Vie de Guillaume Farel

5. L'eau que Jésus donne

Ce n'était point de maître Faber, ni d'aucun autre savant docteur, que devait venir la délivrance. Guillaume en tendit quelque part certaines paroles qui descendirent dans son âme troublée comme un rayon lumineux te la gloire d'en haut. Dieu seul pourrait nous dire maintenant quelles furent les lèvres qui prononcèrent ces paroles de grâce. Il y avait, dans les recoins ignorés de Paris, quelques petits troupeaux du Seigneur, pauvres et méprisés ; ils sont oubliés depuis longtemps, mais Farel nous dit qu'ils « faisaient mention de l'Évangile ». « Et Dieu sait comment, par les plus méprisés de ses enfants, Il m'apprit à connaître la valeur de la mort de Jésus. Lorsque j'ouïs ces choses, je priai Dieu pendant trois ans de m'enseigner la bonne voie Je comparais ce que j'entendais avec les Testaments grec et latin, les lisant souvent à genoux. Et je parlais de ces choses avec grands et petits, ne cherchant qu'à être éclairé et ne méprisant personne. » Guillaume était devenu bachelier ès-arts et donnait des cours de philosophie dans un des principaux collèges de Paris.

Mais ces croyants obscurs et inconnus lui avaient parlé de la valeur de la mort de Jésus, et ce seul rayon de la glorieuse grâce de Dieu éclipsa tout le reste. Ce trésor qu'on appelle l'amour de Dieu était seul digne de ses pensées et de ses désirs. Si seulement il pouvait apprendre ce que les anges désirent sonder : la valeur de la mort de Christ ! La connaissez-vous, chers lecteurs ? Avez-vous conscience de la valeur du précieux sang du Fils de Dieu aux yeux de Celui qui l'a donné pour nous ? Soyez assurés, si vous avez quelque peu compris la valeur de ce sang, que l'entrée dans la gloire vous est pleinement assurée car il a été versé pour vous, il est pleinement suffisant pour assurer votre salut, et vous ne chercherez plus à ajouter des prières, des larmes, des œuvres, des sentiments, à ce qui est d'une valeur infinie aux yeux de Dieu.

Il paraît que Guillaume n'ouvrit pas tout de suite son cœur à Faber ; cependant son respect pour le vieux maître augmentait journellement. « Faber avait du savoir, plus que tous les autres docteurs de Paris, ce qui était cause qu'il était persécuté par eux ; je commençais par cela à voir la lâcheté des théologiens et ne les eus en telle estime comme auparavant. Et avec cela comme ce pauvre idolâtre, par sa vie, fit que l'estime des docteurs fut abattue en mon cœur, aussi par sa parole il me retira de la fausse opinion du mérite et m'enseigna que nous n'avons point de mérite, mais que tout vient de la grâce de Dieu, sans qu'aucun l'ait mérité. » C'était cette question qui tourmentait Farel depuis trois ans. Car si la mort de Christ seul sauve les pécheurs qui se confient en Lui, de quelle utilité sont donc leurs œuvres, leur repentance, leurs prières et leurs aumônes ? Maître Faber répondait à cela que nous n'avons point de mérites, que tout vient de la pure grâce de Dieu accordée à ceux qui ne méritent rien, « ce que je crus, raconte Farel, sitôt que cela me fut dit ». Oui maître Faber, « ce pauvre idolâtre, faisait aussi mention de l'Évangile ». Il avait même écrit ces choses déjà en 1512, dans son Commentaire sur les Épîtres de Paul.

Mais c'était un livre qu'on lisait peu, et au lieu d'enseigner cette précieuse vérité, Faber semble l'avoir gardée cachée dans son cœur sous une masse d'idolâtries ; Ceci semble difficile à comprendre, mais l'esprit de l'homme déchu est un étrange mystère. Pareil à cet aveugle qui vit d'abord des hommes « semblables à des arbres qui marchent », maître Faber aura été touché de Dieu et aura reçu d'abord quelque faible lueur de la lumière qu'il devait recevoir plus éclatante, par un second appel divin dont Farel nous parle en ces termes : « Après cela me fut proposée (par quelqu'un à qui Dieu fasse grâce) la pure invocation de Dieu, parce que j'avais tant de confiance dans la vierge Marie, les saints et les saintes. » Pendant ce temps, maître Faber était toujours occupé à préparer son Recueil de légendes, et il publia pour janvier 1519 les Vies de tous les saints dont les noms sont dans le calendrier pour ce mois. Il fit de même pour le mois de février, mais il en resta là. Une transformation aussi soudaine qu'inattendue s'était opérée chez le vieux maître comme si, au milieu de ses stériles labeurs, la main de Christ s'était soudain posée sur ses yeux à demi ouverts. Il se sentit saisi d'horreur et d'effroi à la pensée des paroles contenues dans les légendes des saints et des prières qui leur étaient adressées. Il les jeta loin de lui pour toujours, en disant que c'était du soufre propre à alimenter le feu de l'idolâtrie ; il les laissa, pour lire les saintes Ecritures et ne plus adorer que Dieu seul.

