Histoire des dogmes de l’Église chrétienne

1.3.2 – Angélologie et démonologie

C’est ici le lieu de parler d’une doctrine qui tient une grande place dans la théologie des premiers siècles, et qui se rattache à la fois à celle de la création et à celle de la providence, car les anges et les démons sont des créatures de Dieu, et ils jouent un rôle important dans le gouvernement et l’histoire du monde.

La croyance à des êtres intermédiaires — bons et mauvais — entre Dieu et l’homme est commune à presque tous les peuples. Elle se retrouve chez les païens comme chez les juifs, dans l’Inde, en Perse (amschaspands) et de le polythéisme gréco-romain, qui avait ses dieux inférieurs et ses demi-dieux. Chez les juifs, la doctrine des anges, qui se trouve déjà exprimée dans l’Ancien Testament, s’était fort développée après le retour de l’exil. Jésus et les apôtres l’avaient confirmée par l’autorité de leur parole. Il est difficile de croire qu’en parlant des anges ils n’aient fait que s’accommoder aux croyances populaires ; en tous cas, les chrétiens virent dans leurs paroles la confirmation de cette doctrine et lui attribuèrent un grand rôle dans la conception qu’ils se firent de l’univers.

I. Bons Anges

Tous les Pères sont unanimes à admettre que Dieu a formé pour son service et pour sa gloire une multitude d’esprits supérieurs à l’homme, qu’ils appellent anges (ἄγγελοι, envoyés, serviteurs). Mais sur ce sujet, il n’y a rien encore aux premiers siècles de déterminé d’une façon officielle, et les docteurs ecclésiastiques sont, en général, sobres d’affirmations. On relevait spécialement quelques traits sur le compte des anges : on enseignait qu’ils étaient des êtres créés, personnels et spirituels.

1. On insistait sur le fait que les anges avaient été créés de Dieu, c’est-a-dire tirés du néant, comme tout ce qui existe, par un acte souverain de la volonté de Dieu, et l’on opposait cette affirmation à la théorie agnostique de l’émanation des éons. Cependant, quelques docteurs soutinrent, à propos de l’origine des anges, une doctrine analogue à celle de l’émanation. Lactance, par exemple, qui parle aussi d’une émanation du Logos, dit que les anges sont sortis de Dieu par un phénomène analogue ; il reconnaît cependant cette différence entre « le Fils de Dieu et les autres anges, c’est que ceux-ci ne sont que des expirations silencieuses — taciti spiritus qui non, uti sermo, ore, sed naribus proferuntur, — au lieu que le Verbe a été prononcé à haute voix — cum voce ac sono ex Dei ore processit » (Inst. div., IV, 8).

2. On voyait dans les anges des êtres personnels et distincts, doués d’intelligence et de liberté. Cependant, au témoignage de Justin Martyr, quelques chrétiens, dont ce Père condamne les opinions, ne considéraient les anges que comme des forces impersonnelles de Dieu, des énergies divines que Dieu produisait à un moment déterminé et dans un but donné, et qu’il faisait ensuite rentrer en lui. Ils les comparaient aux rayons qui émanent du soleil (Dial. c. Tryph., 128).

3. Enfin, les anges étaient généralement regardés comme des créatures spirituelles, mais non incorporelles. C’était pour mieux affirmer leur personnalité qu’on allait jusqu’à leur attribuer un corps. C’est l’opinion, par exemple, de Justin, qui leur donne pour nourriture la manne, dont il fait le pain des anges, d’après l’expression de ἄρτος ἀγγέλων employée par les Septante dans la traduction de Psaumes 78.25 (Dial. c. Tryph., 57). C’est encore l’opinion de Tatien, d’Irénée et de Tertullien. Quant à Origène, tantôt il fait des anges des êtres incorporels, tantôt il leur reconnaît un certain corps. Mais ce corps est fort loin de ressembler au nôtre. Il est formé d’une matière très subtile, éthérée, invisible aux yeux de la chair. Voilà pourquoi les anges ne sont visibles, selon Tatien, que pour les hommes pneumatiques, c’est-à-dire pour ceux en qui habite l’esprit de Dieu (Or., c. 15). Tertullien ajoute qu’ils peuvent revêtir une forme plus matérielle qui les rende visibles à tous les yeux (De carne Christi, 6).

On ne s’accordait pas sur l’époque de la création des anges. Quelques docteurs la plaçaient avant la création du monde visible, comme Origène. D’autres, comme Tatien, la plaçaient après, et immédiatement avant la création de l’homme.

Quant aux fonctions des anges, ce sont celles de serviteurs, toujours prêts à accomplir la volonté de Dieu. Ils sont les instruments dont Dieu se sert pour la conservation et le gouvernement de l’univers, comme pour l’exécution de ses desseins à l’égard des hommes. Ils sont donc les auxiliaires de la providence ; mais dans l’œuvre de la création, les Pères, par opposition aux gnostiques, ne leur attribuent aucun rôle.

Ainsi, selon Origène, il y a des anges qui président aux différents éléments, — à la terre, à l’eau, à l’air et au feu, — et d’autres qui veillent sur chaque grande classe d’animaux et de végétaux. D’autres enfin s’occupent plus particulièrement des hommes, et, parmi eux, de ceux qui doivent hériter de la vie éternelle. Ils transmettent à Dieu leurs prières et leur apportent en retour les bénédictions divines. Ils leur inspirent de bonnes pensées et leur donnent la force pour résister aux tentations (Cf. Hébreux 1.14). Ce n’est pas tout. S’inspirant de certains textes de l’Ancien Testament (Daniel, ch. 10), où il est question de l’ange de la Perse, de l’ange de la Grèce et de Micaël, l’ange d’Israël, Origène attribue à chaque nation, et même à chaque cité, un ange spécialement chargé de veiller sur elle. Il va plus loin encore et pense que chaque homme a son ange protecteur, qui l’accompagne sans cesse et est responsable de sa conduite devant Dieu.

Cette croyance aux anges gardiens est, du reste, assez générale parmi les Chrétiens et les docteurs des premiers siècles. Elle était déjà répandue chez les Juifs contemporains de Jésus, comme le prouve cette exclamation d’une servante, rapportée dans Actes 12.15 : « C’est son ange ! » Et Jésus semble l’avoir confirmée quand il dit : « Ne méprisez pas ces petits, car je vous dis que leurs anges — ὁι ἄγγελοι αὐτῶν — contemplent sans cesse la face de mon Père » (Matthieu 18.10). Aussi retrouvons-nous la même croyance chez les plus anciens Pères. « Chaque homme, dit Hermas, a deux anges, l’un bon, l’autre mauvais. C’est le bon ange qui inspire les bons sentiments, l’amour de la chasteté, la piété, etc. Ecoute-le et laisse-toi diriger par lui » (Præc, VI).

On distinguait généralement plusieurs classes d’anges, qu’on désignait par les noms employés par saint Paul : θρόνοι, κυριότητες, ἀρχάι, ἐξουσίαι — ou encore par ceux de chérubins, séraphins, archanges, — et l’on croyait qu’il y avait entre ces diverses classes des différences de rang, une sorte de hiérarchie. Mais sur ce point il n’y a rien encore de bien déterminé et de précis. Nous sommes loin des détails que l’on trouve dans l’ouvrage intitulé : De hierarchia cælesti, que l’on a faussement attribué à Denys l’Aréopagite, et qui est du ve ou du vie siècle. Ce qui prouve la rédaction postérieure de ce livre, c’est le parallèle établi entre la hiérarchie céleste et celle de l’Église : or, il n’y avait pas encore au premier siècle de hiérarchie dans l’Église.

Enfin, on donnait quelquefois à l’armée céleste un chef suprême, que Clément rappelle par excellence ὁ ἅγγελος, l’Ange, et dans lequel il voit le מַלְאַכְ–יְהוָה, dont il est souvent parlé dans l’Ancien Testament. Cet Ange paraît avoir avec le Logos des relations toutes particulières, et souvent il n’est autre chose que le Logos lui-même, apparaissant sous cette forme avant son incarnation. Clément d’Alexandrie, en particulier, reconnaît Jésus dans toutes les apparitions d’anges rapportées par les livres de Moïse (Pædag., I, 7). Il faut remarquer cette tendance alexandrine — héritée de la philosophie grecque et de Philon — à multiplier les intermédiaires entre le Dieu invisible et la matière. Les théophanies de l’Ancien Testament, qui paraissaient à ces Pères — nous l’avons vu — être des logophanies, sont maintenant considérées comme des angélophanies.

On ne peut trouver pendant cette période aucune trace certaine d’un culte rendu aux anges. — Ce que l’on trouve au contraire, ce sont des défenses formelles de rendre un tel culte. Les docteurs de l’Église ne font en cela que suivre l’exemple des Apôtres, de Paul et de Jean. Aussi Athénagore dit-il quelque part : « Nous n’adorons pas les puissances divines, mais celui qui les a faites et qui règne sur elles — οὐ τὰς δυνάμεις προσιόντες θεραπεύομεν, ἀλλὰ τὸν ποιητὴν αὐτῶν καὶ δεσπότην. (Apolog. ; Cf. Justin M., 1re Apol, 6).

II. Démons

Les démons, pour les Pères de l’Église, ne sont que de mauvais anges, ou plutôt des anges devenus mauvais. Ce sont des êtres spirituels, créés purs comme les autres et libres comme eux, mais qui, par un abus de leur liberté, sont devenus méchants et rebelles à Dieu. Aussi tous les Pères sont-ils unanimes à combattre le dualisme de certains gnostiques, reproduit plus tard par les Manichéens, d’après lequel un mauvais principe aurait existé de toute éternité à côté du Dieu bon. Ils affirmaient que Satan, le chef des puissances des ténèbres, était une créature et une créature sortie pure des mains de son auteur, un ange occupant l’un des degrés les plus élevés de la hiérarchie céleste. Mais cet ange s’est révolté contre Dieu, et a entraîné dans sa révolte un certain nombre d’anges inférieurs à lui, qui sont devenus ses serviteurs et qui ont encouru avec lui la réprobation et les châtiments de Dieu.

Mais on ne s’accordait ni sur l’époque ni sur la cause de cette chute de Satan et de ses anges. On considérait généralement la chute de l’homme comme provoquée par une tentation de Satan : il fallait donc admettre que la chute de Satan était antérieure à celle de l’homme. C’était là, en effet, l’opinion générale. Tatien pourtant semble s’en écarter. Il place la chute de Satan après celle de l’homme, et il en fait le châtiment des séductions par lesquelles le Démon avait entraîné au mal Adam et Eve. Mais par chute il entend sans doute la chute physique, matérielle, de Satan, qui était déjà méchant, mais n’avait pas encore été chassé du ciel : car comment le diable aurait-il fait tomber l’homme s’il n’était déjà lui-même tombé moralement ?

Irénée est plus conséquent lorsqu’il place la chute de Satan entre la création de l’homme et sa chute. Il attribue cette chute de Satan à la jalousie que lui aurait inspirée l’homme, créé à l’image de Dieu et exerçant la domination sur la terre. Cette jalousie engendra la haine et le désir de nuire, et c’est ainsi que, devenu méchant et rebelle à Dieu, Satan entraîna l’homme à la désobéissance afin de le perdre (Adv. hær., IV, 40). C’est aussi l’opinion de Tertullien et de Cyprien. « Diabolus, dit Cyprien, hominem ad imaginem Dei factum impatienter tulit ; inde et periit primus et perdidit » (De dono patient.)

D’autres Pères font remonter beaucoup plus haut la chute de Satan, et la placent avant la création de l’homme, et même avant la création du monde visible. Ainsi Lactance attribue la chute de Satan à la jalousie que lui a inspirée, non pas l’homme, mais le Fils, le Logos. Le Fils, en effet, était le premier-né, le plus puissant après Dieu lui-même : Satan ne venait qu’au second rang parmi les créatures. Il fut jaloux de cette supériorité du Fils, et c’est pour s’en affranchir qu’il se révolta contre Dieu, ce qui le fit chasser du ciel. La tentation de l’homme ne fut de sa part qu’un nouveau crime, qui attira sur lui de nouveaux châtiments (Lact. II, 8).

D’autres encore attribuent la chute de Satan, non à la jalousie, mais simplement à l’orgueil. Fier de sa puissance, il aurait voulu se rendre indépendant. C’est l’opinion d’Origène, qui dit, dans son commentaire sur Ezéchiel (Hom, IX, 2) : « Inflatio, superbia, arrogantia peccatum diaboli est et ob hæc delictas ad terras migravit de cælo. »

Enfin, on attribuait quelquefois la chute des mauvais anges à la convoitise charnelle. On appliquait aux anges ce qui est dit (Genèse 6.2) des fils de Dieu, qui trouvèrent belles les filles des hommes et les prirent pour femmes. Les Septante traduisaient οἱ ἄγγελοι τοῦ Θεοῦ, au lieu de οἱ υἱοὶ τοῦ Θεοῦ. Philon et Josèphe adoptaient la même interprétation. — Mais cette opinion revêtait chez les Pères diverses formes. Tantôt on admettait une chute antérieure de Satan seul, dont les anges devinrent plus tard les sujets, après leurs relations coupables avec les filles des hommes. Tantôt on pensait, comme Irénée, que la chute des anges serviteurs de Satan était antérieure, qu’elle avait eu le ciel pour théâtre, et que, chassés ensuite sur la terre, ces anges s’étaient laissés séduire par les filles des hommes. — De l’union des anges avec les filles des hommes étaient nés les géants, dont les âmes étaient des démons inférieurs, des δαίμονες répandus dans les airs et sans cesse occupés à nuire aux hommes.

Comme on attribuait un corps aux anges, on en attribuait un aussi aux démons. Ce corps était formé d’une matière plus subtile que celui des hommes, mais plus grossière que celui des anges. Selon Origène, les corps des démons étaient obscurs et ténébreux, pour être en harmonie avec leur corruption et leur laideur morale, tandis que les corps des anges étaient brillants et lumineux.

On faisait généralement une très grande place à l’action et à l’influence des démons.

D’une manière générale, on leur attribuait tous les maux qui désolent l’humanité ou les individus : d’une part, les calamités publiques — famines, guerres, pestes, tremblements de terre, inondations, etc. — et, d’autre part, les maladies et même les crimes des hommes. On croyait que les démons exerçaient cette activité malfaisante, tantôt comme exécuteurs des jugements de Dieu, pour le châtiment des créatures coupables, tantôt de leur propre chef, pour le plaisir de nuire, et de faire du mal aux saints eux-mêmes.

Mais on voyait leur influence plus directe et plus spéciale dans certaines manifestations du mal. Ainsi, toutes les maladies mystérieuses, dont on ne connaissait pas l’origine, — épilepsie, folie, etc. — étaient considérées comme des possessions des démons. Cette croyance aux possessions était si généralement répandue, qu’elle amena de bonne heure l’institution dans l’Église d’une charge spéciale, celle d’exorciste. Nous avons déjà dit que les Apologètes tiraient l’un de leurs principaux arguments de la puissance que possédaient les Chrétiens de chasser les démons. — Les persécutions contre les chrétiens étaient aussi attribuées aux démons, que Justin Martyr regarde même comme les inspirateurs de la condamnation de Socrate. — Enfin, le paganisme tout entier était leur œuvre, avec sa mythologie, ses rites, ses oracles, et même, selon quelques-uns, sa philosophie. Les divinités païennes ne sont, pour les Pères, que des démons qui ont séduit les hommes, et ont calqué leurs fables et leurs rites sur les mystères de la vraie religion. Selon Origène, ce sont des démons d’un rang inférieur, habitant les régions épaisses de l’air et se nourrissant de l’odeur de l’encens et de la fumée des sacrifices. De là l’horreur profonde qu’inspiraient aux chrétiens les sacrifices païens : sacrifier aux dieux, c’était pour eux sacrifier aux démons.

Cette opinion était déjà répandue chez les juifs avant l’apparition du christianisme. Les Septante avaient traduit ce passage de Psaumes 96.5 : כָּל–אֱלֹהֵי הָעַמִּים אֱלִילִים, — « tous les dieux des peuples ne sont que néant » —, par : πάντες οἱ θεοὶ τῶν ἐθνῶν δαιμόνια. Du reste, quand même les chrétiens n’auraient pas reçu des juifs cette manière de juger les cultes idolâtres, les persécutions atroces qu’ils avaient à souffrir et le spectacle de l’immoralité de certains cultes auraient suffi à les conduire à voir dans le paganisme l’œuvre et la présence des démons.

C’est aussi par l’influence des démons, êtres supérieurs à l’homme par l’intelligence et la puissance, que les Pères expliquaient les oracles et les prodiges invoqués par les païens en faveur de leur religion. Quant aux oracles, l’explication qu’ils en donnaient revêtait des formes diverses. Tantôt on attribuait positivement aux démons la connaissance, par une intuition directe, des événements à venir. Tantôt, comme c’est le cas d’Origène, on leur attribuait seulement une connaissance plus exacte des phénomènes sidéraux et de leurs correspondances avec les événements humains : c’est en interprétant ces signes célestes que les démons pouvaient prédire l’avenir ; aussi l’astrologie était-elle considérée comme une science et un art diaboliques. Quelquefois enfin on réduisait leur science de l’avenir à des proportions plus minimes encore. Tertullien, par exemple (Apol, ch. 22I) prétend que les démons, étant doués de la faculté de se porter en un instant dans les lieux les plus éloignés, peuvent voir au même moment ce qui se passe en différents endroits de la terre, et annoncer ainsi des événements dont la nouvelle ne parviendra que plus tard au lieu où on les consulte. De là un faux air de prédiction, dont profitent leurs oracles.

Les Pères attribuent encore aux démons les hérésies et les schismes qui troublent l’Église. « Hæreses invenit (diabolus) et schismata, quibus subverteret fidem, veritatem corrumperet, scinderet unitatem, » dit Cyprien (De unitate ecclesiæ).

Enfin, comme les anges inspirent les bons sentiments et les bonnes pensées, les démons inspirent les pensées mauvaises. Ce sont les tentateurs par excellence. Continuant l’œuvre de Satan, ils cherchent à faire tomber les hommes dans le mal, et s’attaquent spécialement aux âmes des fidèles. Selon quelques Pères, chaque passion, chaque crime a pour inspirateur un démon spécial. Hermas, dans son Pasteur, nous montre le démon de la luxure, le démon de la convoitise, etc.. Origène suit son exemple : « Est aliquis fornicationis spiritus, est iræ spiritus alius ; est avaritiæ spiritus, alius vero superbiæ » (Hom. in Jerern. XV). Et même, comme chaque homme a son ange, chaque homme a son démon. Telle est, nous l’avons vu, l’opinion d’Hermas ; c’est aussi celle de Tertullien et d’Origène. Cependant ce dernier, dans certains passages, professe une doctrine différente ; il donne pour compagnons aux hommes vertueux de bons anges, et aux méchants des démons, et il ajoute que, lorsqu’un homme s’écarte du chemin de la vertu, son bon ange l’abandonne et un démon prend sa place.

Néanmoins, quelque rôle que les Pères assignent aux démons dans le monde et dans la vie humaine, il faut reconnaître que cette influence ne porte pas atteinte à la Providence souveraine de Dieu et à la liberté imprescriptible de l’homme. Dieu est plus puissant que les démons, et c’est lui qui gouverne le monde et qui tire le bien du mal, pour l’accomplissement des desseins de sa sagesse et de son amour. L’homme est toujours libre et responsable. Le plus souvent, le démon ne le tente que par le moyen des convoitises et des passions naturelles à son cœur mauvais, qu’il excite et auxquelles il prête une force nouvelle. L’homme n’a qu’à veiller sur son cœur, à combattre ses mauvais penchants dans leur germe, et le démon n’aura plus de prise sur lui. Sa séduction n’est pas irrésistible. En invoquant par la prière le secours de Dieu, on peut mettre en fuite le démon et déjouer tous ses artifices.

Il nous reste à recueillir les opinions des Pères sur une dernière question : l’état des démons est-il définitif et sans remède, ou peuvent-ils changer et revenir à Dieu ?

La plupart des Pères sont d’avis que la conversion des démons est impossible : Ἡ τῶν δαιμόνων ὑπόστασις οὐκ ἔχει μετανοίας τόπον, dit Tatien (Or., 15). C’est aussi l’opinion de Tertullien, de Cyprien, et, en général, de tous les Pères occidentaux. D’après eux, les démons, au dernier jour, seront frappés par le jugement de Dieu et réduits à l’impuissance de nuire, mais ils ne seront pas convertis. Suivant quelques-uns, ils seront même anéantis.

Mais les docteurs d’Alexandrie sont d’une opinion différente. Clément et surtout Origène pensent que, possédant toujours leur libre arbitre, ils peuvent s’amender, et qu’ils se convertiront en effet. Cette opinion est d’accord avec l’idée qu’ils se font du châtiment, qu’ils envisagent comme un simple moyen de relèvement pour le coupable, nécessaire au point de vue de l’être créé, mais non au point de vue de Dieu : dès lors, il faut bien que le châtiment atteigne un jour ou l’autre son but ; sinon, il cesserait d’être. Cette opinion est d’accord aussi avec l’idée que se fait Origène de la liberté, et la place qu’il lui accorde dans son système. D’après Origène, nous l’avons dit, toutes choses ont été faites en vue des êtres doués de raison, — διὰ τὸ λογικὸν ζῶον, — c’est-à-dire en vue des créatures morales. Or, la liberté est l’attribut distinctif et imprescriptible des êtres raisonnables. Ils sont tous créés également libres et ils se classent eux-mêmes en anges, hommes et démons, suivant l’usage qu’ils font de leur liberté. Et, dans chacune de ces classes, les rangs sont marqués par le degré de la perfection ou de la corruption morale de chaque individu. C’est ainsi qu’il y a des hiérarchies d’anges, des hiérarchies de démons et des conditions diverses d’hommes (de là l’explication de l’inégalité des conditions humaines). Mais, dans toutes ces classes et ces hiérarchies, la liberté demeure toujours la même ; c’est une liberté de choix, qui reste entière. Après s’être déterminée dans un sens, elle peut se déterminer dans un autre. Les anges et les saints peuvent tomber ; les démons et les réprouvés peuvent se convertir. L’épreuve de la liberté n’est jamais finie, et le long voyage des créatures morales vers la perfection n’est jamais achevé. Tout peut toujours être remis en question.

Ceci trahit une fausse notion de la liberté. Origène n’y voit que le libre arbitre, éternellement en suspens, forme vide et pure virtualité. Or, ce n’est pas là toute la liberté. C’en est le commencement ; c’est la liberté en formation ; mais il faut que cette liberté formelle se transforme en liberté réelle. Après l’épreuve, après le choix conscient et réfléchi, la liberté s’est déterminée ; la personnalité s’est constituée dans le bien ou dans le mal et elle y persiste. Elle s’est achevée et elle ne se recommence pas. Elle est devenue nature morale, et par là, si elle s’est déterminée pour le bien, elle s’est rendue semblable à Dieu.

C’est cette notion de la liberté ; se constituant et se fixant par l’épreuve, qui a manqué à Origène. Aussi, pour lui, le développement des choses n’aboutit pas : il recommence, ou plutôt il continue toujours. C’est un chemin qui n’arrive jamais au terme. C’est un devenir perpétuel. Or, il faut un terme, il faut un achèvement de la perfection. Il faut admettre que les créatures morales peuvent se constituer dans le bien, arriver à un état où elles ne pèchent plus, où elles font le bien naturellement, sans que le mal ou même la tentation, soit possible : c’est l’état des anges et des saints. Il faut admettre aussi qu’elles peuvent se constituer et s’achever dans le mal, arriver à un état où elles ne peuvent plus se convertir, où le mal étant devenu nature, le bien devient impossible : c’est l’état des démons et des réprouvés. S’il y a des anges et des saints parvenus à la perfection, il peut y avoir des démons et des hommes devenus définitivement méchants comme eux.

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