Vie de Guillaume Farel

43. Tristes temps à Genève

Farel, laissant de côté les bois et les sentiers solitaires, se dirigea directement sur Genève. L'antique cité lui tenait à cœur depuis longtemps ; comme Neuchâtel, Orbe et Grandson, Genève devait être « prise pour Christ ». Depuis plusieurs années Farel y pensait, et le moment était venu de commencer l'attaque.

Mais avant de raconter l'arrivée du serviteur de Dieu à Genève, il est nécessaire de donner quelques détails sur l'histoire antérieure de cette ville.

Genève était une ville franche, possédant un petit territoire et ayant appartenu autrefois aux empereurs d'Allemagne. Environ quatre cents ans avant l'arrivée du réformateur, Genève avait obtenu son indépendance, et depuis lors elle vivait sous deux chefs, le comte du Genevois et le prince-évêque. Ces deux gouverneurs, jaloux l'un de l'autre, se disputaient sans cesse. Genève avait un dangereux et puissant voisin dans la maison de Savoie, qui profitait des dissensions entre le comte et l'évêque pour prendre peu à peu de l'influence dans la ville. Les ducs de Savoie désiraient s'emparer de Genève qui les tentait comme la vigne de Naboth tenta le roi Achab. En prenant le parti de l'évêque dans une de ses querelles avec le comte, ils réussirent à se débarrasser complètement de ce dernier. Mais ensuite les ducs eurent plus de peine à supplanter l'évêque ; l'an 1434, Amédée VIII de Savoie abdiqua en faveur de son fils aîné et se fit ermite. Peu de temps après, le concile de Bâle fit du nouvel ermite un pape sous le nom de Félix V. Il y avait deux papes à ce moment-là ; Félix s'empressa de se faire évêque de Genève, sous prétexte que le droit de choisir les évêques appartient aux papes. Il dut bientôt abandonner la tiare, mais il resta évêque de Genève, et quand il mourut, son petit-fils Pierre, qui avait huit ans, lui succéda. Cet enfant ne vécut pas longtemps ; il fut remplacé par son frère François ; pendant tout ce temps, les ducs de Savoie eurent Genève entre les mains comme un patrimoine de famille. Mais lorsque l'évêque François mourut, il ne se trouva point d'autre mouture de la maison de Savoie à mettre à sa place, et le siège épiscopal fut donné à un étranger qui se déclara l'ennemi du duc. Les princes de Savoie, regrettant l'autorité qu'ils avalent eue à Genève, eurent des disputes continuelles avec l'évêque pendant treize ans, de 1500 à 1513. Peu a peu, il se forma à Genève un troisième parti qui ne voulait plus du duc ni de l'évêque, et qui désirait que la ville devînt une cité libre.

En 1513, le duc de Savoie obtint du pape Léon X qu'il donnât l'évêché de Genève à un fils de l'évêque François, nommé Jean. C'était un homme maladif et faible dont le duc espérait se faire un instrument docile. Le pape, désirant beaucoup le mariage de son frère, Julien de Médicis, avec la sœur du duc de Savoie, consentit à donner en échange l'évêché de Genève au misérable Jean. C'est ainsi que s'arrangent les affaires dans la « sainte Eglise catholique ».

Les Genevois furent très mécontents de se retrouver sous la domination d'un prince de Savoie ; la tyrannie de l'évêque Jean, homme lâche et cruel, les fit d'autant plus soupirer après la liberté. Quelques-uns des citoyens de Genève se décidèrent à demander du secours à Berne et à Fribourg ; ils espéraient que les Suisses, tenant à la liberté pour eux-mêmes, seraient disposés à défendre les opprimés. Les citoyens genevois firent aux Suisses le récit des crimes et des exactions de Jean, se plaignant amèrement de la tyrannie de la maison de Savoie. Les Suisses promirent alliance et protection à Genève, mais ces promesses n'eurent pas un résultat immédiat ; pour le moment, elles ne firent qu'irriter le prélat savoyard.

