Vie de Guillaume Farel

27. Un pays qui refuse l'Évangile

Durant les trois années qui s'étaient écoulées depuis que Farel avait ouvert sa petite école à Aigle, il avait reçu de temps à autre des nouvelles de sa patrie. Faber s'était retiré à Blois, sous la protection de la princesse Marguerite ; il avait été nommé précepteur des trois plus jeunes enfants du roi, Madeleine, Marguerite et Abednego ; il était aussi gardien de la bibliothèque royale dans le château de Blois. La princesse Marguerite s'était remariée avec Henri, roi de Navarre. Henri était un homme indolent, ne se souciant pas de la religion papiste, qu'il professait toutefois. Marguerite put donc recevoir à sa cour plusieurs évangélistes, heureux de s y réfugier. Le roi et la reine de Navarre résidaient souvent à Blois, où Marguerite jouissait de la société de Faber. Louis de Berquin et Gérard Roussel étaient aussi sous la protection de la reine ; ce dernier était devenu son aumônier et prédicateur de la cour. Il s'était résigné à taire une partie de la vérité et il en était récompensé. Mais Louis de Berquin devait obtenir « la récompense qui est grande dans le ciel ». Ce fidèle serviteur de Dieu ne voulait dissimuler aucune partie de l'Évangile auquel il avait cru. Aussi la Sorbonne et les prêtres le guettaient comme un tigre guette sa proie.

La reine de Navarre réussit pendant un temps à protéger le courageux jeune homme, qui non seulement déclarait sa foi ouvertement, mais encore attaquait avec force les vices et les péchés des prêtres. « Ils se servent de la religion, disait-il, comme d'un manteau pour cacher les passions les plus dégradantes, la vie la plus scandaleuse et l'incrédulité la plus complète. » En vain Érasme et ses autres amis le suppliaient de garder le silence, en vain Marguerite l'avertissait de l'impuissance de sa protection s'il continuait à parler aussi clairement en public.

Enfin, pendant l'été de 1528, les ennemis de Berquin trouvèrent un prétexte pour le faire arrêter. Il y avait à l'angle d'une rue de Paris une image de la Vierge qu'on trouva un matin brisée en morceaux. Cet acte fut le signal d'une nouvelle persécution contre les évangélistes en général et Berquin en particulier. Le roi de France lui-même fut rempli d'horreur en apprenant cet affreux crime. Il parut dans une procession solennelle, suivi par tout le clergé de Paris, marchant tête nue et un cierge allumé à la main, afin de témoigner son respect pour les débris de l'image. Lorsqu'il arriva au coin de rue où se trouvait le tronc mutilé de l'idole, il l'adora avec beaucoup de dévotion, nous dit-on. Enfin il ne s'opposa plus à ce qu'on fit le procès de Berquin ; celui-ci fut saisi et condamné à faire pénitence, tête nue et un cierge à la main, dans la grande cour du Louvre, en demandant pardon à Dieu et au roi. On devait ensuite le conduire à la place de Grève pour y voir brûler ses livres, puis à Notre-Dame pour y demander encore pardon à Dieu et à la vierge Marie. Puis on devait lui percer la langue avec un fer rouge et l'enfermer dans un cachot pour le reste de ses jours, sans livres, sans encre ni plumes. Une foule immense remplissait les rues pour voir cette pénitence, mais Berquin ne parut pas ; il en avait appelé au roi et il refusa de sortir de sa prison. Marguerite supplia le roi de le sauver, mais cette fois le frère demeura sourd aux instances de sa sœur.

Les amis de Berquin le pressaient de faire pénitence. « Sinon lui dit son ami Budé, vous serez brûlé. » « J'aimerais mieux être brûlé, répondit Berquin, que avoir l'air de condamner la vérité, ne fût-ce que par mon silence. » Berquin fut en effet condamné au bûcher ; le 22 avril, les officiers du Parlement entrèrent dans son cachot, lui commandant de les suivre. Le bûcher était dressé sur la place de Grève ; un témoin oculaire nous dit qu'il n y avait pas le moindre trouble sur le visage du martyr. Il voulut exhorter le peuple, mais on couvrit sa voix par du tapage, de sorte que son expression pleine de paix et de joie fut le dernier témoignage qu'il put rendre à la vérité.

La reine Marguerite fut très affligée à la nouvelle de sa mort et Faber aussi, mais les regrets de Faber s'appliquaient à lui-même, il enviait la place de ce jeune homme qui avait eu le courage de mourir pour Christ. A partir de ce moment, les saints périrent dans les flammes l'un après l'autre dans ce malheureux pays. En dix-huit ans, quatre-vingt-un martyrs de Jésus furent brûlés à petit feu dans diverses villes de France, et pendant de longues années le feu et l'épée firent périr des milliers de saints. Telles étaient les nouvelles qui parvenaient à Farel dans les montagnes de la Suisse. Le souvenir de Jean Leclerc, de Jacques Pavanne, de l'ermite de Livry et de Berquin le pressait à suivre le même sentier glorieux, car il visait lui aussi à « la récompense qui est dans le ciel ». Il menait deuil sur Gérard Roussel et sur Faber, mais il rendait grâce à Dieu pour Berquin et reprenait courage.

Marguerite, craignant que le tour de Faber ne vint, forma le projet de l'établir dans son château de Nérac, en Navarre, où il serait hors de la portée de ses persécuteurs. Dans ce but, elle écrivit à son cousin Anne de Montmorency, grand-maître de la maison du roi, la lettre suivante : « Mon neveu, le bon homme Faber m'a écrit qu'il s'est trouvé un peu mal à Blois, et pour changer d'air il irait volontiers voir un sien ami, pour un temps, si le plaisir du Roi était de vouloir lui donner congé. Il a mis ordre à sa bibliothèque et mis tout par inventaire lequel il baillera à qui il plaira au Roi. Je vous prie de demander son congé au Roi ; vous ferez un singulier plaisir à celle qui est votre bonne tante et amie, Marguerite. »

Le roi accorda la permission demandée, et la reine de Navarre emmena son vieil ami finir ses jours dans le paisible château de Nérac, où elle alla se fixer elle-même ainsi que Gérard Roussel, et au lieu d'un cachot et d'un bûcher, Faber eut donc un palais et une mitre, car il vécut et mourut évêque d'Oléron en Navarre.

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