Biographie de Napoléon Roussel

XIV.
Le genre Sermon.
Comment il ne faut pas prêcher.

Par un singulier contraste, les deux ouvrages de M. Roussel qui ressemblent le plus à des recueils de prières commencent l'un et l'autre par ce conseil : « Pour bien prier, passez-vous de tels livres. »

Par un contraste non moins singulier, les deux volumes qui contiennent des sermons sont accompagnés ou précédés de cette déclaration : « Le genre sermon est un genre faux. »

M. Roussel a pourtant beaucoup… devons-nous dire : prêché ? dans un sens, oui ; pendant plus de quarante ans presque chaque dimanche ; – à certaines époques de son activité missionnaires, six ou sept fois et jusqu'à neuf ou dix fois par semaine. Mais pour lui, prêcher n'était pas sermonner ; une prédication n'était, ou ne devait pas être, le fameux sermon divisé en trois points, avec l'exorde, l'explication du texte, l'exposition et la réfutation des objections, l'application et la péroraison, terminé par une invocation destinée à remplacer la prière de cœur trop souvent absente de certains cultes. Non, pour lui, prêcher, c'était annoncer l'Evangile, annoncer Jésus, le Christ, seul et parfait Sauveur de toutes les âmes perdues ; l'annoncer non dans un style convenu, d'après des règles arbitraires et artificielles, mais de manière à être écouté et compris ; l'annoncer de manière à amener le pécheur à se repentir, à croire de cœur en Jésus et à être sauvé, en dehors et en dépit de toutes les règles parfois absurdes qui ont trop souvent entravé les prédicateurs et endormi les auditeurs. C'est là ce qu'il a toujours, sinon obtenu, au moins consciencieusement poursuivi dans sa manière d'annoncer l'Evangile.

Tout ce qui sortait du simple, du naturel, du vrai, du vrai intérieur, subjectif, aussi bien que du vrai objectif, tout ce qui sentait le convenu ou le recherché, le récité ou l'artificiel, tout ce qui était genre mômier ou genre déclamatoire, affectation ou pose de quelque nature qu'elle fût, lui était instinctivement antipathique, et lui paraissait faux. C'est dans ce sens qu'il disait : « Le genre sermon est un genre faux. » Et il peut, sans inconséquence, le répéter même dans l'introduction de son Culte du dimanche, recueil de cinquante-deux simples discours destinés aux familles et aux Églises privées de pasteurs, car ces discours ont tous été parlés ; avant d'être écrits, ils ont été prononcés, sur notes, mais d'abondance, d'inspiration, quelques-uns plusieurs fois, et toujours en s'appropriant aux circonstances, aux besoins, au degré d'ignorance ou de culture, de piété ou d'indifférence, de sympathie ou d'opposition, qu'il trouvait chez ses auditeurs. Ces discours peuvent avoir leurs lacunes, leurs défauts, mais nous croyons qu'il serait difficile de les classer dans le genre artificiel, ennuyeux ou faux.

Nous citerons en entier son introduction au Culte du dimanche :

« Le genre sermon est un genre faux, et je crains beaucoup que ces discours n'y participent. Je ne viens pas m'en justifier, pas même m'en excuser, je viens seulement protester contre cette malheureuse tendance à prêcher l'auditeur, à déclamer un discours, à traiter un sujet en trois points, parce qu'elle manque de simplicité et tue le naturel. Malheureusement, on ne se défait pas en un jour des habitudes, surtout des mauvaises ; mais, pour y parvenir, j'ai bien résolu, en terminant ce volume, de ne plus écrire de sermons.

Quel genre adopter ? me dira-t-on peut-être. Je ne suis pas homme de théorie pour répondre à cette question. Peut-être un jour tenterai-je de mettre en pratique ce que je sens à ce sujet. Je me borne donc à dire ici que le sermon est aussi pesant, aussi faux, aussi triste que la robe noire dont on s'affuble pour le prêcher, et qu'on devrait enfin y renoncer pour dire, en style intelligible à tout le monde, des choses, non seulement vraies pour le fond, mais vraies dans la forme. Je voudrais qu'on montât en chaire, non pour se placer au-dessus de l'auditoire, mais uniquement pour en être mieux entendu ; je voudrais que le prédicateur parlât moins en docteur et plus en frère. Je voudrais… hélas ! encore bien des choses que ni moi ni d'autres ne faisons.

… Je demande pardon à mes lecteurs des défauts très réels de ces discours, et je prie Dieu de faire porter des fruits à ce qu'ils peuvent avoir de bon… »

Cette préoccupation de ce que le sermon devrait être et ne pas être, se retrouve exprimée et développée par M. Roussel dix ans plus tard dans un petit volume, piquant par sa forme, mais très sérieux dans le fond : Comment il ne faut pas prêcher. (1857.)

L'auteur, dans son introduction, commence par se défendre de toute intention malveillante : « Je vous préviens, dit-il, que mes critiques n'ont en vue aucune application particulière : les personnages mis en scène dans ces pages sont des types et non des individus. Je déclare bien qu'aucun modèle mort ou vivant n'a posé devant mon imagination. Mes peintures sont le résultat d'impressions nombreuses reçues pendant trente ans sur tous les points de l'Europe protestante. Si quelqu'un s'y reconnaît, tant mieux : il tentera de ne plus ressembler à son portrait. S'il croit voir son voisin, tant pis : ce n'est pas moi qui médis.

Les prédicateurs disent que pour profiter de leur plus mauvais sermon, il suffit de se l'appliquer. En cela, les prédicateurs ont raison, c'est pourquoi je les prie de faire ce qu'ils conseillent, de devenir pour un instant les auditeurs bienveillants de mon faible discours. J'ai pris pour moi le conseil que je leur donne, je me suis dit ce que je leur répète ; si je n'en fais pas mieux encore, du moins je me sens déjà humilié.

Oui, humilié. On a dit que la prédication était une action ; je me permets d'ajouter qu'une mauvaise prédication est une mauvaise action. Ses défectuosités tiennent presque toutes au désir de son auteur de se prêcher lui-même. Or, il, est impossible qu'ainsi préoccupé, l'orateur trouve en lui l'expression d'un sentiment qu'il n'a pas ; il est impossible qu'il ne laisse pas percer celui qu'il a ; il est impossible surtout qu'il soit béni de Dieu. »

Dans son désir sincère de ne blesser personne l'auteur fait suivre son introduction d'une dédicace :

« A M. Napoléon Roussel

« Cher ami,

C'est à vous que je viens dire comment il ne faut pas prêcher. A qui pourrais-je plus convenablement dédier cette esquisse ? N'est-ce pas vous-même que j'ai fait poser le plus souvent pour tracer ces portraits ? N'êtes-vous pas au fond de toutes mes censures ? N'est-ce pas dans les replis les plus cachés de votre cœur que j'ai trouvé les défauts que j'attribue à des personnages fictifs ? Vous renvoyer le livre que vous m'avez inspiré, ce n'est donc que justice. A vous, du moins, je puis parler en toute liberté, je suis bien sûr que vous ne m'en voudrez pas ! et si d'autres songeaient à se plaindre, vous les calmeriez par l'exemple de votre résignation. Vous leur diriez : Vous voyez, c'est sur moi qu'on frappe le plus fort, mais la verge est tenue par une main amie ; le moyen de nous y soustraire, vous et moi, c'est de nous corriger.

Toutefois, cher ami, je dois vous avouer qu'après avoir terminé ces pages, le courage m'a presque manqué pour les publier. Je me suis dit : Ce Napoléon Roussel, qui a posé devant moi, voudra-t-il se reconnaître sur ma toile ? Et s'il s'y reconnaît, n'en sera-t-il pas tellement irrité qu'il me jettera mon tableau à la tête ? C'est probable. Mais ensuite le souvenir du tableau ne l'en suivra pas moins jusque dans la chaire, et quand il y voudra prendre une des allures par moi dépeintes, il sera bien obligé de se dire que, s'il oublie mes critiques, le public se les rappelle et risque de les lui appliquer ! Donc, qu'il le veuille ou non, mon but est atteint. Je l'aurai contraint à mieux faire pour ne pas se ressembler.

N. R. »

Après cette introduction, l'auteur fait défiler devant nous sept types de prédicateurs à ne pas imiter et essaie ensuite de nous retracer le portrait de celui qu'il veut seul prendre pour modèle du prédicateur, Jésus-Christ.

Dans cette galerie à sept tableaux, Eusèbe (simple nom de convention comme les six autres) représente le prédicateur pompeux, préoccupé de l'effet à produire par son beau sermon, bien plus que des âmes à convertir par le simple Évangile.

Pamphile, le second, négligent, au contraire, de la forme… et du fond, se persuade que sa paresse est une inspiration du Saint-Esprit et une preuve de fidélité chrétienne.

Cyrille, le troisième type, vise à la variété ; il s'efforce de faire du nouveau, il cherche, dans chaque texte, un sens qui n'ait jamais été découvert avant lui ; il veut approfondir, analyser, spiritualiser à l'excès, et sous prétexte de faire mieux… que la Bible, en fait une bouteille à l'encre d'où ressortiront des trésors de sagesse toute neuve… et de galimatias non moins neuf.

Placide, au contraire, méprise souverainement tout ce qui est sagesse humaine ; a peur même d'une simple réflexion qui sortirait de son cerveau ; dit de bonnes choses, sans doute, car il cite souvent la Parole de Dieu ; mais il noie son discours dans un océan de phrases bibliques émoussées par l'abus ; c'est le type concordance, ennuyeux, ennuyeux ! assommant ! que nous citerons un peu plus loin.

Caliste, homme délicieux, causeur intéressant, plein de simplicité, de franchise, de charme et d'esprit… à l'ordinaire, dès qu'il monte en chaire perd tout charme, toute franchise et toute simplicité, devient aussi raide et empesé que son rabat, aussi solennel et majestueusement triste que son immense robe noire. « Quoi ! s'écrie l'auteur, voilà ce que peuvent faire les règles, les études des modèles, la rhétorique et l'habitude ! Mais si cet homme avait voulu fréquenter la place publique, comme il a fréquenté la faculté, il aurait autant gagné qu'il a perdu ! Si seulement il avait voulu ne fréquenter personne, ne singer personne, ne s'inquiéter ni de la dignité de la chaire, ni du style soutenu ! s'il était resté ce que je l'ai vu tout à l'heure, dans la rue, ce serait un délicieux prédicateur ! Oh ! pauvre et cher Caliste, que vous êtes à plaindre ! avec vos prétentions d'artiste, vous gâtez la nature, vous fatiguez vos auditeurs, vous les dégoûtez des choses saintes, et tout cela pour l'honneur du style soutenu, de la dignité de la chaire, de la noblesse du geste… et pour la perte des âmes ! »

Procope s'est créé un genre plus simple : il ne prouve rien, ne réfute rien, n'explique rien, ne répond à rien, ne s'adresse ni au cœur, ni à l'esprit, ni à la conscience, ne s'inquiète ni des croyants, ni des incrédules, il se contente d'affirmer. Les choses sont ainsi et pas autrement, c'est lui qui vous le dit, vous n'avez rien à répliquer. Il s'imagine imiter Jésus-Christ et confond tout simplement le ton doctoral de l'orgueil avec l'accent d'autorité que la charité, l'humilité et la sainteté parfaite de notre Seigneur donnaient à la moindre de ses paroles.

Ovide, sous prétexte que monsieur le pasteur doit être beaucoup plus intelligent que le gros du troupeau, se croit le droit de traiter ses auditeurs comme des niais. Quand vous avez entendu son sermon, il veut que vous en soyez édifiés ; si lui l'avait entendu d'un autre, il l'aurait immédiatement démoli. Il se livre à des peintures plus ou moins académiques, plus ou moins jolies… ou terribles, par lesquelles il veut vous en imposer, mais qu'il se garde bien de prendre lui-même au sérieux. Il donne à son auditoire une monnaie que lui-même n'accepterait pas : c'est de la fausse monnaie. Ovide manque de sincérité. Les méchants diront de lui : C'est un farceur. « La sincérité ! voilà ce que le moins bien doué des prédicateurs peut et doit absolument posséder ; la sincérité, voilà ce qui fera cent fois plus de bien que l'expression exagérée ou mensongère des sentiments les plus beaux. Sans sincérité, vous agacerez mes nerfs, Ovide, mais vous ne toucherez jamais mon cœur, jamais vous ne réveillerez ma conscience, jamais vous ne convertirez, ni ne consolerez une âme ! »

Nous donnons ici quelques extraits de ces types originaux.