Ceux qui avaient demandé l'alliance des cantons suisses gardèrent le surnom d'Eidguenots, corruption du mot allemand « Eidgenossen » qui veut dire : uns par serment. Les Eidguenots formaient un parti politique, ils étaient catholiques, et s'ils avaient quelques aspirations vers l'Évangile, c'est qu'ils espéraient obtenir la liberté par son moyen. Quelques-uns d'entre eux, ne tenant guère au clergé, se seraient volontiers passés de tous les prêtres ; d'autres étaient encore sincèrement catholiques, mais tous étaient d'accord pour détester l'évêque Jean. Cet état de choses ne rendait pas la conversion des Genevois plus probable ou plus facile. Au contraire, un évangéliste a moins de peine avec des ennemis déclarés, mais sincères, qu'avec les gens qui croient trouver dans l'Évangile un moyen d'améliorer leur condition ici-bas. Si étrange que cela puisse paraître, la dame d'Arnex et les moines de Grandson étaient plus près du salut que les Eidguenots. Ceux-ci auraient permis la prédication que les moines défendaient, non par amour de la vérité, mais parce que les intérêts des Genevois et leur liberté y auraient gagné. Ne sommes-nous pas toujours prêts à soutenir ce qui nous procure des avantages dans ce monde ? Des livres évangéliques et quelques chrétiens avaient déjà pénétré dans Genève à cette époque.

En 1522, Jean de Savoie mourut des suites de son inconduite ; son successeur fut Pierre de la Baume. Ce nouveau prélat, nous dit Bonnard, « était fort superbe et ne s'élevait pas par noblesse de vertu, mais par celle de sa race, et pour entretenir cet état il lui fallait faire grande pompe. Il estimait que c'était souverainement chez un prélat de tenir gros plat et viande à table, avec toutes sortes de vins excellents, et quand il y était il s'en donnait jusqu'à passer trente et un. C'était aussi un grand amateur de chevaux, voulant chevaucher et tenir en même temps un autre cheval par la bande, voulant en lui imiter le cardinal de Sion, qui avait été estimé l'homme le plus habile de son temps. Il voulait lui ressembler en finesse, ne le pouvant en vertu, car le cardinal était savant ès-lettres et si éloquent qu'il pouvait rendre raison de tout ce qu'il faisait. L'évêque était tout le contraire ; ce que le cardinal faisait de sens rassis, celui-ci le faisait après boire. Il entreprenait une affaire avant dîner, et après dîner il en faisait une toute contraire. »

Tel fut le nouveau pasteur de Genève. Le duc de Savoie et les Eidguenots ne voulaient pas plus de lui les uns que les autres. Les nobles de Genève étaient jaloux de son pouvoir ; il finit même par se brouiller avec son clergé en voulant complaire au parti eidguenot. Toute l'histoire de son épiscopat ne présente qu'une série d'efforts pour s'allier tantôt à la maison de Savoie, tantôt avec les Eidguenots, les nobles, les prêtres et même les Suisses ; il espérait toujours qu'un de ces divers partis le défendrait contre les autres. De cette façon, il les irrita tous et eut à les combattre tous. Enfin, en 1527, Genève fut débarrassée, sinon de la domination, au moins de la présence de Pierre de la Baume.

Le bruit se répandit un jour que l'évêque avait fait enlever par ses gens une jeune fille appartenant à une famille respectable, et refusait de la rendre à sa mère. Il se forma aussitôt un attroupement devant les portes du palais épiscopal ; les Eidguenots frappèrent à coups redoublés, demandant qu'on leur ouvrît. Mais monseigneur était à dîner et ne voulait pas être dérangé. Alors on alla chercher les magistrats, auxquels les domestiques n'osèrent pas refuser la porte. Ils trouvèrent l'évêque tremblant de peur et l'obligèrent à rendre la jeune fille qui avait été prise, dit-il, pour servir de payement à un musicien.

