Histoire des dogmes de l’Église chrétienne

3.3 – La création, l’homme et le péché

I. La Création – Anges et démons

Je ne m’arrêterai pas longtemps sur les questions qui touchent à la création et aux diverses créatures morales, en dehors de l’homme, bien que ces questions aient beaucoup préoccupé les scolastiques.

Il est inutile de dire qu’ils enseignent la création ex nihilo, qui avait été affirmée par l’Église dès les premiers siècles. Ils sont contraints par là de rejeter l’une des doctrines de leur maître Aristote, celle de l’éternité de la matière. Seulement, au lieu de se contenter, comme les Pères de l’Église des premiers siècles, d’affirmer la création de rien comme un fait, ils cherchent à expliquer ce fait et se perdent dans ces subtilités curieuses qui furent l’écueil ordinaire de la scolastique. Ainsi, Alexandre de Hales distingue deux sortes de néant : le nihilum privativum et le nihilum negativum (Summ., P. II, quæst. 9, membr. 10).

Cette doctrine n’excluait pas d’ailleurs, à leurs yeux, celle de la création éternelle, et l’opinion d’Origène conserva quelques représentants au moyen âge : non seulement Jean Scot Erigène, mais aussi Duns Scot. Nous avons vu que Thomas d’Aquin lui-même, par sa notion de Dieu, dont il fait l’être absolu, aspirant, par son essence même, à se communiquer, à se répandre, à se multiplier au dehors, devait être conduit à admettre la création éternelle. S’il ne l’enseigne pas, c’est uniquement parce que cette doctrine est contredite par l’Écriture et par l’Église. Mais il affirme qu’elle est démontrable par des arguments rationnels, tandis que la doctrine contraire ne l’est pas. Il reconnaît donc que le monde a commencé dans le temps, mais il fait de cette vérité un article de foi et non le résultat d’une démonstration philosophique et scientifique. Cet aveu est significatif. C’est le premier signe précurseur du futur divorce entre la philosophie et la théologie, entre la science et la foi, qui éclatera à l’époque de la Renaissance et amènera la ruine de la scolastique.

La doctrine des Anges a pris au moyen âge un large développement ; deux influences ont favorisé cet essor. A mesure que s’altérait la doctrine du salut et de la médiation unique de Jésus-Christ, le culte et l’intercession des anges, des saints et des autres intermédiaires ont fait des progrès. De plus, les deux livres du pseudo-Denys l’Aréopagite sur la hiérarchie céleste et la hiérarchie ecclésiastique ont ouvert les voies à l’imagination des docteurs. On décrit avec une précision minutieuse la hiérarchie angélique, dont la hiérarchie ecclésiastique est la reproduction et l’image. On dit le nom et la fonction de chaque ange. Et on donne pour chef suprême à cette hiérarchie Marie, mère de Jésus, qui s’appelle la reine des anges et qui prend de plus en plus la place de médiatrice laissée vide par son Fils. — La doctrine des Anges gardiens devient aussi très populaire au moyen âge.

Le concile œcuménique de Latran de 1215, présidé par Innocent III, formula pour la première fois la doctrine officielle de l’Église sur les anges. Ce sont des créatures personnelles, spirituelles, supérieures à l’homme par leurs facultés et leur puissance, sorties pures des mains de Dieu, mais douées de liberté et dont quelques-unes, en tombant dans le péché par la révolte contre Dieu, sont devenues des démons.

L’esprit curieux et subtil des théologiens scolastiques se donna libre carrière au sujet de toutes les questions relatives aux anges et à la chute de quelques-uns. Sur ce dernier point, nous retrouvons les opinions diverses des premiers siècles, quant à la date et à la cause de la chute des démons. L’opinion dominante, c’est que Satan est tombé longtemps avant la création de l’homme et qu’il est tombé par orgueil, en voulant s’élever au-dessus de Dieu, son créateur et son maître.

On attribue encore une grande puissance au démon. Sa pensée hante sans cesse l’imagination populaire : témoin la croyance, si répandue au moyen âge, aux possessions et à la sorcellerie. C’est encore au démon qu’on attribue toutes les maladies étranges et même les sciences naturelles : les grands savants du moyen âge, Gerbert (Sylvestre II) et Albert-le-Grand, sont accusés de magie, c’est-à-dire de rapports secrets avec le diable. Mais, ce qui est un nouveau symptôme, c’est qu’on se moque de Satan au moins autant qu’on le craint. Sur les murs des cathédrales, son image est ridicule autant qu’effrayante. On considère son pouvoir comme fort ébranlé, depuis la victoire que le Christ a remportée sur lui au désert et en Golgotha. Aussi les prêtres enseignent-ils des moyens infaillibles de rompre tous ses maléfices, et, dans les légendes du moyen âge, il joue souvent le rôle de dupe.

L’opinion d’Origène, d’après laquelle les démons et Satan lui-même pourront un jour rentrer en grâce et reviendront à Dieu, n’est plus guère représentée au moyen âge que par Scot Érigène : c’était la conséquence nécessaire de son système, qui fait rentrer à la fin toutes choses dans l’essence divine. Mais cette opinion est déclarée hérétique par l’Église, et c’est l’opinion contraire qui est la doctrine dominante et officielle. Anselme la justifie, dans son Cur Deus homo, par des arguments qui méritent d’être signalés. Il démontre que les anges déchus ne peuvent retourner à Dieu, parce qu’ils ne peuvent avoir, comme les hommes, un rédempteur. Les exigences de la justice divine sont les mêmes à leur égard qu’à l’égard des hommes. Il faudrait pour leur rédemption une satisfaction infinie, c’est-à-dire accomplie par un Dieu qui aurait pris leur nature, et qui aurait payé pour eux la dette infinie de leur péché. C’est ce qui a eu lieu pour les hommes : le Dieu-homme a souffert la mort à la place des hommes, et a ainsi acquitté leur dette. Mais cela ne peut avoir lieu pour les anges déchus, et Anselme en donne trois raisons :

1° Parce que, la nature des anges étant immortelle, un Dieu-ange n’aurait pu mourir ;

2° Parce que les anges, n’étant pas sortis d’un premier couple unique, comme les hommes, ne forment pas, comme eux, une seule race, une seule famille. Il ne peut donc y avoir pour eux, comme pour nous, un Sauveur universel, c’est-à-dire un individu qui concentre en lui toute la race et la sauve virtuellement et en une seule fois tout entière. Il faudrait, pour les anges, autant de Sauveurs qu’il y a d’anges ;

3° Enfin, parce que les anges sont tombés sans subir aucune pression extérieure, sans être tentés, dans la pleine possession de leur liberté. Dieu ne leur doit rien, et leur faute est sans remède comme sans excuse.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant