Vie de Guillaume Farel

32. La vieille comtesse et ses vassaux

A une lieue de Neuchâtel est le bourg de Valangin ; un château fort, situé sur un rocher, domine les humbles demeures où habitaient les sujets de noble comtesse Guillemette de Vergy. Cette dame était âgée à l'époque dont nous parlons. Elle n'avait point abandonné son domaine, à l'instar de sa suzeraine la princesse Jeanne. Au contraire, la vieille dame habitait toute l'année son château fort, d'où elle exerçait une domination absolue sur les cinq vallées formant ses États.

Valangin était un repaire de papisme fanatique et bigot, pire s'il est possible que Neuchâtel, car la maîtresse de céans avait pour le catholicisme un zèle qui n'était égalé que par sa haine contre les évangéliques. Son intendant, Claude de Bellegarde, partageait son aversion pour les hérétiques ; ils avaient entendu parler de Farel et le regardaient comme un démon. Les anciennes chroniques nous font cependant grand éloge de la piété de la châtelaine. Lorsque son mari mourut, elle fit venir cent prêtres qui furent chargés de chanter des messes pour délivrer l'âme du défunt des tourments du purgatoire. Pendant toute une année, elle avait donné, chaque vendredi, le dîner et une pièce d'argent à cinq lépreux, afin d'expier le mal que son mari avait fait à ses sujets en chassant dans leurs champs de blé. La comtesse donnait aussi beaucoup d'argent aux pauvres du village. Elle menait grand train, nous dit la chronique, et lorsque la comtesse de Gruyères et d'autres dames nobles venaient la voir, il y avait grande fête au château, où l'on dansait au son du fifre et du tambourin.

Certes, si jamais cette forteresse-là était « prise pour Christ », ce ne serait que par Lui-même. Tout près de Valangin se trouve le village de Boudevilliers, qui dépendait de Neuchâtel. Le 15 août 1530, les paysans arrivèrent des montagnes et des vallées voisines pour se rendre à Boudevilliers où la fête de l'Assomption se célébrait avec pompe. Parmi la foule, on remarquait un étranger à l'air grave et résolu, accompagné d'un jeune homme de dix-huit ou vingt ans. Les prêtres et les enfants de chœur chantaient déjà la messe et l'église était presque remplie lorsque les deux étrangers entrèrent. Le plus âgé se dirigea tout droit vers la chaire, et, sans s'inquiéter de la messe qu'on chantait, il commença à prêcher d'une voix retentissante, annonçant qu'il y avait au ciel un Sauveur, le Fils de Dieu.

Les assistants le regardèrent avec stupéfaction ; cependant quelques-uns d'entre eux le connaissaient de vue, l'ayant rencontré dans les rues de Neuchâtel, et il y en eut qui se réjouirent tout bas de son arrivée. Le prêtre ne tint aucun compte de cette interruption, et continua à chanter la messe de toute la force de ses poumons. Peut-être lui aussi connaissait-il la voix de tonnerre et les yeux étincelants de Farel. Enfin le moment suprême de la transsubstantiation arriva, la cloche sonna, les paroles qui devaient consacrer l'hostie furent prononcées, elle était devenue Dieu lui-même. Le prêtre l'éleva aux yeux de la foule, et toute l'assistance tomba à genoux pour l'adorer. Un seul homme resta debout, c'était Froment ; il traversa rapidement la multitude agenouillée, gravit les marches de l'autel, prit la boîte des mains du prêtre, et l'élevant lui-même il s'écria : « Ce n'est pas ce dieu de pâte qu'il faut adorer ; le Christ vivant est là-haut dans le ciel ; dans la gloire du Père. C'est lui qu'il faut adorer ! »

Il y eut d'abord un instant de profond silence ; le peuple restait agenouillé et immobile, et le prêtre semblait avoir été frappé de la foudre. Alors la voix de Farel se fit entendre : « Oui, dit-il, Christ est dans le ciel ; les cieux le contiennent jusqu'au rétablissement de toutes choses, et Il m'a envoyé pour vous parler de Lui. »

Farel continua encore quelques instants, profitant de la stupeur générale pour proclamer la mort du Sauveur, le pardon des péchés et la vie éternelle. Mais son discours ne fut pas de longue durée ; le prêtre épouvanté finit par recouvrer ses sens et courut sonner le tocsin à toute volée. Les habitants de Valangin et des villages voisins arrivèrent précipitamment, et bientôt une foule furieuse entoura l'église ; les prêtres l'excitèrent à se jeter sur Farel et son jeune compagnon. Mais les deux serviteurs de Dieu s'échappèrent. « Dieu les délivra », dit la vieille chronique. Malheureusement les deux fugitifs étaient obligés de traverser, pour s'en aller, le bourg de Valangin, dont les rues étaient pleines de gens ameutés par le tocsin de Boudevilliers. Farel et Froment s'engagèrent dans l'étroit sentier qui contourne les rochers sur lesquels se trouve le château, mais leurs ennemis les aperçurent et une grêle de pierres les assaillit tout à coup.

De vigoureux prêtres, armés de pieux et de bâtons, accouraient en toute hâte ; « ils n'avaient certes pas la goutte ni aux pieds ni aux mains dit un chroniqueur, car ils battirent les deux évangélistes jusqu'à les exterminer. » Pendant ce temps, la comtesse de Vergy, entendant du bruit, avait paru sur la terrasse du château ; grande fut sa joie lorsqu'elle vit Farel et Froment entre les mains des prêtres. « A l'eau ! à l'eau ! » s'écria-t-elle ; « noyez-moi ces chiens de luthériens, ils ont insulté le bon Dieu ! » Elle voulait dire l'hostie. Les prêtres allaient suivre le conseil de leur châtelaine ; ils traînaient leurs victimes vers la rivière du Seyon qui coule au pied des rochers, lorsque parurent quelques paysans d'un val voisin. C'étaient de braves gens qui revenaient de Neuchâtel ; ils connaissaient de vue Farel et comprirent qu'il allait être perdu. « Pourquoi voulez-vous noyer ces hommes dirent-ils habilement ; attendez de les faire passer en jugement, vous saurez alors s'ils ont des adhérents. » Cette adroite suggestion sauva les deux évangélistes ; les prêtres, renonçant à les achever sur l'heure, résolurent de les enfermer dans le château. Mais, pour s'y rendre, il fallait passer devant une chapelle de la vierge Marie ; les prêtres y entrèrent, traînant après eux leurs victimes jusque devant l'autel. « Agenouillez-vous et adorez Notre-Dame », leur dirent-ils. Farel répondit : « Il ne faut adorer qu'un seul Dieu, le Dieu vivant et vrai, et non point des images muettes. »

A ces mots, les prêtres tombèrent sur Farel et le battirent de telle sorte que longtemps après on montrait encore les taches de son sang sur les murs de la chapelle. Les deux prisonniers furent ensuite portés, plus morts que vifs, au château et jetés dans le plus noir cachot. Ils auront sans doute pensé à Paul et à Silas dans la prison de Philippes. La nouvelle que Farel était captif parvint bientôt à Neuchâtel, et la dame de Vergy vit arriver sous ses murs une troupe nombreuse de citoyens neuchâtelois qui réclamaient les prisonniers. La vieille comtesse n'osa refuser, de peur de mécontenter Messieurs de Berne. Trois ou quatre mois plus tard, Farel reparut à Valangin ; c'était à l'approche de Noël. La comtesse était allée entendre la messe dans l'église paroissiale. A peine était-elle arrivée que Farel, accompagné de quelques Neuchâtelois, entra et, traversant hardiment l'église, monta en chaire malgré les exclamations de la comtesse indignée. La noble dame ordonna à ses gens d'arrêter l'audacieux hérétique, mais le peuple se leva comme un seul homme en s'écriant : « Nous voulons avoir l'Évangile de Christ, nous voulons écouter maître Farel ! » La vieille dame quitta l'église et retourna dans son château, remplie d'indignation et de terreur. « Je ne crois pas que ce soit selon les vieux Évangiles ; s'il y en a de nouveaux qui fassent cela faire, j'en suis esbahie », dit la pauvre dame. Toutefois, elle réussit encore pendant une année à maintenir la messe et à bannir l'Évangile, fermant l'église à clef si quelque prédicateur se montrait dans le voisinage.

Guillemette de Vergy adressa une lettre suppliante au Conseil de Berne afin qu'il la protégeât contre les prédicateurs. « Je veux, dit-elle, garder la foi de Dieu et de l'Église que j'ai tenue jusqu'à présent, en laquelle je veux vivre et mourir sans varier. Toutefois, samedi dernier, des gens de Neuchâtel, allant avec Farel, ont abattu à coups de pierres une croix qui était sur une mienne chapelle au pied du château. Et le dit Farel est venu prêcher devant mon église sans y avoir été invité par la majorité des gens du lieu... Et à Dombresson, au moment où le prêtre allait dire sa messe, voilà Farel qui arrive et qui prêche... Puis après, ils ont abattu, rompu et gâté toutes les images de l'église... Non contents de cela, ils sont allés prêcher dans d'autres églises... sans le consentement des bonnes gens et hier à Engollon, le dit Farel a interrompu la messe pour pouvoir prêcher... Je ne sais à qui me plaindre qu'à Dieu et à vous... Je vous prie de donner des ordres pour remédier aux violences et aux outrages qui me sont faits journellement et pour punir ceux qui s'en rendent coupables, sans quoi je comprendrai que nous sommes dans un monde nouveau où les seigneurs sont opprimés, la justice méconnue, la vérité et la loyauté disparues.

Je vous supplie de ne pas prendre en mauvaise part la requête de votre bourgeoise, une vieille dame sur sa vieillesse ainsi tourmentée. » Quelques jours après, la réponse de Messieurs de Berne parvint au château. En voici une partie : « ... Quant à châtier ceux qui n'ont commis d'autres offenses que d'ouïr la prédication de l'Évangile, et ensuite ont rompu, abattu et brûlé les idoles, sachez que jamais nous ne le ferons, car ce serait combattre contre Dieu. Si vous voulez avancer votre profit et honneur, n'y pensez plus et tenez-vous-en à la réponse et au conseil que dernièrement nous vous avons donnés. » Ce conseil était celui de laisser les prédicateurs en paix et de leur fournir des locaux convenables pour prêcher, et, ajoutaient les seigneurs de Berne, nous prions Dieu de vous faire la grâce de discerner les erreurs et les séductions de l'Antichrist.

La pauvre vieille dame n'eut garde de suivre les bons conseils des Bernois ; elle redoubla d'efforts pour empêcher la prédication et se débarrasser si possible de Farel et de Froment. Mais la fin de la lutte approchait ; un évangéliste étant arrivé un jour sur la place du marché, tous les habitants de Valangin l'accueillirent avec joie ; les uns disent que c'était Farel, d'autres Antoine Marcourt, le premier ministre qu'il y ait eu à Neuchâtel. De la tour du château on vit ce qui se passait, et les domestiques de la comtesse accoururent pour insulter le prédicateur et l'interrompre ; ils se conduisirent si grossièrement que le peuple se révolta et, se précipitant dans l'église, il renversa les statues et les autels, brisa les vitraux peints et les reliques des saints, faisant disparaître jusqu'au dernier vestige de l'idolâtrie passée. Puis, voulant venger Farel des coups de bâton des prêtres, il envahit leurs demeures et détruisit tout ce qui servait au culte. La dame de Vergy et son méchant conseiller, Claude de Bellegarde, tremblaient dans leur château, d'où ils avaient pu voir ce qui se passait. Jusqu'alors, personne n'avait eu l'air de s'occuper d'eux, mais voici qu'en sortant de chez les prêtres, la foule prend le chemin du château. La comtesse se sentait au pouvoir de ses sujets, toute résistance était superflue. Aussi fut-elle bien soulagée d'apprendre que la foule venait seulement réclamer le châtiment des valets qui avaient insulté le prédicateur. La comtesse y consentit. Les Valanginois se déclarèrent pour toujours affranchis de la domination du pape ; on permit seulement à la dame de Vergy de faire dire la messe dans la chapelle du château, mais l'église paroissiale fut consacrée à la prédication de l'Évangile.

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