Et maintenant que la lumière s'était faite dans son âme, Faber se mit à enseigner à tous autour de lui ce qu'il avait vu et entendu. Étant professeur de philosophie, ses leçons devaient traiter des livres de l'antiquité, mais dans les conversations et peut-être dans ces réunions privées qui avaient déjà lieu à Paris, il parlait hardiment et fidèlement de son Sauveur béni. « Dieu, disait le vieillard, Dieu seul, dans sa grâce et par la foi, justifie les pécheurs. Il donne la vie éternelle. Il y a une justice des œuvres qui est de l'homme, et une justice de grâce qui vient de Dieu. La justice de la grâce procède de Dieu Lui-même, c'est Lui qui la donne à l'homme, ce n'est pas une justice que l'homme apporte à Dieu. Comme la lumière vient du soleil et nous la recevons dans nos yeux, ainsi la justice descend de Dieu. La lumière n'est pas dans nos yeux, mais dans le soleil. La justice de Dieu est révélée et les hommes sont justifiés, c'est-à-dire qu'ils deviennent justes croyant en Lui. Tel par exemple un miroir gui brille aux rayons du soleil et réfléchit la lumière qu'il reçoit du ciel ; c'est l'image du soleil qu'il réfléchit, n'ayant point de lumière à lui.

— Alors pourquoi ferions-nous de bonnes œuvres ? demandèrent les docteurs de Paris. Si nous sommes rendus justes par Dieu sans les bonnes œuvres, il est bien inutile d'en faire.

— Il est vrai, répondait Faber, que nous sommes justifiés sans les œuvres ; nous sommes justifiés avant d'avoir accompli une seule bonne œuvre, et alors que nous n'en avons encore fait que de mauvaises. Nous sommes justifiés dès le moment où nous croyons en Jésus ; mais comme un miroir terni ou défectueux reflète la lumière du soleil imparfaitement, de même si nous ne sommes pas saints dans notre marche et notre conversation, nous ne reflétons que faiblement la lumière qui a lui dans nos âmes de la part de Dieu. Nous devons être comme des miroirs bien polis et bien unis dans lesquels on voie Dieu. »

Ces paroles étonnantes furent comme un coup de foudre au milieu des docteurs et des étudiants de Paris. Les uns s'élevaient contre le vieux maître les autres étaient stupéfaits. Mais il y avait quelqu'un d'autre plongé dans la contemplation, non de Faber, mais du Sauveur béni qui venait de se révéler à son âme et qui justifie les pécheurs... Guillaume Farel ne voyait ni Faber, ni les docteurs indignés, il ne voyait que Jésus seul. Guillaume ne reçut pas toute la vérité à la fois ; la première chose qu'il comprit clairement, c'est qu'il était sauvé par grâce, par la foi. Mais il ne vit pas tout de suite que la messe et le culte des saints sont un péché devant Dieu. Fallait-il donc que tout ce qu'il avait adoré et révéré tombât d'un seul coup ? Et pouvait-il tourner le dos au pape et à tous les prêtres qui avaient institué ces choses ?

Farel nous dit lui-même qu'il n'a « laissé les dites abominations papales tout en un coup, mais il a fallu que petit à petit le papisme soit tombé de mon cœur, car elle n'est point venue en bas (n'a pas été renversée) par le premier ébranlement et j'ai eu beaucoup de peine à venir à la connaissance complète de la dignité de la Parole de Dieu, à comprendre que tout ce qui n'est pas selon cette Parole, est une abomination aux yeux de Dieu... et j'ai eu beaucoup de peine à ôter de mon cœur tout ce qui y était enraciné. Il en a été de moi comme de ces jeunes vaches qui étaient attelées au chariot portant l'arche de l'Éternel ; elles prirent bien tout droit le chemin sans se détourner ni à droite ni à gauche par la puissance de Dieu, mais le souvenir et le regret qu'elles avaient de leurs petits, firent qu'elles beuglaient et mugissaient le long de la route.

Comme ces vaches auraient bien voulu emmener leurs veaux, de même, tout en acceptant la parole évangélique et en désirant lui obéir, cependant les ordonnances papistes me tenaient fort à cœur. Et nous voyons des hommes de grand mérite qui n'ont pu se séparer de leurs vœux et qui les gardent avec eux au grand détriment de l'Église de Dieu. Ils sont semblables à Jéroboam qui a divisé le royaume de l'Éternel et détourné le peuple de la Parole de Dieu par les veaux qu'il mit à Dan et à Béthel et par sa ruse et ses belles apparences, détourna le peuple du service de l'Éternel Dieu suscite de braves gens comme Josias qui renversent les veaux et leurs autels et purifient la maison de Dieu... Or puisque, par la prédication du St-Évangile notre Seigneur s'est approché de nous, travaillons tous à reconnaître cette grande bénédiction et cheminons de telle sorte que nous honorions Dieu ; qu'aucune lâcheté ne soit trouvée en nous... car si le jugement réservé au pape et à ses adhérents est sévère, et s'il l'est plus que celui des pécheurs qui étaient avant lui, quel ne sera pas le jugement des faux pasteurs, de ceux qui se vantent de leur connaissance de l'Évangile et qui le déshonorent par leur conduite ! Il aurait mieux valu pour eux rester dans les abominations du papisme. »

Farel avait raison, et ses paroles devraient nous pousser à examiner si nous, qui croyons être riches, rassasiés de biens et n'avoir besoin de rien, ne risquons pas finalement d'être trouvés parmi ceux qui font une fausse profession et que Christ vomira de sa bouche. Dans ce cas il vaudrait mieux pour nous n'être jamais sortis des ténèbres du papisme.

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