Vie de Guillaume Farel

20. Une belle contrée plongée dans les ténèbres

Quelques jours après avoir écrit cette lettre, Farel quitta Strasbourg pour se rendre dans un pays de langue française où sa voix n'avait pas encore retenti : je veux parler de la Suisse occidentale. Farel crut comprendre que le Seigneur l'y envoyait. Il avait été invité par un prédicateur évangélique, nommé Berthold Haller, qui travaillait depuis quelque temps à Berne et dans les environs, où l'on parlait l'allemand. Mais plus à l'ouest, il y avait des populations de langue française qui étaient sous la domination bernoise. La prédication de Haller avait été bénie pour plusieurs des notables de Berne qui semblaient avoir reçu l'Évangile ; on pouvait donc espérer qu'ils seraient favorables à la propagation de l'Évangile sur leur territoire.

Farel partit de Strasbourg à pied, accompagné d'un seul ami dont je ne sais rien, sinon qu'il s'appelait Thomas. Dès le premier soir, les deux voyageurs s'égarèrent ; la pluie tombait à verse, la nuit était froide et obscure ; nos amis errèrent longtemps à l'aventure. Enfin, vaincus par la fatigue, ils s'assirent au bord de la route boueuse, perdant tout espoir de retrouver leur chemin. Farel sentit l'abattement le gagner, et pourtant ce n'était pas chose nouvelle pour lui que de passer la nuit en plein air. Pendant des semaines, si ce n'est des mois, il avait erré ainsi dans les montagnes du Dauphiné, s'abritant la nuit sous un rocher ou dans un taillis. Mais Dieu avait une leçon à lui enseigner pendant cette nuit humide et froide, une leçon qu'il lui était nécessaire d'apprendre avant de pouvoir sans danger goûter les glorieux succès qui se préparaient pour lui. En parlant de cette mésaventure il écrivait plus tard à ses amis de Strasbourg : « Vous savez vous-mêmes que je ne suis pas tout à fait sot, pour que je ne puisse de quelque manière juger de la différence des routes, ni tout à fait paresseux et lent, pour que je ne puisse pas suivre un homme actif ; mais le Seigneur a voulu, par de petites choses, apprendre ce que l'homme peut dans les plus grandes. »

Il se peut en effet que tout en jugeant si justement Faber, Roussel, Luther, Farel n'eût pas encore perdu confiance en lui-même. Ce voyage pendant lequel il se perdit, à plusieurs reprises et toujours par un temps affreux, semble avoir été employé par Dieu pour lui enseigner une leçon qu'il a bien comprise et qu'il n'oublia jamais. Cette nuit-là, les deux amis prièrent ensemble au bord du chemin, puis ils se remirent en route. « Enfin, dit Farel, après des chutes et des faux pas, j'atteignis un geste où un hôte s'efforça de réparer en moi le dommage que les Français lui firent éprouver autrefois. Grâce à lui, je pars le lendemain à trois heures, pendant que Thomas traite avec mon hôte ; je continue directement mais pas longtemps ; éloigné de la route, je suis le chemin vers des marais. Là, je patauge longtemps, rencontrant parfois une eau si profonde que je n'avais aucune espérance d'en sortir. Si ces accidents étaient très tristes pour moi, ils ne furent pas réjouissants pour Thomas.

Nous nous égarâmes encore à l'entrée de la nuit, et nous nous perdîmes de vue, Le lendemain je me levai avant trois heures pour aller à Colmar attendre Thomas, et quoique la route fût plus plate et le chemin très court, cependant j'errai jusqu'à six heures à travers les montagnes, les forêts et les vallées, les vignes et les champs. Entre six et sept heures je me trouvais bien plus éloigné de Colmar que quand j'avais quitté mon refuge, enfin à peine à dix heures arrivai-je au rendez-vous. Je m'égarai tellement que si je m étais appliqué à le faire, je n'aurais pas pu mieux réussir ! Le jour suivant la chose alla un peu mieux ; je ne me séparai plus de Thomas, ni lui de moi et, chevauchant alternativement, nous arrivâmes à Mulhouse.

