Biographie de Napoléon Roussel

XIII.
Nouveau séjour à Paris (1850-1856)

L’opposition, qu’avait inaugurée un Consistoire entier et qu’avaient continuée plusieurs pasteurs hostiles à la prédication de l’Evangile, trouva un aliment nouveau dans la publication d’une brochure contre l’esprit formaliste, sous ce titre : Réformes dans la réforme.

Dans une lettre de 1850, Napoléon Roussel en dit quelques mots :

« … Ce que je puis vous dire de plus clair sur ma brochure, c’est que l’édition en est épuiséed. Dans les deux ou trois églises où elle a servi d’occasion aux pasteurs pour me décrier, elle a servi d’occasion aussi aux troupeaux pour me faire désirer, par l’opposition même des pasteurs. Ainsi Sommières, qui ne pensait pas à moi, impose mon appel à mon cher C…, qui le refuse. De même à Vauvert, à Saint-Chapte, etc. Vous le voyez, tout tourne, même l’opposition, au profit de la vérité. »

d – Nous n’avons pas pu en retrouver un seul exemplaire.

L’activité de M. Roussel, entravée d’un côté, se fit bientôt jour d’un autre. A peine installé à Paris, il voulut de nouveau s’occuper de ce peuple qui avait tant espéré, tant souffert, que les agitations politiques de 1848, les théories socialistes d’alors et toutes les vaines commotions des partis avaient laissé aussi malheureux, parce qu’elles le laissaient aussi pécheur que sous tout autre régime politique. La délivrance du péché, voilà ce que le messager de Christ voulait lui faire connaître, et pour cela, comme le serviteur du roi, c’est dans les chemins et le long des haies qu’il voulait aller chercher les plus misérables.

Son ami, M. Léon Pilatte, avait déjà précédemment tenu des réunions d’évangélisation dans le quartier. Mouffetard. Ces réunions, commencées au temps des clubs populaires, après la révolution de 1848, avaient ensuite été interdites par la police, qui, malgré leur caractère paisible, s’était obstinée à les assimiler à des clubs populaires. M. le comte Delaborde avait en vain porté l’affaire en cour de cassation, avec tout le talent et le dévouement qu’on lui connaît. Les réunions n’en restèrent pas moins interdites, et M. Pilatte condamné à une forte amende.

C’est cette œuvre que M. Roussel voulut essayer de reprendre quelques mois plus tard, vers la fin de 1850. C’étaient les chiffonniers de la rue Mouffetard qu’il avait tout spécialement à cœur d’évangéliser. Pour être plus sûr de les atteindre, il loua un local au centre de leur quartier, dans une maison de la rue de Lourcine, dont un tas de chiffons encombrait la cour jusqu’à la hauteur du premier étage. C’est là que, chaque dimanche et chaque mercredi, M. Roussel s’efforçait de mettre les vérités les plus sublimes de l’Evangile à la portée de ces déshérités, les plus pauvres parmi les pauvres de cette terre. Ecrivant à son cousin, il dit : « Votre serviteur a ouvert un lieu de culte dans le quartier des chiffonniers, où il prêche trois fois par semaine à une centaine d’auditeurs en blouse. » (8 avril 1851.) Bientôt il ajouta à l’évangélisation du quartier Mouffetard une autre branche d’activité, au sein d’une autre catégorie de chiffonniers, non plus seulement ceux qui ramassent les chiffons, de nuit, dans les rues, mais ceux qui vendent les vieux habits, les fripiers. Il loua pour cela une seconde salle, dans le faubourg du Temple. Ce second essai, croyons-nous, dura peu. Il dut, en tout cas, être bientôt interrompu par l’appel de quelques chrétiens anglais désireux de faire évangéliser à Londres les Français venus pour voir l’Exposition universelle de 1851.

M. Roussel écrivait le 8 avril : « Me voici à la veille de partir pour Londres, où je suis appelé à prêcher pendant quatre mois de la grande Exposition. » Et le 10 juillet, obligé de revenir à Paris : « J’ai passé près de trois mois à Londres, et je vais y retourner pour un mois, après le jugement qui doit être prononcé sur mes traités en cour d’assises. La position ici devient de plus en plus difficile, et il est impossible que cela dure longtemps ainsi. On en est venu à défendre le colportage des Bibles protestantes ! »

