Histoire des dogmes de l’Église chrétienne

4. Age de la Symbolique
De la Réformation à la fin du xviie siècle
(1517-1700)

4.1 – Histoire générale de la période

La Réformation du xvie siècle est l’un des événements les plus considérables de l’histoire. Son influence s’est fait sentir dans tous les domaines : dans la politique, dans les lettres, dans les sciences, dans les arts, comme dans la morale et la religion. Elle a créé des peuples nouveaux, qui occupent aujourd’hui le premier rang parmi les peuples, et ceux-là même qui l’ont systématiquement repoussée n’ont pu entièrement échapper à son action. Le catholicisme s’est réformé au contact de la Réforme ; il lui doit un rajeunissement qui a prolongé et prolongera encore son existence de plusieurs siècles.

Cette Réformation fut un mouvement essentiellement religieux. Ce fut un puissant réveil de la conscience. Ce fut la recherche anxieuse d’une réponse à cette vieille question, adressée autrefois à saint Paul par le geôlier de Philippes et qui a fait la préoccupation et le tourment de l’humanité dans tous les siècles : « Que faut-il que je fasse pour être sauvé ? » Luther trouva la réponse dans la Bible, où on avait cessé de la chercher : « Crois au Seigneur Jésus et tu seras sauvé. — Le juste vivra par la foi. » Cette réponse n’était donc pas nouvelle. Elle était aussi ancienne que l’Église. Elle ne parut nouvelle qu’à force d’avoir été oubliée.

Quand Luther eut découvert cette réponse dans les Écritures, il se trouva du même coup en possession du double principe de la Réformation : la justification par la foi, et l’autorité souveraine des Écritures en matière religieuse. Ces deux principes renfermaient le germe d’une révolution qui devait renouveler l’Église et transformer d’une manière profonde ses institutions, son culte, sa discipline, sa vie extérieure et sa vie intérieure.

Mais cette révolution devait aussi renouveler et transformer le dogme ecclésiastique. La Réformation, qui marque une date si considérable dans l’histoire de l’Église, marque une date non moins considérable dans l’histoire des dogmes.

En effet, en vertu de son essence même, c’est sur le terrain dogmatique que se manifesta tout d’abord, et de la manière la plus éclatante, l’influence de la Réformation. Cette influence ne devait pas avoir pour résultat la modification de quelques points de doctrine secondaires, mais la transformation, le renouvellement radical de la dogmatique tout entière, au double point de vue de son contenu et de sa méthode. Car, qu’est-ce que les deux principes fondamentaux de la Réformation — le salut par la foi, qu’on a appelé principe matériel, et l’autorité normative des seules Écritures, principe formel, — sinon un double principe dogmatique, un double dogme, qui modifie à la fois le contenu et la méthode de la dogmatique ?

Etudions, à ce point de vue, chacun de ces deux principes.

I. — Le principe matériel est peut-être le plus important des deux. C’est lui qui marque le contenu distinctif de la Réformation et qui lui donne son incomparable valeur religieuse. Lorsque Luther eut saisi, dans les profondeurs de sa conscience et à la lumière de la Bible, cette grande vérité : « Le juste vivra par la foi, » il posséda l’inconcussum quid sur lequel il pouvait fonder la religion, comme Descartes fonda plus tard la philosophie sur le fameux cogito, ergo sum. Deux paroles qui proclament chacune un fait d’expérience intime et immédiate.

L’affirmation de ce fait devait devenir le centre, et comme le dogme générateur, de toute la dogmatique protestante. Elle était riche, en effet, en conséquences de toutes sortes, tant négatives que positives :

1° Tout le système dogmatique lentement élaboré par les siècles antérieurs, devait être révisé et contrôlé à la lumière de cette affirmation souveraine. C’était une arme puissante de combat, un instrument redoutable de destruction. On devait contester et nier tout ce qui, dans le catholicisme, lui était contraire : mérite des œuvres, intercession des saints et de la Vierge, messe, pénitences, indulgences, médiation nécessaire de l’Église, etc. Tout cela, c’est-à-dire tout ce qui avait fait la puissance, le prestige et la richesse de l’Église romaine, était battu en brèche et renversé par cette seule affirmation : « Le salut vient de la foi. »