Toute la ville fut remplie d'indignation contre Pierre de la Baume ; le duc pensa que c'était un moment favorable pour s'emparer de lui, puisque personne ne voulait le défendre. Mais l'évêque, averti du complot, monta à cheval et se sauva en Bourgogne, où il avait un château. Trop contents de se débarrasser de lui, les Eidguenots favorisèrent sa fuite. Pierre de la Baume passa les années suivantes à intriguer du fond de sa retraite pour rentrer en possession de son diocèse. Il en appelait au duc, à Charles-Quint et au pape. Il écrivait des remontrances aux Genevois, qui ne s'en inquiétaient guère et accueillaient l'Évangile pour le tenir à distance. Le prélat n'était pas leur seul ennemi, ils avaient sans cesse à se défendre contre le duc de Savoie. Dans leur péril, ils faisaient appel aux Suisses, surtout aux Bernois. Ceux-ci soutenant l'Évangile, les Eidguenots y virent un nouveau motif d'accueillir les prédicateurs. Certes leurs mobiles n'étaient pas élevés, mais il ne faudrait pas les accuser d'hypocrisie, ils ne connaissaient pas l'Évangile et n'y voyaient qu'un moyen de rendre les gens heureux dans ce monde.

Besançon Hugues était à la tête des Eidguenots restés catholiques. Baudichon de la Maisonneuve était l'homme influent du parti opposé, qui penchait vers l'Évangile.

L'évêque avait chargé un vicaire de prendre soin de son troupeau ; ce vicaire était entouré de sept cents prêtres formant un puissant parti qui n'était nullement eidguenot. Besançon Hugues et ses amis en voulaient plutôt au duc qu'à l'évêque, mais Baudichon et les vrais Eidguenots ne voulaient plus ni du duc, ni du prélat, ni des prêtres.

Le bruit de ces dissensions parvint souvent aux oreilles de Farel, à Neuchâtel, à Orbe ou à Grandson. Il désirait beaucoup se rendre à Genève, et toutefois il ne se faisait pas d'illusions : il savait que la majorité des Eidguenots n'accueillerait la Vérité que par intérêt terrestre, mais on l'informait aussi qu'il y avait des âmes altérées de l'Évangile.

Dans ses lettres à Zwingli, Guillaume exprime sa sollicitude pour le salut des Genevois ; « le Seigneur seul connaît la profondeur de leurs sentiments » disait-il, mais il en savait assez pour croire qu'un champ de travail se préparait dans cette ville. Farel ne pouvait quitter son œuvre pour aller à Genève ; personne ne voudrait-il y aller à sa place ? On n'a pas oublié le jeune Pierre Toussaint qui reprochait si dédaigneusement à Faber d'être timide. Il venait d'arriver à Zurich. Farel écrivit à Zwingli, le suppliant d'envoyer Pierre Toussaint a Genève. Zwingli fit de son mieux pour le décider à partir tout de suite, mais Toussaint eut peur des Genevois et refusa. Ce fut un amer désappointement pour Farel ; il se tourna vers le Seigneur, qui ne lui faisait jamais défaut. « Christ, dit-il, range ton armée en bataille selon ton bon plaisir ! Chasse la paresse du cœur de ceux qui doivent te glorifier et réveille-les vivement de leur sommeil. »

Mais Genève dut attendre le secours quelque temps encore ; le moment que Dieu avait choisi n'était pas arrivé. Il voulait d'abord approfondir l'œuvre dans les cœurs de ceux qui avaient déjà reçu Christ. Farel intercédait pour cette ville par de ferventes prières à Dieu.

Ce qui précède explique les événements qui suivirent le soir ou Farel et Saunier firent leur entrée dans l'antique Genève. Pour se rendre compte des causes de la haine et de l'exaspération des Genevois contre le duc et l'évêque, il faudrait lire la liste de leurs crimes et de leurs cruautés. L'espace ferait défaut pour la donner et d'ailleurs elle ne serait pas édifiante. Les Genevois disaient de leur évêque qu'il ne songeait pas plus à la vie à venir, que s'il était une vache ou un cheval. Lorsque Farel arriva, de la Baume était toujours réfugié en Bourgogne et s'y trouvait bien, car, disait-il, le vin y est meilleur qu'à Genève.

