Vie de Guillaume Farel

16. Une année lugubre pour la France

Monthéliard faisait alors partie de l'empire d'Allemagne. C'est une jolie petite ville, située dans la vallée de l'Allaine ; ses habitants s'occupent surtout d'horlogerie et de filatures de coton. La ville est dominée par un vieux château, flanqué de tours rondes et bâti sur une colline élevée au pied de laquelle on traverse sur un pont la rivière de l'Allaine. Le travail ne manqua pas à Farel dans cette ville. Outre des prédications fréquentes, il composait des traités en français et revoyait ceux qu'on traduisait de l'allemand.

Tous ces écrits s'imprimaient à Bâle ; Anémond de Coct aidait avec zèle son ami Farel. A cette époque Faber avait achevé la traduction française du Nouveau Testament ; Anémond ayant réussi à s'en procurer un exemplaire, en fit imprimer un grand nombre. Ni lui ni Farel n'avaient l'argent nécessaire pour les frais d'impression ; les chrétiens de Metz, Grenoble et Lyon se chargèrent de la dépense. Il y avait alors beaucoup de croyants à Lyon, la semence répandue en Dauphiné avait germé, et de cette pépinière étaient sortis des évangélistes qui se rendirent en divers lieux. Le roi François Ier venait de partir pour le théâtre de la guerre en Italie ; sa mère et sa sœur l'avaient accompagné jusqu'à Lyon, où ces princesses séjournèrent quelque temps (août 1524).

La duchesse Marguerite avait choisi pour l'accompagner parmi ses serviteurs ceux qui aimaient la Parole de Dieu ; elle désirait beaucoup faire prêcher l'Évangile à Lyon, elle y attira plusieurs des prédicateurs persécutés et beaucoup de Lyonnais reçurent la bonne nouvelle. Farel et Anémond s'entr'aimaient ; le chevalier allait et venait entre Bâle et Montbéliard pour apporter les livres que Guillaume distribuait ; il en confiait à de pieux colporteurs qui allaient les vendre à bas prix dans toutes les villes et tous les villages de France. Ainsi, malgré les persécutions, la Parole de Dieu était répandue et portait ses fruits bénis. En peu de temps il y eut dans toute la France des âmes croyant au Seigneur Jésus et se détournant des idoles pour servir le Dieu vivant et vrai. Mais la tâche du jeune chevalier touchait déjà à sa fin ; Anémond de Coct tomba soudain malade à Schaffhouse, après avoir bu de l'eau très fraîche lorsqu'il avait chaud. Il comprit qu'il allait mourir et il envoya son domestique l'annoncer à Farel. Jusqu'à son dernier moment il s'était occupé sans relâche de l'impression et de l'expédition des livres en France. Farel se mit en route en toute hâte, mais hélas ! il arriva trop tard ; Anémond était déjà auprès du Seigneur.

Ce fut un amer chagrin pour Farel qui perdait en lui un ami et un collaborateur précieux dans l'œuvre du Seigneur. Le jeune Laurent de Chastelard, frère d'Anémond, avait reçu l'Évangile et il se montra très reconnaissant de l'attachement que Farel avait pour son frère bien-aimé.

Dieu continuait à bénir la prédication de Farel, sauvant par son moyen beaucoup de pécheurs, Œcolampade était rempli de joie à l'ouïe de ces bonnes nouvelles justifiant l'opinion qu'il avait de son ami ; mais en même temps il craignait sans cesse sa vivacité. Il le suppliait d'être doux et modéré, d'attirer les gens, de ne pas les effaroucher, de ne point parler d'abord trop sévèrement contre les prêtres qui disent la messe. « Rappelez-vous, lui écrivait-il, que souvent ces pauvres gens ne connaissent rien de mieux ; ils sont ignorants et superstitieux et croient réellement bien faire. Soyez bons pour eux et tâchez de les gagner par la persuasion ; ne leur parlez pas contre la messe avant d'avoir détrôné l'Antichrist de la place qu'il occupe dans leurs cœurs. »

Farel s'efforça d'être doux et modéré, mais il disait hautement que la messe est une idolâtrie et il prêchait Christ avec hardiesse et fidélité. Bientôt surgirent des troubles suscités par le clergé ; un moine et un prêtre se levèrent dans l'église où prêchait le réformateur, et interrompirent son sermon en l'appelant hérétique et menteur. Le duc fit taire les deux interrupteurs et leur enjoignit de se tenir tranquilles sous peine d'une forte amende. Mais le moine recommença à interrompre le sermon de l'après-midi et s'efforça de soulever une émeute. Cette fois, le duc fit arrêter Farel et le moine, puis il dit à ce dernier qu'il lui donnait le choix ou de prouver d'après la Bible la fausseté des enseignements de Farel, ou de les reconnaître pour véritables. Après avoir réfléchi, le moine déclara qu'il ne saurait réfuter Farel d'après la Bible, qu'en conséquence il était disposé à confesser qu'il avait agi sous l'effet de la colère et que ses paroles n'avaient aucune valeur. Le duc lui ordonna de mettre sa confession par écrit, afin qu'on pût la lire en public ; l'honnête religieux fit ce qu'on lui demandait, puis il fut relâché ainsi que Farel.

Cet incident augmenta encore l'intérêt général pour la prédication de Farel. Il avait autant de travail que ses forces le permettaient, car ceux qui s'étaient convertis avaient besoin d'être instruits et ils désiraient que leurs enfants le fussent aussi. Les choses marchèrent de la sorte pendant environ neuf mois ; mais à peine l'année 1525 avait-elle commencé que François Ier fut fait prisonnier par Charles-Quint à la bataille de Pavie. La captivité du roi de France dura une année, pendant laquelle la régence fut remise à la méchante reine-mère, Louise de Savoie et au chancelier Duprat, deux ennemis acharnés de l'Évangile. Ils allaient pouvoir donner carrière à leur haine ; une terrible persécution fondit sur les croyants dans toutes les parties de la France.

Bédier et les docteurs de la Sorbonne respirèrent librement et se mirent à réclamer le massacre de tous ceux qui avaient reçu l'Évangile.

« Bannissons de la France cette détestable doctrine, s'écriait Bédier, l'abandon des bonnes œuvres est une funeste tromperie du diable ! » Pour donner l'exemple des bonnes couvres, Bédier se mit à fouiller tous les lieux où la Parole de Dieu avait été prêchée, afin de découvrir ceux qui l'avaient reçue. La première attaque fut dirigée contre Briçonnet ; après avoir si complètement renié son Maître, le pauvre homme s'était de nouveau hasardé à prêcher Christ ; il rassembla quelques prédicateurs de l'Évangile autour de lui et fit même une tournée dans son diocèse en compagnie de Faber pour faire enlever les crucifix et brûler les images. On arrêta donc le pauvre évêque qui demanda à être jugé par le Parlement, mais le syndic de la Sorbonne craignit qu'il ne sût trop bien se défendre et cette faveur lui fut refusée. Briçonnet fut examiné à huis-clos par deux conseillers qui tâchèrent de lui faire renier sa foi. Bédier pensait avec raison que si l'évêque était brûlé, ce serait une grande gloire pour les évangéliques, tandis que s il abjurait, ce Brait au contraire un affront pour leur doctrine. Briçonnet fut donc appelé une seconde fois à choisir entre Christ et Satan, et pour la seconde fois il préféra renier le Seigneur ! Il consentit à faire pénitence pour expier ses erreurs passées, puis il condamna publiquement les livres de Luther, et donna l'ordre de faire adorer les saints. Enfin, pour montrer sa foi au papisme, il parut à la tête d'une splendide procession. Cette fois Briçonnet tomba pour ne plus se relever ! Il vécut encore huit ans, après avoir renié définitivement le Maître qu'il avait confessé et prêché. Dans son testament il recommande son âme à la vierge Marie et au chœur céleste du paradis, puis il demande qu'on fasse dire douze cents messes pour son âme.

Le tour de Faber vint ensuite ; Bédier avait une haine particulière contre lui, car il le regardait comme l'auteur de tout le mal. D'après le récit de Bédier, Faber assurait que quiconque cherchait à se sauver par ses propres forces serait perdu, tandis que celui qui ne comptait pas sur lui-même, mais sur Jésus, serait sauvé.

Quelle erreur infernale ajoute Bédier. Quel piège habile du diable ! Il faut nous y opposer de tout notre pouvoir.

Plus tard, le Parlement rédigea un acte d'accusation contre Faber, mais quand on voulut se saisir de lui, il avait disparu. Le vieux docteur avait secrètement quitté Meaux pour une destination inconnue. Nous le retrouverons dans la suite de notre récit.

Bédier se retourna avec toute la rage du désappointement contre Louis de Berquin, qui fut saisi une seconde fois et jeté en prison. Celui-là ne nous échappera pas, dit le Parlement. Bédier chercha ensuite à atteindre Erasme. Non qu'il prêchât l'Évangile, car il venait au contraire d'écrire contre Luther et les luthériens ; mais le syndic savait qu'Erasme méprisait les moines en général, et lui en particulier, pour leur ignorance, leur stupidité et leur hypocrisie. D'ailleurs Erasme n'avait-il pas avancé la cause des hérétiques, en encourageant l'étude du grec et du Nouveau Testament qu'il avait même traduit ?

« C'est pourquoi, disait Bédier, il faut écraser Erasme au plus vite. »

Mais Erasme réclama la protection de l'empereur Charles-Quint ; cela lui réussit et il échappa aux griffes de la Sorbonne.

Parmi les victimes de cette année terrible, il y eut aussi un évangéliste, originaire des environs de Nancy. Ce duché appartenait alors à Antoine le Bon, qui ne méritait guère ce surnom, car tout ce qu'il savait faire quand il ne répétait pas le Pater ou l'Ave Maria c'était de se plonger dans le vice ou de persécuter les enfants de Dieu. Antoine le Bon et son confesseur le père Bonaventure, s'emparèrent d'un pauvre évangéliste nommé Schuch. L'interrogatoire se faisant en latin, le duc n'y comprenait rien, mais impatienté de l'air calme et heureux de Schuch, il se leva et le condamna à être brûlé vif. Le pieux Schuch regarda tranquillement le duc et dit : « Je me suis réjoui à cause de ceux qui me disaient : Nous irons à la maison de l'Eternel. » En août 1525, le courageux martyr fut brûlé et sa Bible avec lui.

Il y avait encore d'autres victimes sur lesquelles Bédier avait l'œil ; entre autres, Jacques Pavannes duquel nous avons déjà parlé. Lorsque Briçonnet renia le Seigneur la première fois, Pavannes fut saisi et jeté en prison ; c'était vers la fin de 1524. Seul dans un cachot, il sentit son courage l'abandonner, il consentit à retourner au papisme et fut relâché. Mais à partir de ce moment il fut profondément malheureux. Bientôt reparut en déclarant qu'il avait péché conte le Seigneur, et qu'il voulait être compté parmi ceux qui ne croient qu'en Christ seul. Il ne voulait pas, disait-il, prier les saints, ne croyait pas au purgatoire et ne voulait d'autre Sauveur que Christ seul. Pavannes fut condamné à être brûlé sur la place de Grève à Paris. Sa tristesse et ses craintes s'étaient dissipées ; il s'avança vers le bûcher serein et joyeux, prêchant hardiment pendant les quelques minutes qui lui restaient. Ce petit sermon était d'une telle puissance qu'un des prêtres présents dit qu'il aurait mieux valu que l'Église payât un million de pièces d'or, plutôt que d'avoir laissé Pavannes parler comme il l'avait fait.

Après le jeune étudiant, ce fut le tour de l'ermite de Livry, dont on n a pas oublié la touchante histoire ; on le traîna à Paris pour le brûler à petit feu devant la cathédrale de Notre-Dame. La ville entière assistait au supplice de l'ermite qui resta calme et ferme ; les prêtres s'agitaient autour de lui en lui présentant un crucifix et les docteurs de la Sorbonne criaient de toutes leurs forces : « Il est damné, il s'en va en enfer ! » L'ermite se contenta de répondre que sa confiance était en Christ et qu'il était résolu à mourir en ne croyant qu'en son Sauveur.

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