La Palestine au temps de Jésus-Christ

LIVRE PREMIER — LA VIE SOCIALE

CHAPITRE XI — LA VIE PUBLIQUE


Les poids. — Les mesures pour les liquides, pour les solides. — Mesures de longueur. — La coudée. — Les monnaies. — La division de l'année — du mois — de la journée. — Les dates des grandes fêtes. — Les impôts directs et indirects. — Les publicains. — Les péagers. — L'impôt pour le Temple. — Les impôts payés aux Hérodes.

La vie publique se passait tout entière en plein air dans les rues, sur les placés, et, dans les petites villes, près des portes, là où se trouvait le puits et où se tenait le marché. On s'y réunissait de grand matin ou le soir, après le coucher du soleil. Dans la journée la chaleur était trop forte, du moins pendant la plus grande partie de l'année. Entrons dans une des grandes villes du pays, à Jérusalem par exemple. Le marché s'y tient le matin dans les rues larges, qui sont les moins nombreuses. Nous l'avons remarqué en décrivant la Ville sainte, les boutiques sont en plein air, ce sont des étalages. Les métiers aussi sont installés à ciel ouvert. L'atelier moderne n'existe pas ; tout le monde travaille dehors. Les maisons sont trop petites, trop inconfortables, trop chaudes pour qu'on s'y tienne dans la journée. Les anciens même à Rome et surtout en Grèce et en Orient, vivaient hors de chez eux. Chacun porte sur soi le signe distinctif de sa profession. Les changeurs, ceux par exemple qui se tiennent dans le parvis du Temple et dont Jésus a renversé les petites tables, ont un denier suspendu à l'oreille[1], les teinturiers un échantillon d'étoffe, les écrivains publics une plume, les tailleurs une aiguille[2].

Les Juifs ont toujours été commerçants ; ils avaient le génie des affaires au premier siècle comme aujourd'hui. Il suffit, pour s'en convaincre, de remarquer la place considérable que Jésus a donnée dans ses paraboles à la banque, aux talents[3], aux économes, aux questions d'intérêt, de capital, de revenu. Le Christ se servait de telles comparaisons parce qu'il savait combien elles étaient familières à ses auditeurs, et les Pères nous ont conservé un mot de lui qui n'est pas dans les Évangiles, mais qui se rattache au même ordre de pensées : « Soyez de bons banquiers », disait-il un jour[4].

Le procédé employé par les Juifs dans leurs achats nous est révélé par un passage de la Genèse[5]. Abraham veut acheter d'un certain Ephron la caverne de Macpélah pour y ensevelir sa femme Sarah. Ephron lui dit « Je te la donne. » Abraham refuse ce présent et veut payer la caverne son prix. Ephron refuse encore, mais en s'écriant « Qu'est-ce que cela ? quatre cents sicles d'argent. » Abraham comprend ; Ephron ne refuse que par politesse ; il vient d'articuler un chiffre. Le patriarche lui compte les quatre cents sicles et, il les accepte. Eh bien, aujourd'hui, en plein dix-neuvième siècle, les Arabes n'agissent pas autrement dans leurs achats. Ce refus poli, cette indication du prix donnée par le vendeur qui s'écrie : « Qu'est-ce que cela ? » cette prétention qu'il élève d'abord de livrer sa marchandise pour rien, tout cela existe de nos jours et se pratiquait certainement au dernier siècle[6].

Les poids étaient en pierre et les marchands les portaient sur eux dans un sac suspendu à leur ceinture[7] comme cela se fait encore en Orient. Des agents de police, sorte de licteurs (virgiferi), délégués par le Sanhédrin, les vérifiaient de temps autre.

Énumérons les poids et mesures qui sont mentionnés dans le Nouveau Testament et commençons par les liquides.

Il nous est parlé du bath dans l'Evangile[8] (en grec ***). Cette mesure fort ancienne, valait exactement trente-huit litres quatre-vingt-huit centilitres. C'était le métrète attique que nomme saint Jean[9]. Les anciens Hébreux le divisaient en six hin ; le hin valait donc six litres quarante-huit centilitres ; il se divisait lui-même en douze hog, et le hog n'était autre chose que le *** des Grecs dont parle saint Marc[10]. (En latin, sextarius ; en français, setier). Il valait cinquante-quatre centilitres, un peu plus d'un demi-litre et se trouvait être la soixante-douzième partie du bath[11].

Les Romains se servaient d'une mesure qui était la moitié du hin des Hébreux et qu'ils appelaient le conge. Elle valait trois litres vingt-quatre centilitres et ils divisaient le conge en six setiers[12]. Cependant, malgré les assertions de Josèphe et le mot *** dans saint Marc, il paraît évident, d'après de récentes recherches, que le hin et par suite le setier, n'étaient plus usités en Palestine au premier siècle[13]. Cette mesure *** (en grec) était égyptienne.

Les Juifs du temps de Jésus-Christ avaient adopté une sorte de système décimal, car ils divisaient le bath (appelé aussi Epha) en dix orner[14], et, pour les mesures supérieures, ils avaient le chomer qui valait dix baths et le lethech qui n'en valait que cinq.

Telles étaient leurs mesures pour les liquides. Quant aux solides, le Nouveau Testament ne mentionne que le *** [15]. On n'est pas d'accord sur la valeur véritable de cette mesure. D'après des données qui paraissent exactes, ce corus se divisait en trente modius valant chacun deux litres vingt-quatre centilitres environ. Le corus aurait donc été de soixante-sept litres vingt centilitres. Mais Josèphe[16] donne au corus la valeur de dix médimnes attiques ; et le médimne, mesure des solides chez les Grecs, valant cinquante et un litres soixante-dix-neuf centilitres, le corus aurait été de cinq cent dix-sept litres quatre-vingt-dix centilitres. Il y a tout lieu de croire que c'est Josèphe qui commet ici une inexactitude dans le désir d'assimiler entièrement les usages juifs aux usages grecs.

Pour les longueurs on se servait de la coudée.

L'ancienne coudée hébraïque valait cinquante-quatre centimètres[17] mais, pendant la captivité, les Juifs s'habituèrent à celle de Babylone qui n'avait que quarante-cinq centimètres. Cette longueur de la coudée au premier siècle est généralement adoptée par tous les critiques et c'est sur cette base que nous avons calculé en mètres et centimètres toutes les mesures données par Josèphe[18]. Il va sans dire que ce chiffre est approximatif et que la longueur exacte à deux ou trois centimètres près est difficile à apprécier. Elle l'est d'autant plus que chaque peuple avait sa coudée : l'égyptienne valait aussi 450 mill., la royale 525, l'olympique 402, etc. Chaque coudée se divisait en deux empans, chaque empan en six palmes et chaque palme en vingt-quatre doigts. — La brasse valait quatre coudées. Les vingt brasses dont parle le livre des Actes des apôtres représentent donc trente-six mètres et les quinze brasses trouvées un peu plus loin par les naufragés vingt-sept mètres[19].

Le chemin sabbatique[20], qui était de deux milles coudées, avait par conséquent neuf cents mètres ou près d'un kilomètre. Pour les mesures plus étendues, on avait le stade qui valait, croit-on, cent quatre-vingt-dix mètres environ. Emmaüs, qui était à soixante stades de Jérusalem[21], en était donc distant de onze kilomètres quatre cents mètres.

Sur les monnaies, nous avons des données talmudiques assez précises. Comme nous ne parlons que de l'époque même de Jésus, nous n'avons rien à dire des monnaies si nombreuses et si curieuses frappées par les Juifs pendant la guerre de 66 à 70. Au commencement du premier siècle, les monnaies proprement hébraïques dataient du temps des Macchabées. En outre, on se servait des monnaies grecques et des monnaies romaines[22]. Mais l'argent juif pouvait seul être employé dans le Temple ; de là, la nécessité absolue de changeurs ; ceux-ci, au lieu de se tenir hors des portes, s'installaient sans aucun droit dans la première cour.

Le denier valait quatre-vingt-huit centimes, c'était le prix de la journée de travail comme le prouve la parabole des ouvriers de la onzième heure[23]. La drachme[24], monnaie grecque, avait exactement la même valeur. Elle est appelée zouz dans les Talmuds (au pluriel zouzim). Ainsi les mots zouz, denier, drachme, désignent la même pièce de monnaie ; cinquante zouz valaient deux-cent-trois gr. d'argent[25]. Le stater (appelé aussi traphik)[26], était de toutes les monnaies la plus répandue, il valait quatre drachmes, c'est-à-dire trois francs cinquante centimes environ, on l'appelait aussi sicle d'argent[27]. Deux drachmes formaient la didrachme ou demi-sicle (1 fr. 75) et représentaient l'impôt que tout Israélite payait chaque année au Temple[28]. Le sicle d'or avait beaucoup plus de valeur (39 fr. 75). Le denier d'argent[29] montré à Jésus-Christ[30] était une pièce romaine, car le zouz juif ne portait pas l'image de l'empereur.

Les monnaies divisionnaires du denier étaient très nombreuses, La plus petite était le lèpte[31] (prutah en hébreu). Elle ne valait pas même la moitié d'un centime, mais exactement 0 c. 4575. L'Evangile de Marc dit :[32] « Deux lèptes font un quadrant. » Celui-ci représentait donc 0 c. 915, ou presque un centime de notre monnaie.

Voici comment nous dressons, d'après les indications très exactes des Talmuds[33], la liste de ces petites monnaies au premier siècle : le denier : 0,88 cent. ; le meah un sixième de denier ou 14 c. 66 ; le pondion ou demi-meah 7 c. 33 ; l'as ou demi-pondion : 3 c. 66 ; le semisse ou demi-as : 1 c. 83 ; le quadrant ou demi-semisse : 0 c. 915 ; le prutah ou lèpte, demi-quadrant : 0 c. 4575. Huit lèptes faisaient donc un as ; seize lèptes un pondion ; trente-deux lèptes, un meah ; et six meahs, un denier qui représentait 192 lèptes ou 96 quadrants.

Le talent[34] était une monnaie énorme qui pesait trente-neuf kilogrammes et valait 5280 francs, ou soixante mines[35]. La mine, cent drachmes, ou quatre-vingt-huit francs, et la drachme, six oboles, etc.

Un grand nombre de monnaies macchabéennes, celles-là même que les contemporains de Jésus avaient entre les mains, sont conservées à la Bibliothèque nationale, à Paris. De leur nombre se trouve un sicle d'argent semblable à l'un des trente sicles que Judas reçut pour prix de sa trahison[36]. D'un côté se voit un lis avec l'exergue : la sainte Jérusalem ; de l'autre, un vase qui représente sans doute une coupe à parfum ou un encensoir. Au-dessus de ce vase, la lettre alèph, la première de l'alphabet hébreu et qui signifie ici an I (de la délivrance Macchabéenne) ; cette pièce a donc été frappée en 142 ou 141 avant l'ère chrétienne. Autour du vase on lit ces mots : sicle d'Israël. Trente de ces sicles valaient cent cinq francs, puisque le sicle était de trois francs cinquante centimes. M. Reuss fait observer[37] que ce chiffre est trop fort et que, d'après le poids du métal, trente sicles ne devaient pas représenter beaucoup plus de quatre-vingts francs de notre monnaie au titre actuel. Mais il faut tenir compte de la valeur relativement élevée de l'argent à cette époque et, d'après ce savant, le prix auquel Judas vendit Jésus équivalait à une somme de cinq à six cents francs.

L'année des Israélites avait deux commencements principaux. L'année ecclésiastique débutait au printemps ; l'année civile en automne[38].

Voici ce double tableau :

ANNÉE ECCLÉSIASTIQUEANNÉE CIVILENOMS DES MOIS
1er mois7e moisNisanMars — Avril
2e mois8e moisIjarAvril — Mai
3e mois9e moisSivanMai — juin
4e mois10e moisTammousJuin — Juillet
5e mois11e moisAbJuillet — Août
6e mois12e moisElulAoût — Septembre
7e mois1er moisTischriSeptembre — Octobre
8e mois2e moisMarcheschvanOctobre — Novembre
9e mois3e moisKisleuNovembre — Décembre
10e mois4e moisTebêthDécembre — Janvier
11e mois5e moisSchebâtJanvier — Février
12e mois6e moisAdarFévrier — Mars

Le mois de Nisan était donc le premier de l'année ecclésiastique et le mois de Tischri le premier de l'année civile.

On voit que les mois ne correspondaient pas exactement aux nôtres. Nisan, par exemple commençait vers le milieu de mars pour se terminer vers le milieu d'avril ; Ijar, vers le milieu d'avril pour se terminer vers le milieu de mai, et ainsi des autres.

De plus ces mois étaient lunaires, c'est-à-dire que les Juifs calculaient leur longueur sur la durée de la révolution de la lune autour de la terre. et, par conséquent, ils étaient plus courts que les nôtres, cette révolution se faisant en vingt-neuf jours douze heures quarante-quatre minutes trois secondes, ou vingt-neuf jours et demi à trois quarts d'heure près.

Le premier jour du mois était celui où l'on voyait pour la première fois la nouvelle lune dans les rayons du soleil couchant. Ceux qui l'avaient aperçue venaient immédiatement le déclarer au Sanhédrin qui proclamait le nouveau mois commencé. C'était ordinairement le soir du vingt-neuvième jour du mois qui finissait que ce fait se produisait. Si, par hasard, le soir de ce vingt-neuvième jour la lune n'avait pas été vue, alors le mois durait un jour de plus, soit trente jours, et, le lendemain soir, commençait de droit le nouveau mois, car au bout de trente jours, l'observation était inutile ; on était certain que la lune était nouvelle. Les mois se trouvaient donc ainsi tantôt de vingt-neuf jours, tantôt de trente, suivant que l'observation était faite ou non le soir dit vingt-neuvième. Les mois de vingt-neuf jours étaient appelés mois caves ; ceux de trente jours étaient des mois pleins. Le mois nouveau, on le voit, commençait en tout cas le soir à la nuit tombante, et, de là, venait l'usage invariable des Juifs de compter les vingt-quatre heures d'une journée d'un coucher de soleil à l'autre et non pas, comme nous, de minuit à minuit[39]. Le premier jour du nouveau mois, on célébrait la néoménie, fête de la nouvelle lune[40].

L'année se composait donc de mois tantôt de vingt-neuf jours, tantôt de trente jours, en nombres inégaux. Quand elle était finie, on était, en tout cas, en retard, même en supposant une majorité de mois de trente jours, car il en faut de trente et un, et il n'y en avait pas un seul. Voici comment on complétait l'année : Les fêtes de la Pâque, de la Pentecôte, des Tabernacles, etc., outre les faits religieux qu'elles commémoraient, se rattachaient aussi à certains phénomènes agricoles. La Pâque devait concorder avec le début de la moisson ; la Pentecôte avec la fin ; les Tabernacles se célébraient à la clôture de toutes les récoltes. Moïse avait dit : « le mois de la Pâque, qui sera le premier de l'année[41], sera aussi le mois des épis (Abib)[42] »; et dans les Talmuds nous lisons ceci :[43] « La moitié de Tischri, tout le mois de Marschechvan et la moitié de Kisleu se font les semailles ; la moitié de Kisleu, tout le mois de Thebéth et la moitié de Schebat c'est l'hiver ; la moitié de Schebat, tout le mois d'Adar et la moitié de Nisan c'est la fin de l'hiver ; la moitié de Nisan, tout le mois de Ijar et la moitié de Sivan on fait la moisson, la moitié de Sivan, tout le mois de Tamouz et la moitié d'Ab c'est l'été ; la moitié d'Ab, tout le mois d'Elul et la moitié de Tischri c'est la canicule. » — Le Sanhédrin, quand l'année ecclésiastique était finie, se rendait compte approximativement des erreurs commises par l'état des récoltes et par la température. Les orges devaient être les premiers épis mûrs, et il fallait que la lune de Nisan coïncidât avec leur maturité. Si, à la fin du mois d'Adar, la végétation était retardée, s'il faisait froid, et si la maturité des orges demandait encore un mois environ, le Sanhédrin ajournait d'un mois le commencement de Nisan, et il créait un mois intercalaire qui suivait le mois d'Adar et que l'on appelait Veadar (second Adar). L'année se trouvait être alors de treize mois et comptait environ trois cent quatre-vingt-quatre jours.

Le mois de Nisan ainsi fixé, la Pâque commençait le quinze et durait jusqu'au vingt et un. La Pentecôte se célébrait juste le cinquantième jour après le seize Nisan. Si Nisan et Ijar étaient, tous les deux, mois caves, la Pentecôte tombait le sept de Sivan ; si, au contraire, ils étaient tous les deux pleins, la Pentecôte se célébrait dès le cinq ; et le six, si de ces mois l'un était cave et l'autre plein. Le doute qui subsiste toujours à cet égard oblige les chronologistes à ne jamais fixer les dates qu'à un ou deux jours près. Nous enverrons des exemples quand nous essayerons de donner la chronologie de la vie de Jésus[44].

Le grand jour des expiations ou le Jeûne se célébrait le 10 de Thischri ; le 15 de ce même mois commençait la fête des Tabernacles qui durait sept jours. Ajoutons-y la Dédicace ou commémoration de la Restauration du Temple par Judas Macchabée, qui était fêtée le 25 Kisleu, et les Purim ou souvenir de la délivrance des Juifs au temps d'Esther, qui était fixé au 14 ou au 15 d'Adar. Nous reparlerons plus loin de ces fêtes[45].

Quant à la journée, elle était divisée en heures comme la nôtre et on se servait probablement de sabliers et de clepsydres, quoique ni Josèphe ni les Talmuds ne nous en parlent. Elle commençait, avons-nous dit, le soir au coucher du soleil, ou plus exactement à six heures. La nuit était divisée en quatre parties ou veilles ; de six heures à neuf heures, c'était le soir ***; de neuf heures à minuit, le milieu de la nuit *** ; de minuit à trois heures, le chant du coq de trois heures à six heures du matin, le matin ***[46]. Les heures se comptaient à partir de six heures, soit du matin, soit du soir ; sept heures du soir était la première heure de la nuit ; sept heures du matin la première heure du jour ; neuf heures du matin était la troisième heure du jour[47] ; midi, la sixième[48] trois heures de l'après-midi[49], la neuvième, etc.

Nous terminerons ce chapitre par quelques détails sur les impôts. Ils étaient de deux sortes : l'impôt dû à l'étranger et l'impôt pour le culte. Celui que l'étranger exigeait et dont l'établissement était récent, jouait un rôle important dans la vie du Juif. Il soulevait en lui un sentiment profond de révolte ; il entretenait sa haine, car il était la preuve palpable de sa servitude. « Devons-nous payer le tribut à César, oui ou non ? » Cette question, sans cesse posée, équivalait à celle-ci : devons-nous nous soulever ? Pourquoi donc l'étranger, après s'être emparé de notre pays, nous demande-t-il de l'argent ? Payer, c'est reconnaître son droit ; c'est être infidèle à la cause de Jéhovah. Nous sommes le peuple élu, nous devons être libres. — Nous avons dit quelle haine de l'étranger animait les Juifs, l'horreur que leur inspiraient les légionnaires qu'on rencontrait partout, l'effervescence des esprits.

Le secret de ces passions s'explique par l'impopularité de l'impôt. Un bon patriote ne le donnait qu'en protestant. Judas le Gaulonite se souleva pour ne pas le payer, et l'un des reproches faits à Jésus-Christ était celui-ci : il va avec les publicains, avec les receveurs d'impôts[50], il consent donc à payer le tribut. « Votre maître ne paie-t-il pas le tribut ? » demanda-t-on un jour à un des apôtres[51], Cette question est des plus naturelles, on supposait Jésus opposé à l'impôt.

Il avait pour base le recensement de la population ; aussi ces dénombrements étaient-ils détestés, et quant aux « publicains », aux receveurs, ils formaient une classe de parias abhorrés. On appelait publicain un employé de bas étage chargé de recueillir l'argent de l'impôt. Il était au service des fermiers généraux, gros personnages qui vivaient de leurs déprédations, après que les publicains avaient eux-mêmes retenu sur leurs perceptions un droit exorbitant. Les Talmuds se font souvent l'écho du mépris inspiré par les publicains. On n'acceptait pas leur témoignage en justice. « Quand les Rabbins virent que les publicains exigeaient trop, ils les repoussèrent »[52], c'est-à-dire ils ne furent plus admis à porter témoignage. « Parmi ceux qui ne peuvent pas juger et dont le témoignage ne peut être entendu, il faut compter les exacteurs et les publicains[53]. » Le traité Nedarim[54] met sur le même rang les publicains, les sicaires et les voleurs.

Dans les Évangiles, les publicains sont souvent nommés à côté des pécheurs et des païens. « Qu'il soit pour toi comme un publicain et un païen »[55], dit un jour Jésus, et ailleurs nous lisons : « Les publicains et les pécheurs s'approchaient de lui[56]. » Il faut entendre ici par pécheurs *** non pas ceux dont la vie était immorale, mais simplement ceux qui n'acceptaient pas les règles pharisiennes et n'accomplissaient pas exactement tous les rites. Ils étaient considérés comme païens ; ils vivaient à la païenne, ils étaient « pécheurs comme les païens[57]. » Il est probable que les publicains n'avaient pas plus de droits que les païens et que le parvis des Gentils leur était seul accessible. La parabole du Pharisien et du publicain ne nous fournit aucune indication à cet égard, car si celui-ci se tient « loin », c'est plutôt par humilité que par nécessité.

Les impôts étaient de deux sortes comme les nôtres, directs et indirects.

L'impôt direct était payé aux agents du fisc impérial et ne passait pas par les mains des publicains. Il y en avait deux, l'impôt foncier et l'impôt personnel[58]. Ce dernier était probablement d'un denier par tête[59].

Les publicains touchaient les impôts indirects, c'est-à-dire les redevances perçues sur les marchandises importées et en partie aussi sur les marchandises exportées[60].

Il y avait, bien entendu, une hiérarchie entre les publicains. Zachée était ***[61] (chef des publicains). Nous pouvons donc distinguer le fermier général, qui était chevalier romain et auquel était affermée la totalité des impôts de la province pour un certain nombre d'années (cinq d'ordinaire), au-dessous de lui les publicani majores, chefs des péagers, au nombre desquels était Zachée. Ils touchaient les impôts pour le peuple romain. Enfin, sous leurs ordres, venaient les publicani minores, les péagers proprement dits (exactores, portitores, visitatores), dans le Nouveau Testament[62]). Ils visitaient les marchandises et touchaient les péages sur les routes et les ponts.

Nous lisons dans Maïmonide : « Il faut tenir le publicain pour un voleur, quand il est païen. » Ce dernier trait montre que les publicains n'étaient pas tous païens et qu'il se trouvait des Juifs pour accepter ces fonctions. Nous savons, du reste, que Zacchée était Juif. Ces publicains nationaux n'étaient pas toujours des exacteurs et la tradition rabbinique parle de l'un d'entre eux qui avait laissé un souvenir bienfaisant. « Le père de R. Zeira fut loué parce qu'il avait été doux et honnête dans sa charge de publicain. Il exerça le publicanat pendant treize ans et, quand le fermier général arrivait dans une ville, il avait coutume de dire : allez dans vos chambres vous cacher, de peur qu'il ne vous voie et que, remarquant votre grand nombre, il n'augmente le cens annuel. »

L'impôt religieux payé pour le culte et pour le service du Temple était de deux drachmes[63] (1fr. 75 c. environ). Il était dû par tout Israélite qui avait atteint l'âge de l'initiation religieuse (10 à 12 ans) ; c'était le Sanhédrin qui avait décidé que les dépenses du sacrifice quotidien supportées par le trésor du Temple seraient couvertes par un impôt[64].

Cette didrachme était perçue en Palestine le 15 du mois d'Adar et, dans les pays situés au delà du Jourdain, un peu avant les Tabernacles ; partout ailleurs, là où il y avait des Juifs, à n'importe quelle époque.

Le mois d'Adar correspond en partie à notre mois de Mars, or, il est très difficile de dater de ce moment le fait rapporté par saint Matthieu[65]. Il se placerait beaucoup plus aisément entre Avril et Octobre[66] ; mais il faut remarquer que la réclamation est faite à Jésus au retour de son voyage à Césarée de Philippe ; il était en retard pour l'acquittement du tribut.

Nous avons parlé de l'impôt direct payé aux agents du fisc impérial. Il n'était perçu par eux que là où le procurateur gouvernait. Dans les tétrarchies il était payé aux Hérodes. Nous savons que sous Archélaüs la Judée, l'Idumée et la Samarie rapportaient six cents talents environ par an (trois millions cent soixante-huit mille francs). La Galilée et la Pérée rapportaient sous Antipas deux cents talents (un million cinquante-six mille francs). Enfin la tétrarchie de Philippe ne rapportait que cent talents (cinq cent vingt-huit mille francs).


[1] Ils se tenaient aussi sur les places publiques et dressaient leur étalage en plein vent. Cet usage existe encore. (Bovet, Voyage en Terre Sainte, p. 48).

[2] Jérus., Schabbath, 3 b.

[3] Ev. de Matth., XXV, 14 et suiv. ; de Luc, XVI, 1 et suiv., etc., etc.

[4] Reuss, Hist. de la théol. chrét. Tome I, p. 258, note 3.

[5] Genèse, XXIII, 3 et suiv.

[6] Pierotti, La Palestine actuelle dans ses rapports avec la Palestine ancienne, p. 330.

[7] Lévit., XIX, 36 ; Prov., XI, 1 ; XVI, 11, etc.

[8] Ev. de Luc, XVI, 6.

[9] Ev. de Jean, II, 6. Voir II Chron., IV, 5.

[10] Ev. de Marc, VII, 4.

[11] Jos., Ant. Jud., VIII, 2, 9.

[12] Voir Dict. de Littré au mot conge.

[13] Graetz, Geseltichte der Juden, III, pages 671 et suiv. ; Herzfeid, Recherches métrologiques, 1865, p. 58. L'erreur de Marc se comprend aisément, il écrit pour les Latins et alors emploie le mot setier qui leur était familier.

[14] Lightfoot, Horae sur Matth., XIII, 33.

[15] Ev. de Luc, XVI, 7.

[16] Jos., Ant. Jud., XV, 9, 2.

[17] II Chron., III, 3.

[18] Winer, R. W. B., art. Elle. — Littré, Dict. de la langue française, art. Coudée. M. Chauvet dit dans l'art. Jérusalem, de l'Encycl. des sciences religieuses, tome VII, p. 268 : « Pour la coudée de Josèphe on hésite entre le djamed de 0 m, 262 ou la coudée royale 0 m,125. » Ces chiffres sont pour nous incompréhensibles. Il doit y avoir, dans ce passage de ce savant article, une faute d'impression ; que l'on calcule non seulement à 125 m/m, mais même à 262 m/m par coudée, n'importe quelle hauteur indiquée par Josèphe, on aura des proportions mesquines, qui ne peuvent avoir été celles du Temple ou de tel autre édifice. Si, au contraire, on prend pour base 45 centimètres pour chaque coudée, on a des proportions très naturelles. Du reste, M. de Sauley a mesuré, dans son voyage en Terre Sainte, les fondations de plusieurs des tours indiquées par Josèphe et ses chiffres s'accordent avec la base que nous choisissons, 45 cent. par coudée. — Voir aussi Munk, Palestine, p. 397.

[19] Actes des Apôtres, XXVII, 28.

[20] Actes des Ap., I, 12.

[21] Ev. de Luc, XXIV, 13.

[22] Nous renvoyons ici le lecteur aux beaux travaux de M. de Saulcy sur la numismatique juive. Voir aussi Schürer, Neutestamentliche Zeitgeschichte, p. 364 et suiv. ; Munk, la Palestine, p. 400-403, etc.

[23] Ev. de Matth., XX, 2.

[24] Ev. de Matth., XVII, 24, etc., etc.

[25] Weil, La femme juive, p. 26.

[26] Il y avait un traphik qui ne valait que 40 centimes et qu'il ne faut pas confondre avec le stater.

[27] Jos., Ant. Jud., III, 8, 2.

[28] Ev. de Matth., XVII, 24. Jérôme dit aussi (Comment. sur Ezéch. IV, 10), que le stater vaut quatre drachmes.

[29] Ce terme : « un denier » désignait toujours un denier d'argent. Le denier d'or valait 25 deniers d'argent, 22 fr.

[30] Ev. de Marc, XII, 16.

[31] Ev. de Luc, XII, 59.

[32] Ev. de Marc, XII, 42.

[33] Jérus., Kidduschin, fol. 58, 4 ; et Maimon. in tractatu Schekalin, ch. I.

[34] Ev. de Matth., XXV, 14 et suiv. Le talent n'était, bien entendu, qu'une monnaie fictive, comme aujourd'hui la guinde anglaise.

[35] Ev. de Luc, XIX, 12 et suiv.

[36] Ev. de Matth., XXVI, 15 et parall.

[37] La Bible, Comm. sur les synoptiques, p. 625.

[38] Wieseler, Synopse chronologique, p. 437-484. Schürer, op. cit., p. 669. Chavannes, Revue de théologie de Strasbourg, année 1863, p. 218 et suiv.

[39] Ev. de Jean, XIX, 31 ; Ev. de Luc, IV, 40.

[40] Épître aux Coloss., II, 16.

[41] Exode, XII, 2.

[42] Exode, XIII, 4.

[43] Bara Mezia, fol. 10.

[44] Voir livre II, chapitre XV, Les dates principales de la vie de Jésus.

[45] Voir livre II, chapitre XIII, Les Fêtes.

[46] Ev. de Marc, XIII, 35.

[47] Actes, ch. II, 15.

[48] Ev. de Marc, XV, 25 et 33.

[49] Actes, III, 1.

[50] Ev. de Matth., IX, 11 ; Ev. de Marc, II, 16.

[51] Ev. de Matth., XVII, 24. Ce passage n'est cependant pas entièrement probant, car il s'agit ici de l'impôt payé au temple et non de l'impôt payé aux Romains.

[52] Sanh., fol. 25, 2.

[53] Id., ibid.

[54] Ch. 3, hal. 4.

[55] Ev. de Matth., XVIII, 17.

[56] Ev. de Luc, XV, 1.

[57] Ep. aux Galates, II, 15.

[58] L'impôt foncier était payé en nature. On devait la dîme de toutes les récoltes, sauf celle du vin et des fruits dont on remettait le cinquième, c'est-à-dire la double dîme. Il semble aussi, d'après certains passages, que l'on payait un impôt sur le revenu qui était de 1% et on l'acquittait moitié en nature, moitié en espèces.

[59] Appien, De Reb. Syr, 49.

[60] Tite-Live, 32, 7 ; Cicéron, Verrines, 2, 72.

[61] Ev. de Luc, XIX. 2.

[62] Voir aussi Jos., D. B. J., II, 14, 4. Les publicani majores étaient appelés Gabbaï en araméen et les minores, Moches.

[63] Ev. de Matth , XVII, 24 et suiv.

[64] Mischna, Schekalim, 1, 3 ; Megillah Taanith, I, 1.

[65] Ev. de Matth., XVII, 24 et suiv.

[66] Ev. de Jean, VI, 4 ; VII, 2 ; Ev. de Luc, IX. 51.

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