« Placide a la réputation d'être un prédicateur évangélique. Son style est biblique, dit-on, ses discours sont édifiants. Comment donc se fait-il que je ne trouve dans les discours de Placide ni évangile ni édification ?

Par évangélique, on doit entendre quelque chose de conforme à l'esprit de l'Evangile, miséricorde en Dieu, humilité chez l'homme, simplicité dans les dogmes, sainteté dans la morale, enfin quelque chose qui humilie l'homme sous le sentiment de ses fautes, le relève par le pardon du Sauveur, et le sanctifie par le Saint-Esprit. Mais il paraît que ce n'est pas ainsi que Placide l'entend.

Il a un souverain mépris pour tout ce qui est sagesse humaine ; il semble même qu'il ait peur de la simple réflexion. Il se garderait donc bien de chercher l'esprit de l'Evangile ; aussi s'arrête-t-il à la lettre et se borne-t-il à la citer avec une désespérante fidélité. Son sermon est un long tissu de passages ; des versets en font et la chaîne et la trame ; ses citations ne se lient ni par le sens, ni par la tendance, mais par les mots. Ce sont des bouts de fil de toutes couleurs, longueur et grosseur, ajoutés les uns aux autres, et déroulés pendant une demi-heure ; fils de soie et d'or, sans doute, mais fils qui, noués de la sorte, perdent presque toute leur valeur ; un passage en chasse un autre, et le seul qui vous reste est toujours le dernier. Une telle méthode mérite d'être exposée. Supposez donc qu'il s'agisse non de tel sujet (Placide n'en choisit jamais), mais de tel texte à développer, ce texte finit par un mot, et ce mot devient le point de départ de la phrase suivante ; celle-ci se termine par une autre parole, qui, à son tour, sert de prétexte à ce qui suit, et ainsi du reste ; en sorte que Placide commence au ciel pour finir sur la terre ; il part du nord et en deux sauts se trouve au midi ; un nouveau mot arrive, puissant aimant, il fait dévier l'aiguille du discours, et Placide s'élance vers l'orient. Vous vous fatiguez à courir après lui et vous n'arrivez nulle part. Voici, condensées en quelques lignes, les transitions que vous pourriez trouver dans son discours : Nous méditerons ensemble, dit Placide, ces paroles de l'évangile selon saint-Matthieu : J'ai retiré mon fils d'Egypte. Mes frères, l'Egypte, c'est le monde, c'est Babylone, selon qu'il est dit dans l'Apocalypse, la ville qui s'appelle spirituellement Sodome et Egypte, où même notre Seigneur a été crucifié ; car, comme le dit saint Paul aux Corinthiens, notre Seigneur a été livré pour nos offenses, et il est ressuscité pour notre justification ; et vous savez qu'ailleurs le même apôtre a dit : Personne ne sera justifié par les œuvres de la loi. En effet, la loi donne la connaissance du péché, et le salaire du péché, c'est la mort, la mort éternelle, car il y a une mort éternelle comme il y a une vie éternelle. Selon cette déclaration : les uns iront à la vie éternelle et les autres au feu éternel, le feu dont il est dit qu'il ne s'éteint point et le ver qui ne meurt point ; le ver qui ne meurt point, c'est le serpent, c'est Satan, et Satan signifie calomniateur, menteur ; sans doute, parce que le serpent a menti à Eve en lui disant : Vous ne mourrez point, mais vous serez semblables à des dieux.

Voilà comment Placide part d'Egypte, traverse en deux enjambées Sodome et l'enfer, et tombe d'aplomb sur le paradis terrestre. Aussi Placide est-il inépuisable, et s'arrête-t-il, non quand le sujet est traité, mais quand l'heure est finie… Placide n'est pas une Bible, c'est une concordance ; il est excellent, mais décousu comme une concordance ; évangélique par les mots, mais sans idées, comme une concordance ; on peut le consulter pour trouver un texte, mais il n'est pas plus possible de le lire qu'une concordance. Pour tout dire, Placide est évangélique non par les pensées, mais par les mots, comme une concordance.

Son style est-il plus biblique que ses idées ne sont évangéliques ? Examinons.

Qu'entendez-vous, Placide par un style biblique ? C'est sans doute un style où vous aurez suivi l'exemple que vous donnent dans leurs écrits les prophètes et les apôtres. Or, où les écrivains sacrés ont-ils puisé, je ne dis pas les idées, mais les mots, les images, les formes de leur style ? Est-ce dans un vocabulaire tombé du ciel ? Est-ce dans le langage des savants de leur siècle, ou dans les livres de leur époque ? Non, mais dans les usages, les mœurs, le langage alors répandus, afin d'être compris de la généralité de leurs contemporains. Paul, par exemple, tire ses comparaisons des luttes d'athlètes vues tous les jours et par tout le monde. Les prophètes empruntent leurs images aux champs, au milieu desquels vivent leurs compatriotes agriculteurs ; et Jésus lui-même parle d'eau à la Samaritaine qui vient en puiser ; de pain au peuple qui veut en manger ; c'est-à-dire que tous se servent des objets qui sont sous leurs yeux, sous les mains de leurs auditeurs, et l'on peut supposer que d'après la même règle, Jésus, les prophètes et les apôtres, s'adressant aux Français ou aux Chinois de nos jours, leur eussent parlé d'opium ou de chemins de fer. En un mot, les écrivains sacrés ont pris le langage du peuple et de l'époque où ils vivaient. Pour les imiter, nous prédicateurs du XIXe siècle, nous devons donc prendre le style du peuple et de l'époque où nous vivons, en d'autres termes, un style moderne et populaire. Or, tisser un sermon d'aujourd'hui avec les mots et les images de jadis, c'est faire le contraire de ce qu'ont fait les prophètes et les apôtres ; c'est conserver la lettre morte et tuer l'esprit, c'est ajouter la difficulté, de saisir la figure inconnue à la difficulté de comprendre l'objet figuré, et ainsi c'est donner des idées fausses ou rebuter les auditeurs. »

