Histoire des dogmes de l’Église chrétienne

3.4.2 – L’œuvre du Rédempteur

Si, de la personne de Jésus-Christ, nous passons à son œuvre rédemptrice, nous constatons, dans le développement dogmatique de cette doctrine, un progrès plus sérieux et plus décisif.

Pendant les premiers siècles avait prévalu une conception que Baur appelle la théorie mythique, celle d’une rançon payée à Satan, rançon illusoire, du reste, quin’est au fond qu’une supercherie, dont Satan est la dupe. Baur l’appelle ainsi parce qu’elle substitue des images, des allégories, des symboles à des réalités, ce qui est le propre du mythe. Satan et la mort ne sont, selon lui, qu’une double personnification, que l’on fait entrer en scène pour les faire combattre par Jésus-Christ. Quoique nous voyions en Satan autre chose qu’un symbole et une personnification, nous reconnaissons qu’il y a quelque chose de vrai dans l’appréciation de Baur. La forme revêtue par la pensée chrétienne est, à quelques égards, une forme mythologique, un reste de dualisme païen. Ce qui est vrai encore, c’est que cette théorie conduisait au docétisme. L’humanité de Jésus-Christ perdait toute sa réalité et le drame tragique de la rédemption se transformait en une vaine fantasmagorie. C’est une ressemblance nouvelle avec le gnosticisme, qui fut presque toujours mêlé de docétisme. — Nous avons vu cette conception, exposée sous une forme scientifique par Grégoire de Nysse, demeurer la théorie dominante en Occident, jusque vers la fin du vie siècle et même au delà.

Mais, à côté de cette théorie, nous avons vu, dès les premiers siècles, s’en ébaucher une autre, plus vraie, plus éthique, celle de la réconciliation avec Dieu, où Dieu et les exigences de sa justice sont mis sur le premier plan. Athanase, le premier, l’a exposée d’une manière scientifique, et, depuis lors, elle a tendu visiblement à prendre la place de l’autre. L’évolution, commencée précédemment, s’achève dans la période que nous étudions. La seconde théorie supplante la première. De plus, cette théorie se complète. Il y avait jusque-là beaucoup d’incohérence et d’incertitude dans les idées. Les éléments divers de la doctrine étaient là, mais épars ou juxtaposés, plutôt que conciliés. Ils attendaient leur synthèse définitive. C’est ce travail de synthèse et de fixation décisive que nous allons voir s’accomplir.

Celui qui contribua le plus à cette œuvre, c’est le père de la scolastique, Anselme de Cantorbéry. Sa théorie de la rédemption est, sans contredit, l’une des plus remarquables que nous offre l’histoire des dogmes, et celle qui a exercé l’influence la plus décisive sur le développement ultérieur de la doctrine. Sans doute, elle n’est pas définitive ; aucune ne saurait l’être. Mais on ne peut désormais essayer une théorie de la rédemption sans tenir compte de celle-là.

Elle est développée dans le célèbre traité Cur Deus homo ? écrit sous forme de dialogue, entre deux interlocuteurs : Boson, l’un des moines du Bec, et Anselme lui-même. Le disciple interroge et le maître répond ; le premier fait des objections et le second les réfute. Le dialogue se poursuit ainsi, sans beaucoup d’ordre parfois, à travers mainte digression et mainte répétition, jusqu’à ce que Boson confesse qu’il est désormais pleinement convaincu de la nécessité de l’incarnation et de l’expiation. Le titre même de cet ouvrage est significatif. D’abord, le mot cur en indique bien la nature et le but. C’est un traité de théologie positive et spéculative. Il s’agit de démontrer rationnellement la nécessité du fait révélé, de comprendre ce que l’on croit, de pénétrer par l’intelligence et la raison l’objet de la foi, afin de le mieux posséder. Cet objet d’ailleurs est accepté comme une donnée indiscutable. On ne se demande pas si, mais pourquoi Dieu s’est fait homme. Nous saisissons là l’esprit scolastique dans toute sa pureté. — Remarquons encore, à propos du titre, que la rédemption y est rattachée de la façon la plus étroite à l’incarnation. L’œuvre de Christ est inséparable de sa personne. C’est parce qu’il fallait une rédemption qu’il a fallu une incarnation ; c’est parce qu’il fallait un Rédempteur qu’il a fallu un homme-Dieu. Anselme n’est donc pas de l’avis d’Irénée et de Thomas, qui pensent que, même sans la chute, Dieu se serait incarné.

On peut distinguer, dans cet ouvrage mal composé et mal rédigé, deux parties différentes, mais souvent mêlées dans l’exposition : une partie négative, où Anselme fait la critique des théories antérieures, et une partie positive, où il expose la sienne.

Dans la partie négative, Anselme s’attache surtout à combattre la théorie mythique de la rançon payée à Satan, ou plutôt du piège tendu à son imprudente avidité. Comme Grégoire de Nazianze l’avait fait avant lui, il conteste le principe même qui servait de point de départ à cette conception : les droits légitimes de Satan sur nous. Satan, dit-il, est un usurpateur ; il n’a aucun droit réel sur l’homme. C’est un voleur, qui a pris ce qui ne lui appartenait pas ; il n’y a pas d’injustice à lui reprendre ce qu’il a volé. Aussi Dieu ne doit-il rien à Satan. Il n’est en aucune façon tenu de lui payer une rançon, ou de lui donner un équivalent quelconque en échange de nos âmes.

Anselme aperçoit dans l’ancienne conception une tendance dualiste. Constituer Satan comme une puissance ayant des droits et une domination légitime, avec laquelle Dieu doit compter et conclure une sorte de transaction, c’est méconnaître le caractère absolu de la souveraineté divine. Anselme combat la théorie mythique au nom de cette souveraineté. « Satan, dit-il, ne pourrait avoir des droits réels sur l’homme, que si Satan et l’homme s’appartenaient à eux-mêmes, étaient leurs propres maîtres, ou appartenaient à un autre que Dieu, au lieu de l’avoir pour maître commun — si diabolus aut homo suus esset, aut alterius quam Dei, aut in alla quant in Dei potestate maneret. — Mais, parce que Satan et l’homme ont tous deux Dieu pour seul et unique maître, Dieu seul a des droits sur l’un et sur l’autre ; aussi l’homme est-il le débiteur de Dieu, et non du diable — quidquid ab illo (diabolo) exigebatur, hoc Deo debebat, non diabolo. » — Satan n’a de puissance sur l’homme que celle que Dieu lui a donnée ; il n’est que l’instrument de la justice de Dieu pour punir l’homme. Aussi n’est-ce pas entre Satan et l’homme, ou entre Satan et Dieu à propos de l’homme, que se pose la question, mais entre l’homme et Dieu (C. D. h., 1, 7 ; II, 19).

Anselme déclare aussi insuffisantes certaines explications plus ou moins ingénieuses, par lesquelles on rendait compte du mode de la rédemption, du moyen choisi par Dieu pour nous racheter. « Comme l’homme est devenu esclave de Satan, disait-on, par la jouissance du fruit de l’arbre défendu — per gustum ligni, — il fallait qu’il fût délivré de ce joug par la souffrance endurée sur l’arbre de la croix — per passionem ligni. » — Anselme ne voit dans cette antithèse qu’un parallélisme ingénieux, mais sans portée (C. D. h., I, 3).

Il faut trouver des raisons plus solides et plus profondes. Ces raisons, c’est en Dieu qu’il les faut chercher. Il faut montrer qu’en vertu de sa nature et de ses éternels attributs de justice et d’amour, Dieu n’a pas pu, ou plutôt, n’a pas voulu accomplir la rédemption des hommes par un autre moyen que par l’incarnation et le sacrifice de son Fils. C’est l’objet de la seconde partie — la partie positive — du traité d’Anselme.

La nature de Dieu, d’une part, avec ses attributs de justice et d’amour, et, d’autre part, le péché de l’homme, avec sa gravité infinie, voilà ce qui explique, d’après Anselme, le double mystère de l’incarnation et de la rédemption.

Considérons d’abord la nature de Dieu. Elle se compose de justice et d’amour. L’amour seul serait insuffisant pour rendre compte du problème. L’amour de Dieu explique le dessein rédempteur, mais non le choix du moyen, l’incarnation. Si Dieu n’avait eu à consulter que son amour, pourquoi n’aurait-il pas prononcé une parole souveraine de délivrance, au lieu d’accomplir notre rédemption par la voie douloureuse et sanglante qu’il a choisie ? Un mot pareil au fiat créateur n’aurait-il pas suffi ? Et, s’il fallait un messager de délivrance, pourquoi un homme où un ange n’aurait-il pas été chargé de ce message ? Pourquoi le Fils de Dieu est-il devenu homme ? Le moyen n’est-il pas disproportionné au but ? N’est-il pas impossible d’en comprendre la raison d’être et la nécessité ?

Mais Dieu n’est pas seulement amour et puissance : il est aussi justice et sainteté, et ce sont les exigences de sa justice et de sa sainteté en face du péché de l’homme, qui seules expliquent la nécessité de l’incarnation et du sacrifice du Fils de Dieu. La crèche de Bethléem et la croix du Calvaire sont le seul moyen de concilier les exigences opposées et contradictoires de la justice et de l’amour de Dieu. C’est à justifier cette affirmation que tend tout l’effort d’Anselme, dans ce que j’ai appelé la partie positive de son Cur Deus homo.

Anselme aborde successivement les trois points suivants :

  1. Une satisfaction était nécessaire pour que Dieu pardonnât le péché et sauvât l’homme pécheur ;
  2. Cette satisfaction, un Dieu fait homme pouvait seul l’offrir ;
  3. Jésus-Christ, le Dieu fait homme, a réellement accompli cette expiation nécessaire, par sa souffrance et par sa mort.

I. — Nécessité d’une satisfaction. — Pour bien comprendre l’argumentation d’Anselme, ne perdons pas de vue la manière dont est posée la question. Il ne s’agit pas de soustraire l’homme à l’empire de Satan, en lui offrant une rançon pour qu’il se désiste de ses droits. Il s’agit de nous réconcilier avec Dieu, sans que son honneur, sa justice, souffre aucune atteinte. Ou plutôt, il s’agit de mettre d’accord Dieu avec lui-même, de concilier sa justice, qui lui inspire la condamnation du pécheur, avec son amour qui lui inspire son pardon. C’est en Dieu que se pose donc tout d’abord la question, et c’est en lui que se passe, en quelque sorte, le drame de la rédemption.

Or, qu’est-ce qui a soulevé ce problème intradivin ? Qu’est-ce qui a mis le désaccord, la désharmonie entre ces deux attributs de Dieu, son éternelle justice et son éternel amour ? C’est le péché de l’homme. Sans ce péché, le conflit n’existerait pas. Qu’est-ce donc que le péché ? C’est ce dont il faut avant tout se rendre compte.

Anselme fait du péché une chose singulièrement sérieuse et grave, et c’est son idée du péché qui est comme le pivot de toute sa théorie de l’incarnation et de la rédemption. Il le définit ainsi : « Ne pas rendre à Dieu tout ce qui lui est dû. » — Non aliud peccare, quam Deo non reddere debitum. — Or, que doit l’homme à Dieu ? Il lui doit obéissance et amour ; il lui doit tout son cœur et toute sa vie, tout ce qu’il est et tout ce qu’il a — jubenti totum quod es et quod habes et quod potes, debes. — C’est cette obéissance parfaite qui constitue la justice — justitia, sive rectitudo voluntatis, — qui rend l’homme agréable a Dieu. Si, au contraire, l’homme refuse à Dieu cette obéissance sans réserve qu’il lui doit, il pèche, il outrage Dieu, il le déshonore — exhonorat — (C. D. h., I, 11).

Sans doute, en un certain sens, l’honneur de Dieu est au-dessus de toute atteinte — Deum impossibile est honorem suum perdere… Dei honori nequit aliquid, quantum ad illum pertinet, addi vel minui. Idem namque ipse sibi honor est incorruptibilis et nullo modo mutabilis — (I, 14, 15). Mais, en un autre sens, Dieu peut être honoré ou déshonoré par les créatures. On peut dire qu’une créature honore Dieu lorsqu’elle observe la loi que Dieu lui a imposée, et qu’ainsi elle travaille pour sa part à l’ordre et à l’harmonie de l’univers, soit qu’elle le fasse naturellement — naturaliter, — c’est-à-dire fatalement, soit qu’elle le fasse par un acte de liberté et de raison — rationabiliter. — Aussi peut on dire que les cieux et la terre honorent Dieu et chantent sa gloire. Mais ce qui peut se dire des créatures inintelligentes peut s’appliquer à plus juste titre aux créatures intelligentes et libres, qui savent ce qu’elles doivent faire et peuvent le faire librement, qui connaissent la loi de leur activité et l’accomplissent consciemment. « Lorsqu’elle veut ce qu’elle doit, dit Anselme, la créature honore Dieu, non qu’elle lui donne quelque chose, ou ajoute à sa gloire, mais parce qu’elle se soumet à sa loi, et travaille pour sa part à l’ordre et à la beauté de l’univers. — Cum vult quod debet, Deum honorat ; non quia illi aliquid confert, sed quia sponte se ejus volontati et dispositioni subdit, et in rerum universitate ordinem suum et ejusdem universitatis pulchritudinem, quantum in ipsa est, servat. — Quand, au contraire, elle ne veut pas ce qu’elle doit, c’est-à-dire ce que Dieu veut, elle déshonore Dieu, quoiqu’elle ne porte aucune atteinte à l’honneur de Dieu considéré en lui-même — licet potestatem aut dignitatem Dei nullatenus lædat aut decoloret, — mais parce qu’elle ne se soumet pas volontairement à l’ordre qu’il a établi, et qu’elle trouble, autant qu’il est en elle, l’harmonie et la beauté de l’univers. » (I, 15.)

Aussi Dieu ne peut-il tolérer le péché. Il doit prendre soin de son honneur méconnu, de sa majesté outragée, et faire cesser le désordre qui trouble l’harmonie de son œuvre. Fermer les yeux sur le péché, l’ignorer, ou le laisser impuni, serait, pour Dieu, se contredire lui-même, se déshonorer lui-même et violer toutes les lois qu’il a lui-même établies — non decet Deum peccatum impunitum dimittere. — Il faut donc de deux choses l’une :

Ou bien un châtiment, par lequel Dieu affirme ses droits, que le pécheur a méconnus et niés, et par lequel il tire de lui, à défaut de l’hommage volontaire de l’obéissance, l’hommage contraint et douloureux de la punition, qui venge l’honneur du Dieu offensé ;

Ou bien une satisfaction volontaire, par laquelle le pécheur repentant rendra à Dieu ce qu’il a dérobé.

Il n’y a pas d’autre alternative possible, Dieu ne pouvant pas prononcer à l’égard du péché une simple sentence d’acquittement sans porter atteinte à son honneur et à sa justice. Il faut, ou que le pécheur soit puni, ou qu’il expie son péché en offrant une satisfaction suffisante au Dieu qu’il a offensé — necesse est, aut ablatus honor solvatur, aut pœna sequatur (I, 13).

De ces deux modes de réparations, le châtiment et la satisfaction, c’est le dernier qui est le meilleur, celui qui est le plus agréable à Dieu et qui rétablit de la manière la plus éclatante son honneur offensé. Pourquoi cela ? Parce que la satisfaction est libre et volontaire, tandis que le châtiment ne l’est pas. Le châtiment est subi, souvent avec murmure ; la satisfaction est offerte, et c’est là ce qui en fait le prix. Elle n’est pas, comme le châtiment, un hommage contraint ; elle est, comme l’obéissance, un hommage volontaire, par lequel l’homme reconnaît librement les droits de Dieu, et s’efforce de lui rendre tout ce qu’il lui avait d’abord refusé.

II. — Conditions de la satisfaction. — Ainsi, la satisfaction vaut mieux que le châtiment. Il y aura donc satisfaction ; mais comment s’accomplira-t-elle pour être efficace ? — Elle devra remplir trois conditions :

1° Il faut donner à Dieu quelque chose qui ne lui est pas dû. Sans cela, ce don n’aurait aucune valeur expiatoire ; il ne pourrait être l’équivalent de la dette arriérée, et la réparation de l’outrage infligé à Dieu par le refus d’obéissance ;

2° Il faut donner à Dieu plus qu’on ne lui a refusé ou dérobé par la désobéissance. En effet, il y a, dans le péché, deux choses dictinctes : un fait matériel, le debitum refusé à Dieu, les transgressions successives, l’arriéré et comme le capital brut de la dette, — et ensuite, un dommage moral, l’outrage infligé à Dieu par le refus d’obéissance, qui est comme l’intérêt de la dette. S’il en est ainsi, pour que la satisfaction soit effective et réelle, il faudra aussi qu’elle renferme deux offrandes, la première représentant l’acquittement de la dette, la seconde destinée à effacer et à réparer l’outrage fait à Dieu par le refus de ce qui lui était dû. « Il ne suffit pas, dit Anselme, que l’homme rende à Dieu ce qu’il lui a pris ; il faut qu’il lui rende quelque chose de plus, en réparation de l’outrage qu’il lui a fait » — non sufficit solummodo reddere quod ablatum est, sed, pro contumelia illata, plus debet reddere quam abstulit. (I. 11) ;

3° Il faut donner à Dieu quelque chose qui ait une valeur infinie, car l’offense que le péché fait à Dieu est une offense infinie.

Si telles sont les conditions que doit remplir la satisfaction offerte pour le péché, l’homme est incapable de l’offrir. Ceci conduit Anselme au deuxième point qu’il veut établir, savoir, la nécessité que Dieu se fasse homme pour accomplir cette satisfaction dont ni l’homme ni aucune créature n’est capable. — Anselme montre d’abord que l’homme ne peut remplir les conditions exigées :

1° L’homme ne peut rien offrir à Dieu qu’il ne lui doive déjà. Que lui donnerait-il, en effet ? Son obéissance ? Il la lui doit comme homme. Sa mort ? Il la lui doit aussi comme pécheur. Supposons — ce qui est, nous le verrons tout à l’heure, une hypothèse inadmissible, — que l’homme à partir d’un certain moment, cesse de pécher ; qu’il vive entièrement pour Dieu ; qu’il lui donne tout son cœur, lui consacre toute sa vie ; qu’il lui obéisse, le serve et l’aime parfaitement et sans réserve. Qu’est-ce que cela, sinon le strict nécessaire, le de l’homme envers Dieu pour le moment présent ? Et, quand il aura ainsi tout donné, où trouvera-t-il quelque chose à offrir pour l’arriéré de sa dette, pour ses transgressions passées, qui en constituent le capital ?

2° Mais surtout, où l’homme trouverait-il le surplus qui doit être offert en réparation de l’outrage causé à la majesté divine par ces transgressions elles-mêmes, outrage que j’ai appelé l’intérêt de la dette. Tout ce qu’il pourra faire, en donnant tout à Dieu, ce sera de ne pas contracter de dette nouvelle ; mais, quand il aura tout donné, que lui restera-t-il pour solder la dette ancienne ? — si me ipsum, et quidquid possum, eliam quando non pecco, illi debeo ne peccem, nihil habeo quod pro peccato illi reddam — (I, 20). D’ailleurs, la supposition sur laquelle repose ce raisonnement est inadmissible. L’homme est pécheur, il ne peut ainsi changer subitement. Bien loin de pouvoir payer la dette ancienne, il ne peut éviter d’en contracter de nouvelles. Il est insolvable dans le présent comme dans le passé. Il lui est donc impossible d’offrir à Dieu la satisfaction qu’il réclame ;

3° Cette impossibilité éclate bien plus encore, si l’on songe à la troisième condition que devrait remplir la satisfaction. Le péché constitue une coulpe infinie, parce que la majesté divine est infinie. Il n’y a rien de saint et de sacré comme la volonté de Dieu. Elle est au-dessus de tout, et doit être plus précieuse à l’homme que le monde entier, que tout ce qui n’est pas Dieu. Ainsi, l’homme ne devrait pas pécher, alors même que, par son péché, il gagnerait le monde entier. De même, s’il fallait, pour accomplir la volonté de Dieu, que le monde entier s’abîmât dans le néant, l’homme devrait obéir, en s’écriant : « Périsse l’univers, mais que la volonté de Dieu s’accomplisse ! » Il en résulte que, pour expier le péché, il faudrait quelque chose de plus précieux que le monde entier, quelque chose de plus précieux que tout ce qui n’est pas Dieu. Or, il n’y a qu’une chose qui soit plus précieuse que tout ce qui n’est pas Dieu, c’est Dieu lui-même. Il n’y a que Dieu qui soit infini comme Dieu. Dieu seul peut donc offrir la satisfaction infinie exigée par la coulpe infinie du péché.

Ceci nous fait faire un pas de plus en avant. Non seulement l’homme ne peut offrir cette satisfaction, pour toutes les raisons indiquées tout à l’heure, mais aucun ange, aucune créature, non plus que l’ensemble de toutes les créatures et l’univers entier, ne le peut. Dieu seul le peut, car la coulpe est infinie, et l’infini peut seul combler l’infini, équivaloir à l’infini.

Mais, si Dieu seul peut offrir la satisfaction infinie exigée par la coulpe infinie du péché, c’est l’homme qui doit l’offrir. C’est lui qui est le débiteur : c’est lui qui doit acquitter la dette. Une satisfaction qui ne serait pas offerte, par l’homme demeurerait inutile et non avenue, et ne pourrait profiter à l’homme.

Comment sortir de cette difficulté ? Un seul moyen existe, c’est que Dieu devienne homme, pour offrir cette satisfaction, que l’homme doit et que Dieu seul peut offrir. De là le mystère de l’incarnation, et ainsi se justifie le titre de l’ouvrage : Cur Deus homo. Il faut que Dieu devienne véritablement homme, qu’il entre dans la race d’Adam, dans l’humanité actuelle, la même qui a péché ; car, s’il était séparé de notre race, s’il formait une race nouvelle, sans lien avec l’ancienne, il ne pourrait offrir la satisfaction au nom de la race d’Adam, qui seule en est cause. Ainsi, non seulement il faut que le Rédempteur soit un homme, mais il faut qu’il soit un homme de notre famille, de notre race, notre frère, os de nos os, chair de notre chair ; autrement la satisfaction serait aussi inutile que si elle était offerte par un ange ou autre créature. Pour cela, il faut qu’il naisse dans une famille humaine, qu’il ait une mère humaine. Mais il faut aussi que sa naissance soit exceptionnelle, miraculeuse, qu’il n’ait point de père humain, mais qu’il naisse d’une vierge par la vertu du Saint-Esprit, afin d’échapper à la souillure héréditaire. Ainsi il sera à la fois notre frère, un homme véritable, et cependant affranchi du joug du péché, saint ; car, s’il était pécheur comme nous, il ne pourrait accomplir la satisfaction nécessaire.

Anselme se demande alors laquelle des trois personnes de la Trinité pourra ainsi naître d’une femme et devenir l’un de nous, pour offrir à notre place la satisfaction que nous ne pouvons offrir. Il conclut que c’est le Fils, et le Fils seul, qui peut s’incarner ; mais les raisons qu’il en donne ne valent pas celles de Thomas d’Aquin. Elles sont, à vrai dire, assez puériles. Par exemple, celle-ci : Si une autre personne de la Trinité, le Père ou le Saint-Esprit, était devenue homme, il y aurait eu dans la Trinité deux fils : le Fils de Dieu, ou le Verbe éternel, et le fils de l’homme, ou la personne incarnée, — ce qui aurait jeté le trouble dans la vie divine, dans les relations des trois personnes entre elles. Ou encore : Ce ne peut être le Père qui s’incarne, parce qu’alors le Fils serait petit-fils par rapport à la Vierge.

III. — Moyen employé pour la satisfaction. — Nous avons vu, avec Anselme, que la satisfaction ne peut être accomplie que par l’offrande à Dieu de quelque chose qui ne lui est pas dû, et qui est plus précieux que l’univers entier, plus précieux que tout ce qui n’est pas Dieu, d’une valeur aussi infinie que la coulpe du péché.

S’il en est ainsi, ce n’est pas son obéissance que Jésus-Christ pourra offrir, car cette obéissance est due à Dieu. Jésus-Christ, en tant qu’homme, doit, comme tout homme, comme toute créature intelligente et libre, obéir à Dieu, lui donner tout ce qu’il est et tout ce qu’il a. En obéissant parfaitement, Jésus ne fait que son devoir, ce à quoi il est strictement obligé comme homme ; il ne lui reste plus rien à donner pour le péché des hommes. — D’ailleurs, Jésus obéissant en tant qu’homme, son obéissance est humaine : donc, elle n’est pas infinie.

Mais, si Jésus ne peut offrir son obéissance, il peut offrir ses souffrances et sa mort. Sa mort remplit, en effet, les conditions requises :

1° Elle n’est pas due. Jésus, parce qu’il était sans péché, exempt de la tache originelle, et parfaitement obéissant ne devait pas mourir. La mort n’était pas pour lui une dette, une loi morale obligatoire, le salaire du péché, comme elle était pour les autres hommes. Elle n’était pas non plus une nécessité naturelle, comme pour toutes les créatures : Jésus est le tout-puissant, le prince de la vie, ayant la vie en lui-même. Mais, s’il n’était pas obligé à mourir, il pouvait mourir volontairement, en vertu de son libre choix et de sa divine puissance. « J’ai le pouvoir de quitter la vie, a-t-il dit, et j’ai le pouvoir de la reprendre. »

2° C’est précisément ce don volontaire de sa vie — don doublement volontaire, puisque Jésus est à la fois saint et Fils de Dieu, — qui est l’offrande infinie, seule capable de compenser la coulpe infinie du péché. Quelque infinie que soit l’offense faite à Dieu par le péché de l’homme, l’honneur fait à Dieu, l’hommage rendu à sa majesté souveraine par la mort volontaire de l’homme-Dieu est plus infini encore. Offrir sa vie sainte et pure, mourir quand on n’y était obligé ni par la loi ni par la nature, mourir volontairement, mourir simplement pour donner gloire à Dieu, que peut-on concevoir qui rende à Dieu un plus éclatant hommage ? — Nihil asperius et difficilius potest homo ad honorem Dei sponte et non ex debito pati, quam mortem, et nullatenus se ipsum potest homo magis dare Deo, quam cum se morti tradit ad honorera illius. — (II, 11). La vie de Christ a d’ailleurs un prix infini par cela seul que c’est une vie divine. Une telle vie, volontairement sacrifiée au milieu des souffrances d’une telle mort, c’est là justement ce quelque chose de plus précieux que tout ce qui n’est pas Dieu, exigé par la réparation du péché. C’est plus que l’équivalent des péchés des hommes, quels qu’en soient le nombre et la gravité — vitam tam subliment, tam pretiosam, apertissime probasti, dit Boson à Anselme, ut sufficere possit ad solvendum quod pro peccatis totius mundi debetur, et plus in infinitum (II, 17).

3° La mort de Christ répare donc le péché de l’homme d’une manière surabondante, car la valeur de la mort volontaire du Fils de Dieu surpasse infiniment la coulpe du péché — plus est bonum incomparabiliter quam sunt nostra peccata mala. Aussi cette mort suffit-elle, et au delà, à effacer les péchés de l’humanité tout entière. — A. Putasne tantum bonum tam amabile posse sufficere ad solvendum quod debetur pro peccatis totius mundi ? — B. Imo plus potest in infinitum (II, 14).

Il semble que la démonstration d’Anselme soit achevée et que son but soit atteint. La satisfaction étant accomplie, les hommes rentrent dans la faveur de Dieu. Anselme cependant ne s’en tient pas là, et voici comment il poursuit son raisonnement.

Dieu ne pouvait manquer de donner quelque chose à son Fils, en retour du don infiniment précieux de sa vie sainte et divine, volontairement immolée sur la croix. Dire que Dieu ne l’a pas voulu, ce serait faire injure à sa bonté et à sa justice ; dire qu’il ne l’a pas pu, ce serait faire injure à sa puissance. Il a donc donné quelque chose à son Fils pour prix du mérite infini de sa mort. Mais, que pouvait il lui donner ? Il n’y a, semble-t-il, que deux manières de donner : ou bien donner à quelqu’un quelque chose qu’il n’a pas, ou bien quitter à quelqu’un une dette qu’il a contractée. Or, aucune de ces deux manières de donner ne peut s’appliquer entre le Père et le Fils. Le Fils ayant tout ce qu’a le Père, celui-ci ne peut rien lui donner qu’il n’ait déjà : toute la plénitude de la divinité habite en lui. Et de même, le Fils n’a envers le Père aucune dette dont le Père puisse le tenir quitte.

Faudra-t-il donc que le sacrifice de Jésus-Christ demeure sans récompense ? Non, car il y a une troisième possibilité : c’est que le Père, ne pouvant rien donner au Fils, qui n’a besoin de rien, donne à d’autres, pour l’amour de lui, ce dont le Fils lui-même n’a pas besoin. C’est ce qui a lieu. Dieu pardonne aux pécheurs pour l’amour de Jésus-Christ. La délivrance des hommes, voilà le salaire de Jésus-Christ, le prix de sa mort. C’est en ce sens que la mort de Jésus-Christ est la rançon de nos péchés.

Ainsi se trouvent conciliés en Dieu la justice et l’amour. Ainsi se trouve pleinement résolu, par l’incarnation et la mort du Fils de Dieu, le problème qu’avait fait surgir le péché de l’homme. La miséricorde de Dieu se manifeste d’une double manière, par le don de son Fils, qui entreprend cette œuvre de rédemption, et par le fait que Dieu accepte une satisfaction étrangère, et fait grâce aux pécheurs en considération des mérites de Jésus-Christ. La justice, le saint honneur de Dieu, éclate d’une manière bien plus saisissante par la satisfaction offerte par Jésus-Christ que par le châtiment des pécheurs et la destruction du monde. La mort volontaire de Jésus-Christ a une valeur, un mérite infini, qui égale et surpasse le démérite infini du péché des hommes — misericordiam Dei, quæ tibi perire videbatur, cum justitiam Dei et peccatum hominis considerabamus, tam magnam tamque concordent justitiæ invenimus, ut nec major nec justior cogitari possit. Nempe quid misericordius intelligi valet, quant cum peccatori, tormentis æternis damnato, et unde se redimat non habenti, Deus pater dicit : « Accipe unigenitum meum, et da pro te, » et ipse Filius : « Tolle me, et redime te ? »… Quid etiam justius, quant ut ille cui datur pretium majus omni debito, si debito datur affectu, dintittat omne debitum — (II, 20).

[Nous avons maintenant trouvé la miséricorde de Dieu, qui t’apparaissait impossible, lorsque nous considérions la sainteté divine et le péché de l’homme ; nous l’avons trouvée si grande et si conforme à sa sainteté, que rien ne peut être conçu au-dessus d’elle. Car quelle miséricorde peut surpasser ces mots du Père à un pécheur condamné aux tourments éternels, sans moyen d’échapper : « Prends mon Fils unique et fais en une offrande pour toi. » ; ou bien ces mots du Fils : « Prends-moi, et rachète ton âme »… Ou quoi de plus entièrement juste qu’il puisse remettre la totalité de la dette, présentée avec amour, lui qui a mérité une récompense supérieure à toute dette. (ThéoTEX)]

Telle est, dans ses éléments essentiels, la théorie d’Anselme, qu’on a appelé la théorie juridique, en attachant à ce terme une idée de défaveur, mais qui n’en est pas moins une des plus remarquables, une des plus complètes qu’ait essayées la théologie. Elle n’est sans doute pas à l’abri de toute critique ; mais elle a des mérites incontestables, qu’il n’est pas inutile de relever ici.

1° Son premier mérite est d’avoir posé la question dans ses véritables termes et sur son véritable terrain. Écartant toutes les anciennes idées sur les droits de Satan sur nous, Anselme met en présence l’homme pécheur et le Dieu saint et bon, et tout le problème consiste à concilier ces deux termes, à mettre d’accord en Dieu ses attributs éternels de justice et d’amour, et à rendre la miséricorde de Dieu possible sans porter atteinte à son honneur et à sa sainteté, Athanase s’était déjà placé à ce point de vue ; mais Anselme a sur lui une double supériorité : sa polémique contre la théorie mythique est plus décisive, et il établit plus fortement la nécessité de l’incarnation ;

2° C’est ici le second mérite d’Anselme. Il démontre que l’incarnation et la mort de Jésus-Christ sont nécessaires au point de vue de Dieu. Dieu ne peut pardonner saintement qu’à ce prix. Sans la croix, les exigences contradictoires de sa justice et de sa bonté ne peuvent être satisfaites ;

3° Anselme a eu encore le mérite de bien marquer le lien étroit qui existe entre la personne et l’œuvre de Jésus-Christ. Ce qui fait le prix du sacrifice de la croix, c’est la dignité de la victime, et le mystère de l’incarnation se justifie et s’explique par les mêmes raisons, par les mêmes exigences que celui de la rédemption ;

4° Mais le plus grand mérite de la théorie d’Anselme, c’est la place qu’elle fait au péché, et le caractère de sérieux et de gravité qu’elle lui attribue. C’est par là que la doctrine d’Anselme est profondément religieuse et vraie, et qu’elle constitue un important progrès sur tout ce qui a précédé. Anselme dit quelque part à son interlocuteur Boson : Nondum considerasti quanti ponderis sit peccatuma. Parole profonde, et digne d’être recueillie ! Nous pouvons tous nous l’adresser à nous-mêmes ; car, ce qu’il y a de plus difficile à comprendre, ce que nous sommes le plus enclins à oublier, c’est la gravité du péché. Le sentiment du péché est ce qui manque le plus à notre théologie et à notre vie chrétienne, et rien n’énerve et n’affaiblit davantage l’une et l’autre que l’absence d’un tel sentiment, sérieux et profond. Cette parole d’Anselme à Boson pourrait être appliquée à toutes les théories de la rédemption déjà essayées avant lui, à celle d’Athanase lui-même, qui pourtant ouvrit la voie où Anselme est entré, et qui posa la question sur son véritable terrain. Athanase, en effet, nous l’avons vu, se préoccupe de la sentence prononcée contre le péché, laquelle engage la véracité divine, plutôt que du péché lui-même, de sa gravité intrinsèque et de l’outrage fait par le péché à l’honneur de Dieu. Or, c’est là ce qu’Anselme a compris et a mis en pleine lumière.

a) Ce qui fait, à ses yeux, l’incalculable [portée et la gravité infinie du péché, c’est qu’il est une offense directe contre Dieu. C’est le refus de rendre à Dieu ce qui lui est dû. C’est un vol qui lui est fait, un outrage et une insulte que rien au monde ne peut réparer.

b) Anselme a compris aussi ce qu’il y a d’absolu dans les exigences de Dieu à notre égard. Dieu a le droit de tout exiger de nous, parce que nous lui devons tout. Il nous a tout donné ; nous devons donc lui consacrer sans réserve et sans partage tout ce que nous avons reçu de lui. Notre dû, c’est tout ce que nous avons, tout ce que nous pouvons, tout ce que nous sommes.

c) De là, le caractère absolu de la loi. Un seul commandement est-il violé ? Tous le sont. Une seule chose est-elle refusée à Dieu ? Nous sommes aussi coupables que si nous lui avions tout refusé. Il veut tout ou rien.

d) De là enfin, le caractère irrémissible du péché. Une seule désobéissance constitue une coulpe infinie, dont les cieux et la terre ne sauraient suffire à nous racheter.

e) A cette notion du péché correspond, chez Anselme, une notion, non moins sérieuse de la justice de Dieu. Dieu ne peut tolérer le péché : il faut qu’il soit châtié ou expié. Dieu exige une réparation de l’outrage qu’il a reçu ; il lui faut une compensation pour le péché, un équivalent, qui répare, non seulement la dette matérielle, mais encore le dommage moral fait à l’honneur divin.

C’est cette gravité infinie qui fonde la nécessité de l’incarnation. Sans doute, ces images de dette, de paiement, qui reviennent sans cesse sous la plume d’Anselme, ne sont pas toujours très heureuses ; le point de vue juridique auquel il se place, et qu’on lui a souvent reproché, peut paraître quelque peu étroit. Mais, derrière les imperfections de la forme, qui tiennent en grande partie au temps où écrivait Anselme, se cache une grande vérité, que l’on a perdue trop souvent de vue : c’est que l’honneur et la sainteté de Dieu ont des exigences qui ne peuvent être méconnues, que la loi et la justice divines réclament une sanction, et que l’inviolabilité de la majesté de Dieu et de l’ordre moral qu’il a établi, veut être proclamée, maintenue et vengée.

Cela ne veut pas dire que la doctrine d’Anselme ne prête le flanc à aucune critique. Je crois, au contraire, qu’on peut lui adresser plus d’un reproche sérieux. Je me bornerai à les indiquer rapidement.

1. Schleiermacher, Baur, et d’autres critiques après eux, appellent la théorie d’Anselme du nom de théorie magique ; ils lui reprochent d’envisager le salut d’un point de vue trop extérieur, et d’en faire une œuvre s’accomplissant tout entière hors de nous, d’une façon surnaturelle. Il y a assurément quelque chose de fondé dans ce reproche. L’élément objectif de la rédemption est trop exclusivement relevé par Anselme. Il se préoccupe trop uniquement de la réconciliation de Dieu avec l’homme, et pas assez de celle de l’homme avec Dieu. Et cette réconciliation s’accomplit par des moyens trop extérieurs, dans des formes trop étroitement juridiques, où le compte du doit et de l’avoir tient une trop grande place. C’est ce point de vue du doit et de l’avoir que nous retrouvons toute l’argumentation d’Anselme. Au commencement, c’est nous qui avons envers Dieu une dette qu’il nous est impossible de solder, et, à la fin, c’est Dieu qui contracte envers Jésus-Christ une dette qu’il ne peut non plus lui payer directement à lui-même, et qu’il lui paye en acquittant la nôtre. Tout cela est un peu artificiel, et même un peu puéril.

Nous retrouvons la trace de ce point de vue extérieur, et purement objectif, dans la notion d’Anselme sur le péché, notion si remarquable d’ailleurs à d’autres égards. Le péché, pour Anselme, est trop exclusivement un fait brutal, un acte matériel, une série de transgressions isolées dont chacune implique un outrage et une offense à l’honneur et à la majesté de Dieu. Ce n’est pas assez un état intérieur, une manière d’être et de sentir, une puissance agissant en nous pour vicier notre nature et asservir notre volonté. Derrière les péchés — τά παραπτώματα, dans la langue de saint Paul, — il ne sait pas assez apercevoir le péché — ἡ ἁμαρτία.

2. On peut reprocher aussi à Anselme de n’avoir pas fait à l’obéissance active de Jésus-Christ la place qui lui appartient dans l’accomplissement de notre rédemption. Pour Anselme, toute l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ consiste en ce qu’il a offert sa vie pour effacer, par ce don volontaire et d’une valeur infinie, l’outrage et la coulpe infinie du péché. Quant à l’obéissance proprement dite de Jésus-Christ, elle n’est que la condition négative de cette offrande. C’est parce qu’il est saint, et, à ce titre, exempt de la mort, que Jésus-Christ peut offrir sa vie en rançon. Son obéissance ne constitue pas une réparation positive, car elle est un dû ; elle ne peut acquitter ou réparer le passé. — Or, je crois qu’il y a une réparation par l’obéissance aussi bien qu’une réparation par la souffrance. Jésus-Christ est le second Adam, et son obéissance fait rentrer l’humanité dans la voie d’où elle était sortie par la désobéissance du premier Adam.

3. Quant à l’obéissance passive, par la souffrance et par la mort, on a reproché à tort à Anselme d’enseigner l’équivalence absolue. Anselme ne dit point, comme on le prétend, que Jésus-Christ a souffert sur la croix la somme exacte de toutes les souffrances que tous les réprouvés devaient souffrir ici-bas et dans l’enfer. Il dit seulement que, grâce à la dignité unique de sa personne divine et à la perfection de sa vie sainte, la mort de Jésus-Christ acquiert une valeur infinie, qui compense la coulpe infinie du péché. Il n’établit pas l’équivalence de deux sommes matérielles, mais celle de deux infinis. — En revanche, je ferai à Anselme une autre objection : c’est de ne pas donner à la souffrance de Jésus-Christ tout son vrai sens. Elle est avant tout pour lui une offrande d’un prix infini, qui suffit, et au delà, à acquitter la dette de l’humanité et à payer le surplus exigible en réparation de l’outrage fait à l’honneur de Dieu. Mais il y a aussi, dans la souffrance et la mort de Christ, un châtiment, une sanction donnée à la loi, et un jugement prononcé contre le péché, dont Jésus s’est volontairement chargé.

4. On peut reprocher aussi à Anselme d’avoir quelque peu effacé le rôle de l’amour de Dieu au profit de sa justice. Il semble que la rédemption est accomplie moins pour le bien de l’homme, pour son salut et sa félicité éternelle, que pour le bien de Dieu, pour le rétablissement de l’harmonie entre les attributs mis en opposition par le péché de l’homme. Et cependant il est certain que c’est la pensée de l’homme, le spectacle de sa misère et le désir de l’y soustraire, qui a inspiré à la miséricorde de Dieu le dessein de la rédemption. Toute l’initiative appartient à l’amour de Dieu. L’amour est le premier et le dernier mot de toutes les œuvres divines. Dieu aimait les hommes, et voilà pourquoi il a voulu les sauver. Mais il ne pouvait employer pour les sauver qu’un moyen qui fût d’accord avec les exigences de sa sainteté et qui condamnât le péché en faisant grâce au pécheur.

5. Enfin on pourrait s’étonner d’une singulière raison alléguée par Anselme, après Augustin, pour expliquer la création de l’homme et la rédemption des élus. D’après lui, Dieu se serait décidé à créer les hommes pour qu’ils prissent la place laissée vide dans la cité céleste par les anges déchus. Puis, les hommes étant déchus à leur tour, Dieu aurait envoyé son Fils pour les racheter, afin que son but pût être atteint et que les places vides du ciel pussent être remplies. C’est même par là qu’Anselme explique le nombre déterminé des élus ; il est exactement égal au nombre des anges déchus dont ils doivent occuper les places.

Malgré toutes ces objections, la théorie d’Anselme conserve sa valeur et il faudra toujours en tenir grand compte quand on voudra faire la théorie de la rédemption.

Ce qu’Anselme relève avant tout dans la rédemption, c’est l’élément objectif : l’œuvre de réparation et de satisfaction accomplie par Jésus-Christ. C’est, au contraire, le côté subjectif de la rédemption que nous trouvons relevé dans Abailard. Il parle, sans doute, des mérites de Jésus-Christ et de la délivrance qu’il nous obtient par sa mort ; mais il n’y insiste pas. et il ne voit pas là une satisfaction nécessaire au point de vue de Dieu et de sa justice. Dieu, en effet, n’a pas besoin d’être réconcilié ; il est éternellement réconcilié avec les pécheurs. Le seul obstacle qui sépare Dieu de l’homme, est en l’homme. Ce sont ses sentiments, ses dispositions intérieures qui doivent être changées. C’est lui qui doit se réconcilier avec Dieu.

La vie et la mort de Jésus-Christ sont les moyens que Dieu emploie pour provoquer dans le cœur ce changement intérieur qui est toute la réconciliation, toute la rédemption, laquelle est purement subjective. Ce moyen, nous l’avons dit, n’est pas nécessaire au point de vue de Dieu. L’est-il au point de vue de l’homme ? On ne peut l’affirmer. Dieu aurait certainement pu trouver un autre moyen d’atteindre son but. Mais ce moyen est singulièrement propre à agir sur l’homme. La vue de Jésus-Christ, vivant et mourant, nous émeut et nous subjugue. La sainteté et l’amour s’y révèlent à nous et provoquent notre effort vers l’amour et vers la sainteté. Nous y trouvons, en même temps, un exemple de renoncement et de dévouement, qui nous inspire la haine de notre égoïsme et nous apprend à en triompher. C’est exactement le point de vue soutenu par le rationalisme moderne.

Ainsi, la rédemption n’est pas un drame tragique, qui se passe entre ciel et terre. Ce n’est pas une œuvre objective d’expiation accomplie hors de nous par Jésus-Christ. C’est un phénomène tout subjectif, qui s’accomplit tout entier dans le cœur de l’homme, lequel s’émeut à la vue de la croix, apprend à se donner et à aimera l’exemple de Jésus-Christ. Le pardon du pécheur, sa rentrée en grâce, est le fruit, non des mérites expiatoires de Jésus-Christ, mais de l’amendement du pécheur. La justification n’existe que dans la mesure où la sanctification commence, se continue et s’achève.

Sans doute, le point de vue d’Abélard renferme un élément de vérité. On ne saurait trop insister sur cette réconciliation de l’homme avec Dieu, sur ces fruits intérieurs de la mort de Jésus-Christ. Mais cet élément n’est pas le seul. Il y a deux choses dans la réconciliation : celle de l’homme avec Dieu, mais aussi celle de Dieu avec l’homme. La justice de Dieu a des exigences qui veulent être satisfaites. De là, la nécessité d’une réparation ou expiation objective, qui permette à Dieu de pardonner saintement, de faire grâce au pécheur en condamnant le péché. Ce sont les idées pélagiennes d’Abélard sur le péché qui l’ont amené à méconnaître ce second élément, en atténuant à ses yeux la gravité de l’offense faite à la majesté divine.

Les scolastiques qui vinrent après Anselme et Abélard, se trouvèrent placés sous une double influence, simultanée et contradictoire : celle d’Augustin, qui se transmettait à travers Anselme, et celle de Pélage, qu’avait recueillie Abélard. Ils cherchèrent en général à unir les deux points de vue, et à relever également dans la rédemption l’élément objectif et l’élément subjectif. Toutefois, grâce aux influences pélagiennes ou semi-pélagiennes qui dominaient sourdement la théologie, c’est le second élément qui tend à prendre la première place ; et, tout en affirmant la réalité d’une œuvre objective d’expiation accomplie par Jésus-Christ, on ne la regarde pas comme absolument nécessaire. Anselme est presque le seul à en affirmer la nécessité au point de vue de Dieu.

Cela est sensible surtout chez Pierre Lombard. Nous retrouvons à la fois chez lui le point de vue d’Anselme et celui d’Abélard ; mais c’est, au fond, celui-ci qui domine. Il affirme sans doute que Jésus-Christ a accompli une œuvre de satisfaction pour nos péchés, qu’il s’est chargé du châtiment que nous avions mérité et nous a délivrés de l’empire du démon. Mais il n’y insiste pas. Pour lui, la réconciliation consiste essentiellement en ce que nos sentiments et nos dispositions intérieures sont changés. C’est nous seuls qui nous réconcilions avec Dieu : Dieu a été de tout temps réconcilié avec nous.

Thomas d’Aquin se rapproche plus d’Anselme que d’Abélard. Toutefois, il ne croit pas non plus à l’absolue nécessité de la satisfaction accomplie par Jésus-Christ. Elle n’est pas nécessaire, selon lui, au point de vue de Dieu. Dieu aurait pu nous sauver par un autre moyen. Le péché étant une offense personnelle à Dieu, Dieu est libre de la pardonner, de l’oublier. Mais Dieu a choisi ce moyen, comme le plus propre à provoquer en nous la reconnaissance et l’amour, qui sont le principe de la sanctification. La nécessité de l’expiation est donc relative, et non absolue. Elle existe au point de vue de l’homme, non au point de vue de Dieu.

Mais, une fois cette réserve faite, Thomas d’Aquin insiste fortement sur cette œuvre de satisfaction. Il en montre la valeur infinie en analysant d’une manière ingénieuse et profonde les souffrances du Christ.

1. Ce qui donne tout d’abord à ces souffrances leur valeur infinie, c’est leur intensité infinie. En vertu de la perfection même de sa nature physique et morale, le corps et l’âme de Jésus-Christ étaient doués d’une sensibilité excessive, qui les rendait plus accessibles à la douleur ; et, en vertu de l’union, parfaite aussi, de ce corps et de cette âme, tout ce qui affectait l’un trouvait en l’autre un écho direct et un contre-coup profond. Ajoutez à cela que la douleur était quelque chose de souverainement contradictoire pour une nature sainte et divine comme celle de Jésus. La douleur étant le salaire du péché, le contact de la douleur devait être particulièrement poignant pour une nature sainte ; la mort devait paraître horrible à une nature divine. Il y a, en effet, dans la douleur s’attachant à un être saint et divin, une double contradiction, qui donne aux souffrances de Jésus une intensité infinie, dont il n’est pas possible à l’homme pécheur de se faire une idée.

2. A cette intensité infinie des souffrances de Jésus-Christ, s’ajoute la dignité infinie de sa personne. Il est le Fils de Dieu, et cela donne à ses souffrances un prix infini.

3. Enfin, ce qui ajoute encore à la valeur infinie de ces souffrances, c’est qu’elles sont absolument volontaires. Jésus ne devait pas souffrir, ni mourir, puisqu’il n’était pas pécheur et qu’il était Dieu. Ses souffrances sont donc deux fois volontaires. C’est par amour, par dévouement, pour nous arracher à la mort qu’il les a librement souffertes, ce qui leur donne un prix infini.

Aussi, la satisfaction offerte par Jésus-Christ souffrant et mourant surpasse-t-elle infiniment la dette contractée par les pécheurs. C’est une satisfactio superabundans (Summa, pars III, quæst. 48, art. 2). Dieu n’a pas besoin de faire acte de condescendance en acceptant les souffrances de Jésus-Christ comme équivalent de la dette de l’humanité. Il reçoit beaucoup plus qu’il ne lui est dû et qu’il n’est en droit d’exiger. Il ne peut donc manquer d’être entièrement satisfait.

Un trait de la théorie de Thomas d’Aquin qui mérite d’être relevé, et par lequel elle est supérieure à celle d’Anselme, c’est la manière dont il explique l’imputation des mérites de Christ aux pécheurs croyants. Anselme a sur ce point une conception extérieure et artificielle. Notre pardon est pour lui le salaire ou la récompense donnée par le Père à son Fils, en retour de l’offrande infiniment précieuse de la vie de Jésus-Christ. D’après Thomas, le transfert des mérites du Fils s’accomplit en vertu de la solidarité étroite qui unit le Sauveur aux rachetés. L’Église est un corps dont Jésus-Christ est la tête, et dont les fidèles sont les membres — sicut naturale corpus est unum ex membrorurn diversitate consistans, ita tota Ecclesia est mysticum Christi corpus. — Voilà pourquoi les mérites de Jésus-Christ appartiennent, à tous les membres du corps. Voilà pourquoi la grâce vivifiante qui réside en Jésus se répand dans tout le corps dont il est la tête. Il y a là un élément précieux de vérité, dont on ne devait comprendre que plus tard toute l’importance.

Une autre supériorité de Thomas sur Anselme, c’est qu’il accentue vivement l’élément subjectif dans la rédemption : en cela, il se rapproche d’Abélard. — En revanche, on peut adresser à sa théorie deux critiques :

1° Thomas n’a pas distingué assez nettement le côté objectif de la rédemption et le côté subjectif, et n’a pas assez marqué le rapport de ces deux éléments. Il a été conduit par là à faire de la sanctification la condition de la rémission des péchés, au lieu de fonder le pardon sur les mérites et sur l’œuvre expiatoire de Jésus-Christ. C’est encore un point par où il rappelle la théorie d’Abélard ;

2° On peut aussi faire à l’égard de Thomas l’observation que nous avons faite à l’égard d’Anselme, c’est que l’obéissance active de Jésus-Christ n’a pas de rôle dans l’œuvre de la rédemption, et que son obéissance passive n’y a pas son vrai caractère. Thomas n’établit pas un lien assez direct, un rapport assez étroit, entre l’obéissance de Jésus-Christ et notre propre désobéissance qu’elle répare, entre ses souffrances et la peine encourue par nos péchés. Il méconnaît la double réparation accomplie par l’obéissance et par la souffrance, la double sanction donnée à la loi par le Sauveur, qui en accomplit les préceptes et souffre le châtiment qu’elle édicté contre le péché.

Duns Scot se sépare de Thomas sur un point important-Thomas enseignait une satisfactio superabundans. L’intensité infinie des souffrances de Jésus, le fait qu’elles sont absolument volontaires et acceptées par amour, la dignité infinie de la personne du Sauveur, tout cela donne, suivant le docteur angélique, à la satisfaction offerte à Dieu, une valeur infinie, surpassant de beaucoup la valeur de notre dette, de telle sorte que Dieu n’a aucune concession, aucun acte de condescendance à faire pour l’accepter. Duns Scot se prononce contre cette idée d’une satisfactio superabundans, parce qu’il conteste la valeur infinie attribuée aux souffrances de Jésus-Christ. C’est comme homme, dit-il, que Jésus-Christ a souffert ; ses souffrances sont donc des souffrances humaines, et leur mérite est un mérite humain. Or, comme ce qui est humain est fini, et non pas infini, il en résulte que les souffrances et les mérites de Jésus Christ sont finis, et non pas infinis. Ils sont donc insuffisants pour racheter l’humanité entière de la coulpe infinie de son péché. Dieu toutefois les accepte comme suffisants, et fait grâce aux pécheurs. Le fondement de notre salut est donc un acte absolu et souverain de la volonté divine, acceptant comme suffisante l’insuffisante satisfaction offerte par Jésus-Christ. De là le nom d’acceptatio, ou acceptitatio, donné à cette théorie (In Sent., 1. III, dist. 19).

Il est clair que le principe qui sert de base à cette théorie pourrait conduire loin. En le poussant à ses dernières conséquences, on arriverait à nier toute rédemption objective, toute expiation et toute satisfaction véritable. En effet, s’il suffit d’un acte de la souveraine liberté de Dieu pour rendre suffisant un mérite insuffisant par lui-même, un autre acte de cette même liberté absolue ne pourrait-il pas effacer, pardonner, déclarer nul et non avenu le péché, sans avoir recours à une satisfaction quelconque, sans remuer ciel et terre et faire descendre le Fils de Dieu parmi les hommes pour y vivre et y mourir ?

On ne comprend la réalité de l’incarnation et de la mort de Christ, que si cette mort du Fils de Dieu est suffisante et nécessaire. Or, Scot n’en nie pas seulement la suffisance ; il en nie aussi la nécessité. Elle n’est pas nécessaire au point de vue de Dieu, et des exigences de sa sainteté ; elle est simplement utile au point de vue de l’homme ; il y a convenance — congruitas, — et non nécessité — necessitas — à ce que Jésus souffre et meure ainsi. Le spectacle de la croix invite puissamment le pécheur à se repentir, à aimer Dieu et à se sacrifier pour lui et pour son service. C’est une prédication émouvante de l’amour, du renoncement et du sacrifice ; ce n’est pas une nécessité de l’ordre moral établi par Dieu.

Sans doute, Scot avait raison de revendiquer l’absolue liberté de Dieu. Mais il oubliait que Dieu, dans son absolue liberté, a voulu l’ordre moral, et que cette volonté — et cet ordre, qui en est le résultat, — il prétend les maintenir. D’ailleurs, le point de vue de Scot, comme celui d’Abélard, se ressent de sa notion passablement pélagienne du péché. Duns Scot ne voit dans le péché que la perte de la grâce et de la justice surnaturelle, les pura naturalia subsistant d’ailleurs dans leur intégrité. En atténuant ainsi la gravité de la chute et de ses conséquences, on est conduit à atténuer dans la même mesure la nécessité d’une rédemption objective, d’une expiation.

Avant de quitter ce sujet, il faut nous arrêter quelques instants sur l’école mystique du moyen âge. Mais il importe de distinguer, parmi ces mystiques, une double tendance. Les uns, affectant de faire exclusivement de la religion un ensemble de sentiments et de phénomènes intérieurs, négligent entièrement le côté objectif et historique du christianisme, et spiritualisent les faits évangéliques, au point d’en faire de purs symboles de ce qui doit s’accomplir en nous pour que nous ayons part au salut. Ils ne considèrent que la mort et la résurrection spirituelles de Jésus et du fidèle. Les autres, tout en insistant sur l’appropriation intime du salut, sur la nécessité de mourir et de ressusciter avec Jésus-Christ, ne méconnaissent pas l’élément objectif de la rédemption, et ont sur l’œuvre du Sauveur des idées remarquablement évangéliques. Nous ne nous occuperons que de ces derniers, chez qui nous trouverons les vrais continuateurs d’Anselme. Nous nous bornerons même à quelques noms.

La théorie de la rédemption de Hugues de Saint-Victor offre ceci de remarquable, qu’elle reproduit l’ancien point de vue de Justin Martyr et de Grégoire de Nysse en même temps que celui d’Anselme. Le grand objet de la rédemption est, suivant lui, de nous délivrer de l’esclavage de Satan. Mais Dieu seul peut accomplir cette délivrance. Or, il se trouve que Dieu est irrité contre nous à cause de nos péchés. Avant donc qu’il puisse songer à nous délivrer du démon, il faut qu’il soit lui-même réconcilié avec nous. C’est ainsi que la réconciliation avec Dieu devient la condition préalable et nécessaire de la rédemption. La question, après s’être posée sur le terrain de nos rapports avec Satan, se pose sur celui de nos rapports avec Dieu, et nous passons, du point de vue de Justin et des premiers Pères, à celui d’Anselme et des docteurs scolastiques.

La théorie de la réconciliation est la plus développée et la plus remarquable Les conditions de cette réconciliation sont les mêmes pour Hugues de Saint-Victor que pour Anselme. Dieu ne peut nous pardonner et nous rendre sa faveur, sans qu’une satisfaction suffisante soit donnée à sa justice et à sa loi. Cette satisfaction elle-même n’est possible qu’à deux conditions : une obéissance parfaite, en réparation de la désobéissance antérieure, et un châtiment équivalent à l’offense, une souffrance qui soit infinie comme la coulpe du péché. Or, l’homme ne peut remplir ni l’une ni l’autre de ces deux conditions. Il ne peut faire à Dieu l’offrande d’une obéissance parfaite, parce qu’il est pécheur, et il ne peut souffrir tout ce que son péché a mérité, car, la coulpe du péché étant infinie, ses souffrances devraient être infinies aussi ; or, les souffrances d’une créature ne peuvent être que finies comme elle. Dieu seul peut remplir ces conditions, et offrir la satisfaction nécessaire. Et, comme cette double offrande — d’une obéissance parfaite et d’une souffrance proportionnée à la coulpe du péché — ne peut profiter à l’homme qu’autant qu’elle est faite par un homme, il a fallu que le Fils de Dieu se fit homme pour accomplir ce que nul autre ne pouvait accomplir. Le Dieu-homme, Jésus-Christ, a offert à Dieu, par sa vie parfaitement sainte et par les souffrances infinies de sa mort, la seule satisfaction suffisante.

Dès lors Dieu, apaisé envers l’homme, réconcilié avec lui, le délivre du joug sous lequel le démon le tenait asservi. Après la réconciliation vient la rédemption. C’est encore Jésus-Christ qui l’accomplit, en remportant sur le démon une victoire décisive. L’empire de Satan est désormais détruit, et le fidèle, dans les luttes qu’il a encore à soutenir contre le démon, est assuré de triompher par le secours de Jésus-Christ.

Au fond, c’est le point de vue d’Anselme qui domine. La grande affaire, la chose essentielle, d’où dépend tout le reste, c’est la réconciliation avec Dieu. Et Hugues de Saint-Victor est d’accord avec Anselme sur les conditions de cette réconciliation. Toutefois, il se sépare d’Anselme sur un point : il ne considère pas l’incarnation et la mort du Fils de Dieu comme nécessaires d’une nécessité absolue. Dieu, pense-t-il, aurait pu choisir tout autre moyen. Mais celui qu’il a adopté paraît le plus propre à atteindre son but. — Remarquons aussi qu’il modifie avec avantage la théorie d’Anselme sur un autre point. L’obéissance active de Jésus-Christ joue son rôle dans l’œuvre de la rédemption ; elle a une valeur réparatrice. Et l’obéissance passive conserve mieux son vrai caractère, qui est celui d’une sanction de la loi, d’un jugement exercé contre le péché, d’une peine qui lui est infligée.