De retour à Londres, il écrivait le 18 août 1851 : « Je devrais peut-être vous parler de ce qui se passe ici, mais vraiment je ne sais par quel bout commencer. Vous ferez mieux de lire les journaux. Je compte passer encore quelques semaines à Londres. J’y attends ma famille pour repartir pour Paris fin septembre. Nos compatriotes venus pour l’exposition viennent peu entendre l’Evangile, et les Anglais font la majeure partie de mon auditoire. Mais en revanche une société a fait distribuer aux Français quatre-vingt mille de mes divers traités qui vont ainsi rentrer en France malgré tous les jésuites et tous les tribunaux. Je prépare un album de contrastes entre le pape et Christ, qui sans doute parviendra bien à se faire un chemin au travers des douaniers. Saluez affectueusement votre père. Le mien est mieux. »

La mention de ses parents que nous trouvons de temps à autre dans ses lettres nous laisse deviner les soins dont il sut les entourer jusqu’à la fin, malgré ses travaux incessants et ses fréquents voyages. De Lyon, il les avait encouragés à venir se fixer à Paris, lorsque lui-même se fut installé dans la capitale. Plus tard, lorsqu’ils retournèrent aux doux rayons du soleil du midi, dans leur ancienne petite ville de Sauve, nous le trouvons, dans sa correspondance de famille, faisant les meilleurs arrangements pour que tous les besoins de leur âge avancé soient pleinement satisfaits ; et enfin lorsque le Seigneur eut retiré sa mère, il recueillit chez lui son père, resté seul après cinquante ans de mariage. Ce père, aimé et vénéré, avait suivi la famille de son fils de Montpellier à Paris, et son fils lui avait installé un petit logement sur le même palier que le sien ; mais l’heure de quitter la tente terrestre n’était pas éloignée. La lettre de faire-part est datée du 28 septembre 1851. Celle écrite, ou plutôt dictée, par Napoléon Roussel, s’exprime en ces termes : « Ma lettre de faire-part vous a déjà dit ce que je viens vous répéter avec plus de détails : mon père n’est plus. Il s’est endormi paisiblement de corps et d’esprit le 28 septembre ; il s’affaiblissait depuis plusieurs mois et n’a fait que s’éteindre, conservant la parole jusqu’à sa dernière heure et le signe jusqu’au dernier instant ; la veille, il me disait qu’il comptait sur la grâce de Dieu et partait sans inquiétude. Je puis dire que sa mort m’a familiarisé avec la pensée de la mienne ; Dieu veuille que ce ne soit pas une illusion. »

Cette lettre était, disons-nous, dictée par M. Roussel. En effet, une infirmité douloureuse était venue l’atteindre au milieu de sa plus grande activité. Jusque-là il avait eu l’habitude de consacrer de longues heures à ses travaux de cabinet qu’il prolongeait jusque fort avant dans la nuit. Sa vue exceptionnellement courte, mais bonne jusque-là, vint tout à coup à s’affaiblir, à se troubler, et l’oculiste consulté donna des ordres très sévères pour le faire renoncer aux fortes lunettes dont il s’était servi, et cesser tout effort de la vue. L’épreuve était d’autant plus sérieuse que M. Roussel préparait alors un ouvrage de longue haleine qui nécessitait beaucoup de recherches. Il devait mettre à contribution les richesses de la Bibliothèque impériale (aujourd’hui Bibliothèque nationale) et parcourir presque chaque semaine toute une pile de gros volumes. Ce fut alors qu’il dut prendre à demeure un secrétaire pour ce travail, lire par les yeux et écrire par la plume d’autrui. C’était en quelque sorte le sacrifice de son indépendance. On se représente ce que cela dut être pour lui.

Entre temps, il voulut aller faire une visite à ceux qu’il avait évangélisés autrefois. Il se trouvait prêchant à Angoulême lorsqu’éclata le coup d’Etat ! Revenu subitement auprès de sa famille à Paris, il partit quelque temps après pour la Hollande. Voici comment il rend compte de ce voyage.

Rotterdam, le 1er février 1852.

« Cher cousin,

Oui, Rotterdam, en Hollande, et voici comment. J’étais occupé à évangéliser la Charente. Le préfet envoie ses gendarmes, me menace de me considérer comme agent politique ; arrive le 2 décembre, et je comprends que dès lors les tribunaux n’ayant pas, comme jadis, à prononcer dans mon affaire, je risquais bien d’être méconnu et, sous le prétexte de politique, mes bons amis les prêtres auraient été bien aises de se défaire de l’auteur de mes traités de controverse. Je suis rentré à Paris. Là j’ai cru voir la même main me poursuivre et des espions cachés derrière une porte écouter mes innocentes prédications de l’Evangile. Alors je me suis dit que jusqu’à nouvel ordre je ferais mieux d’aller en Belgique tenir des conférences sur le catholicisme. C’est ce que j’ai fait. De là, j’ai profité de la proximité pour venir en Hollande collecter en faveur du temple d’Angoulême endetté de 15 000 francse !

e – Il ne se contenta pas d’y collecter ; il y prêcha dans un grand nombre d’églises ; vingt-deux ans plus tard, en 1873 et 1875, nous avons trouvé son souvenir vivant dans le cœur de plusieurs chrétiens dont quelques-uns nous citaient le texte et la substance de telle prédication qui les avait tout particulièrement frappés.

Maintenant vous en savez autant que moi, car j’ignore ce que je ferai dans huit jours et même où je serai. »

Suit un post-scriptum qui révèle son expérience. « Je me réjouis avec vous de vos succès dans votre Eglise. N’y comptez pourtant pas d’une manière trop soutenue, car viennent alors les mécomptes ! Soyez content de peu et reconnaissant de beaucoup. »

Une autre lettre de Paris du 27 septembre 1853 nous le montre encore partageant sa vie entre l’évangélisation et les travaux de cabinet.

« Je viens de faire deux absences successives, l’une de trois mois en Irlande (évangélisation des Français venus pour l’exposition de Dublin), l’autre d’un mois en France. De plus, j’ai en main un travail depuis longtemps commencé qu’un retard empêcherait de s’achever jamais, parce que plus tard je n’aurais plus sous la main l’instrument que je possède aujourd’hui (l’ami qui lui servait de secrétaire). C’est vous dire que je ne puis me rendre à votre invitation. Plus tard, c’est possible, mais je ne puis fixer d’époque.

M. Roger est malade et ne peut pas plus que moi se rendre à votre appel. Je voudrais pouvoir vous indiquer quelqu’autre. En somme nous sommes bien pauvres en prédicateurs, parce que nous sommes pauvres en foi.

Je reviens d’un troisième voyage qui m’a été imposé pour Alençon ; mais cette fois je me cloue sur ma chaise jusqu’à ce que mon travail soit fini… »

Ce travail de longue haleine, publié en deux volumes en 1854, portait pour titre : Les Nations catholiques comparées aux Nations protestantes au triple point de vue du bien-être, des lumières et de la moralité. La pensée qui l’a inspiré était exprimée en ces termes dans l’avant-propos :

« Le bon est la conséquence du vrai, le mal est la conséquence du faux ; double expression d’un axiome unique : le vrai et le bon sont intimement unis, ou, pour mieux dire, ils ne font qu’un.

Ce que nous entendons par vrai, tout le monde le comprend ; mais qu’entendons-nous par bon ? Il ne sera peut-être pas inutile de le dire.

La moralité, les lumières, le bien-être sont, à nos yeux, trois choses bonnes en elles-mêmes, et pour toute l’humanité.

Si le lecteur nous conteste cette assertion, il fera bien de s’arrêter ici, car tout notre travail repose sur elle comme sur un axiome.

L’Evangile a proclamé la même vérité en des termes plus saisissants : Vous les reconnaîtrez à leurs fruits, a dit le Christ. Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits ni un mauvais arbre porter de bons fruits. Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des chardons ?

S’il en est ainsi, partout où le bien-être, les lumières et la moralité seront réunis, on pourra dire : ici se trouve la vérité ; et où la misère, l’ignorance et le vice seront assemblés, ici règne l’erreur. Sans doute, si l’on trouvait dans le monde tout le bien sur un hémisphère, et tout le mal sur l’autre, la démonstration irait jusqu’à l’évidence. Mais si, sans atteindre à cette complète séparation du bien et du mal, on trouvait cependant, dispersés sur tous les points du globe, des peuples moraux, éclairés, prospères, dans une certaine mesure, ne pourrait-on pas dire encore : ici règne la vérité ? Si en même temps, à côté de ces peuples, s’en rencontrent d’autres, comparativement misérables, ignorants, immoraux, ne serait-on pas en droit d’ajouter : ici règne l’erreur ? Ensuite, si cette double expérience se renouvelle sur plusieurs points du globe, ces simples probabilités ne deviendront-elles pas des certitudes ? Nous le pensons, et c’est en nous appuyant sur ce principe que nous allons traiter notre sujet.

Depuis trois siècles, un grand procès s’instruit dans la chrétienté. Le catholicisme et la réforme, opposés dans leurs principes, disent cependant avec la même assurance : Je suis la vérité. Il faut bien que l’un des deux se trompe, mais lequel ? C’est aux conséquences de ces deux doctrines qu’il appartient de nous répondre.

Étudions donc successivement les peuples protestants en rapprochant de chacun d’eux son voisin catholique, et le résultat de la comparaison nous fera connaître où est l’erreur, où est la vérité.

Ici se présente une objection : on nous dira que ni tout le bien, ni tout le mal n’est le produit d’une foi religieuse ; que, le climat, la race, la législation, l’histoire, mille autres causes contingentes peuvent concourir à développer ou à détruire les richesses, les lumières et les mœurs d’une nation. Cela est vrai, mais d’une vérité moins étendue qu’on ne pense.

D’ailleurs pour diminuer les chances d’erreur provenant de la différence des positions géographiques, des institutions politiques, des origines, etc., nous prendrons les deux termes de chacune de nos comparaisons dans deux peuples placés autant que possible dans les mêmes circonstances de latitude, de gouvernement et de nationalité. Quand, malgré tous nos efforts, resteront des différences, nous en tiendrons compte dans nos appréciations.

Nous allons donc mettre en parallèle l’Amérique du nord avec l’Amérique du sud, l’Irlande avec l’Écosse, les cantons suisses protestants avec les cantons suisses catholiques.

Cependant, nous ne nous tiendrons pas encore pour satisfaits ; nous reprendrons la question sous une autre forme. Remontant trois siècles en arrière, et choisissant deux peuples, l’un essentiellement protestant, l’autre essentiellement catholique, nous étudierons séparément pour chacun son point de départ, son développement et son point d’arrivée, pour savoir lequel a monté, lequel a descendu sur l’échelle de la civilisation, sous la conduite de sa foi religieuse. L’Angleterre et l’Espagne seront les éléments de cette nouvelle démonstration. Ensuite, pour connaître la valeur intrinsèque des deux religions, nous verrons ce que sont devenus ses partisans sous la faveur ou la persécution, ce qui nous conduit à étudier les catholiques en Italie et les protestants en France. Enfin nous comparerons les résultats obtenus par ces deux Églises dans les champs respectifs de leurs missions.

Nous ne nous dissimulons pas que ce travail nous expose à un danger : la partialité ; nous entendons cette partialité inconsciente, résultant de la foi religieuse de l’écrivain. Pour y échapper, l’auteur de cet écrit se tiendra, autant que possible, derrière des autorités. Il se gardera de discuter. Il présentera des faits ; l’énoncé de ces faits ne sera pas même son œuvre. Les autorités ne seront prises ni parmi ses amis, ni parmi ses coreligionnaires, mais le plus souvent parmi les écrivains sans préoccupation religieuse.

Le simple voyageur, le studieux géographe, le savant naturaliste, l’homme d’Etat, viendront tour à tour, sans le savoir, sans le vouloir, jeter un coup de pinceau sur notre toile et s’il en résulte un tableau harmonieux, il en faudra bien conclure que cet ensemble d’impressions égale en précision la statistique elle-même. »

Ce travail parut en 1854. Il fut composé dans ces premières années de l’Empire où les facilités pour l’évangélisation étaient singulièrement réduites, pour ne pas dire anéanties en France, où toute réunion de plus de vingt personnes (et parfois même de moins de vingt personnes) pouvait donner lieu à un procès-verbal, où toute tentative pour le bien risquait de tomber sous le coup d’une condamnation. Napoléon Roussel, entravé dans son œuvre de prédilection, se consacrait d’autant plus volontiers à servir la cause de l’Evangile par ses travaux de cabinet. Mais cela ne suffisait pas à son activité. Il trouva moyen malgré tout de s’occuper encore d’évangélisation, non seulement au milieu des fripiers et des chiffonniers de la capitale, mais encore auprès des habitants de son cher midi, où il retournait toujours avec un nouveau plaisir.

Il écrivait de Paris le 18 août 1853.

« Cher cousin,

Je compte être au Vigan le dimanche 28 du courant pour y prêcher le soir dans le plus vaste local que vous puissiez me procurer. Je suis accompagné du révérend Baptiste Noël qui désire connaître nos Eglises. Nous repartirons le lendemain pour Montpellier. Répondez-moi un mot chez M. Léon Noguier à Nîmes. »

L’année suivante, au mois d’août, nous le trouvons encore en compagnie du même ami, M. Baptiste Noël, faisant un second voyage, non plus en France, mais dans les Vallées vaudoises du Piémont, au sein de ces anciennes et vaillantes Églises, filles de martyrs, que ces deux amis de l’Evangile avaient à cœur de visiter. M. Roussel fut vivement intéressé par tout ce qu’il vit et entendit dans cette tournée. De leur côté, les habitants des Vallées gardèrent un bon souvenir des chaleureuses paroles qu’il leur adressa dans ces vieux temples, dont l’un, par sa situation isolée en pleine campagne, rappelait les lieux de rendez-vous qui rassemblaient autrefois les aïeux de M. Roussel au Désert.

M. Baptiste Noël fit un récit de cette tournée missionnaire et, après l’avoir publié en anglais, il pria M. Roussel d’en faire une traduction qui parut sous le titre de : Vaudois et Vallées du Piémont.

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