A ces quelques traits du genre représenté par Placide, nous ajouterons presque en entier le portrait d'un autre type, Eusèbe. Qu'on nous pardonne de le citer aussi longuement, malgré le mordant de quelques traits de plume. Notre justification sera qu'après l'avoir lue un pasteur excellent disait, en toute humilité : « Je m'y suis reconnu ! »

« La plus grande ambition d'Eusèbe est de passer pour bon prédicateur, aussi ne le sera-t-il jamais. L'éloquence naît de la conviction ; or, Eusèbe ne s'inquiète pas d'être convaincu, mais de convaincre ; non de découvrir la vérité, mais de trouver matière à discours. Il peut à la rigueur posséder son sujet, mais son sujet ne le possède pas. Les idées et les sentiments sont pour lui ce que les couleurs sont pour un peintre ; il les broie, les étale, les essaie, les unit ou les oppose uniquement pour produire de l'effet. Comme il doit prêcher dimanche, étudions-le pendant la semaine.

Le voilà cherchant non pas un texte, non pas un sujet, mais des cadres à tableaux, tendres ou terribles ; ceux-ci trouvés il les dispose de manière à les faire ressortir, et quand ces formes sont arrêtées, il se dit : Je ferai mon sermon là-dessus.

Je le vois d'ici parcourant sa chambre, les bras croisés, la tête basse. La pensée jaillit, sa main prend la plume, la première phrase est déposée sur le papier. Il se relève, cherche une seconde idée… et ainsi jusqu'à vingt pages de manuscrit. Enfin l'amen est écrit. Eusèbe rassemble ses feuilles, les relit, s'efforce d'en être content et commence à les corriger. Quel labeur ! Mais passons. Le tout est recopié, remémoré jusqu'au samedi soir.

Le dimanche matin Eusèbe prend un air solennel, il parle peu, ne voit personne ; vous le croyez préoccupé du salut des âmes ? Du tout, il ne sait pas son sermon !

Mais enfin il faut partir pour l'église. Eusèbe arrive à la sacristie, il met sa robe, son rabat, fait mille petits préparatifs comme pour retarder l'instant fatal… Oh ! s'il pouvait trouver un bon prétexte pour ne pas monter en chaire ! car, à vrai dire, il n'est pas sans crainte : peut-être sa mémoire lui fera-t-elle défaut ?… peut-être transposera-t-il tel paragraphe ?… peut-être son fameux passage sera-t-il mal récité ?… peut-être faudra-t-il consulter son cahier ?… Un frisson parcourt ses membres : il sue, il tremble, il souffre… et il ne lui vient pas même à l'esprit de prier ! Il monte les degrés de la chaire, et il ne prie pas ! il y entre, et il ne prie pas ; il incline sa tête, et il ne prie pas. Seulement il est censé prier ; cela produit toujours bon effet. Voici le meilleur moment pour lui, car il n'a qu'à lire la liturgie, indiquer un chant et improviser une prière que son auditoire sait par cœur. Peu à peu l'assurance lui revient. Il lui faut si peu pour cela !

Il se lève, garde un instant le silence, se passe la main sur le front comme s'il cherchait des idées, tandis qu'idées, phrases et paroles, tout est déjà minutieusement arrêté ; enfin il ouvre la bouche, parle avec solennité, comme s'il pensait à autre chose qu'à se faire admirer.

Il faut en convenir, les auditeurs sont, au commencement du discours, dans les meilleures dispositions. Désireux d'être émus, ils souhaitent à l'orateur d'heureux moments. C'est leur cause qu'il va plaider, ils lui donnent d'avance raison ; les plus exigeants ailleurs se font devant la chaire bénévoles et patients. Eusèbe le sait ; il y compte ; il use et abuse de la permission pour se donner de l'importance. Il laisse tomber ses paroles une à une, afin de leur donner plus de valeur ; il économise ses idées pour les faire durer plus longtemps. Depuis un quart d'heure, il parle… et n'a rien dit encore. Les auditeurs impatientés, pestent intérieurement ; mais comme ils ne disent rien, Eusèbe prend ce silence pour une approbation, et termine majestueusement un exorde sans rapport avec son sujet, mais non sans prétention.

Enfin Eusèbe, sans trop savoir pourquoi, peut-être parce qu'il est difficile de se tenir longtemps sur des échasses, attaque sa première partie sur un ton plus familier, non qu'il veuille être simple (plût à Dieu !), mais pour montrer toute la souplesse de son organe et de sa récitation. D'ailleurs il faut commencer la gamme modérément si l'on veut la monter jusqu'au bout.

Eusèbe pose donc la thèse qu'il se propose de développer. Quelle est-elle ? Je l'ignore ; je sais seulement qu'elle est sans rapport avec la Bible, dont il emprunte les mots, et dédaigne les idées. Ne soyez donc pas surpris si vous trouvez dans son discours de tout, l'Evangile excepté.

Comme Eusèbe s'aperçoit que son auditoire ne s'émeut pas, et comme, cependant, il ne peut changer les paroles de son discours écrit et appris, il enfle sa voix, agite ses bras, frappe de la main sur la chaire, sur, sa poitrine, le tout pour s'échauffer. Malheureusement ce procédé, bon pour le corps, ne l'est pas pour l'esprit, en sorte que sa voix monte, son geste s'agrandit, son corps s'élance tant et tant, que les auditeurs, étonnés, se demandent intérieurement ce qu'il en doit advenir. Il en advient que les cris et la pantomime gagnent toujours, mais que le sentiment n'y gagne rien. L'auditeur en prend son parti et revêt d'autres dispositions…

Vous peindre ici cette récitation déclamatoire, cette voix tremblante, ces intonations fausses, cette émotion factice qui ne gagne personne, cette onction simulée qui froisse le sens intime, ce ton majestueux qui étonne sans imposer, ces paroles d'autorité qui font sourire, celles de menaces qui font pitié, tout cela vous paraîtrait une scène de comédie, et le sujet est trop sérieux pour que je ne m'arrête pas devant le danger…

Oh ! si je pouvais tenir Eusèbe dans un coin, si je pouvais lancer mes paroles comme autant de flèches dans le cœur de sa stupide vanité, avec quel plaisir je lui dirais : Vous croyez donc votre auditoire bien niais, pour supposer qu'il ne pénètre pas vos ridicules prétentions ; bien aveugle, pour vous imaginer qu'il n'aperçoit pas l'abîme qui sépare votre sentiment réel de vos expressions mensongères ! Mais vous ne savez donc pas qu'il y a dans la voix humaine un timbre indélébile qui trahit le secret de l'âme ! que le plus simple auditeur est bon juge de l'affectation du plus habile orateur ! Vous ne savez donc pas que ces fidèles, qui semblent vous écouter avec déférence, se vengent de l'ennui que vous leur imposez, dès qu'ils ont passé la porte du temple ! Je me trompe, vous savez tout cela, car vous l'avez remarqué à l'occasion de vos collègues. Vous avez eu pitié d'eux ; ils ont déclamé sans vous attendrir ; tout au plus avez-vous goûté çà et là quelques-phrases, quelques images, mais ils vous ont assommé, bien que vous n'ayez pas eu le courage de-le leur dire. Eh bien, pauvre Eusèbe, il en est ainsi de vous-même… »

Si l'auteur s'élève contre l'enflure, la raideur ou l'affectation, ce n'est pas pour préconiser « les méditations trop peu méditées. » Le type présenté sous-le nom de Pamphile en est la preuve.

« Pamphile, collègue d'Eusèbe, a pris un tout autre genre de prédication : il improvise et la forme et le fond. Je me trompe, il possède un petit nombre d'idées, jetées dans un petit nombre de moules, qui reviennent dans tous ses sermons. Quand donc il dit qu'il improvise, cela signifie qu'il ne médite pas, mais qu'il dispose ses trois ou quatre idées, toujours les mêmes, dans trois ou quatre ordres différents. Dimanche passé, c'était abc ; aujourd'hui ce sera acb ; dimanche prochain ce sera cba ; or, comme avec trois lettres on peut faire jusqu'à six arrangements, ses discours ne manquent pas d'une certaine variété.

Il en est de ses formes comme de son fond ; Pamphile coule ses trois ou quatre idées dans trois ou quatre moules, et s'imagine avoir fait un nouveau discours. Donnez-lui un sujet quelconque, soyez certain qu'il le posera sur son lit de Procuste. Algébriste infatigable, il éliminera toujours les inconnues, pour retomber sur son éternelle équation a égale b.

Aussi ses auditeurs ont-ils un mot bien simple pour caractériser ses prédications, ils disent : C'est toujours la même chose, et ne tirent-ils jamais aucun profit de ce qui les ennuie toujours.

Mais quelles sont ces trois ou quatre idées jetées dans ces trois ou quatre moules ? Impossible de répondre, car les Pamphile sont nombreux, et bien que tous aient un air de famille, chacun cependant a ses traits particuliers. Toutefois, il faut le dire, les plus pauvres en idées et en formes sont ceux qui, sans la sentir, affichent l'orthodoxie. Comme ils ont un souverain mépris pour tout ce qui est extérieur, ils trouvent là un bon prétexte pour ne pas changer de vêtements. Quant au corps du sermon, ils ne le renouvellent pas davantage, heureux de pouvoir dire qu'ils ne prêchent que l'Evangile.

Oh ! combien la prétention de ne prêcher que l'Evangile couvre souvent de paresse et d'ignorance ! comme il est commode d'abuser de ces paroles : Je ne veux savoir qu'une seule chose : Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Comme il est triste surtout de voir des prédicateurs dits évangéliques décorer leur nonchalance de ce paradoxe : Mes plus faibles prédications ont été les plus bénies ! Ce n'est pas vrai, Pamphile ; vos prédications les plus bénies ne sont pas celles où vous avez été le plus faible, mais le plus humble ; non pas celles que vous avez le moins travaillées, mais celles où vous attendiez le moins de vous. Certes, ce n'est pas la même chose, car, quand on se défie de soi, on prie, et après la prière on redouble d'activité. Plus un ouvrier se sent inhabile, plus il met de vigilance, de soin, d'ardeur à remplir sa tâche. Si c'était par défiance de lui-même et confiance en Dieu que Pamphile néglige de se préparer, il passerait à genoux devant Dieu les heures qu'il ne reste pas assis à son bureau. Non ; il médite moins et n'en prie pas davantage ; il se repose sur son talent, sur un bon moment, sur un nombreux auditoire. Oui, un nombreux auditoire l'inspire, hélas ! plus que le Saint-Esprit. Aussi, qu'il n'y ait devant lui que quelques fidèles, et il restera froid ; qu'il y ait foule, et il sera plein d'ardeur. La présence d'un étranger l'aiguillonne, un signe d'émotion le remonte, tant il est vrai qu'il puise son inspiration sur la terre et non dans les cieux.

Je sais que tout l'Evangile peut être ramené à un petit nombre d'idées : corruption de l'homme, rédemption en Christ, sanctification par le Saint-Esprit. Mais je sais aussi que la Bible est un livre étendu et varié, et si les prédications de Pamphile reproduisaient seulement cette variété, personne ne songerait à s'en plaindre. Histoire, législation, prophéties, poésie, allégories, exposition profonde de doctrines, simples épîtres, les siècles passés et les siècles à venir, le temps et l'éternité, le ciel et l'enfer, Dieu, les anges et les hommes, tout, tout se trouve dans la Bible. Il n'y a pas de sujet qui approche, ni pour l'étendue, ni pour l'importance, des sujets religieux. Il n'est pas une science, un art, une pensée, un sentiment qui ne s'y rattache de quelque côté, et cependant nous nous plaignons du cercle restreint des idées évangéliques ! Disons plutôt que c'est nous qui avons rétréci ce cercle, jusqu'à ce qu'il se confondît avec celui de nos petites connaissances. Si au lieu de le ramener à proximité de notre main, nous nous étions portés à sa vaste circonférence, soyez sûrs que nos prédications, au lieu de ressembler à la mule aveugle qui tourne sur elle-même, rappelleraient l'aigle décrivant son arc sans fin dans les cieux… Oui, creuser la Bible, aller au fond de la pensée divine, chercher dans les entrailles du sujet ce qui n'est pas à la surface des paroles, ne pas étudier en long et en large, mais en profondeur ; s'attacher à son texte, l'envisager sous toutes ses faces, le fixer longtemps, attentivement, pour y découvrir ce qui échappe au premier regard, un tel travail porte avec lui sa récompense ; l'esprit s'y éclaire, le cœur s'y réchauffe, et ce qu'on en tire de neuf pour la forme comme pour les pensées intéresse à la fois l'orateur et l'auditoire… »

Et voici ce que l'auteur aurait voulu pouvoir écrire au bas de chacun de ces portraits :

« Ce qui manque le plus à nos prédications, c'est la vie ; non pas l'animation de la voix, du geste, du style, mais ce fluide qui devrait circuler jusque dans les veines les plus ténues de nos paroles, pour animer d'un bout à l'autre tout notre discours ; cette action invisible à l'œil, mais sensible à l'âme, cette chaleur qui se communique, mais que l'art oratoire ne peut pas mieux simuler que le plus parfait automate ne peut simuler le corps humain. Cette vie remplace tout au besoin, mais rien ne la remplace ; elle s'infiltre dans les plus faibles discours et les fait accepter avec sympathie par l'auditeur. Dès qu'elle se retire, le sermon n'est plus qu'un cadavre, tout au plus une belle statue…

D'où vient ce manque de vie dans la chaire ? Tout simplement du manque de piété hors de l'église ; c'est le prolongement de notre tiédeur habituelle. Il serait bien étrange qu'en revêtant une robe nous pussions revêtir des sentiments, et qu'en montant quelques degrés nous devinssions meilleurs ! Non, tel homme, tel prédicateur. Aussi longtemps que notre vie spirituelle ne sera pas puissante la semaine, elle sera faible le dimanche. L'orateur de Cicéron devait être un homme probe ; le prédicateur de l'Evangile doit être un homme converti. Je ne dis pas orthodoxe, je dis converti. Je ne dis pas qu'il doit admettre la nécessité de la conversion, mais qu'il doit être lui-même converti. Enfin, je ne dis pas qu'il doit renoncer à la mondanité, mais qu'il doit avancer sans cesse dans la piété intérieure, dans la communion de son Dieu et l'amour de ses frères. Converti, comme Pierre, comme Jean, comme Paul ; enfin, dans le sens le plus complet de l'expression évangélique, il doit être converti.

Sans cela, la prédication n'est qu'un simulacre, le pastorat qu'un rôle officiel. »

Pour atteindre le but si désirable, celui de prêcher de façon à convertir les âmes, l'auteur nous présente dans son dernier chapitre le vrai modèle du prédicateur comme du chrétien, Jésus-Christ.

Jésus-Christ, modèle du Prédicateur.

Ce n'est pas le fond, mais la forme des paroles du Sauveur que je me propose d'étudier. Ce qui m'y frappe surtout, c'est l'absence complète de ce que nous appelons art oratoire. Jésus ne fait pas de discours, il parle ; je dirais volontiers : en parlant il agit. Point de division, point d'arrangement prémédité, ni exorde, ni péroraison.

Si donc on veut prendre Jésus pour modèle, on devra parler au lieu de prêcher : ce précepte si simple en théorie, est très difficile à mettre en pratique, parce qu'il exige l'oubli de nous-même, la répudiation de notre propre gloire, l'absence de toute prétention à produire de l'effet. Il ne faut rien moins qu'un cœur régénéré pour y consentir. Et encore !… Jésus ne prêchait pas, il parlait, tantôt à la foule, tantôt à ses disciples, parfois à un seul auditeur, et sa parole ne faisait aucun effort pour s'élever de la Samaritaine aux apôtres, et des apôtres à la foule. Ses idées ne sont pas plus profondes, ses formes plus soignées, dans sa parabole du semeur que dans son entretien avec Simon Pierre.

Je rattacherai mes observations à trois chefs : le prédicateur, l'auditeur et le sujet traité. Je commence par ce dernier.

Et d'abord, ce qui me frappe, c'est que Jésus, au lieu de traiter des sujets, traite des personnes. Il ne parle pas de la rédemption, mais du Rédempteur ; il ne discourt pas sur l'humilité, mais sur les humbles ; il ne dit pas : le pardon des injures est une vertu, mais bien : Aimez vos ennemis. En un mot, il ne se place jamais devant des idées, mais toujours en face d'êtres vivants. Remarquez, par exemple, le sermon sur la montagne. Jésus y disserte-t-il sur la pauvreté d'esprit, sur les afflictions, la débonnaireté, la miséricorde, la pureté de cœur, les persécutions, etc. ? Rien de tout cela ; mais il s'écrie : Bienheureux les pauvres en esprit, les affligés, les débonnaires, les miséricordieux.

Cette différence me paraît capitale, quant à la nature des choses, et quant au but de la prédication.

En effet, les vertus et les vices, les dogmes et les préceptes, n'ont par eux-mêmes aucune existence. Retranchez les saints et les pécheurs, Dieu et Satan, et tout le reste n'est qu'abstraction. Il n'existe rien qui soit la rédemption, mais il y a un Rédempteur. Le brigand sur la croix a été sauvé, bien qu'il n'ait ni entendu ni prononcé le seul mot de foi. Ces expressions abstraites sont des formules algébriques du langage, elles peuvent donner des idées, mais non pas des sentiments ; communiquer un système, mais non pas le salut ; et, de plus, elles ont l'inconvénient d'exposer l'auditeur à se croire chrétien parce qu'il comprend le christianisme.

Je dis plus ; souvent les abstractions ne donnent pas plus de pensées que de sentiments. On se retire froid après les avoir entendues, tandis que traiter des personnes est un moyen infaillible de faire naître l'intérêt…

Prenez l'évangile selon saint Jean, consultez-en les sommaires, en vous arrêtant aux discours du Sauveur, et vous y verrez que Jésus parle, non de la nouvelle naissance, mais de l'homme né de nouveau ; non de l'adoration en esprit, mais des adorateurs en esprit ; non de l'aveuglement spirituel, mais des aveugles spirituels ; non des fausses doctrines, mais des mercenaires, etc. Quand une pensée abstraite se rencontre sur son chemin, Jésus la transforme encore en un être vivant : Je suis la porte, je suis la résurrection, je suis la vie. Jamais de dissertation métaphysique, toujours l'action, le mouvement des personnages. Tel est le trait saillant qui me frappe dans la prédication du Sauveur. Je ne m'y arrête pas davantage. J'écris pour des lecteurs intelligents.

