Vie de Guillaume Farel

15. Vous serez bienheureux lorsque les hommes vous haïront

Au printemps de 1524, Farel partit de Bâle pour aller voir Zwingli et plusieurs autres prédicateurs de la Suisse allemande. Son absence fut de courte durée, cependant ses ennemis trouvèrent le temps de soulever l'opinion publique contre lui. A la tête de ses adversaires se trouvait Erasme ; il ne pouvait oublier que Farel l'avait, disait-on, appelé un Balaam ; cette épithète troublait sa mauvaise conscience. Farel ne l'ayant ni recherché ni évité, Erasme se sentait d'autant plus mortifié. « Je regrette, disait-il, le temps que j'ai perdu à disputer avec Farel ; il m'aurait pris pour un astre de première grandeur, si seulement j'avais voulu dire. Le pape est un antichrist, les ordonnances humaines sont des hérésies, les rites et les cérémonies, des abominations païennes. Il s'appelle un ami de l'Évangile, mais je n'ai jamais rencontré un homme plus insolent, plus arrogant, plus caustique. J'ai si bien appris à connaître son caractère, que je dédaignerais de l'avoir soit pour ami, soit pour ennemi. » Et pourtant Erasme trouva qu'il valait la peine d'être l'ennemi de Farel. Il excita les magistrats de Bâle contre lui, leur persuadant qu'il se produirait des émeutes dangereuses, s'ils permettaient à cet hérétique de revenir dans la ville. Jusqu'alors le Conseil bâlois avait autorisé Farel à prêcher et l'en avait même prié. On lui avait donné l'usage d'une des églises de la ville ; mais lorsqu'il revint de Zurich tout avait changé. « Déjà approchait le dimanche, écrit Farel, où je devais prêcher mon quatrième sermon. Voici que je suis appelé le samedi à dix heures par un messager public. J'accours, fort de ma conscience, je vole au prétoire, de telle sorte que le messager pouvait à peine me suivre. Là, j'attends assez longtemps à la porte.

Enfin un magistrat m'appelle, je le suis et comme il ne pouvait ni me comprendre ni être compris de moi, il me conduisit dans un angle de la chambre du Conseil. Là s'efforçant de me parler en latin, il me disait : Nous voyons ce qu'est votre Évangile. Moi, sentant qu'il voulait accuser l'Évangile de sédition et de révolte, je lui répondis : L'Évangile n'est pas tel que tu le crois ; il est ami de la paix, donnant tout et ne réclamant pas ce qu'on lieu enlève, supportant toute injure pour l'amour de Christ. Nous voyons autrement, dit-il... mes maîtres veulent que vous sortiez aujourd'hui de la ville... et vous jurerez que vous ne vous vengerez pas contre la ville ou quelque citoyen et que vous ne diffamerez pas la ville dans vos lettres. Depuis longtemps déjà j'avais fait le serment, comme tout chrétien le fait ; car nous haïssons les vices et non les hommes. Nous en voulons aux vices, mais nous souhaitons du bien aux hommes. Celui-là m'arracha enfin ce serment que je lui prêtais de peur de lui être une pierre d'achoppement... j'ai obéi avec le plus grand empressement et le Seigneur sait que jamais je n'ai quitté quelque ville avec une plus grande note, ce qui m'étonnait, puisque j'avais là tant d'amis et de frères illustres.

Mais pour avouer la vérité, lorsque j'eus fait un mille, je commençai à réfléchir sur la cause qui m'avait fait si subitement quitter la ville et une certaine surprise pénétra mon esprit. Comment un sénat si éclairé et si juste, a-t-il agi à ton égard de telle sorte qu'il t'a condamné avant de t'avoir entendu ? Quel crime as-tu commis ? Pourquoi ne te l'a-t-on dit, puisque les juges agissent ainsi à l'égard des coupables pour les corriger et pour détourner les autres de pareils crimes ? Pour toi, comment deviendras-tu meilleur par ce départ ? Car tu ne sais pas pourquoi tu as dû sortir de la ville et les autres ne deviendront pas meilleurs par ton exemple, puisque cela leur est également inconnu. »

Le départ de Farel fut un grand chagrin pour ceux auxquels il annonçait l'Évangile. Œcolampade était indigné, il regrettait son ami pour lui-même et s'affligeait de ce quoiqu'on ne l'entendait plus exposer les vérités que le Seigneur lui avait fait comprendre. Farel emmena le chevalier d'Esche qu'il avait rencontré à Bâle, ils partirent ensemble pour Strasbourg. Le Seigneur opérait de grandes choses dans cette ville où les deux amis trouvèrent un excellent accueil. Farel se sentit encouragé et rafraîchi. Et maintenant Guillaume allait avoir d'autres travaux à entreprendre. Bien qu'il eût prêché à Meaux, en Dauphiné et dans la Guyenne, il ne s'était jamais cru appelé de Dieu au ministère évangélique jusqu'à son séjour à Bâle. Il nous dit lui-même qu'il s'était abstenu de prendre la place d'évangéliste, espérant que Dieu enverrait des hommes plus capables que lui. Mais ses conversations avec Œcolampade lui firent comprendre que Dieu l'avait appelé à prêcher partout où il y aurait une porte ouverte. (Œcolampade, dit-il, m'exhortait fréquemment à prêcher, invoquant le nom du Seigneur ou, comme dit la Bible, le recommandant au Seigneur avec prières (Actes 14.23).

Quelques personnes pensent que c'est une chose terrible de prêcher sans avoir été consacré et appellent ceci la consécration de Farel. Il serait à désirer que tous les chrétiens, hommes et femmes, se consacrassent ainsi les uns les autres et cela fréquemment, car tout chrétien a reçu du Seigneur une tâche quelconque, pour l'accomplissement de laquelle il a besoin des prières de ses frères et de ses sœurs. Nous devrions nous présenter l'un l'autre au Seigneur et nous exhorter les uns les autres aux bonnes œuvres, comme le faisait Œcolampade pour Farel. D'autres historiens disent, sans en fournir aucune preuve, que Farel fut consacré à Strasbourg.

Cependant lorsqu'il célébra la Cène du Seigneur à Montbéliard, quelque temps après son séjour à Strasbourg, nous voyons que plusieurs de ses amis firent des objections parce qu'il n'était pas consacré ! Les gens qui avaient été élevés dans les erreurs du papisme au sujet du sacerdoce et de la consécration, trouvaient étrange et même mauvais qu'un laïque distribuât les sacrements.

Combien de chrétiens, même à présent, ont de la peine à recevoir la Parole de Dieu dans toute sa simplicité ! « C'est que, dit Farel, au lieu de regarder à Dieu et à sa Parole, on regarde à soi-même, à sa propre raison et à ce qu'on croit devoir être le plus édifiant, car nous croyons savoir ce qui convient à l'édification, mieux que Dieu lui-même. Selon nous, les ordonnances de Dieu gardées purement et simplement ruineront tout, mais notre puissance venant en aide à Dieu édifiera ce que lui n'a su faire ! Ne soyons pas si fous, ni si insensés, ni si arrogants, ni si présomptueux que de croire que nous pouvons rendre la Parole de Dieu et les sacrements plus dignes de respect, plus remplis de grâce et de puissance, par les inventions que nous y ajoutons, tandis qu'au contraire nous ne pouvons que gâter et pervertir tout ce que nous touchons. »

Revenons à notre histoire. Farel ayant senti que l'appel venait de Dieu, se prépara à obéir. Les habitants de Montbéliard, qui avaient entendu parler de lui, lui adressèrent un appel ; leur prince, le jeune duc Ulrich de Wurtemberg les ayant autorisés à le faire. En juillet 1524, Farel quitta Strasbourg pour se rendre dans son nouveau champ de travail.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant