Vie de Guillaume Farel

62. Les amis de Genève

Les ennemis de Genève se préparaient à frapper un grand coup. L'empereur Charles-Quint avait pris les armes et il avait invité les cantons papistes de la Suisse orientale à secourir son beau-frère, le duc de Savoie. Son neveu, le roi de France, lui avait aussi promis assistance. La petite cité était entourée de Savoyards prêts à tomber sur elle au premier signal et à régler le débat par le feu, le massacre et le pillage. Le duc de Savoie régnait sur les deux rives du Léman. Genève se trouvait donc complètement entourée d'ennemis. Claude Savoye, l'ambassadeur genevois à Berne, redoublait d'efforts auprès du Conseil bernois, mais celui-ci ne paraissait pas disposé à vouloir faire quelque chose en faveur de Genève. Claude Savoye eut enfin l'idée de s'adresser à Wildermuth, l'officier bernois qui avait si bien accueilli Guillaume Farel à Neuchâtel. Il écouta avec chagrin et indignation le récit des malheurs de Genève. « Si personne ne veut aller au secours de nos frères persécutés, moi j'irai, s'écria-t-il. Je prendrai avec moi mon cousin Ehrard de Nidau, et avec une poignée de braves nous irons au moins donner nos vies, si nous ne pouvons faire autre chose. » Jacob Wildermuth partit donc pour recruter des hommes de bonne volonté à Neuchâtel et dans les alentours. Environ neuf cents hommes et quelques femmes répondirent à son appel. L'une des femmes saisit une épée à deux mains et, se tournant vers son mari et ses trois fils, elle s'écria : « Si vous n'allez pas, avec cette épée j'irai, moi, batailler contre les Savoisiens. » Un encouragement était superflu, car son mari et ses fils étaient tout disposés à partir.

Bientôt la petite armée se mit en marche, ayant à sa tête Jacob Wildermuth, son cousin Ehrard et Claude Savoye. Jésus n'a certainement pas prescrit à ses disciples de défendre l'Évangile avec l'épée. Cependant, il nous serait difficile de blâmer ces braves gens, disposés à donner leur vie pour des frères malheureux. N'oublions pas, tout en parlant de la paille qui était dans l'œil de Jacob Wildermuth, qu'il pourrait y avoir une poutre dans le nôtre. Leur erreur n'excuse en rien notre égoïsme.

Il faut aussi ne pas oublier que les choses de Dieu étaient peu connues des chrétiens de la Suisse, il y a quatre siècles, et beaucoup de protestants de nos jours ne les connaissent guère mieux.

La petite armée choisit les sentiers les moins fréquentés des montagnes pour échapper à la vigilance des armées savoyardes campées autour de Genève. Bien qu'on fût au commencement d'octobre, la neige tombait déjà en abondance sur les hauteurs. Des cavaliers envoyés par le gouvernement de Neuchâtel ordonnèrent à la petite armée de se dissoudre au plus tôt et de rentrer dans ses foyers. La princesse Jeanne était une amie de la maison de Savoie, le gouverneur de ses États ne pouvait donc permettre à ses sujets de prendre les armes contre le duc. Ces braves gens n'y avaient pas songé ; quelques-uns furent un peu troublés en entendant le message du gouverneur, mais ils ne quittèrent pas les rangs.

« Camarades, dit enfin Wildermuth, si le courage vous manque, retournez chez vous. » Alors tous les soldats s'agenouillèrent avec recueillement pour demander à Dieu de leur faire connaître sa volonté. Quand ils eurent prié, la moitié d'entre eux crurent devoir rentrer dans leurs foyers pour ne pas désobéir au gouverneur. Le reste de l'armée continua sa route, ayant dans ses rangs la femme dont nous avons parlé, accompagnée de son mari et de ses trois fils.

Pendant deux jours, Wildermuth et sa troupe longèrent la crête du Jura, traversant de hautes vallées couvertes de neige et de glace ; les rares habitants s'enfuyant à leur approche, il était impossible de se procurer des vivres ; les pauvres soldats arrachaient dans les jardins abandonnés des racines de choux et de raves pour apaiser leur faim.

Le samedi au soir, on vit paraître trois jeunes hommes qui venaient au-devant de la troupe harassée de fatigue et de faim. « Nous venons de Genève, dirent les étrangers, pour vous conduire par les chemins les plus sûrs, L'armée ducale est sur ses gardes, il n'y a qu'un seul passage par où vous puissiez lui échapper. »

Wildermuth, reconnaissant de l'aide inattendue qui lui arrivait, passa encore la nuit sur la montagne, et le dimanche matin se remit en route. Sa vaillante troupe poussa des hourras lorsque, descendant des hauteurs, elle aperçut dans la plaine les tours et les clochers de Genève. Au pied de la montagne, la troupe se trouva au fond d'un ravin étroit et profond où deux hommes pouvaient à peine passer de front. Ce ravin est bordé d'un côté par les flancs escarpés de la montagne, et de l'autre par une pente couverte de bois épais qui cachent le village de Gingins.

Les guides firent faire une halte. « Attendez-nous ici, dirent-ils aux soldats, nous irons vous chercher des vivres à Gingins ; ne vous montrez pas, à cause des Savoyards. » Les misérables avaient amenés les Suisses dans un guet-apens, et au lieu d'aller leur chercher des vivres, ils coururent au camp savoyard annoncer le succès de leur ruse. Aussitôt, le général se mit en marche avec quatre ou cinq mille hommes, et bientôt un premier détachement, composé de prêtres et de soldats aguerris, parut à l'entrée du ravin.

Wildermuth comprit alors dans quelles mains il était tombé ; il se précipita sur l'ennemi, suivi par ses braves qui frappaient à droite et à gauche, se servant de leurs mousquets comme d'assommoirs, car ils n'avaient pas le temps de charger leurs armes. En voyant les prêtres au premier rang, Wildermuth se souvint d'Élie et des prêtres de Baal.

Les Savoyards ne s'attendaient pas à une résistance aussi désespérée : même la femme avec son épée se battait courageusement. On entendit au loin le bruit des armes à feu et les cris des Suisses. Pendant quelques instants, les Savoyards tinrent bon, puis ils lâchèrent pied et s'enfuirent en désordre. Une centaine de prêtres furent laissés morts sur le champ de bataille. Une autre troupe de Savoyards qui arrivait au secours de la première fut aussi repoussée ; plusieurs centaines d'hommes furent tués ; quelques auteurs portent ce nombre à deux mille. Les Suisses n'avaient perdu que sept hommes et une femme. L'héroïne de Nidau perdit son mari et eut ses trois fils blessés.

Claude Savoye ne fut pas présent à la bataille. Le samedi au soir, un de ses amis, séjournant au château de Coppet, lui avait fait dire que deux officiers bernois venaient d'arriver à Coppet pour conférer avec le gouverneur du pays de Vaud. Le Conseil de Berne avait appris l'expédition de Wildermuth et il envoyait des délégués afin de tâcher d'éviter un engagement.

Claude Savoye, pensant que sa présence à Coppet pourrait empêcher toute entreprise contre Wildermuth, se mit immédiatement en route dans la neige et au milieu des ténèbres. Mais le gouverneur, enchanté de mettre la main sur un Eidguenot, le fit arrêter aussitôt après son arrivée. Le lendemain matin, les délégués bernois entendirent le son de la mousqueterie ; la bataille avait commencé.

Lullin, le gouverneur, savait fort bien que les Suisses n'étaient qu'une poignée d'hommes ; il chercha donc à traîner les affaires en longueur, afin de donner le temps à ses troupes de les écraser. Les Bernois auraient voulu partir pour le champ de bataille, mais Lullin les retint par mille préparatifs ; il fallait aller à la messe, déjeuner, etc. Enfin, pensant que les Suisses devaient être tous massacrés, il se mit en route avec les Bernois, monté sur le beau cheval de Claude Savoye, tandis qu'il avait fait monter celui-ci sur un âne. Son but était d'humilier plus complètement les Suisses par cette dérision. Mais, à sa grande consternation, il ne tarda pas à rencontrer les Savoyards en déroute qui fuyaient de toutes parts. Tout ce qu'ils surent lui dire, c'est que les Suisses les poursuivaient et que nul ne pouvait leur résister. Le gouverneur tourna bride en toute hâte, tandis que Wildermuth et ses soldats s'agenouillaient sur le champ de bataille pour rendre grâces au Dieu qui les avait délivrés.

Pendant ce temps, on avait appris à Genève ce qui se passait, et l'on disait que la petite armée suisse, environnée de Savoyards, serait mise en pièces.

A la tête d'un millier d'hommes, Baudichon prit immédiatement la route de Gingins.

Les délégués bernois s'étaient rendus sur le champ de bataille et ordonnèrent aux Suisses de retourner chez eux. Ils étaient chargés, disaient-ils, de faire la paix entre les deux partis. « Il ne faut plus se battre, ajoutèrent-ils, ce serait d'ailleurs inutile ; vous êtes si peu nombreux qu'à la fin les Savoyards auront le dessus. »

« Quant aux Savoyards, répondirent dédaigneusement les Suisses, ils sont trop effarés pour être dangereux ; cela ne vaut pas la peine d'en parler. »

Pour gagner du temps, les délégués bernois, ne sachant que faire, proposèrent aux Suisses affamés d'aller chercher des vivres à Founex, village voisin. En effet, on leur donna des vivres abondamment et les ambassadeurs retournèrent « banqueter » chez le gouverneur à Coppet. Claude Savoye et son âne avaient disparu ; comment, nous l'ignorons ; la chronique dit seulement qu'il fut délivré miraculeusement de ses ennemis.

Les Bernois, qui faisaient bonne chère au château du gouverneur, furent bientôt troublés par la nouvelle que Baudichon et les troupes de Genève étaient presque aux portes de Coppet. S'il parvenait à rejoindre les Suisses, les Savoyards étaient perdus. Le gouverneur de Vaud comprit le danger ; il envoya quelques gentilshommes à la rencontre de Baudichon pour lui demander d'envoyer trois officiers au château, afin qu'on pût leur soumettre les conditions d'une paix très honorable pour Genève. Les Bernois en avaient arrêté les termes avec le gouverneur, il n'y avait plus qu'à signer le traité. Baudichon, brave et loyal, ne soupçonnant pas la trahison, s'arrêta et envoya les trois délégués demandés. Lullin leur fit lier pieds et mains et les envoya en bateau à Chillon.

Le chef des Eidguenots attendit assez longtemps le retour de ses envoyés ; enfin arriva un message disant que la paix étant conclue et les trois citoyens allant revenir dès qu'ils l'auraient signée, il pouvait s'en retourner à Genève sans inquiétude. Baudichon eut le tort d'ajouter foi à ce message et de repartir avec ses troupes. La même tromperie réussit auprès de Wildermuth, qui reprit le chemin de Berne.

Le 1er novembre, Genève fut complètement bloquée par les armées de Savoie ; les villages d'alentour furent pillés et brûlés. La détresse était terrible dans la ville, on trouvait à peine de quoi se nourrir et se chauffer ; les vêtements sacerdotaux et les draperies d'autels servirent à vêtir les pauvres.

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