Nous retrouvons encore le point de vue d’Anselme chez Bonaventure. Il insiste en particulier sur ce fait, que la rédemption, telle que Jésus-Christ l’a accomplie, manifeste à la fois la justice et la bonté de Dieu. Si Dieu avait laissé s’accomplir la sentence de malédiction prononcée contre l’humanité pécheresse, il n’aurait pas manifesté sa bonté ; s’il avait pardonné sans exiger de satisfaction, il n’aurait pas montré sa justice. Toutefois, pas plus que Hugues de Saint-Victor, Bonaventure n’attribue à l’œuvre de Jésus-Christ le caractère d’une nécessité absolue. Distinguant, lui aussi, entre la délivrance de Satan — liberatio — et la réconciliation avec Dieu — redemptio, — il s’exprime ainsi : De liberatione credo, alio potuit (homo) modo liberari ; de redemptione vero, nec nego, nec affirmare audeo. Ainsi, il est certain que nous aurions pu être délivrés autrement du joug de Satan ; il est moins certain que nous eussions pu être réconciliés avec Dieu par un autre moyen.

Gerson relève aussi la manière admirable dont l’œuvre de Jésus-Christ fait éclater à la fois la justice et la bonté Dieu ; mais il se place plutôt à un point de vue pratique qu’à un point de vue théologique. Ainsi, il affirme expressément que c’est pour satisfaire à la justice de Dieu que Jésus-Christ a souffert et qu’il est mort sur la croix. « Le Fils de Dieu, dit-il, a pris notre chair pour satisfaire à la justice divine ; tout ce qu’il a souffert, il l’a souffert comme châtiment et comme peine de notre péché. » Et il tire de là cette conclusion pratique : « Si Christ, qui était sans péché, a souffert pour satisfaire à la justice divine, que devons-nous attendre de cette justice, nous qui sommes de misérables pécheurs ? Si Dieu hait le péché jusqu’à frapper son propre Fils pour le détruire, il est évident que nous ne saurions échapper et demeurer impunis. » Ailleurs il dit encore : « Dieu est si juste qu’il ne peut laisser impuni le péché, et il est si bon que, pour le réparer, il a livré son Fils à la mort. »

Je citerai encore Pierre d’Ailly, chez lequel nous retrouvons les mêmes idées, mais revêtues d’une forme assez singulières. Il personnifie la justice et la miséricorde — qu’il appelle aussi la vérité et la paix, — et c’est entre elles qu’éclate, à propos de l’homme pécheur, un conflit qui aboutit à une sorte de compromis, ou de transaction, dont l’incarnation et la mort de Jésus-Christ sont l’exécution fidèle. Selon lui, l’homme, avant la chute, possédait la vérité et la paix. Il était saint et heureux, objet à la fois de la justice et de la bonté de Dieu, qui se manifestaient et s’exerçaient en lui avec un plein accord. Mais, par son péché, l’homme perdit tout cela. La vérité et la paix furent chassées de son cœur, et remontèrent au ciel, où elles commencèrent à instruire son procès devant le tribunal de Dieu, de concert avec la miséricorde et la justice. La justice et la vérité se font les accusateurs de l’homme, et réclament la condamnation d’Adam et de sa race en punition de son péché. La miséricorde et la paix intercèdent pour lui, alléguant sa faiblesse et les pièges du démon. Après un long débat, l’incarnation du Fils de Dieu et sa mort sont décidées. Par là, les exigences opposées de la miséricorde et de la justice sont satisfaites. L’homme est sauvé, mais le péché est condamné, et la parole du prophète est accomplie : « La miséricorde et la vérité se sont rencontrées ; la justice et la paix se sont entrebaisées. » (Psaumes 85.11)

Ce sont là des figures de langage dont il ne faut pas abuser jusqu’à constituer au sein de Dieu une sorte de dualisme. Mais, derrière cette allégorie, il y a une grande vérité ; c’est que Dieu veut pardonner et sauver, parce qu’il est amour ; mais qu’il ne peut pardonner que saintement, qu’il ne peut sauver qu’en maintenant les droits de sa justice et en condamnant le péché, parce qu’il est le Dieu saint.

C’est donc, en définitive, au sein de l’école mystique, toujours plus ou moins suspecte d’hérésie à l’orthodoxie scolastique, que s’est conservée la doctrine la plus satisfaisante et la plus évangélique de la rédemption.

C’est encore à cette école que se rattache un homme qu’on peut ranger à juste titre parmi les précurseurs de la Réforme, et qui marque la transition entre le moyen âge et la période suivante : je veux parler de Jean Wessel. Il unit d’une manière heureuse, dans sa théorie de la rédemption, l’élément subjectif (le Christ en nous) et l’élément objectif (le Christ pour nous) ; et, par là, il prépare la Réformation, qui s’efforça de maintenir dans une union féconde ces deux éléments de la vérité.

Il insiste d’abord avec force sur l’élément objectif. Et, pour cela, il se place sur le terrain de l’expérience religieuse. Il constate à quel point nos relations avec Dieu ont changé depuis la venue de Jésus-Christ. Autrefois, nous étions sous la colère et sous la condamnation ; maintenant, nous sommes sous la grâce. Nous avons un libre accès auprès du Père. Comment, se demande-t-il alors, un si grand changement a-t-il pu s’accomplir ? Comment la vérité des menaces est-elle devenue la vérité des promesses ? Et il répond : l’amour du Fils, le divin sacrifice de l’Agneau pouvait seul opérer ce miracle. C’est sur la croix, en effet, que tout a été accompli. En Jésus-Christ crucifié, l’humanité et la divinité se rencontrent pour se réconcilier. L’homme paie à Dieu sa dette, et Dieu rend à l’homme sa faveur et sa grâce. Dieu est en Christ réconciliant le monde avec soi, et se réconciliant lui-même avec le monde. Il s’offre à lui-même une satisfaction d’un prix immense. Et, dans cette satisfaction, il y a deux choses :

1° Un châtiment. Jésus Christ paie la dette de l’humanité. Il souffre la peine de ses péchés, et ses souffrances ont une intensité et une valeur infinie, en vertu de la nature sainte et divine de sa personne. « La peine que Jésus-Christ souffre, est précisément celle que prononce la justice divine contre le péché de tous les hommes. » Ainsi, les exigences de la loi sont satisfaites ;

2° Un mérite. La mort de Jésus-Christ n’est pas seulement une expiation, une satisfaction donnée à la justice de Dieu ; c’est aussi une oblation d’agréable odeur — sacrificium suavissimi odoris. — C’est l’offrande d’une parfaite obéissance. C’est une œuvre de dévouement et d’amour, qui a infiniment plus de prix aux yeux de Dieu que n’aurait pu en avoir l’obéissance de tous les hommes pendant toute l’éternité, si les hommes étaient restés fidèles. Voilà pourquoi la mort de Jésus-Christ fait plus que d’effacer la coulpe de nos péchés. Elle nous acquiert un mérite et une justice positifs, et nous rend l’entière faveur de Dieu.

Wessel insiste avec la même énergie sur le côté subjectif de la rédemption, c’est-à-dire sur la nécessité de s’approprier d’une manière personnelle et vivante le salut accompli par Jésus-Christ. Il relève l’œuvre de la foi, qui nous rend possesseurs de tous les mérites de Jésus-Christ. Il montre le pécheur mourant au péché, ressuscitant à la justice, vivant de la vie de Christ, dans la communion de ses souffrances et de sa sainteté, sous l’action de son Esprit. Par là, Wessel se sépare de la scolastique, dont il répudie les lourdes et arides formules, et il prépare la Réformation, dont il inaugure le point de vue essentiellement religieux et scripturaire.

En résumé, pendant cette période, la doctrine de la rédemption, encore flottante jusque-là, s’est formulée. Anselme en a fait le centre du système chrétien, et en a donné une théorie qui renferme des éléments précieux et assez complets de vérité. Thomas a suivi ses traces. Mais les influences pélagiennes tendent à affaiblir la notion de la rédemption en même temps que celle du péché. Anselme a peu de fidèles continuateurs. Il faut les chercher dans l’école mystique, laquelle est suspecte d’hérésie.

De plus, la doctrine de l’expiation devient en quelque sorte une lettre morte. On la proclame comme article de foi, mais on l’oublie dans la pratique. La croix s’efface toujours plus derrière le mérite des œuvres et celui des saints. Et nous assistons à ce triste et étrange spectacle : une doctrine de la rédemption à laquelle on n’a presque rien à reprocher, mais qui reste enfouie dans les livres des théologiens, d’où personne ne songe à la tirer, et, à côté, la doctrine de la justification par les œuvres. L’orthodoxie reste fidèle à la théorie paulinienne de l’expiation ; mais elle oublie celle de la justification par la foi, qui en est pourtant le corollaire.

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