Par une belle journée d'automne, le 2 octobre 1532, Farel et Saunier arrivèrent en vue des tours de la cathédrale de Genève. Ils allèrent loger à une hôtellerie nommée la Tour Perce. A peine arrivé, Farel alla porter aux chefs eidguenots des lettres de Berne. Grande fut leur joie en apprenant que le porteur de ces missives était le célèbre Farel. Que de fois n'avaient-ils pas entendu parler de ce merveilleux prédicateur dont la voix de tonnerre avait renversé le papisme à Aigle, à Morat, à Neuchâtel, à Orbe et à Grandson, dans les villes et les campagnes, au près et au loin ! A leurs yeux, Farel était l'auteur de cette révolution religieuse ; l'homme naturel ne comprend pas que toute puissance vient de Dieu, et que si le St-Esprit ne vient habiter en nous, nous ne pouvons devenir les témoins de Christ sur la terre. Les Eidguenots reçurent donc Farel avec une grande joie ; tous désiraient l'entendre et le bruit se répandit en ville que « le fléau des prêtres était arrivé. » Une nonne du couvent de Sainte-Claire, la sœur Jeanne de Jussie, dont nous citerons plusieurs fois les écrits, mentionne l'arrivée de Farel en ces termes : « Au mois d'octobre vint à Genève un chétif malheureux prédicant, nommé maître Guillaume, natif du Dauphiné. »

Le matin suivant, les Eidguenots arrivèrent l'un après l'autre à la Tour Perce ; il y avait parmi eux les principaux citoyens de Genève. Farel les reçut avec courtoisie ; ils lui racontèrent combien ils soupiraient après la liberté et les enseignements bibliques, ajoutant qu'ils seraient contents te n'avoir plus ni pape ni prêtres. Le pape était un tyran et les prêtres des hommes dépravés.

Farel remarqua que les bourgeois de Genève ne pensaient pas avoir eux-mêmes besoin de l'Évangile, et ne se sentaient nullement des pécheurs coupables et perdus. « Leur seule idée de la religion, dit-il plus tard, c'est de manger de la viande le vendredi et de crier contre les prêtres. » Or Farel n'était point venu chez les Genevois pour les débarrasser du pape et de la Savoie, mais pour les affranchir du joug de Satan et d'eux-mêmes ! « Vous aurez besoin vous-mêmes de l'Évangile, leur dit le courageux serviteur de Dieu. Il y a une liberté pour l'âme que Christ donne et Il m'a envoyé pour vous le dire. » Les Genevois ne se fâchèrent point ; ils répondirent qu'ils avaient besoin d'être instruits et qu'ils étaient prêts à l'écouter. L'hôte apporta des bancs et des escabeaux. Farel se tint debout derrière une table sur laquelle il mit une Bible.

« C'est un livre, dit-il, ce livre seul qui pourra vous enseigner à connaître Jésus-Christ. C'est une chose légitime que de s'affranchir de la tyrannie dans les choses terrestres, mais c'est une chose nécessaire d'avoir la liberté dans les choses célestes, de fermer l'oreille aux papes, aux prêtres, aux conciles et de n'écouter que Dieu parlant par sa Parole. »

Farel leur prêcha avec simplicité et ils l'écoutèrent attentivement. Puis les Eidguenots se levèrent pour s'en aller, après l'avoir remercié. En retournant chez eux ils se disaient l'un à l'autre : « Nous ne devrions avoir pour maître ni l'évêque, ni le duc, ni saint Pierre lui-même, mais Jésus-Christ seul. »

On avait annoncé une seconde réunion pour le même jour ; cette nouvelle remplit les prêtres et les chanoines de crainte et de chagrin. Farel était tombé au milieu d'eux comme la foudre. Que faire !

