Vie de Guillaume Farel

30. La glorieuse puissance de Dieu

En juin, Farel reparut à Neuchâtel, accompagné d'Antoine Froment. Son absence avait duré six mois, et pendant ce temps il y avait eu beaucoup de conversions. Il recommença à prêcher dans les rues et les maisons. Un jour, les Neuchâtelois s'avisèrent de le conduire à la chapelle de l'hôpital, en disant que c'était là qu'il devait prêcher. Les prêtres s'efforcèrent de lui barrer le chemin, mais la foule se précipita comme un torrent dans l'édifice, entraînant le réformateur avec elle. « Quand le Fils de Dieu vint jadis sur la terre, dit Farel, on le reçut au milieu des pauvres, dans une étable, et maintenant c'est dans l'asile des malheureux et des estropiés que l'Évangile sera annoncé. » Il termina son discours en disant : « Si nous avons un Christ vivant, qu'avons-nous plus besoin de ces images muettes et de ces peintures ? Ôtons-les et adorons désormais le Dieu vivant et rédempteur. »

Et, joignant l'exemple à la parole, le prédicateur enleva le crucifix, les images, les tableaux qui ornaient la chapelle, le peuple les emporta et les détruisit. Le gouverneur trouva qu'il était temps d'intervenir ; il cita les habitants à paraître devant lui, mais ceux-ci en appelèrent à Berne qui envoya des messages au gouverneur et à Farel. Ils disaient à Georges de Rive que leurs alliés devaient avoir la liberté de conscience et qu'eux, Bernois, ne permettraient pas que les Neuchâtelois en fussent privés. A Farel ils écrivirent qu'il eût à s'abstenir d'employer la force, qu'il devait se borner à prêcher hardiment, mais ne pas faire de changements dans la ville, ce pouvoir appartenant aux habitants et non point à lui.

Le gouverneur, sachant combien le petit État de Neuchâtel avait besoin de la puissante protection de Berne, n'osa plus s'opposer à la prédication. Il y a quelques années, on pouvait encore voir, dans une humble chaumière du Val-de-Ruz, une fresque grossière, œuvre de quelque artiste villageois. Elle représentait le réformateur en voyage, le bâton à la main, dans un costume presque indigent, tel qu'on l'avait vu tant de fois parcourir la vallée, exhortant, encourageant, priant avec tous, se dépensant pour tous. Il n'avait ni la robe ni le bonnet de docteur ; il n'était et n'a voulu être qu'un messager de Celui qui évangélisait les multitudes, et n'avait souvent pas un lieu où reposer sa tête.

Bien des pécheurs furent convertis pendant l'été de 1530. Parmi ces âmes altérées qui vinrent boire à la source de la vie, nous remarquerons trois prêtres. Eymer Beynon avait eu le courage de confesser sa foi en Christ publiquement. Mais il s'était converti un si grand nombre de ses paroissiens, que cette nouvelle causa plus de joie que de chagrin à Serrières. « Vous m'avez appelé quelquefois un bon curé, dit Beynon à ses ouailles, j'espère que vous me trouverez encore meilleur pasteur. »

Un grand jour s'approchait pour Neuchâtel. Le 23 octobre 1530, Farel, prêchant comme à l'ordinaire dans la chapelle de l'hôpital, s'écria : « Je suis heureux de prêcher ici, mais c'est une triste chose que la messe soit encore à la place d'honneur plutôt que l'Évangile. L'église, qui pourrait contenir des foules, est réservée à la messe, tandis qu'on annonce l'Evangile dans cette petite chapelle qui ne peut recevoir qu'un auditoire si restreint. » A ces mots, les assistants se levèrent en s'écriant tout d'une voix : « Allons à l'église ! » Et ils se précipitèrent à travers les rues, portant Farel plutôt qu'ils ne l'emmenaient vers la grande église.

Cet antique édifice était fort beau ; il ne comptait pas moins de trente chapelles bâties autour de la nef et du chœur. Il y avait vingt-cinq autels resplendissants d'or et de bijoux ; on voyait de tous côtés des images et les portraits des innombrables saints qu'on adorait sous ces voûtes. Jusqu'alors, aucune bonne nouvelle n'avait retenti dans ces vastes galeries. On y avait chanté la messe, brûlé des cierges, joué des farces dans les jours de fêtes des saints. Car tels étaient les sermons papistes d'alors, des drames représentés par les moines et les nonnes qui jouaient les rôles de tous les personnages de la Bible mêlés dans la plus étrange confusion. Dans ces occasions-là, on voyait paraître, revêtus d'habits élégants, pêle-mêle, les héros de la Bible, de l'histoire et des légendes, saint Georges et le dragon, saint Christophe le géant, saint Pierre et saint Paul, et chose triste à dire, le Seigneur lui-même.

Mais l'aurore d'une ère nouvelle avait paru et c'était une foule sérieuse et sincère qui franchissait le seuil de la cathédrale avec Farel. Les prêtres et les moines impuissants à l'arrêter, se retiraient effrayés. Farel monta dans la chaire ; il promena ses regards sur les ornements étincelants des autels et des chapelles sur l'immense auditoire qui attendait, suspendu à ses lèvres, puis il éleva son âme au Seigneur. Enfin le réformateur commença, prêchant, dit la chronique, le plus puissant sermon qu'il eût encore prononcé à Neuchâtel. Il montra au peuple comment il s'était détourné du seul chemin qui mène à la vie ; il annonça un seul Sauveur pour les pécheurs et un seul culte que les saints doivent offrir en esprit et en vérité. Soudain un cri se fit entendre dans la foule et se répéta, gagnant de proche en proche comme une traînée de feu jusque dans les recoins les plus éloignés de l'église. « Nous voulons suivre Christ et l'Évangile, nous voulons vivre et mourir dans cette foi, nous et nos enfants ! » Puis tout l'auditoire se jeta sur les autels et les images, brisant et détruisant tout. L'image de la Vierge qui avait été donnée par la mère de la comtesse Jeanne, ne put échapper au désordre ; pas un autel ne resta debout. Les ciboires, les vases d'or employés pour la messe et l'encens furent lancés par dessus le mur du cimetière, jusque dans les rues du bas de la ville. Le peuple se partagea les saintes hosties et les mangea pour faire voir que ce n'était que du pain. Georges de Rive parut en vain, sa voix se perdit dans le tumulte.

Il y avait quatre prêtres préposés à la garde de l'église et, chose étrange, on les vit s'aider à renverser les autels, car dirent-ils, il est évident que maître Farel a la Bible de son côté. Cet éloquent discours avait été béni de Dieu pour chasser l'idolâtrie du cœur des hommes aussi bien que des parois de l'église. En souvenir de ce jour mémorable, les habitants de Neuchâtel firent graver sur une plaque d'airain les mots : « L'an 1530, le 23 octobre, fut ôtée et abolie l'idolâtrie de céans par les bourgeois. » Cette plaque fut placée sur un pilier à gauche de la table de communion, dans la principale église. On plaça aussi sur la chaire l'inscription suivante : « Lorsque brilla le vingt-troisième soleil d'octobre, le soleil de la vie brilla aussi pour la ville de Neuchâtel. » Pendant six cents ans les messes latines et les prières idolâtres avaient retenti dans l'antique édifice, mais le jugement était venu en une heure » (Apoc. 18.10) et pas un vestige du sombre passé ne put subsister.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant