La Palestine au temps de Jésus-Christ

LIVRE SECOND — LA VIE RELIGIEUSE

CHAPITRE IV — LES IDÉES PHILOSOPHIQUES DES PHARISIENS ET DES SADUCÉENS


Citations de Josèphe. — La Providence. — La Résurrection des corps. — L'acte est plus important que l'idée. — Les vraies discussions des Pharisiens et des Saducéens. — Les confréries pharisiennes. — Résumé de l'histoire des deux partis.

Nous avons dit que sous Hérode le Grand les Pharisiens et les Saducéens étaient devenus des hommes d'étude, discutant sous les portiques du Temple, et se bornant à remuer des idées, puisqu'il leur était devenu impossible de songer à l'action. Josèphe va plus loin et nous montre en eux de paisibles philosophes, ne pensant qu'à leurs théories spéculatives et se souciant fort peu de les mettre en pratique. Nous avons critiqué dans notre introduction ces assertions de l'historien juif. Elles sont inexactes, partiales, intéressées ; cependant elles renferment une part de vérité, et il importe de le montrer dans ce chapitre.

Voici d'abord la traduction des passages les plus importants, de Josèphe : « A cette époque, dit-il, en parlant du temps qui s'écoula de la mort de Judas Macchabée à la mort d'Alexandra[1] il y avait trois sectes des Juifs qui, sur les choses humaines, différaient d'opinion. La première était appelée secte des Pharisiens, la deuxième des Saducéens, la troisième des Esséniens. Les Pharisiens pensent que certaines choses, mais non toutes, sont l'œuvre du Destin. Il y a aussi certaines choses qu'il est en notre pouvoir de faire ou de ne pas faire. Les Esséniens affirment que tout est au pouvoir du Destin et que rien n'arrive aux hommes sans le décret du Destin. Mais les Saducéens suppriment tout Destin ; ils pensent qu'il n'y en a pas ; et que ce n'est pas à lui qu'il faut attribuer les événements humains, mais ils soumettent tout à notre libre arbitre ; en sorte que nous sommes les auteurs du bien qui nous arrive et que nous nous attirons le mal par notre sottise, mais j'ai dit tout cela plus complètement et plus soigneusement dans le second livre de la guerre des Juifs. »

Voici ce que Josèphe a écrit dans ce livre auquel il nous renvoie[2] : « Quant aux deux premiers partis, les Pharisiens qui passent pour interpréter la Loi avec soin, et être les auteurs de la première secte, attribuent tout au Destin et à Dieu, et disent que la plupart du temps il dépend des hommes de bien ou de mal agir, mais que chacun aussi est conduit par la destinée. Ils disent que toute âme est immortelle, mais que les âmes seules des bons passent dans d'autres corps. Celles des méchants subissent un supplice éternel. Quant aux Saducéens, qui forment un autre parti, ils suppriment entièrement le Destin. Ils nient que Dieu ait agi lorsque quelqu'un, soit fait le mal, soit s'en abstient, et ils disent que dans le choix de l'homme le bien comme le mal est placé devant lui et que chacun fait fuir ou l'autre suivant son propre jugement. Ils nient la survivance de l'âme et les supplices ou les récompenses dans le Hadès. Les Pharisiens s'aiment les uns les autres et pratiquent la concorde pour l'avantage de tous. Les mœurs des Saducéens entre eux sont plus rudes et ils ont entre eux les mêmes rapports qu'avec les étrangers. Voilà ce que j'avais à dire de ceux qui philosophent parmi les Juifs[3]. »

Nous lisons ailleurs[4] : « Ils (les Pharisiens) ont une telle autorité sur le peuple que s'ils disent quelque chose soit contre le roi, soit contre le grand prêtre, on les croit aussitôt. »

Et un peu plus loin[5] : « Les Pharisiens sont naturellement cléments dans les peines qu'il faut infliger... Je veux montrer que les Pharisiens ont transmis au peuple plusieurs institutions reçues des ancêtres, qui ne sont pas dans la Loi de Moïse ; la secte des Saducéens les rejette et dit qu'il ne faut tenir pour établi que ce qui est écrit, et que ce qui a été transmis par les ancêtres ne doit pas être observé. Et il arrive que, sur ces choses, des questions et des discussions graves s'élèvent entre eux. Les Saducéens ne persuadent que les riches, le peuple ne leur est pas favorable. Les Pharisiens, au contraire, ont la foule pour eux. Mais de ces deux sectes et des Esséniens nous avons parlé avec soin dans le deuxième livre des affaires des Juifs. »

Nous lisons aussi dans un autre endroit[6] : « Les Juifs avaient depuis des temps très anciens trois sectes de philosophie nationale, l'une celle des Esséniens, l'autre des Saducéens, la troisième dont les membres prenaient le nom de Pharisiens, et, quoique nous parlions d'eux dans le second livre de la guerre juive, cependant nous ne sommes pas fâché d'en dire ici quelques mots... »

« Les Pharisiens vivent pauvrement, n'accordant rien au plaisir. Ils se conforment aux enseignements que la raison a acceptés comme bons et leur a enseignés, et ils pensent qu'il faut défendre de toute attaque ce que la raison leur a ainsi prescrit. Ils rendent honneur à ceux qui sont avancés en âge, n'ayant pas la faculté de les contredire dans ce qu'ils ordonnent. Quand ils disent que tout vient du Destin, ils ne privent pas la volonté humaine de l'effort qui dépend d'elle. Car il a plu à Dieu de confondre dans une juste proportion le décret du Destin et la volonté humaine, quand l'homme s'adonne soit au vice soit à la vertu. Ils croient que les âmes ont un principe immortel, et que, sur la terre, elles reçoivent soit des récompenses, soit des châtiments suivant qu'elles ont pratiqué la vertu ou le vice. Celles-ci sont tenues enfermées dans une prison éternelle. Celles-là reviennent facilement dans cette vie. A cause de cela ils ont une si grande autorité sur le peuple que tout ce qui concerne la religion, prières ou sacrifices, dépend de leurs prescriptions. Les cités leur ont donné un magnifique témoignage de vertu, parce qu'ils s'appliquent à tout ce qui est excellent, tant dans leur vie que dans leurs paroles. Les Saducéens enseignent dans leurs doctrines que les âmes périssent avec les corps. Ils n'obligent à rien observer d'autre que ce qui est prescrit par la Loi. Car ils regardent comme un mérite de discuter avec les maîtres de la sagesse qu'ils recherchent. Peu de personnes suivent leur avis, mais les premières en dignité. Ils n'ont, pour ainsi dire, aucune influence ; car si quelquefois ils exercent la magistrature, ils suivent, malgré eux et forcés par la nécessité, l'opinion des Pharisiens. Le peuple ne souffrirait pas qu'il en fût autrement. »

Enfin nous lisons encore le passage suivant[7] »: « »Il y avait une secte des Juifs dont les membres se donnaient pour connaître exactement la Loi et ils étaient violents en son nom ; ils faisaient semblant d'être chéris de Dieu. Les femmes leur étaient dévouées, on les appelle les Pharisiens ; ce sont eux qui ont surtout osé résister aux rois, ils sont prudents et prompts à lutter en face et à résister. »

La contradiction du langage de Josèphe dans ce dernier passage avec celui qu'il tient dans tous lés autres est manifeste. Le lecteur remarque immédiatement l'étonnante ressemblance qu'il offre, au contraire, avec certaines paroles des Évangiles sur les Pharisiens. « Les femmes leurs sont dévouées », dit l'historien juif. « Ils dévorent les maisons des veuves, » dit Jésus. « Ils font semblant d'être chéris de Dieu » continue Josèphe ; « Vous paraissez justes aux hommes, » ajoute le Christ, « et au dedans vous êtes pleins d'hypocrisie et d'injustice. » Le parallèle est facile à établir et il est certain pour nous que le passage des Antiquités Judaïques que nous venons de transcrire ne nous donne pas l'opinion personnelle de Josèphe sur les Pharisiens. Il a probablement copié ce paragraphe dans Nicolas Damascène et sans réfléchir que lui-même avait donné ailleurs une tout autre idée du grand parti auquel il prétendait appartenir[8]. L'opinion de Nicolas de Damas n'en a que plus de poids à nos yeux et sa parfaite conformité avec les paroles des Évangiles lui donne une grande valeur historique.

Quant aux affirmations de Josèphe lui-même, elles sont faciles à résumer en quelques points : les Pharisiens sont des rationalistes demi-fatalistes ; ils croient à l'immortalité de l'âme ; après la mort, les méchants sont enfermés sous la terre et les âmes des justes reviennent dans ce monde habiter d'autres corps (c'est la métempsycose). Les Pharisiens sont pauvres, ont des mœurs douces et jouissent d'une grande influence sur le peuple. Quand aux Saducéens ils sont partisans du libre arbitre au sens le plus absolu. Ils rejettent toutes les traditions orales et s'en tiennent à ce qui est écrit. Ils nient toute survivance après la mort. Ils sont peu nombreux, mais se recrutent dans les hautes classes. Ils sont hautains avec le peuple, sur lequel ils n'ont aucune influence. Les Pharisiens sont maîtres de l'esprit public.

Dans ces affirmations de l'historien juif, il y a à prendre et à laisser. Le choix, grâce aux Talmuds, n'est pas très difficile à faire et on démêle aisément le vrai du faux.

Avant tout Josèphe ne tient aucun compte de l'histoire des Pharisiens et des Saducéens sous les Macchabées, c'est-à-dire de leur longue et féconde période d'activité politique. Quand les Juifs étaient encore libres et se gouvernaient eux-mêmes, les deux partis se disputaient le pouvoir, l'occupaient alternativement, avaient tour à tour l'influence. Nous avons consacré un chapitre à cette partie de leur histoire. A dater de 63 avant Jésus-Christ (prise de Jérusalem par Pompée), à dater surtout de l'avènement d'Hérode, les uns et les autres prirent à peu près la physionomie que leur donne Josèphe. Ils ajournèrent leurs rêves politiques. Les Saducéens, considérablement affaiblis et diminués par les dernières guerres civiles, ne furent plus qu'une minorité se recrutant dans l'aristocratie du Temple ; les Pharisiens, renonçant au sacerdoce, se firent pauvres et devinrent populaires, entraînant le peuple tout entier dans leur tendance.

Quelques-uns parvenaient à être membres du Sanhédrin, les plus célèbres, et là, se trouvant à côté des Saducéens, leurs anciens adversaires, ils discutaient encore avec eux. Pendant la vie de Jésus, sous les portiques du Temple, il y avait à la fois des discussions entre Pharisiens et Saducéens et des discussions de Pharisiens entre eux (Hillélistes contre Schammaïstes).

Nous avons déjà parlé de ces derniers. Sur quelles questions portaient les disputes des Pharisiens et des Saducéens. D'après Josèphe ce serait la fatalité et le libre arbitre d'une part, les Pharisiens étant déterministes, les Saducéens ne l'étant pas, et la vie future de l'autre, les Pharisiens l'affirmant, les Saducéens la niant.

Si nous remplaçons le mot fatalité par le mot Providence et le terme immortalité de l'âme par cet autre : résurrection du corps, nous serons bien près de la vérité.

Parlons d'abord de la Providence. — Dieu dirige-t-il son peuple ? Quelle part de liberté lui a-t-il laissée ? Ne sommes-nous pas certains qu'Il nous délivrera toujours, ou bien notre sort à venir dépend-il en partie de nous ? — Ces questions durent se poser naturellement après la ruine définitive des Asmonéens. — Eh quoi ! Dieu nous avait délivrés des Séleucides, rendu notre indépendance passée, et voici il nous châtie de nouveau ; les Romains sont venus et nous ont asservis. Et cependant le peuple entier est fidèle, que faut-il faire et que faut-il croire ?

Tous les anciens problèmes se posaient plus difficiles et plus impérieux que jamais. La question de la direction de Dieu dans la marche des événements de ce monde demandait à être résolue. Elle se confondait avec celle de la venue du Messie, que Josèphe passe sous silence, et qui, cependant, préoccupait beaucoup le parti Pharisien. Sa foi en la Providence faisait partie de son programme politique. Les Saducéens perdaient courage dans l'adversité; ils disaient : — Nous sommes perdus, ce n'est plus qu'une question de temps,   et ils s'arrangeaient pour en prendre leur parti. Les Pharisiens disaient : Dieu nous sauvera certainement.

Il est possible, du reste, que les deux sectes aient eu entre elles des discussions purement théoriques sur ce grave sujet. Les sentences des Pharisiens, que les Talmuds nous ont conservées, semblent l'indiquer : « La Providence veille sur nous, disaient-ils, mais le libre arbitre a été donné à l'homme[9] ». R. Aquiba dira un jour : « Tout est permis, la liberté est accordée ; le monde est jugé avec bonté et tout dépend dit plus grand nombre des actions que l'homme a faites[10] ». C'est bien là le juste milieu dont parle Josèphe. Les Saducéens ont-ils jamais tenu contre le déterminisme le langage que leur prête l'historien juif ? ce n'est pas impossible, mais ils ne niaient certainement pas l'action de Dieu dans le monde, puisqu'ils acceptaient toute la Loi. Les idées respectives des Pharisiens et des Saducéens sur le problème de la prescience divine et de la liberté humaine faisaient, avant tout, partie de leurs programmes politiques. Les Saducéens n'avaient point d'écoles, il est vrai, mais à partir d'Hérode le Grand ils s'étaient divisés en deux groupes : les courtisans, les hauts fonctionnaires du Temple d'une part, et les hommes d'étude de l'autre. C'est parmi ces derniers qu'il faut chercher les contradicteurs des Pharisiens.

Quant à la résurrection, voici quelle était l'attitude des deux partis : les Pharisiens avaient formulé sous les Macchabées la doctrine de la résurrection des corps. Leur but était de rassurer la foi des croyants, dont plusieurs tombaient les armes à la main sur les champs de bataille pour la sainte cause de Jéhovah sans avoir reçu leur récompense. Ils enseignèrent alors que leurs corps ressusciteraient. Il ne s'agissait nullement pour eux d'une survivance de l'âme, partie immatérielle de l'être humain ni même d'un corps spirituel comme l'enseignera plus tard saint Paul, mais d'un retour à la vie de la chair même qui avait vécu. Voici un curieux passage qui nous le montre[11] : « Hadrien interrogea R. Josua, fils d'Hananiah : D'où l'homme revit-il dans l'éternité ? — et il répondit : La résurrection commence par l'épine du dos ; — et il dit : Démontre-le moi. — Alors il prit un petit os de l'épine du dos et le mit dans l'eau et il ne fut pas dissous ; dans le feu et il ne fut pas brûlé ; il le soumit à la meule et il ne fut pas broyé ; il le plaça dans une forge et le soumit au marteau ; l'enclume se fendit et le marteau se brisa. » Tels étaient les arguments dont les Pharisiens se servaient en discutant avec les Saducéens.

Cette croyance faisait partie de la foi au règne messianique visible que l'on attendait. Le premier acte du Messie serait de rendre la vie aux corps des justes, et cette doctrine devait passer en partie dans la foi des chrétiens. Quelques-uns affirmeront, comme les Pharisiens la résurrection de la chair au sens le plus matériel ; d'autres, comme saint Paul, parleront de « corps spirituels ».

Ces affirmations tranchées faisaient sourire les Saducéens. Ils avaient la haine préconçue de toute idée nouvelle. On les a appelés matérialistes, parce qu'ils n'admettaient ni l'existence des anges, ni celle des esprits, ni la possibilité de la résurrection de la chair[12]. Mais rien ne prouve qu'ils aient nié ce que nous appelons aujourd'hui « le monde invisible ». Ils étaient seulement ennemis des nouveautés. Ils croyaient fermement au Mosaïsme et restaient attachés à la lettre des Écritures. — Or, la résurrection, disaient-ils, ne peut être prouvée par un texte de la Loi. Ceux que les Pharisiens citent ne prouvent rien. — Et puis, ces doctrines nouvelles troublaient le peuple, elles étaient l'occasion de discussions interminables qui les gênaient et leur semblaient oiseuses, Pratiques avant tout, ils ne voulaient pas de rêveries mystiques qui ne reposaient pas sur un texte écrit. Ils s'autorisaient du silence de Moïse pour ne pas s'expliquer. C'est le système commode des gens du monde qui ne veulent pas étudier les questions à fond.

Il en était de même des espérances messianiques ; elles provoquaient des troubles ; ils n'en voulaient donc à aucun prix, et alors ils étaient dans les controverses d'une impardonnable légèreté[13]. Quand l'indifférence pour la foi reçue acquiert cette puissance, elle est le signe le plus certain de la décadence de la religion. Les Saducéens étaient la preuve vivante que le règne des dogmes antiques touchait à sa fin.

On a dit encore que les Saducéens n'admettaient que la Loi et rejetaient les Prophètes. C'est les confondre avec les Samaritains et les Karaïtes, confusion déjà faite par Tertullien, Origène et Jérôme[14] et qui vient sans doute de ce qu'ils n'avaient point d'espérances messianiques. On disait alors : ils rejettent les livres des prophètes ; c'était une erreur. Leur Bible était celle de tous les Juifs de leur temps.

On s'est encore trompé quand on a dit que les Saducéens repoussaient les traditions et n'acceptaient que « la Loi et les Prophètes. » Les Saducéens en avaient au contraire un certain nombre. Les Talmuds parlent clairement de traditions que les Saducéens approuvaient[15]. L'héritage de « la Grande Assemblée » leur appartenait comme aux Pharisiens. Josèphe ne dit pas : ils n'acceptent que la Loi de Moïse;  il dit : ils n'acceptent que « ce qui est écrit ». Il ajoute, il est vrai, que, d'après eux, ce qui a été transmis par les ancêtres ne doit pas être observé. Cependant, nous savons positivement qu'ils avaient un « livre des décisions[16]. » Les Talmuds les en blâment : « On ne doit pas écrire les décisions dans un livre », et ailleurs : « On n'est pas libre de mettre par écrit les choses qui doivent être transmises oralement. » Nous en concluons que les Saducéens désapprouvaient les Pharisiens de ne pas mettre par écrit la tradition orale. Nous savons, en effet, que pendant longtemps, ceux-ci n'écrivirent rien ; Hillel, le premier, se décida à rédiger les traditions. Quant à eux (les Saducéens), ils durent avoir de bonne heure, longtemps avant le premier siècle, un recueil écrit : « le livre des décisions ».

Nous avons écrit le mot « philosophiques » en fête de ce chapitre, n'est-il pas impropre ? Josèphe, en parlant de philosophie, n'est-il pas dupe de ses préventions ou ne veut-il pas tromper ses lecteurs grecs et romains ? Cela nous semble plus que probable. Tout montre qu'il est influencé par ses idées grecques et les prête gratuitement à ses compatriotes. L'essentiel pour le Juif c'était le rite, l'acte à accomplir, l'œuvre à faire, le commandement de la Loi. Tout ce qui était idée, théologie, spéculation était laissé à la libre appréciation de chacun. On pensait ce qu'on voulait, pourvu qu'on fit ce qui était ordonné. On pouvait être très hérétique au fond du cœur, demi-matérialiste comme le Saducéen, on n'en était pas moins un bon Juif, un Israélite fidèle, si on accomplissait la Loi, si on récitait le Schema, si on observait le sabbat.

Le Samaritain était haï, non parce que ses idées n'étaient pas orthodoxes, mais parce qu'il ne pratiquait pas comme les Rabbis, et en particulier parce qu'il n'adorait pas à Jérusalem. Jésus a pu prêcher ce qu'il a voulu ; on ne lui a jamais reproché ses paroles. On lui a reproché de violer le sabbat, de ne pas accomplir la Loi. Sur le Royaume de Dieu, sur le Messie à venir, sur l'apocalyptique qui était le fond de la théologie, chacun pensait ce qui lui semblait bon. Il n'y avait point de croyances orthodoxes obligatoires ; mais seulement des pratiques. Dans les premiers temps du christianisme il en était de même dans l'Eglise. La distinction entre orthodoxes et hétérodoxes est venue plus tard. Quand la dogmatique s'est formée, on a alors formulé la croyance et quiconque n'y souscrivait pas était hors l'Eglise. Les Juifs ont toujours ignoré ces formules et ces confessions de foi. Manger de la viande de porc était beaucoup plus grave, au premier siècle, que de nier l'existence des anges et la résurrection des corps et, fait remarquable, les Juifs ont conservé ce trait caractéristique. On sait à quel point les idées libérales modernes ont pénétré le judaïsme contemporain. Plusieurs des Israélites de nos jours sont purement et simplement des libres penseurs ; mais tous, sans exception, tiennent encore au rite. La circoncision est par eux rigoureusement pratiquée et les ordonnances essentielles de la Loi sont toujours observées[17].

Il est donc évident que si les Pharisiens et les Saducéens discutaient entre eux la question du déterminisme, ils le faisaient sans y mettre beaucoup de passion. Autrement graves à leurs yeux étaient les controverses portant sur les rites à accomplir ; les cérémonies à observer dans certains cas pouvaient être l'objet de graves dissensions.

Citons-en quelques exemples : les Saducéens exigeaient une longue série de purifications du grand prêtre chargé de préparer les cendres de la vache rousse ; les Pharisiens étaient plus larges sur ce détail, mais, par contre, ils montraient une rigidité de principes extraordinaire pour la lustration des vases sacrés. Ils avaient un jour soumis à la purification le candélabre du Temple, et les Saducéens disaient en se moquant d'eux : « ils vont bientôt soumettre le globe du soleil à l'eau lustrale[18]. »

Les Pharisiens disaient encore « Si on verse un liquide d'un vase pur dans un vase impur, le jet, tant qu'il ne touche pas le vase impur, reste pu r;» les Saducéens disaient « Le liquide est impur dès qu'il est sorti du vase pur. »

Les Pharisiens pensaient que le Trésor du Temple devait subvenir aux frais du sacrifice quotidien, les Saducéens réclamaient pour cette dépense des offrandes individuelles.

L'offrande de farine, qui est faite avec le sacrifice sanglant, doit être brûlée sur l'autel, disaient les Pharisiens. — Non, elle appartient aux prêtres, répondaient les Saducéens. Ces deux dernières réponses se comprenaient de leur part, puisqu'eux-mêmes étaient prêtres et profitaient de l'argent donné au Temple et de la viande des sacrifices.

Quand le grand prêtre était Pharisien, ce qui était arrivé sous les Macchabées, il entrait dans le Saint des Saints au grand jour des expiations sans avoir encore brûlé l'encens et l'allumait derrière le rideau. Les grands prêtres Saducéens rallumaient avant d'entrer.

Les Pharisiens admettaient les compensations pécuniaires que le Pentateuque permet, sauf dans le cas d'homicide[19]. Les Saducéens appliquaient le talion au pied de la lettre.

Telles étaient les vraies discussions des deux partis. Telles étaient leurs prétendues idées philosophiques et c'était en traitant ces minuties qu'ils se prenaient le plus au sérieux.

Cependant une de leurs divisions provoqua de la part des Pharisiens une fondation qui devait avoir une grande influence sur le christianisme naissant.

Nous voulons parler des festins sacrés, ou agapes fraternelles, dont les Pharisiens furent les vrais créateurs. Les prêtres saducéens avaient au Temple des repas religieux où ils mangeaient la chair des victimes immolées sur l'autel. Ils les commençaient par des ablutions et bénissaient le pain, le vin, la farine, la viande. Une bénédiction terminait aussi ces repas où la table était une sorte d'autel.

Les Pharisiens, pour faire pièce à leurs adversaires, imitèrent ces festins. Ils instituèrent des confréries, ils pratiquèrent des ablutions avant de se mettre à table, et ils eurent des aliments purifiés par la bénédiction prononcée sur eux. Ces repas étaient célébrés avec n'importe quelle viande. Tout le monde y était prêtre, car tout le monde y était admis. C'est dans ces confréries qu'on mangeait l'agneau pascal le soir du premier jour de la Pâque, et ce fut là certainement l'origine des agapes chrétiennes.

Il arrivait parfois qu'un millier de Pharisiens faisaient partie de la même confrérie ; comment les réunir à la même table ? Pour résoudre ce problème on rattachait les maisons les unes aux autres par des poutres, l'ensemble ne formait qu'une seule demeure imaginaire et toutes les tables une seule table gigantesque. Cette fiction fut appelée Eroub. Nous la mentionnons ici parce que deux traités de la Mischna fixent les règles de l'Eroub et sont appelés Eroubim.