Des sujets traités par Jésus-Christ, passons aux auditeurs qu'il instruit.

Bien que Jésus enseigne toujours la même vérité, il varie à l'infini ses moyens de la faire pénétrer ; et son point de départ est toujours pris dans la nature de ses auditeurs. Il les traite selon leur degré d'intelligence et de moralité ; il tient compte de leurs préjugés, de leur profession, et partant de là, il les oblige à marcher, au lieu de les porter lui-même. Loin de leur reprocher leur faiblesse spirituelle, leur ignorance religieuse, il se met à leur point de vue, et les amène, d'après leurs propres principes, à reconnaître qu'ils sont dans l'erreur, et à découvrir eux-mêmes la vérité. S'il lui arrive de condamner, c'est uniquement les pharisiens hypocrites, qu'il regarde comme perdus sans retour.

Suivent quelques exemples expliquant la pensée de l'auteur, entre autres celui, assez développé, de la manière dont Jésus procéda avec le jeune homme riche ; le Maître cherche à réveiller sa conscience et non à satisfaire sa curiosité ; il veut le persuader et le sauver bien plus que le confondre ; il le convainc de péché non par un flot de paroles, mais par un simple fait, par une expérience personnelle ; il le met dans l'alternative ou de crier grâce et pardon, ou de se retirer emportant dans sa conscience le trait qui pourra le ramener plus tard souffrant et humilié aux pieds du Sauveur…

Jésus va plus loin dans cette voie. Au lieu de répondre aux, paroles, il va chercher dans le fond de l'âme de ses auditeurs ce qu'ils y cachent, ou même ce qu'ils ignorent. Il ne se contente pas de triompher en apparence, il veut vaincre en réalité ; non pas imposer silence, mais persuader.

C'est ainsi que plus d'une fois il nous est dit que, devinant la pensée secrète des pharisiens, il y fit telle réponse qu'eux ne réclamaient pas.

A ce soin remarquable de prendre l'auditoire où il se trouve, Jésus ajoute une sagesse, je dirai même une habileté que je signalerai dans deux circonstances seulement.

La première est sa rencontre avec Pierre, après sa résurrection sur les bords du lac de Génézareth. Le Sauveur veut reprocher à son apôtre son triple reniement, non pour l'accabler, mais pour féconder son repentir. Lui en parler directement n'aurait d'autre résultat que d'imposer silence au coupable ; aussi Jésus n'en dit-il pas un mot : loin de là, il porte l'entretien sur l'amour du disciple et sur la charge que lui confie le Maître : Simon, fils de Jona, m'aimes-tu ? Par cette question, faite une seconde fois, Jésus laisse entrevoir le droit qu'il a de douter de l'affection de Pierre ; et en la répétant une troisième fois, il rappelle, à ne pouvoir s'y méprendre, le triple reniement. Ainsi, sans rien en dire, le Sauveur réveille le souvenir de la faute dans la conscience de Simon, l'oblige à s'accuser lui-même, et le dispose par l'humilité, à plus de vigilance. Il y a là non moins de tendresse que de sévérité.

Que tout cela est loin de notre manière de procéder, soit en chaire, soit ailleurs !

Second exemple : des pharisiens amènent au temple une femme adultère, et font à Jésus une question insidieuse qui, résolue dans un sens ou dans l'autre, doit leur fournir le moyen de l'accuser auprès du gouverneur ou devant le grand prêtre. Jésus devine leur pensée. Il pourrait la révéler à haute voix devant le peuple assemblé, et faire honte à ses agents provocateurs ; mais non, il les confond, tout en déposant dans leur conscience le germe d'un repentir qui, plus tard, pourra les conduire aux pieds du Sauveur : Que celui de vous qui est sans péché, leur dit-il, jette le premier la pierre contre elle. Et eux se sentant repris intérieurement, se retirent comme Jésus l'avait prévu, condamnés par eux-mêmes et non par le prédicateur.

Je voudrais caractériser par un mot ces diverses observations sur la manière dont Jésus traite ses auditeurs, et je crois trouver ce mot dans cette parole du Maître lui-même : Si quelqu'un veut faire la volonté de mon Père, il reconnaîtra si ma doctrine est de Dieu ou si je parle de moi-même. D'après cette parole profonde, tout homme arrive à la vérité dans la proportion où il aime le bien.

Remarquez que je dis dans la proportion où il l'aime, et non dans la proportion où il le fait. Le brigand sur la croix, au moment où il censurait son compagnon, lui rappelant leurs crimes communs, aimait le bien ; aussi était-il prêt à croire en Jésus. Or, tel est le sens de la parole que je viens de citer. Jésus n'y dit pas : Celui qui fait, mais celui qui veut faire la volonté de mon Père.

Nous ne réussirons donc auprès de nos auditeurs qu'en les prenant au point où ils en sont de cet amour du bien. Nous irions en vain opposer aux pécheurs scandaleux la loi spirituelle qui condamne jusqu'aux intentions ; en vain nous dirigerions contre les incrédules les paroles de la Bible ; ce sont des flèches qui passeraient au-dessus de leurs têtes, et qui les feraient sourire.

Je sais que la Parole sainte a une vertu propre ; mais cette vertu, en rapport avec l'âme humaine, n'agit qu'autant qu'il y a harmonie entre la Parole de Dieu et les dispositions de son lecteur. Si son efficacité était magiquement irrésistible, il suffirait de mettre tous les versets de la Bible dans une urne pour ensuite y puiser au hasard et en jeter un à la tête de chacun de nos auditeurs.

Au reste, Jésus donne lui-même le précepte que nous venons de déduire de sa pratique. Après avoir mis ses instructions à la portée de ses apôtres et leur avoir demandé s'ils l'ont compris, il ajoute : Tout scribe qui est bien instruit pour le royaume des cieux est semblable à un père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes ; en d'autres termes, des instructions appropriées aux besoins, aux lumières des auditeurs.

Quel admirable modèle encore ici que celui du Sauveur ! Quelle simplicité, quel naturel ! Après dix-huit siècles, est-il aujourd'hui un lecteur qui ne comprenne pas l'Enfant prodigue, le bon Samaritain, ou même le Sermon sur la montagne ? Jésus a-t-il emprunté aux docteurs de son temps les subtilités de leurs commentaires ? Jamais ! Les champs, la famille, les usages les plus vulgaires de la vie, voilà le trésor où il prend ses images. Ses paroles, assez profondes pour épuiser les méditations des savants, sont cependant à la portée des plus illettrés. Hélas ! elles sont si populaires que bien des prédicateurs auraient honte aujourd'hui de ne pas paraître les dépasser ! Qui prêche aussi simplement que Jésus-Christ a prêché ? Qui pourrait dire : il n'y a pas dans mon auditoire une servante, un paysan qui ne m'aient compris ? Personne. Pourquoi ? Parce que personne ne s'oublie assez soi-même pour ne songer qu'à ses auditeurs ; ce qui me conduit à étudier notre sujet sous le troisième point de vue, celui de l'orateur.

Si jamais prédicateur eut quelque droit à parler de sa personne, à la rehausser, certes c'est bien Jésus-Christ. Il semble même qu'il devait y être conduit par la nature de sa doctrine, car enfin Jésus n'était pas venu pour parler, mais pour sauver. Et cependant, malgré sa grandeur propre, malgré le rôle important, unique, qu'il joue dans le salut de l'homme, Jésus, dès qu'il parle de lui, parvient non à se produire, mais à s'effacer. Il se fait petit, il parle beaucoup des autres, peu de lui-même. Lui, que les apôtres nomment le Fils de Dieu, s'appelle le Fils de l'homme ! Il déclare qu'il ne peut rien faire de lui-même, et que s'il se glorifiait, sa gloire ne serait rien ; il se qualifie une fois, et c'est pour dire : Je suis doux et humble de cœur. Devant son simple précurseur, il incline la tête pour être baptisé ; à Judas, venu pour le trahir, il dit : Mon ami, qui t'amène ? A Satan lui-même, il répond avec calme par des citations. Jamais il ne se redresse pour dire : Écoutez comme je parle bien, pense juste et me dévoue admirablement ! Sur la croix même pose-t-il comme tel prédicateur pose en chaire ?… Aussi ne craint-il pas de prendre un style populaire. Impossible de saisir en lui une prétention littéraire. S'il colore ses idées, s'il répète ses formes, s'il dramatise ses enseignements, c'est toujours pour le bien de ses auditeurs, pour en être compris et non pas admiré.

A ce sujet, qu'on me permette de citer un fait appartenant à l'histoire moderne.

Nous avons tous admiré, soit à la lecture, soit à l'audition, les éloquents discours d'un pieux prédicateur que Dieu vient de rappeler à lui. Nous avons tous été aussi émus par ses Adieux. Mais pourquoi ce dernier écrit nous a-t-il touchés si profondément ? Est-ce parce que les paroles en ont été prononcées sur un lit de souffrance ? Cela se peut dire pour quelques lecteurs. Mais remarquez que la plupart n'ont pas vu souffrir le prédicateur. A quoi donc attribuer la puissance extraordinaire de ses derniers discours sur le cœur même des absents ? Je le dirai pour moi-même, et pense ainsi le dire pour beaucoup d'autres : Les adieux d'Adolphe Monod m'ont édifié plus que tous ses discours, précisément parce qu'il y avait là moins de style et plus de simplicité.

… Le grand moyen de succès dans nos prédications, c'est de nous déprendre de nous-mêmes pour ne songer qu'au salut des âmes immortelles que nous avons le privilège d'instruire.

Si nous pouvions y parvenir, certes, alors nous serions simples et sérieux en chaire. Mais en attendant que Dieu nous ait donné plus de désintéressement par sa grâce et par nos luttes, n'y aurait-il rien à faire pour affranchir notre amour-propre des mécomptes dont le menace la simplicité de nos prédications ? Car telle est bien la cause de notre boursouflure. Nous craignons de ne pas intéresser en parlant, au lieu de réciter. Si nous étions aussi assurés de gagner autant d'approbateurs par le naturel que par le factice, nous serions naturels. Comment donc obtenir cette assurance ? Le voici : c'est en nous préparant mieux avant de monter en chaire. Si notre sujet était longuement élaboré, si nous possédions bien notre matière ; si nos idées étaient claires, notre plan complet, notre cœur chauffé par la méditation, et surtout si nous nous étions assurés l'onction du Saint-Esprit par la prière, nous aborderions la chaire sans appréhension, nous nous y maintiendrions sans crainte de manquer de développements, sans préoccupation de produire l'intérêt. L'esprit libre, calme, nous marcherions droit au but ; nos allures elles-mêmes commanderaient le respect ; et, toujours plus maîtres de nous, parce que, en avançant, le sujet nous saisirait davantage, nous deviendrions aussi maîtres de l'auditoire, et finirions par le conduire avec une joie commune au but désiré. Quand nous réussirons, nous-en serons encouragés : si nous échouons parfois, nous l'oublierons bien vite. Heureusement, un mauvais sermon prêché dimanche dernier ne nous ôte pas l'espoir d'en faire un bon dimanche prochain. La chute, comme la marche, devient ainsi un stimulant. Je résume donc mon avis en deux mots : préparons-nous davantage ; alors notre amour-propre sera moins exposé, et nous permettra plus volontiers de rester simples.

Jusqu'ici je n'ai guère parlé que de la vigilance du prédicateur sur lui-même ; peut-être pourrait-on croire que j'accorde trop au travail. Dans ce cas, qu'on se détrompe, je compte avant tout sur la prière faite avec foi pour obtenir le secours du Saint-Esprit. Si j'en ai peu parlé, c'est qu'entre chrétiens cette condition est toujours sous-entendue. Toutefois, en finissant, je tiens à exprimer ma profonde persuasion, que sans une intervention de l'Esprit de Dieu, tous nos efforts resteront vains et nos prédications ne seront que des cymbales retentissantes.

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