Enfin, couverts de boue et trempés jusqu'aux os, Farel et son compagnon atteignirent Bâle, mais le réformateur remercia Dieu toute sa vie de ce que le froid, la pluie, la fatigue, l'avaient ainsi forcé à ne plus compter sur lui-même, mais sur le Seigneur. Pendant quelques jours Farel séjourna à Bâle, à la grande joie de son ami Œcolampade, puis il se rendit à Berne, mais il n'y resta pas longtemps, non qu'il n'ait pas eu du plaisir à voir Berthold Haller, mais parce qu'il soupirait après le moment d'arriver dans des contrées où il pourrait prêcher en français. Haller lui conseilla de commencer par Aigle. Ce pays, dans lequel Farel allait dépenser le reste de son existence pour le Seigneur, mérite d'être décrit. Il est entouré de hautes montagnes aux cimes couvertes de neige, des vallées boisées et verdoyantes, traversées par des torrents impétueux et bondissant sur des rochers moussus, sont à leurs pieds. Il y a des cascades sans nombre, des prés couverts d'un tapis de fleurs sauvages. Au printemps abondent la gentiane bleu foncé, les anémones couleur de primevère, les myosotis, les lis, les auricules et mille fleurs qui ne croissent pas dans la plaine. Le lac Léman aux flots bleus est encadré par de riantes collines sur les pentes desquelles sont semés les villages et les châteaux antiques. Au-dessus des collines s'élèvent les montagnes couronnées de neige qui se reflètent dans le lac. Des milliers d'étrangers vont, chaque année, admirer ces sites ravissants.

Ce n'était pas en touriste que Farel arrivait dans ce pays, à travers la neige et la pluie, pendant l'hiver 1526-27. Il avait hâte de se trouver dans cette contrée, parce que ses habitants étaient plongés dans la misère et les ténèbres morales les plus profondes.

Quatre évêques gouvernaient les populations de la Suisse française, au nom du Saint-Siège dont ils étaient les plus zélés suppôts. Le trône pontifical était occupé par Clément VII. Cousin de Léon X, d'une ambition insatiable, il mettait tout en œuvre pour faire une belle position à sa famille ; c'est lui qui réussit plus tard à marier au roi de France Henri II sa nièce Catherine de Médicis, qui fit mettre à mort des milliers d'enfants de Dieu dans la malheureuse patrie de son époux.

Sous le pontificat de Clément VII, les catholiques eux-mêmes en vinrent à demander une réforme dans le clergé. Beaucoup de princes s'assemblèrent à Nuremberg et envoyèrent un appel au pape, le priant de réformer l'Église. Clément répondit qu'il verrait ce qu'il pourrait faire parmi les curés et les vicaires, mais quant à sa propre cour, il refusa toute réforme, ajoutant que ceux qui oseraient blâmer la conduite des cardinaux et des évêques, étaient des hérétiques et seraient punis comme tels. En conséquence, les quatre évêques de la Suisse française purent continuer à leur aise leur vie de paresse et de débauche, en ayant soin de laisser leurs ouailles plongées dans l'ignorance.

La Bible était donc inconnue dans les jolis villages de montagnes, et dans les villes de Lausanne et Genève. Il y avait pourtant toujours foule dans la cathédrale genevoise, mais ce n'était pas pour entendre l'Évangile. On y allait pour voir le cerveau de saint Pierre et le bras de saint Antoine ; le pauvre peuple s'agenouillait devant ces reliques et les adorait, sans se douter que le prêtre qui allait empocher leur argent se moquait de leur crédulité. Car il devait bien savoir que le soi-disant cerveau de saint Pierre n'était qu'un morceau de pierre ponce, et que ce qu'on appelait le bras de saint Antoine n'était en réalité que la jambe d'un cerf. La veille de Noël, les habitants de Genève et des campagnes d'alentour allaient aussi en foule à l'église de St-Gervais, où l'on pouvait entendre des saints qui avaient été enterrés autrefois sous le maître-autel, chanter et causer entre eux. Quand Farel pénétra dans Genève, il fut de nouveau question de ces saints merveilleux ; mais n'anticipons pas. Jusqu'alors aucune voix ne s'était fait entendre pour annoncer de meilleures choses et aucun rayon de lumière n'avait percé les ténèbres épaisses dont ce pauvre pays était enveloppé.

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