2° Mais le principe de la justification par la foi n’avait pas seulement une portée négative. Il avait aussi une portée et des conséquences positives. Ce n’était pas seulement un instrument de destruction ; c’était aussi un principe d’affirmation et de reconstruction. Après s’en être servi pour renverser l’ancien édifice romain et déblayer le sol jonché de ses ruines, on devait s’en servir pour élever un autre édifice sur des bases et dans des proportions nouvelles. La doctrine de la justification par la foi contient en germe toute une dogmatique, que l’on peut en faire sortir article par article, comme l’on tire les conséquences d’un principe.

a) Et d’abord, l’affirmation de la justification par la foi transforme la notion de la foi. De ce que l’homme est justifié par elle, il s’ensuit que la foi ne peut être ce qu’en faisait l’Église du moyen âge, une aveugle soumission à l’autorité de l’Église, ou une adhésion passive de l’esprit à certains faits et à certaines vérités — ou plutôt, à certaines formules — qu’on accepte sans les comprendre et sans en ressentir l’influence dans sa vie. Une pareille foi est stérile, et impuissante à nous justifier et à nous sanctifier. Pour que la foi justifie et sanctifie, il faut qu’elle soit un acte moral, auquel participent le cœur, la conscience et la volonté, un acte enfin qui engage l’être moral tout entier. La foi qui sauve, c’est un élan de confiance et d’obéissance, un entier abandon de nous-même entre les mains d’un plus puissant que nous, qui seul peut nous délivrer et nous sauver. C’est un cri de détresse jeté vers le Sauveur par l’homme qui se sent pécheur et perdu. C’est une main tendue qui saisit la grâce divine, et c’est un cœur qui s’ouvre pour se donner à Dieu. Elle implique une rencontre directe entre l’âme et Dieu, entre le pécheur et le Sauveur, un échange mystérieux et ineffable, dans lequel chacun donne et chacun reçoit, Dieu se donnant à l’homme, et l’homme, en retour, se donnant à Dieu. Don pour don, amour pour amour, vie pour vie, voilà la formule de la foi justifiante.

b) De même, pour que la foi justifie et sanctifie, il faut que son objet soit un Sauveur capable de nous justifier et de nous sanctifier. La foi en elle-même n’est rien ; elle ne vaut que par l’objet auquel elle s’attache. Pour qu’elle sauve, il faut qu’elle s’attache à un vrai Sauveur, comme il faut, pour qu’un homme qui se noie soit sauvé, que sa main saisisse, non pas une branche morte qui casse, mais une branche solide à laquelle il puisse se retenir. — Dès lors se transforment à la fois la doctrine de la personne de Jésus-Christ et celle de son œuvre.

Jésus-Christ devient le vrai et unique médiateur entre Dieu et l’homme. Il comble, par sa personne humaine et divine, l’abîme qui nous sépare de Dieu. Il cesse d’être le Christ juge, devant lequel on tremble et vers qui le pécheur n’ose pas lever les yeux, le Christ en qui l’humanité a disparu, absorbée par l’éclat de sa divinité. Il redevient notre frère, os de nos os, chair de notre chair, accessible au plus humble, au plus coupable, au plus ignorant et au plus pécheur.

Et son œuvre devient une œuvre parfaite, à laquelle il n’y a rien à ajouter. La croix nous est rendue. Elle est suffisante autant que nécessaire. Tout notre salut y a été accompli.

c) Nous sommes conduits également à une notion plus sérieuse du péché, — de sa gravité tragique et de ses conséquences funestes, de la corruption où il entraîne et de l’impuissance où il réduit l’humanité, — et de la grâce, ainsi que de son œuvre en nous. La grâce est dès lors vraiment une grâce, qui se donne et ne se vend pas, que l’on accepte, que l’on reçoit comme une aumône, au lieu de la mériter comme une récompense.

d) Même transformation dans la notion de l’Église et dans celle des sacrements. L’Église est l’assemblée des croyants et l’école de la foi ; elle n’est point la médiatrice et la dispensatrice du salut. Les sacrements ne sont rien sans la foi ; ce sont des signes, des grâces obtenues par la foi, signes qui sont destinés à entretenir et à développer encore ces grâces.

C’est ainsi que la seule affirmation du salut par la foi transforme et renouvelle toute la dogmatique, et conduit sur tous les points à des conclusions opposées à celles du catholicisme.

Le manuscrit de M. Bonifas contient à cet endroit une longue digression, qui a longtemps fait partie intégrante du cours. La dernière année où il professa l’histoire des dogmes, M. Bonifas jugea A propos de la passer sous silence, ce qu’il indiqua par un signe sur son cahier. Ce morceau brisait, en effet, d’une manière fâcheuse, la suite de l’exposition. Nous l’avons cependant conservé dans cette note, à cause de son importance. (Réd.)

Mais les Réformateurs ne proclamèrent pas seulement le principe du salut par la foi, qui devait transformer le contenu de la dogmatique ; ils proclamèrent aussi le principe de l’autorité unique et souveraine de la Bible, qui devait en transformer la méthode.

Un fait qui n’a pas été assez remarqué, et que Dorner relève avec raison, c’est que le principe matériel fut le premier proclamé par les Réformateurs, et qu’ils furent conduits, par l’affirmation du salut par la foi, à affirmer aussi l’autorité souveraine des Écritures : preuve nouvelle du caractère essentiellement religieux de la Réforme. Ce qui préoccupe avant tout les Réformateurs, Luther en particulier, c’est la question du salut. Ce qu’il faut à Luther, c’est l’apaisement des angoisses, de sa conscience, c’est la paix arec Dieu, la communion de Dieu, la sainteté. Il cherche tout cela dans les moyens indiqués par l’Église : pratiques de l’ascétisme, moinerie, pénitences, sacrements, pèlerinages, etc. ; et il ne le trouve que dans la doctrine du salut par la foi. Mais cette doctrine elle-même, il la trouve ailleurs que dans la Bible, avant de la trouver là.

Il la trouve d’abord dans les symboles de l’Église, et c’est de là que lui vient la première lumière, lorsque, dans une maladie causée par ses abstinences, il entend un vieux moine lui répéter cet article du Credo : « Je crois la rémission des péchés ». Il sent, dès lors, que c’est là ce qu’il lui faut, un pardon gratuit, qui se donne et ne s’achète pas.

Il trouve ensuite la même doctrine dans les écrits des docteurs, dans ceux d’Augustin, dont Staupitz lui a recommandé la lecture, et enfin dans les épîtres de Paul. Cette parole de l’apôtre : « Le juste vivra par la foi, » achève de porter la lumière et la paix dans son âme. Mis en présence de la vérité qui sauve, du Christ Sauveur, il l’embrasse par la foi, comme le naufragé saisit la planche de salut, et il fait l’expérience que cette foi, ou plutôt ce salut, ce Sauveur qui en est l’objet, apaise les troubles de sa conscience, fait tomber les chaînes du péché et devient en lui une force sanctifiante. Il a désormais ce qu’il cherchait.

Or, ce qu’il cherchait, c’est dans l’Écriture qu’il l’a trouvé en dernier lieu, et d’une manière définitive. C’est en face d’une parole de l’Écriture que la lumière et la paix se sont faites en lui. C’est en face d’une parole de l’Écriture que le Saint-Esprit a rendu témoignage à son esprit qu’il était enfant de Dieu, pardonné, justifié, sauvé. Des lors, c’est l’Écriture qui sera pour lui la source véritable, authentique, souveraine de la vérité religieuse, de la vérité qui sauve. Le voilà en possession du principe formel en même temps que du principe matériel de la Réformation. Il a éprouvé d’abord que l’Écriture seule donne, avec une clarté et une autorité suffisantes, la vérité qui sauve, et c’est cette expérience vivante qui l’a amené ensuite à faire de l’Écriture la source et la norme souveraine de la foi religieuse. Comme plus tard Descartes, il a érigé en critère de certitude ce qui s’était premièrement présenté à lui comme un fait d’expérience.

Ainsi, pour Luther, la foi conduit à l’Écriture, au moins autant que l’Écriture conduit à la foi. Il va de Jésus-Christ au Nouveau Testament et à la Bible, plutôt que de la Bible et du Nouveau Testament à Jésus-Christ. L’expérience immédiate qu’il a faite — sous l’influence du Saint-Esprit agissant par les Écritures, — de Jésus-Christ et de sa puissance rédemptrice, confère à l’Écriture sa divine et souveraine autorité. La Bible n’est d’abord qu’un moyen extérieur de grâce, comme les autres : sacrements, prédication, enseignement de l’Église. Mais, quand une fois elle a agi, quand une fois l’âme a éprouvé l’efficace du salut qu’elle annonce, aussitôt elle se transfigure : elle prend une autorité et une place à part. Le témoignage intérieur du Saint-Esprit la proclame la règle suprême. Ainsi la foi va du contenu au contenant. Ce principe, bien qu’il ait été discuté, renferme la vraie méthode de l’apologétique.

Un double fait vient à l’appui de ces assertions :

1° Il est si vrai que c’est Jésus-Christ qui a conduit Luther à la Bible, et le principe matériel au principe formel, — que c’est le principe matériel qui sert à Luther de critère pour reconnaître les livres qui appartiennent véritablement au canon. La doctrine du salut par la foi devient un critère de canonicité, à l’aide duquel Luther détermine le canon sacré, et, dans ce canon lui-même, ce qui est plus directement canonique, une sorte de canon dans le canon. De là le peu de valeur qu’il attribue à l’épître de Jacques et à certaines parties de l’Ancien Testament. Jésus-Christ, et le salut par Jésus-Christ, saisi par la foi, voilà, pour Luther, le centre des Écritures. Tout ce qui, dans les Écritures, ne se rapporte pas, de près ou de loin, à Jésus-Christ et au salut, ne manque pas d’être considéré comme Parole de Dieu. — Remarquons toutefois à ce sujet que le rôle de la foi, à le bien comprendre, n’est pas un rôle de juge, mais de témoin. La conscience et l’Esprit de Dieu attestent que la Bible renferme la vérité, et, dès lors, la Bible prend une autorité qu’elle n’abdique plus ;

2° Un autre fait qui confirme notre assertion, c’est que Luther fut en possession du premier principe, le salut par la foi, longtemps avant d’être en possession du second, l’autorité des Écritures. Ce qui le prouve, ces que, dans la fameuse affaire des indulgences, qu’il avait entamée pour défendre la doctrine du salut par la foi, il en appela d’abord à l’Église et non aux Écritures. Il commença par faire appel au pape, dans sa lettre à Léon X, où il exprime sa soumission à l’Église et au Saint-Siège. Puis, quand le pape eut donné raison à Tetzel, il fit appel, du pape mal informé, au pape mieux informé. Ensuite il en appela au concile général, et ce fut seulement quand il vit le pape et l’Église trahir la cause de la vérité, qu’il en appela uniquement à l’Écriture, la déclarant seule autorité et seule règle de la foi.

II. Le principe formel de la Réformation n’a pas une moindre importance, au point de vue dogmatique, que le principe matériel. Comme celui-ci, il fut à la fois un instrument de démolition et de reconstruction :

1° De démolition, car on devait proscrire et rejeter sans merci tout ce qui, dans les traditions et les doctrines de l’Église, était contraire aux enseignements de l’Écriture ;

2° Et de reconstruction, car on devait faire entrer dans la doctrine nouvelle tout ce qui était enseigné par les Écritures, et ce qui, sans y être explicitement enseigné, découlait par voie de conséquence légitime et nécessaire de ses enseignements positifs.

Ce n’est pas que le protestantisme rejetât entièrement la tradition. Il l’acceptait dans une certaine mesure et dans un certain sens. Mais, au lieu d’en faire une source, il en faisait un témoin de la foi, la Bible restant la seule source. La tradition n’avait, pour les Réformateurs, aucune autorité par elle-même : toute son autorité lui venait de sa conformité avec la Parole de Dieu. C’est dans ce sens que l’on admet les anciens symboles de Nicée, de Constantinople et d’Athanase. Ce n’est pas la tradition qui détermine les livres canoniques et fonde leur autorité ; c’est le témoignage immédiat du Saint-Esprit, c’est le contenu auquel adhère la foi. Ce n’est pas non plus la tradition qui détermine le sens des Écritures ; ce sens est clair par lui-même, et, s’il y a des passages obscurs, d’autres passages plus clairs les expliquent. La Bible s’explique donc par la Bible, d’après l’analogie de la foi. On admet un certain développement dans la doctrine comme dans les institutions de l’Église, mais on juge ce développement à la lumière des Écritures, et l’on n’en conserve que ce qui est d’accord avec elles.