Nous terminerons ce chapitre en résumant dans ses traits généraux les phases diverses de l'histoire des Pharisiens et des Saducéens. Sous l'influence d'Esdras et de Néhémie se forme le parti des Hassidims et ensuite, après Alexandre le Grand, le parti favorable aux idées grecques. Antiochus IV provoque, par ses persécutions, le soulèvement des Hassidims. Ils sont vainqueurs et fondent la dynastie Macchabéenne. Dans les premiers temps, les partisans des idées grecques sont réduits au silence, mais les Asmonéens se laissent corrompre, les amis de l'étranger, appelés Saducéens, reparaissent et, sous Jean Hyrcan, prennent une grande influence. Les Hassidims se séparent alors en deux groupes : les Esséniens, mystiques et contemplatifs, les Pharisiens politiques et militants. La lutte de prépondérance entre les Pharisiens et les Saducéens se prolonge avec des alternatives de succès et de revers jusqu'à la chute du dernier des Asmonéens et l'avènement d'Hérode le Grand. Sous son règne, les Pharisiens prennent définitivement la direction de la vie religieuse du peuple.

C'est alors que les Saducéens se divisent, les uns sous le nom d'Hérodiens deviennent courtisans des Hérodes, mais la majorité garde son indépendance. Cependant elle est de plus en plus formaliste et étrangère à la vie de la nation. Les Pharisiens, de leur côté, voient se former dans leur sein une droite et une gauche : les Hillélistes et les Schammaïstes. Leurs luttes deviennent extrêmement vives. Les Schammaïstes, d'abord très populaires, perdent leur influence religieuse. Ceux d'entre eux qui ne s'occupent que de politique se séparent du parti pharisien et forment le groupe des exaltés qui pousse le peuple à l'insurrection. Gamaliel et son école s'intéressent au contraire de moins en moins à la politique. Lorsque la guerre éclate, les deux partis sont devenus étrangers l'un à l'autre. Les descendants de Hillel sortent de la ville par un stratagème au milieu du siège et sauvent la nationalité juive, les traditions, la foi monothéiste en emportant à Jabné ce qui subsiste encore aujourd'hui du Judaïsme. Quant aux successeurs de Judas le Gaulonite, ils suivent une politique de fous furieux, et, devenus ces forcenés qui s'appellent Simon ben Gioras et Jean de Gischala, ils n'ont plus rien de commun avec le vrai Pharisaïsme.


[1] Ant. Jud., XIII. 7.

[2] D. B . J., II, 8, 14.

[3] C'est tout ce qu'il dit des Pharisiens dans ce IIe livre, auquel il renvoie toujours. Sur les Esséniens seuls, il entre dans des détails circonstanciés.

[4] Ant. Jud., XIII, 10, 5.

[5] Id., 6.

[6] Ant. Jud., XVIII, 1, 2, 3, 4.

[7] Ant. Jud., XVII, 2, 4.

[8] Voir Schürer : Neutestamentliche p. 424 ; Derenbourg : Histoire de la Palestine, p. 123, note, Graetz, op. cit., III, 483.

[9] Pirké Aboth, III, 15. Voir aussi Berakhoth, IX, 5.

[10] Id. Id. Id., 12.

[11] Midrasch, Koeleth, fol. 114, 3.

[12] Ev. de Matth., XXII, 23 ; Ev. de Marc, XII, 18 ; Ev. de Luc, XX, 27 ; Actes des apôtres, XXIII, 8 et ch. IV, 1, 2.

[13] Voyez l'histoire des sept frères. Ev. de Matth., XXII, 23-29 et parall.

[14] Voir Winer, Realwoerterbuch, tome II, 352 et suiv.

[15] Sanh., 33 b; Horajoth, 4 a.

[16] Megillat Taanith.

[17] Voir page 431, note 1, quelques détails sur les observances juives de nos jours.

[18] Mischna, Chagigah, III. 8, et Jadaïm, IV, 6 et

[19] Nombres, XXXV, 31.

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