Vie de Guillaume Farel

49. Le culte en esprit et en vérité

Les prêtres avaient donc triomphé ! Ils s'étaient débarrassés de Farel et trois mois plus tard de Froment, qu'ils furent très satisfaits de voir remplacer par le moine gris. Ce dernier avait attiré un auditoire nombreux à ses prédications pendant l'Avent, et ils espéraient qu'il en serait encore de même. En effet, les Genevois se rendirent en foule à ses sermons ; mais voici qu'à la grande consternation du clergé, le moine gris se mit à prêcher le même Évangile qu'Antoine Froment ! La lumière que Dieu avait fait luire à Genève n'était pas éteinte ; un de ses rayons bienfaisants avait pénétré dans le cœur de ce pauvre moine, qui confessa courageusement Christ comme son Sauveur. Déjà lorsqu'il prêchait pendant l'Avent, son cœur était attiré vers l'Évangile, sans qu'il l'eût bien compris. Il était semblable à cet aveugle qui voyait des hommes comme des arbres qui marchent. Ce commencement de conversion avait donné à ses sermons la tendance neutre et incolore qui avait plu à tant de gens. Mais ensuite la lumière s'était faite dans son âme, et du haut de la chaire il annonça Christ tel qu'il le voyait par la foi ; Christ non pas dans l'hostie, mais dans la gloire.

Les prêtres furent encore plus exaspérés contre le moine gris que contre Froment, et avec l'appui du gouvernement de Fribourg, ils réussirent à faire bannir de la ville ce nouveau prédicateur.

Ainsi l'un après l'autre trois serviteurs de Dieu furent chassés de Genève. Mais quand c'est le Seigneur qui a ouvert la porte, nul ne peut la fermer. Les évangélistes étaient partis, mais ils avaient laissé derrière eux beaucoup d'âmes pour lesquelles leurs paroles avaient été le message de vie. Il y avait dans la ville des hommes, des femmes et même des petits enfants que le bon Berger avait appelés par leur nom et avait conduits hors des ruines et des ténèbres dans les gras pâturages où Il paît son troupeau. Le Seigneur ajoutait tous les jours à l'Église ceux qui étaient sauvés. Ceux qui avaient cru s'assemblaient ; s'ils n'avaient plus de prédicateurs, la Parole de Dieu leur restait ; comme les convertis des temps apostoliques, ils se réunissaient de maison en maison, principalement chez Baudichon, pour lire, prier et adorer Dieu. Baudichon de la Maisonneuve était maintenant plus qu'un Eidguenot, c'était un disciple du Seigneur. Sans doute il avait encore beaucoup à apprendre ; il comptait encore un peu trop sur les bonnes épées et le courage humain. Toutefois, c'était un homme droit et honnête, craignant Dieu, aimant sincèrement le Seigneur Jésus-Christ et faisant ses délices de l'Évangile. Baudichon ouvrait donc avec joie sa maison à ces réunions d'enfants de Dieu ; il était toujours prêt à défendre la vérité, d'une manière un peu rude peut-être, mais il nous faut à tous bien du temps pour arriver à mettre de côté les armes charnelles. La famille Baudichon avait pour devise : « Si l'Éternel ne bâtit la maison, ceux qui la bâtissent y travaillent en vain. » Combien d'ouvriers s'étaient efforcés de bâtir la maison de Dieu depuis un millier d'années ! Mais maintenant le divin architecte Lui-même édifiait. On nous a conservé la description de ces réunions, et en la lisant nos pensées se reportent à la chambre haute de Troas, aux jours de Paul. Les fidèles arrivaient, se saluaient avec affection, puis s'asseyaient et demeuraient silencieux quelques moments. Puis l'un des assistants lisait une portion des Écritures, un autre l'expliquait, un troisième priait, et les croyants s'en retournaient chez eux joyeux et édifiés.

Quelquefois, un évangéliste suisse ou français, en passage à Genève, donnait une prédication. Tous se rassemblaient alors pour l'entendre, mais ces visites n'étaient pas fréquentes. Le plus souvent c'était Guérin, le fabricant de bonnets, qui expliquait la Bible. Les croyants de Genève désiraient encore une chose, ils lisaient dans les Écritures que le Seigneur Jésus a invité ceux qui l'aiment à se réunir autour de sa Table pour annoncer sa mort, et ils voulaient se conformer à cet ordre. Le Saint-Esprit les amenait peu à peu à cet acte de culte qui est l'expression de la communion des saints entre eux. Mais où trouver une retraite assez sûre ? Car Si la prédication de l'Évangile avait tant irrité les prêtres, dans quelle fureur seraient-ils en apprenant cette nouvelle impiété ! Par cet acte, les évangéliques proclameraient qu'il n'y a ni autel, ni sacrifice, ni prêtres, que la messe est une abomination, que tous ceux qui ont été lavés dans le précieux sang de Christ ont le droit de s'approcher de Dieu, « si près qu'ils ne pourraient l'être davantage ». Ainsi, sans autre sacrificateur que Celui qui est dans les cieux, sans autel, sans pain bénit, sans livre d'office, tous peuvent entrer dans le lieu très saint et adorer Dieu en esprit et en vérité. Tous ayant été purifiés une fois pour toutes, sont une sainte sacrificature, tous sont rendus capables d'offrir les sacrifices spirituels agréables à Dieu par Jésus-Christ.

L'un des évangéliques avait un petit jardin clos de murs près des portes de la ville ; il l'offrit pour y célébrer la Cène, et c'est là que les croyants se réunirent de grand matin un jour du mois de mars. Des bancs et une table avaient été préparés avec du pain et du vin. Tous s'assirent en silence ; dans le ciel bleu ils voyaient scintiller l'étoile du matin au dessus des pics neigeux, et bientôt le soleil levant dora de ses premiers feux les blanches montagnes. Guérin se leva et pria, puis il rompit le pain et le passa à ses frères, ainsi que la coupe de vin. Ensuite les fidèles rendirent grâce au Seigneur, puis ils s'en retournèrent pleins de joie.

Les prêtres découvrirent bientôt ce qui s'était passé ; ils racontèrent à la sœur Jeanne que ces chiens de luthériens s'étaient réunis pour manger du pain et du fromage qu'ils appelaient la Cène. Puis ils décidèrent de tuer Guérin, mais celui-ci fut averti du complot. Il réussit à se réfugier à Yvonand près de Froment. C'était le quatrième témoin de Christ que Genève chassait de ses murs.

Si les prêtres avaient cru que la fuite de Guérin les débarrasserait de l'Évangile, ils s'étaient bien trompés. Jour après jour les réformés se réunissaient dans les maisons ou les jardins pour prier Dieu, chanter des hymnes ou étudier les saintes Écritures. Si l'on faisait cesser les assemblées dans un endroit, elles recommençaient dans un autre. Le clergé se plaignait de ne point pouvoir trouver de remède contre cette peste. Enfin il lui arriva du secours par le moyen d'un dominicain venu pour prêcher le carême à la place du moine gris, un vrai catholique, disaient les prêtres. Le moine, très flatté de ce qu'on lui confiait l'honneur d'écraser l'hérésie, prépara un sermon magnifique qu'il prêcha dans l'église de son ordre. Il débuta en mettant ses auditeurs en garde contre la Bible, puis il continua en injuriant les réformés et en exaltant le pape ; il se proposait de « tellement noircir ces hérétiques que jamais ils ne s'en laveraient ».

Les Eidguenots avaient été l'entendre ; à mesure que le moine parlait, ils s'agitaient sur leurs bancs. « Comment disaient-ils, si un de nous ouvre la bouche, nos maltées crient comme des forcenés, tandis qu'on permet à ces moines de répandre librement leur poison ! »

Lorsque le dominicain eut fini de parler, un homme se leva et dit : « Maître, je désire vous montrer loyalement, d'après les Écritures, en quoi vous vous trompez. » Les prêtres se retournèrent avec stupéfaction. Qui était ce laïque qui se permettait de vouloir enseigner dans l'église ? Tout le clergé se précipita sur l'audacieux, nommé Pierre Fédy ; c'était un domestique de Guidon. On l'eut bientôt renversé de son banc et il aurait été assommé sans l'intervention de Chautems, de Claude Bernard et de quelques autres Eidguenots.

Les prêtres coururent se plaindre au Conseil, qui bannit Fédy sur-le-champ et sans même vouloir l'entendre. Ce fut le cinquième des serviteurs de Dieu qui dut partir.

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