Ainsi, après ce long développement dogmatique, dont le résultat a été le système catholique romain — système hybride, où les grandes doctrines chrétiennes ne sont affirmées que pour être aussitôt contredites par d’autres, qui, dans la pratique, les annulent et les remplacent, — un nouveau travail dogmatique commence au xvie siècle. Travail de révision et de reconstruction tout ensemble, accompli à la lumière d’un principe nouveau — l’autorité des Écritures, — et sur une base nouvelle — la doctrine du salut par grâce, par la foi. Mais ce principe et cette doctrine ne sont que le principe ancien et l’ancienne doctrine qui avaient servi de fondement à l’édifice primitif, et que l’on avait depuis longtemps abandonnés. Ils ne paraissent nouveaux qu’à force d’avoir été méconnus et oubliés.

Après avoir rétabli la véritable doctrine chrétienne, en corrigeant les altérations qu’elle avait subies, on s’efforce de lui trouver une expression scientifique et de la formuler en système. Voilà comment le développement dogmatique, après s’être arrêté et comme pétrifié dans les arides formules de la scolastique, recommence au xvie siècle, pour fournir une carrière nouvelle. Et les étapes de cette seconde carrière rappellent celles de la première, avec cette différence que leur durée est beaucoup moindre. Nous retrouvons en raccourci, de la Réformation au xviiie siècle, les trois périodes que nous avons déjà étudiées : l’âge de l’apologétique, l’âge de la polémique ou des controverses et l’âge de la systématique.

I. Les Églises nouvelles se trouvent, en effet, tout d’abord, vis-à-vis de l’ancienne Église, dans une situation tout à fait analogue à celle de l’Église primitive en face des anciennes religions. Le protestantisme est en butte aux attaques et aux calomnies de toutes sortes. Ses doctrines et ses principes sont défigurés et travestis. La première nécessité, le premier devoir qui s’impose à lui, comme aux chrétiens des premiers siècles, c’est d’affirmer sa foi, de la justifier et de la défendre. Pour cela, il faut la définir et en préciser les éléments essentiels, afin de réduire la calomnie au silence et de couper court à tous les malentendus et à toutes les équivoques. Les premières confessions protestantes ne sont autre chose que des apologies. La célèbre confession d’Augsbourg porte expressément ce nom, et il convient également à tous les autres documents de ce genre. Et ce sont encore les préoccupations et les nécessités de l’apologétique qui, au xvie siècle comme aux premiers siècles de l’Église, provoquent les premiers travaux dogmatiques. Les Loci de Mélanchthon et l’Institution chrétienne de Calvin sont, au fond, deux ouvrages d’apologétique protestante. Les doctrines qui y occupent la place centrale sont justement celles qui sont attaquées et contestées par l’ancienne Église, celles au nom desquelles s’est faite la Réformation, et qui sont le contenu distinctif du protestantisme : la justification par la foi, l’autorité des Écritures, le péché et la grâce, l’Église et les sacrements. — Cette première époque s’étend de 1517 à 1530 (environ).

II — Quand les Églises protestantes se sont constituées, elles se développent et se créent une théologie nouvelle, en même temps que de nouvelles institutions. Après avoir affirmé sommairement leur foi, elles en déterminent avec une précision plus rigoureuse les divers éléments. Alors commence un travail dogmatique nouveau, qui se poursuit à travers de bruyantes controverses, dont les doctrines débattues avec l’Église catholique, et entre les deux fractions du protestantisme, demeurent le centre. Cette élaboration du dogme protestant correspond à celle du dogme catholique, à travers les grandes controverses du ive siècle et des siècles suivants. Elle aboutit, comme la première, à de nouveaux symboles, plus complets, plus précis, et surtout plus théologiques que les confessions primitives. La formule de Concorde et les articles de Dordrecht correspondent aux symboles des grands conciles œcuméniques et à celui d’Athanase, comme la confession d’Augsbourg correspond au symbole des Apôtres. — Cette seconde époque va de 1530 à 1580.

III. — Puis vient un âge de la Systématique protestante, qui corresponde l’âge de la systématique catholique. Il embrasse tout le xviie siècle. C’est le règne de l’orthodoxie confessionnelle. Le dogme protestant est achevé et il est imposé officiellement au nom de l’Église. Il semble que la scolastique ait recommencé, et cette nouvelle scolastique présente les plus grandes ressemblances avec l’ancienne.

Au xviiie siècle, commence une période de réaction antichrétienne, qui dure jusqu’à nos jours. C’est l’âge de la Critique. Cette critique du christianisme suscite, à son tour, une apologétique nouvelle, de sorte que le travail dogmatique semble recommencer une troisième fois, pour parcourir une nouvelle carrière.

Le grand mouvement religieux du xvie siècle donna naissance à deux Églises distinctes, quoique sœurs, l’Église luthérienne et l’Église réformée. Chacune de ces Églises aspire à se constituer sur une base dogmatique, à s’affirmer elle-même, en face du catholicisme, d’une part, et, d’autre part, des petites sectes qui surgissent à la faveur du grand mouvement. Ainsi se formulent peu à peu une doctrine luthérienne et une doctrine réformée, qui s’expriment dans des symboles, ou confessions de foi.

Le catholicisme, de son coté, est obligé de faire aussi un travail de révision et de reconstruction dogmatique. Il n’y avait jusque-là aucune unité dans son dogme officiel. Le pape et les conciles, en se succédant, avaient dogmatisé tour à tour, et souvent en des sens opposés. Il fallait mettre d’accord ces opinions diverses, et donner à la doctrine ecclésiastique une forme définitive et complète, qu’on pût opposer, comme un symbole autorisé de la foi catholique, aux diverses confessions de foi protestantes. Aussi longtemps qu’il n’y avait eu qu’une Église dans la chrétienté, on avait pu ne pas y regarder de si près. On se contentait d’exiger que l’on crût ce que croyait l’Église, sans préciser le contenu exact de sa foi. Mais il n’en était plus ainsi, maintenant que plusieurs Églises se trouvaient en présence. Les nécessités de la défense exigeaient que chacune eût sa confession de foi distincte. Le concile de Trente rédigea celle du catholicisme.

Aussi cette période est-elle par excellence la période des symboles et des confessions de foi. Chaque Église affirme sa doctrine dans un symbole. Et, quand les diverses Églises se sont ainsi dogmatiquement constituées, elles entrent en lutte entre elles. C’est la période des controverses et des guerres religieuses. C’est l’âge de la Symbolique et des oppositions confessionnelles.

Désormais, l’histoire des dogmes est infiniment plus compliquée, parce que l’unité de son développement est brisée. Au lieu d’une seule histoire générale, il y a plusieurs histoires parallèles. A l’ancien schisme d’Orient est venu s’ajouter un autre schisme, qui a divisé en deux parties à peu près égales la chrétienté d’Occident. Le protestantisme lui-même s’est constitué en deux Églises distinctes, — l’Église réformée et l’Église luthérienne, — ayant chacune son histoire des dogmes. De plus, à côté de ces deux grandes Églises protestantes, se sont formées toute une série d’Églises ou de sectes de moindre importance, mais qui ont toutes leur dogmatique spéciale. Enfin, à côté de ces Églises, filles ou sœurs des grandes Églises protestantes dont elles conservent l’esprit, les principes et les doctrines dans leurs traits généraux, d’autres sectes ou Églises se sont formées, qui répudient ces principes et ces doctrines, et sont désavouées par le protestantisme, comme s’étant mises en dehors du christianisme positif.

Nous nous trouvons donc en présence d’un morcellement à l’infini. Pour être complet, il faudrait suivre le développement du dogme à travers chacune de ces fractions de la chrétienté. Nous ne le ferons pas ici. Nous négligerons totalement l’Église grecque, et nous passerons très rapidement sur les Églises secondaires et les sectes hostiles qui se sont rattachées au grand mouvement de la Réformation. Nous nous arrêterons seulement à esquisser le développement général du dogme, d’abord au sein des deux grandes Églises protestantes, ensuite au sein de l’Église catholique.

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