Vie de Guillaume Farel

9. Un jour de grâce pour Paris

L'animosité et la haine des docteurs de l'Université contre Faber et Farel se manifestèrent de plus en plus ouvertement. Aussi, quoique les deux amis eussent l'appui de la princesse Marguerite et de l'évoque de Meaux, il leur aurait été impossible de prêcher et d'enseigner comme ils le faisaient, si le Seigneur n'avait tenu la porte ouverte devant eux et ne les avait protégés par la force de son bras. Dans sa grâce et son amour, Dieu avait décidé que l'Évangile de son Fils serait prêché aux « aveugles, conducteurs d'autres aveugles », et nul ne pouvait réduire au silence ses hérauts. Les docteurs de Paris ne voyaient en Farel qu'un jeune homme vaniteux et irrévérencieux. Qu'il osât arriver du fond d'un village des Alpes, la Bible à la main, pour édifier les papes, les prêtres et tous les Pères de l'Église, leur semblait une insolence inouïe. Ils ne pouvaient souffrir ce que Guillaume appelait parler franchement. Ils savaient que pas un d'entre eux ne saurait répondre à la sommation qui leur était faite de justifier leurs doctrines et leur conduite par la Bible seule. C'est ainsi que le jour de grâce passa, le seul dans toute l'histoire de France où le Seigneur ait envoyé la bonne nouvelle aux chefs et aux conducteurs de la nation. Si Paris avait reçu les messagers de Dieu, ni les affreux massacres de la Saint-Barthélemy et des siècles suivants, ni les jugements terribles que le sang de tant de martyrs fit tomber sur le roi et le peuple, il y a cent soixante ans, n'auraient été inscrits dans l'histoire de France.

Sous Louis XII l'Université avait pris parti contre le moine qui avait voulu établir l'autorité suprême du pape dans l'Église. Mais les choses avaient changé depuis la mort du roi. Louise de Savoie, mère de François Ier, et son favori Antoine Duprat, avaient accaparé une partie du gouvernement de l'État. La reine-mère et son favori avaient l'un et l'autre leurs raisons pour haïr l'Évangile d'une haine profonde. Louise de Savoie était une femme dépravée, d'un caractère tyrannique ; Duprat, qu'un historien catholique appelle « le plus vicieux de tous les bipèdes », n'était entré dans le clergé qu'afin d amasser des richesses par tous les moyens que les prêtres avaient à leur disposition. Duprat était cardinal, archevêque de Sens et chancelier de France ; comme sa protectrice, c'était un homme de mœurs dissolues. Ces deux serviteurs de Satan, en s'opposant à l'Évangile, satisfaisaient leurs instincts pervers et espéraient cacher leur mauvaise vie sous de fausses apparences de zèle pour Dieu et l'Église. Louise de Savoie persuada à son fils d'accorder au pape plus de pouvoir dans les affaires de I'Église française qu'il n'en avait jamais eu.

En échange de son amitié, le pape céda au roi le droit de nommer les évêques et les curés dans son royaume. Le roi en fit un commerce avantageux, nous dit-on, tout comme les marchands de Venise trafiquaient de poivre et de cannelle. Encouragée par la haine que Louise et Duprat manifestaient contre l'Évangile, l'Université (la Sorbonne surtout) chercha les moyens de réduire les prédicateurs au silence.

Le principal meneur était Noël Bédier, le syndic de la Sorbonne. Avec Louise et Duprat, il fut l'un des grands ennemis de l'Évangile à cette époque. C'était un homme de capacités fort ordinaires, mais doué d'une voix forte et sachant la faire entendre. Les querelles étaient son élément et il était plus content de rencontrer un ennemi qu'on ne l'est généralement de trouver un ami. Bédier avait une haine particulière pour Faber, parce qu'il venait de la même province que lui, et qu'il s'était acquis une réputation de talent et d'érudition qui remplissait Bédier de jalousie. Érasme disait de ce pauvre homme qu'il avait l'ignorance, la stupidité, les préjugés et l'hypocrisie de trois mille moines réunis. Il répondait longuement et fréquemment à Faber et à Farel, aux applaudissements d'un essaim de prêtres et de moines aussi ignorants que lui. Les uns l'approuvaient par stupidité, croyant qu'un homme qui avait tant à dire devait avoir raison ; d'autres, parce qu'ils étaient enchantés d'entendre contredire Faber et Farel ; quelques-uns enfin parce qu'ils pensaient qu'en défendant l'Église de Rome on devait avoir le droit de son côté. Bédier était trop ignorant pour fournir des arguments plausibles. Mais il avait lu, dans je ne sais quel auteur ancien, que la femme pécheresse du chap. VII de Luc, Marie-Madeleine, et Marie la sœur de Lazare, étaient une seule et même personne.

Faber ayant dit que n'étaient trois femmes différentes, Bédier l'accusa à grands cris d'hérésie devant l'Université. Non seulement Paris, mais toute la chrétienté se souleva d'indignation contre Faber. Un évêque anglais écrivit un livre pour soutenir l'opinion de Bédier. L'Université entière déclara que Faber devait subir la peine des hérétiques. Mais le roi, qui était en mauvais termes avec l'Université, fut enchanté d'avoir une occasion d'humilier les docteurs et les prêtres. Il donna l'ordre de laisser Faber en paix, et c'est ainsi que le Seigneur lui accorda, encore pour un peu de temps, une porte ouverte à Paris. Bédier, rempli de rage de n'avoir pu brûler Faber, essaya de s'en consoler en lui suscitant tous les ennuis possibles. Mais le vieux savant continua à enseigner au milieu des insultes et des persécutions, jusqu'au mois de novembre de cette année 1519.

Ensuite il quitta Paris et nous ignorons où il se rendit ; il fut absent jusqu'au printemps de 1521. À cette époque, son ami l'évêque de Meaux le pria de venir lui aider à répandre l'Évangile dans son diocèse, lui promettant un refuge assuré et toute liberté d'enseigner et de prêcher. Faber, fatigué des tracasseries qu'il endurait à Paris, fut bien aise de se retirer à Meaux, laissant Farel seul pour faire face à 1 orage que soulevait Bédier.

Meaux était le siège de l'évêque Briçonnet, qui travaillait depuis deux ans, dans tout son diocèse, à répandre les vérités évangéliques. Il aurait voulu qu'elles fussent prêchées dans chaque ville et dans chaque village. En conséquence, l'évêque s'était rendu lui-même dans toutes les paroisses pour s'enquérir de la conduite et des enseignements du clergé. Hélas l partout on lui fit les mêmes récits : le clergé ne songeait qu'à se plaire à lui-même ; la plupart de ses membres passaient leur temps à s'amuser à Paris, abandonnant leurs paroissiens à des vicaires ou à des moines franciscains venant de Meaux. Les simples curés ne valaient pas mieux que le haut cierge ; les moines mendiants n'étaient que des imposteurs qui s enrichissaient des dépouilles d'un peuple crédule. « Le seul souci de ces pasteurs, disait l'évêque, c'est de tondre leurs brebis. » Pour mettre un frein à ces désordres, Briçonnet défendit aux moines de prêcher et destitua bon nombre de prêtres, se proposant d'en préparer d'autres pour enseigner l'Évangile. En attendant, il fut heureux d'avoir le secours de Faber.