« Ce malheureux prédicant, écrit la sœur Jeanne, commença à prêcher en son logis, en une chambre, secrètement ; il y avait un grand nombre de gens qui étaient avertis de sa venue et déjà infestés de son hérésie » En effet, la seconde réunion fut encore plus nombreuse que la première. Le matin, Farel avait surtout parlé de l'autorité des Écritures, qui doivent faire loi pour nous ; cette fois il annonça la grâce de Dieu, le pardon gratuit pour les pécheurs, donné non par un prêtre ; mais par Dieu lui-même. « Les prêtres, dit-il, bâtissent avec du foin et du chaume sur le fondement de Dieu, mais le Seigneur édifie avec des pierres vivantes, les âmes qu'Il a sauvées complètement et à toujours. Notre salut n'est pas dû en partie à nos jeûnes, nos prières et nos pénitences. Non, c'est Christ qui accomplit toute l'œuvre, Lui et personne d'autre. »

Après la réunion, plusieurs bourgeois prièrent Farel de venir dans leurs maisons, leur expliquer les Écritures. Ils commençaient à entrevoir que la bonne nouvelle ne se rapportait pas uniquement au bonheur d'ici-bas. Peu à peu Christ se révélait à eux et ils désiraient le mieux connaître. Parmi les auditeurs les plus sérieux, il y avait un fabricant de bonnets, nommé Guérin, dont nous entendrons encore parler.

Mais d'autres Genevois, excités par leurs femmes et par les prêches, arrivèrent remplis de colère à la Tour Perce et ordonnèrent à Farel de quitter la ville sur le champ. Les rues étaient pleines de prêtres qui s'efforçaient de provoquer une émeute. Les magistrats, inquiets de cette agitation, citèrent Farel et Saunier devant eux à l'Hôtel-de-Ville, pour répondre de leur conduite. La plupart d'entre eux n'était ni pour ni contre l'Évangile ; ils ne voulaient pas offenser le clergé et encore moins les Bernois. Lorsque Farel entra dans la salle du Conseil, tous les regards se tournèrent avec curiosité vers cet homme qui avait la réputation d'avoir mis la contrée en feu des Alpes au Jura. « C'est donc vous, lui dit un des magistrats, qui parcourez le monde pour soulever des rébellions partout. Vous êtes un fauteur de troubles et vous n'êtes venus ici que pour faire du mal. Nous vous ordonnons de quitter la ville à l'instant. »

Farel répondit avec calme : « Je n'excite pas à la rébellion, je ne fais que prêcher la vérité ; j'offre de prouver la vérité de ce que je prêche. Je suis prêt à sacrifier non seulement mon bien-être, mais encore mon sang jusqu'à la dernière goutte ». Ceux des magistrats qui étaient des Eidguenots écoutaient Farel avec admiration et parlèrent en sa faveur ; ensuite Farel présenta des lettres de Messieurs de Berne, recommandant le réformateur à leurs bons amis et alliés de Genève. La vue de ces lettres fit changer de sentiment le Conseil. On se borna à prier les deux prédicateurs de ne pas troubler la tranquillité publique, puis on les laissa aller.

Mais un conseil d'un autre genre se tenait pendant ce temps chez le vicaire de l'évêque ; il avait rassemblé les prêtres en toute hâte. Les hérétiques dont ils entendaient parler depuis des années étaient enfin arrivés au milieu d'eux ! Que fallait-il faire ? Le vicaire n'était pas très disposé à se mettre en avant ; plusieurs des prêtres le trouvaient faible et timide.

« Non seulement les prédicants doivent être punis, disaient-ils, mais encore tous ceux qui les ont reçus dans leurs maisons et qui veulent se mettre à vivre autrement que leur évêque et leurs pasteurs ne le leur ont enseigné. »

« Il ne faut condamner personne sans l'entendre, » objecta le vicaire.

« Si nous discutons, tout sera perdu, répondit un des prêtres, ce serait reconnaître par-là que le peuple a le droit de juger les enseignements de l'Église.

La plupart des membres du clergé dirent qu'il ne fallait pas entendre la défense de Farel, mais le condamner sans lui donner l'occasion de parler.

Cependant quelques prêtres insistèrent pour qu'on demandât à Farel de venir leur expliquer chez le vicaire ce qu'il avait prêché à la Tour Perce. Leur projet, comme celui des Juifs envers Paul, était de le tuer s'il se rendait à leur invitation. Ils s'étaient promis que si l'évangéliste entrait chez le vicaire, il n'en sortirait pas vivant. La sœur de Ste-Claire nous raconte ce complot dans son journal, elle n'y voyait aucun mal et pensait au contraire que ce serait une chose agréable à Dieu.

Un Messager fut donc envoyé à la Tour Perce pour prier Farel et Saunier de venir expliquer aux prêtres ce qu'ils enseignaient.

Mais les Eidguenots avaient l'oreille au guet, ils soupçonnèrent ce que les prêtres voulaient faire et plusieurs d'entre eux allèrent supplier Farel de se sauver. Pendant qu'ils étaient à la Tour Perce, le messager du vicaire arriva. Farel et Saunier, enchantés d'avoir une occasion de prêcher l'Évangile, prirent Robert Olivétan avec eux, et se rendirent chez le vicaire.

La foule remplissait les rues, des prêtres couraient çà et là, excitant le peuple à insulter les évangélistes. « Oh ! les chiens, criait-on, voilà ces chiens d'hérétiques qui passent ! » Cependant personne ne mit la main sur eux et ils arrivèrent sains et saufs dans cette maison où la mort les attendait. Non seulement les prêtres qui étaient chez le vicaire, mais encore ceux qui attendaient dans la rue, avaient juré que Farel mourrait sur place. Les trois amis durent attendre quelques moments, car deux magistrats eidguenots étaient arrivés avant eux et ils exigeaient que les prêtres donnassent leur parole qu'aucun mal ne serait fait aux évangélistes. Les prêtres promirent tout ce qu'on leur demanda ; néanmoins les magistrats voulurent assister à l'entrevue, ne se fiant pas entièrement à la parole des prêtres.

Enfin les évangélistes furent introduits. Le vicaire occupait la place d'honneur, revêtu de ses somptueux habits sacerdotaux. A sa droite et à sa gauche siégeaient les principaux prêtres, revêtus de leurs divers costumes.

L'un d'entre eux, appelé de Veigy, se leva et apostropha Farel en ces termes : « Guillaume Farel, dis-moi qui t'a envoyé et ce que tu viens faire ici. » « Dieu m'a envoyé, répondit le réformateur, et je suis venu pour prêcher sa Parole. »

« Pauvre chétif, dirent les prêtres en haussant les épaules. Dieu t'envoie, dis-tu, comment cela ? Peux-tu montrer par quelque signe évident que tu viens de sa part ? Comme Moïse devant Pharaon, nous prouveras-tu par des miracles que c'est bien de Dieu que tu viens ? Si tu ne le peux, exhibe-nous la licence de notre révérendissime prélat, l'évêque de Genève. Jamais prêcheur ne prêcha en son diocèse sans son bon plaisir. » Puis toisant Farel de la tête aux pieds, le chanoine de Veigy continua : « D'ailleurs tu ne portes point habit tel que font ceux qui ont coutume de nous annoncer la Parole de Dieu. Tu portes l'habillement de gendarmes et de brigand. Comment es-tu si hardi que de prêcher ? La Ste-Eglise n'a-t-elle pas défendu que les gens laïques prêchent sous peine d'excommunication ? Tu es un déceveur et un méchant homme. »

Comme un réformateur le dit plus tard, Farel pensait que Jésus-Christ a commandé de prêcher l'Évangile à toute créature et que les vrais successeurs des apôtres sont ceux qui se conforment aux ordres de Christ. Le pape de Rome et toute sa race n'ont aucun titre à cette succession apostolique qu'ils allèguent, puisqu'ils ne se souviennent plus des doctrines de Christ.

Mais Farel n'eut pas le temps de répondre au chanoine de Vigie, car tous les prêtres se mirent à frapper du pied, à hurler, parlant tous à la fois, l'accablant d'injures et faisant un vacarme épouvantable. Ils se précipitaient sur lui, le tirant à droite et à gauche et lui faisant mille questions à la fois. « Viens çà, méchant diable de Farel, que vas-tu faisant çà et là, troublant toute la terre ? D'où viens-tu ? Es-tu baptisé ? » etc., Ni la voix de Farel, ni celle du vicaire ne pouvait s'entendre. Enfin le vicaire réussit à faire taire son clergé.

Alors Farel levant la tête, répondit avec fermeté et simplicité : « Messieurs, je ne suis point un diable... et si je vais et viens çà et là, c'est pour prêcher Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié pour nos péchés, ressuscité pour notre justification, tellement que celui qui croit en Lui a la vie éternelle. Ambassadeur de Jésus-Christ, je suis obligé de prêcher à ceux qui me veulent ouïr... et c'est pour cette cause et non pour une autre, que je suis venu en cette ville. Ayant été conduit devant vous pour rendre raison de ma foi, je suis prêt à le faire, non seulement cette fois, mais toutes et quantes fois qu'il vous plaira de me ouïr paisiblement. Ce que j'ai prêché et ce que je prêche est la sincère vérité et non une hérésie. Je le maintiendrai jusqu'à la mort. Quant à ce que vous me dites, que je trouble la terre et cette ville en particulier, je répondrai comme Elie à Achab : C'est toi, Ô roi, qui troubles tout Israël et non pas moi. Oui, c'est vous et les vôtres qui troublez le monde par vos traditions, vos innovations et vos vies tant dissolues. »

Les prêtres qui avaient écouté en silence jusqu'à ces derniers mots, bondirent de rage. « Il a blasphémé, s'écria l'un d'eux, qu'avons-nous plus besoin de l'entendre ! Il est digne de mort ! » Farel se retourna et regarda celui qui avait dit cela. « Parle les paroles de Dieu, et non celles de Caïphe », lui dit-il avec calme. Mais cette réponse ne fit qu'augmenter la fureur des prêtres. « Tuez-le, tuez-le. Au Rhône. le chien de luthérien », s'écriaient-ils de toutes parts. Et tous tombèrent sur les pauvres prédicateurs, les battant, leur crachant à la figure, criant, hurlant de toutes leurs forces.

Le vicaire, les deux Eidguenots et quelques hommes d'église moins fanatiques, s'efforçaient en vain de délivrer Farel et ses amis. Enfin, Besançon Hugues, l'un des deux magistrats, s'écria : « Vous êtes de méchantes gens, nous vous avons amené ces gens sur votre promesse qu'on ne leur ferait aucun mal, et vous voulez les meurtrir et les tuer en notre présence ; je vais faire sonner les grandes cloches pour convoquer le Conseil général. »

Les prêtres craignant que, si le Conseil s'assemblait à cause de l'émeute, les Eidguenots ne les fissent tous bannir, lâchèrent leurs victimes et retournèrent s'asseoir à leurs places. Le vicaire dit à Farel et à ses amis de quitter la salle afin de laisser délibérer le Conseil épiscopal. Farel et ses compagnons sortirent donc roués de coups et couverts de crachats ; ils allèrent attendre dans la galerie. Pendant ce temps le bas clergé et la populace ameutée dans la rue s'impatientaient ; le bruit et la foule allaient croissant sous les fenêtres ; de la galerie où ils étaient, les évangélistes entendaient à la fois le bruit d'une vive discussion dans la salle du Conseil et les clameurs de la foule qui remplissait non seulement la rue, mais la cour et le jardin. Quatre-vingts prêtres vigoureux, armés de solides bâtons, s'étaient placés vers la porte pour défendre, disaient-ils, la sainte foi catholique. Ils surveillèrent toutes les issues afin qu'aucun des trois hérétiques ne pût s'échapper. Ils voulaient, dit la sœur Jeanne, « faire mourir de male mort ce méchant et ses complices ».

Le tapage allait toujours croissant et Farel se promenait avec ses amis dans la galerie, à l'extrémité de laquelle le vicaire avait posté un de ses domestiques, une arquebuse à la main. Excité par les cris du dehors, et ne pouvant plus se contenir à la vue du fameux hérétique se promenant si tranquillement à quelques pas de lui, le domestique finit par coucher Farel en joue et tirer sur lui. Mais l'amorce brûla sans que le coup partît. Guillaume se retourna avec calme et dit au valet : « Ces pétarades ne me font pas peur ». Comme tant d'autres fois, Dieu avait protégé son fidèle serviteur.

Enfin la porte de la salle épiscopale s'ouvrit ; les magistrats eidguenots avaient eu le dessus. Les prêtres avaient grand peur de Messieurs de Berne ; les Eidguenots leur firent comprendre qu'ils s'exposaient d'une manière certaine à leur déplaisir s'ils touchaient à Farel. Le vicaire se borna donc à sommer le réformateur et ses deux amis de quitter Genève dans un délai de six heures, sous peine du feu. Le bruit se répandit que les hérétiques allaient sortir, et à mesure que Farel s'approchait de la porte, la foule se groupait autour, les prêtres au premier rang, brandissant leurs gourdins et grinçant les dents de rage. En entendant leurs hurlements, Farel s'arrêta un instant à considérer ce qu'il devait faire. Le moment qui allait suivre serait sans doute son dernier. « Ce vilain n'osait sortir, dit encore la sœur Jeanne, car il craignait que les gens d'église ne le missent à mort. »

Quand on vit qu'il ne voulait sortir, deux des chanoines allèrent le menacer par grosses paroles, disant que puisqu'il ne voulait sortir bon gré et de par Dieu, qu'il sortit par tous les grands diables dont il était le ministre et serviteur. L'un d'eux lui donna un grand coup de pied et l'autre de grands coups de poings sur la tête et au visage et en grande confusion le mit dehors avec ses deux compagnons. Mais les coups des deux chanoines n'étaient rien en comparaison de la bande armée qui entourait la porte comme une mer en furie. Pendant un moment on put croire que c'en était fait des prédicateurs. Tout à coup, la foule s'écarta pour livrer passage aux magistrats qui arrivaient avec « tout le guet de la ville ». Ils délivrèrent les évangélistes, les placèrent au milieu de leurs hallebardiers et prirent le chemin de la Tour Perce. Mais les quatre-vingts prêtres armés dont nous avons parlé, voulurent tenter un dernier effort. Ils coururent en avant se poster dans un endroit où leurs ennemis devaient passer ; « ces bons prêtres, dit la sœur Jeanne, ne pouvaient se contenter de voir les hérétiques chassés de la ville ». Quand Farel passa au lieu où les « bons prêtres » s'étaient embusqués, l'un d'eux s'élança sur lui l'épée à la main pour tâcher de le « transpercer au travers du corps ». Mais un des magistrats vit la chose et arrêta à temps le bras de l'assassin, « de quoi plusieurs furent marris », ajoute la sœur Jeanne.

Les prêtres comprirent que pour le moment il n'y avait plus rien à faire, et ils se contentèrent de poursuivre de loin les prédicateurs en criant : Au Rhône ! Au Rhône ! jusqu'à la Tour Perce.

De retour dans leur hôtel, devant lequel les magistrats mirent des gardes, nos trois amis se consultèrent ; ils sentaient qu'il fallait partir. Le Seigneur n'a-t-il pas dit : « Si l'on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre ». Toutefois ces fidèles serviteurs regrettaient de quitter les âmes affamées de vérité qui les avaient si bien accueillis.

« Elles entendront encore l'Évangile au temps voulu de Dieu, dit Farel, il ouvrira la voie. »

De grand matin, quatre Eidguenots vinrent chercher les prédicateurs pour les emmener en bateau. Les prêtres étaient déjà sur pied et quand ils virent la petite bande qui était de sept personnes en tout, ils se mirent à crier : « Les diables s'en vont ! » Mais la main de Dieu protégeait son serviteur et nul n'osa le toucher.

Les voyageurs atteignirent sains et saufs le bateau ; leurs amis eidguenots saisirent les rames et bientôt les évangélistes disparurent, emportés rapidement sur les flots, laissant derrière eux la populace qui vociférait et leur criait des injures. Comme jadis les trois Hébreux dans la fournaise, ces fidèles serviteurs de Dieu avaient été gardés de tout mal. Mais les Eidguenots ne voulurent pas les débarquer dans les ports de la Côte ; ils choisirent pour aborder une plage déserte entre Morges et Lausanne. Les Genevois prirent congé de leurs amis avec affection, puis Farel et Saunier prirent la route d'Orbe. Telles furent les deux premières journées de Farel à Genève.

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