, nous vîmes les spectacles sinon les plus moraux, du moins les plus variés. Escamoteurs, acrobates, jeux d’adresse et de hasard, théâtres forains, polichinelles, mendiantes déguisées en marchandes de fleurs ou d’allumettes, enfin toutes ces petites industries qui vivent plus ou moins d’adresse, de mensonges ou de vols.

Ce bruit tira notre ami de sa rêverie. Il parut tout particulièrement frappé de ces petits théâtres établis çà et là, qu’on transporte de foire en foire, et sur lesquels on joue ces pièces à brigand, prodigues de coups de poignards, et toujours terminées par une décharge de mousqueterie.

– Je suis avant tout ami de l’ordre, me dit-il, et puisqu’il est défendu de faire toutes les choses dont j’ai parlé, il faut bien s’y soumettre ; mais les hommes sérieux devraient s’entendre pour ouvrir dans vingt parties de la ville autant de locaux pour prêcher la vérité que je vois ici de scènes qui prêchent le mensonge ; alors personne n’aurait à se plaindre, chacun serait chez soi et viendrait qui voudrait.

– Mon cher ami, je suis bien fâché d’avoir encore un mot désagréable à vous répondre.

– Et lequel ?

– C’est défendu.

– Défendu ! toujours défendu ! Et ce théâtre ? Et ces jeux ?

– Tout cela est permis !

– Quand part la diligence ? dit l’Anglais impatienté.

– Tous les jours.

– Allons retenir ma place pour demain matin. Je pars.

– Soit !

La nuit tombait, nous étions assez éloignés des bureaux ; il était déjà tard lorsque nous y entrâmes, et bien plus tard encore lorsque nous arrivâmes sur le boulevard pour regagner l’hôtel. L’heure et le lieu font deviner aux lecteurs ce que furent plusieurs de nos rencontres.

– Que voulez-vous ? dis-je à mon ami ; à Paris comme à Londres, c’est permis.

Il continua sa marche sans me répondre ; mais à chacune de nos rencontres, je le voyais tendre la main et donner à celle qui le croisait un petit traité.

– Prenez garde, dis-je, c’est défendu !

– Quoi cette créature peut… et moi je ne pourrais pas ?

– C’est comme cela, l’un est permis, l’autre défendu.

– Oh ! pour le coup, vous me faites perdre patience, permis ou défendu, défendu ou permis, je n’en continuerai pas moins.

Chemin faisant, en effet, il continuait sa distribution, lorsque un agent de police se présente devant nous, arrache de la main de mon ami le reste des traités et le prie de le suivre en. prison.

– En prison ! fit l’Anglais qui parlait assez notre langue pour comprendre ce mot.

– Oui, en prison, pour distribution illicite d’imprimés sur la voie publique.

– Mais, monsieur, ce sont des paroles religieuses !

– N’importe ; c’est défendu.

– Je les donne à ces malheureuses qui font un métier infâme !

– Qui est permis, ajouta le représentant de la loi ; donc suivez-moi, s’il vous plaît.

– Mais je pars demain !

Rien ne fit, et notre ami dut aller coucher à côté des voleurs et des assassins, pour avoir voulu arracher au vice une malheureuse prostituée. La femme continua sa route, libre et joyeuse, et le chrétien se rendit au cachot escorté d’un agent de police et d’une foule de bandits.

Voilà ce qui, dans notre capitale, est permis et ce qui est défendu. Je sais qu’on pourrait me dire que tout le bien à faire est permis, d’après la loi, avec une autorisation. Je répondrais : C’est possible ; mais alors, d’après les faits, l’autorisation est défendue… »

Cette autorisation préalable, que les tribunaux prétendaient exiger et que les autorités ne donnaient pas quand on la leur demandait, devait devenir pour M. Roussel l’occasion de plus d’un procès dont nous parlerons aussi plus loin.

Citons pour terminer ce chapitre un autre feuilleton de l’Espérance, d’un genre tout différent, dû aussi à la plume de son rédacteur en chef, et qui nous a paru caractéristique dans son originalité.

« Paris, le 1er janvier 1842.

C’est pour la première fois que j’écris cette date, pour la première fois que je termine par un 2 cette quatrième dizaine du XIX° siècle, et j’avoue que ce n’est pas sans hésitation que ma main s’est décidée à le tracer. Dans le premier moment, il me semblait que mon refus de poser le chiffre empêchait que la chose fût ; mais le temps coulait toujours, et force me fut bien de poser la nouvelle et terrible figure. Selon leurs habitudes et leurs occupations, les hommes s’aperçoivent de la marche des années à tel ou tel événement qui, pour eux, revient périodiquement ; quant à moi, c’est par la date de mes lettres que je suis rendu sensible à la rapidité du temps. Chaque jour j’écris, et chaque jour je me sens ainsi vieillir ; c’est surtout entre le 31 décembre et le 1er janvier que la transition m’est sensible : il me semble que tout à coup je viens de prendre une année de plus. Mais, hélas ! cette impression se dissipe bientôt, et je retombe dans cette assoupissante habitude de suivre le courant, sans trop m’inquiéter si je toucherai bientôt au gouffre qui le termine. C’est là cependant une pensée sérieuse,… pénible peut-être, mais qui nous est d’autant plus nécessaire à méditer qu’elle nous est plus pénible.

Je méditais donc ce matin sur le signe visible, matériel, frappant que je pourrais placer sous mes yeux pour m’avertir efficacement que la vie s’écoule et que la mort la termine, lorsque me revint à l’esprit qu’un ouvrier anglais, employé dans une verrerie, avait eu la semaine dernière la pensée de se faire d’avance un cercueil de cristal.

Et moi donc ! dis-je, pourquoi ne pourrais-je pas aussi fabriquer, scier, assembler et clouer les six planches qui doivent me renfermer ? N’est-ce pas une chose certaine qu’un jour j’en aurai besoin ? Tous les soins que je prends de mon corps m’empêcheront-ils de mourir ? Non. Je puis bien juger superflu de faire confectionner un vêtement pour l’été prochain, ou même pour cet hiver, car, après tout, il peut m’être inutile, mais il est impossible qu’un jour je n’aie pas besoin de ce dernier vêtement : un cercueil. Aussi certain que j’existe, aussi certain est-il que ce cercueil me servira.

Et de quel métal le faire ? de cristal, comme ce verrier ? Non, pur caprice ! De plomb, de zinc, d’or ou d’argent ? Non, orgueil et vanité ! De chêne noueux et durable ? Encore non, c’est chose superflue ! Le fragile sapin me suffit ; ses planches minces et blanches seront encore neuves quand je viendrai me placer entre elles. Oui, ce bois léger se conservera plus que moi…

Et de quelle dimension ce cercueil doit-il être fait ? Aujourd’hui, un appartement de plusieurs pièces me suffit à peine ; ici, je travaille ; là, je dors ; plus loin, je mange ; ailleurs, l’on cause ;… mais pour ma bière tout cet espace est superflu : six pieds de long sur un et demi de large, c’est tout ce qu’il me faut. Un peu de terre sera déplacée, le cercueil jeté dans la fosse, la terre remise en place, et lorsque le fossoyeur l’aura foulée de ses deux pieds, c’est à peine si une légère ondulation de terrain indiquera qu’au-dessous je tiens une petite place.

Je me trompe : j’oublie que sur cette place une pierre sera peut-être posée ; mais encore ici je puis à coup sûr faire mes préparatifs d’avance. Je puis tracer dès à présent l’inscription qui la couvrira ; presque tous les éléments m’en sont déjà connus : mes nom et prénom, la date de ma naissance, et la date, ou à peu près du moins, de ma mort. Je puis, sur quatre chiffres, en faire immédiatement graver deux : 18,… et même, quant au troisième, peut-être un 4, probablement un 5, sinon presque certainement un 6 ; voilà toute mon incertitude, voilà toute l’étendue qui me reste à parcourir sur la longue liste des siècles qui se déroule dans ce monde. Ensuite, un passant lira :

ci-gît
NAPOLÉON  ROUSSEL
né en 1805
mort en 18..

Et de vous, lecteur, n’en pourrait-on pas dire autant et peut-être davantage ? Oh ! quelle n’est donc pas notre folie, de vivre comme si nous ne devions jamais mourir ! de vivre comme si notre mort était d’un autre siècle ! comme si nous avions toujours trop de temps pour y songer ! Cette folie est déjà grande pour l’incrédule, qui devrait du moins s’occuper de la recherche de la vérité ; mais combien n’est-elle pas plus grande chez moi et chez un grand nombre de ceux qui me lisent, quand nous savons, à n’en pouvoir douter, qu’au delà de la tombe un tribunal nous attend, devant lequel on nous demandera compte de notre vie, et où nous trouverons un Sauveur auquel nous disons croire et que nous servons si peu ! Oui, si peu, puisqu’au souvenir de ses bienfaits il nous faut encore joindre, pour nous pousser à la sainteté, non comme une espérance, mais comme une menace, la méditation de notre mort !

Lecteur, c’est pour vous, comme pour moi, que j’ai pensé tout haut. Ces lignes pourraient tout aussi bien être tracées par vous que, par moi ; vous n’auriez qu’à changer le nom et modifier la date de la naissance ; mais, à coup sûr, vous n’avez rien à changer aux deux premiers chiffres de la mort ; c’est en 18.. Dieu seul sait exactement le reste, mais certainement c’est en 1800 ! »

Il se trompait pourtant : sa vie fut plus longue qu’il ne l’avait pensé, et, malgré ses travaux constants et variés, ce fut un 7 suivi d’un 8 que sa famille en deuil inscrivit sur sa tombe.

Quant au travail de l’Espérance, au bout de quatre ans il dut le remettre en d’autres mains. Il s’y était vaillamment consacré, luttant contre toutes les difficultés accumulées à cette époque sur la publication d’un journal politique.

Mais l’entreprise était trop onéreuse, et malgré son dévouement à cette œuvre, après de grands sacrifices, Napoléon Roussel dut y renoncer. Dès lors, le journal changea de caractère, et devint par la suite une feuille à petit format traitant exclusivement de sujets religieux.

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