Guillaume Farel dut se trouver dans un grand isolement. Ses deux amis, Roussel et d'autres encore, espéraient, au moyen de l'Évangile, réformer l'Église romaine en y restant attachés. Farel, lui, était de jour en jour plus convaincu que leurs espérances étaient vaines et que les chrétiens devaient retourner purement et simplement à la Parole de Dieu, en laissant de côté toute autre considération. Au lieu de réformer Rome, il n'en voulait plus rien du tout ; il désirait retourner aux temps de Paul et de la Chambre haute, au temps où il n'y avait ni prêtres ni autels, ni édifices consacrés, ni vêtements sacerdotaux, ni rites particuliers, mais où il y avait Christ, Christ seul et sa Parole bénie. « Si Christ ne suffit pas, écrivait Farel, si sa Parole ne peut maintenir l'ordre, comment pouvez-vous espérer que rien de ce que vous y ajouterez fera ce que Christ n'a pu faire ? »

Il n'est pas étonnant que les docteurs de la Sorbonne aient refusé d'entendre cet intrus qui prétendait ne les juger que d'après la Bible seule.

Les docteurs de Paris avaient entendu les appels divins pendant deux ans ; maintenant Dieu allait les mettre à l'épreuve : recevraient-ils son message de grâce et de salut, ou non ? Le moment décisif arriva de la manière suivante : Luther, dont les doctrines avaient été condamnées par l'Église de Rome, en avait appelé à l'Université de Paris, pour qu'elle jugeât entre lui et Jean Eck, le champion de Rome. Eck et Luther s'étaient rencontrés à Leipzig pour discuter publiquement les droits de Christ et ceux du pape. Paris devait examiner ce qui avait été dit des deux côtés et ensuite déclarer lequel avait raison. Vingt copies des arguments de chacun des adversaires furent envoyées à Paris au commencement de 1520.

Pendant plus d'une année, l'Université étudia ces brochures ; toute l'Europe, nous dit-on, attendait la décision de Paris. Bédier avait beaucoup à dire, naturellement ; avec sa voix criarde et soutenu par une nuée de partisans ignares et de prêtres en colère, il gagna la bataille. En avril 1521, l'Université décréta que les livres de Luther seraient brûlés publiquement dans les rues de Paris. Dès lors Farel comprit que la capitale avait rejeté l'Évangile. Faber le suppliait de venir à Meaux, où il pourrait prêcher en liberté et où les âmes soupiraient après le pain de vie. C'est ainsi que Guillaume secoua la poussera de ses pieds contre la ville qui refusait Christ et sa Parole. Accompagné des Roussel et de quelques autres de ses amis, Farel arriva à Meaux sans que nul peut-être se soit douté qu'avec le départ de ce jeune montagnard finissait le jour de grâce pour Paris. Christ a dit autrefois de ses serviteurs : « Celui qui vous écoute m'écoute, celui qui vous méprise me méprise, et celui qui me méprise méprise Celui qui m'a envoyé. » Paris avait méprisé Dieu lui-même en la personne du jeune évangéliste.

Mais Celui qui peut tirer le bien du mal avait changé en bénédiction, pour une âme d'élite, les discours absurdes de Bélier. Il y avait un jeune noble de Picardie Louis de Berquin, qui se faisait remarquer par la ferveur de son attachement à l'Église romaine et sa moralité irréprochable. Berquin s'élevait souvent avec force contre les doctrines de Luther, tout en blâmant sévèrement les prêtres et les moines qui vivaient dans le péché et faisaient de la religion une occasion de lucre Il haïssait la bassesse, l'hypocrisie, et semble avoir été parfaitement sincère, quoique dans l'erreur. Il assista aux Écussons qui eurent lieu entre Bédier et les prédicateurs de l'Évangile, et, bien qu'il crût Faber et Farel dans leur tort, les mauvais arguments de Bédier et de ses moines, leurs efforts déloyaux pour harceler et calomnier ceux qu'ils ne réussissaient pas à réfuter, excitèrent son indignation. D'un autre côté, il trouva que les prédicateurs étaient francs, droits, qu'ils en appelaient à la Bible pour confirmer tout ce qu'ils disaient. C'est alors que Berquin, dégoûté des prêtres et embarrassé par les déclarations de Farel, se mit à lire la Bible, et la lumière se fit dans son cœur. Nous entendrons encore parler de cet intéressant jeune homme ; pour le moment, retournons à Farel.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant