Le comte de Zinzendorf

2.3 – Premiers émigrés. Fondation de Herrnhout.

Cependant la prière de Zinzendorf allait être exaucée. En son absence, Dieu préparait pour lui et pour ainsi dire sans lui l’œuvre à laquelle il l’avait destiné ; la main du Seigneur transportait hors d’Égypte et plantait sur les collines de Berthelsdorf la vigne bénie dont il voulait lui confier le soin. Les premiers émigrants moraves s’établissaient sur les terres du comte et y construisaient la première maison de Herrnhout.

Comme, à dater de ce moment, l’histoire de Zinzendorf et celle de l’Unité des frères moraves se trouvent inséparablement unies, il est nécessaire de rappeler les précédentes destinées de cette antique église, qui allait revivre d’une vie nouvelle en même temps que recevoir une nouvelle forme et une nouvelle constitution.

La Bohême et la Moravie, postes avancés des nations slaves au milieu de la race germanique, situées aux confins de l’Europe orientale et de l’Europe occidentale, n’avaient jamais subi complètement l’influence de celle-ci. Païens jusqu’au milieu du ixe siècle, les habitants de ces contrées avaient reçu l’Évangile, comme plusieurs autres peuples slaves, des moines grecs Cyrille et Méthodius. Bientôt, des intérêts politiques rapprochèrent leurs princes de la cour de Rome, mais le pape dut faire quelques concessions aux habitudes prises et accorder, par exemple, la lecture des Livres saints et la célébration du culte en langue vulgaire. Grégoire VII, dans son œuvre de centralisation, s’efforça d’enlever aux Bohêmes les franchises concédées par ses prédécesseurs ; il n’y réussit que très imparfaitement, et un levain d’indépendance continua à fermenter sourdement dans le peuple et dans le clergé même. La Bohême devint un foyer d’opposition, « un asile d’hérésie », comme l’appelait plus tard Æneas Sylvius. Le fameux réformateur de Lyon, Pierre Valdo, vint y chercher un refuge, et pendant tout le moyen âge le parti évangélique, bien que décimé par les persécutions et les défections, ne continua pas moins à y subsister, se recrutant des débris de toutes les sectes condamnées, de toutes les réformes avortées. Sous Jean Huss, il devint agressif au catholicisme ; sous ses successeurs, il défendit par les armes son existence, à laquelle se liait la cause de la nationalité bohême.

On sait que la protestation armée des hussites réussit à leur assurer pour un temps la liberté de leur culte ; mais deux tendances bien distinctes existaient dans le sein de leur église et ne tardèrent pas à la diviser. Un parti, celui des Calixtins, ne demandait à Rome que la reconnaissance de certaines libertés qu’il regardait comme la propriété légitime de l’église bohême ; un autre parti, celui des Thaborites, se plaçait en opposition formelle à la domination de la cour de Rome et prétendait, comme les Vaudois, maintenir dans sa pureté la constitution de la primitive église apostolique. Si l’on veut, pour se faciliter l’intelligence de ces deux partis, leur chercher des analogues dans des tendances dont la connaissance nous soit plus familière, on pourra se représenter les calixtins comme les gallicans de la Bohême, tandis que les thaborites en seraient les protestants.

Vers 1450, » dit l’auteur de l’Histoire religieuse des peuples slaves (le comte Valérien Krasinski), les thaborites changèrent leur nom en celui de Frères de Bohême, et en 1456 ils commencèrent à former une communauté séparée du reste des adhérents de Huss ou calixtins. En 1458, ils souffrirent de dures persécutions de la part des catholiques et des calixtins. La persécution se renouvela plus sévère en 1466, mais cela n’affaiblit ni le zèle, ni le courage des thaborites ; au contraire, leur dévouement s’accrut avec les souffrances qu’ils enduraient pour leur religion. Ils assemblèrent un synode dans un lieu nommé Lhota, et constituèrent leur église en élisant des anciens, selon la coutume des premiers chrétiens. Ayant adopté les mêmes dogmes que les Vaudois, leurs prêtres reçurent l’ordination d’Étienne le Vaudois, évêque de Vienne (en Dauphiné), ce qui les fit souvent désigner sous le nom de Vaudois. Cette première église protestante slave souffrit la plus incessante persécution et fut obligée de tenir son culte dans des cavernes, des forêts et autres lieux secrets, tandis que ses membres étaient stigmatisés sous les noms d’adamites, de picards, de brigands, de voleurs et autres épithètes. »

Bien qu’en butte aux rigueurs du gouvernement, les Frères jouirent pendant longtemps des sympathies du peuple, qui voyait en eux les derniers défenseurs de la nationalité bohême et qui, d’ailleurs, les respectait pour la pureté de leurs mœurs. Zinzendorf rapporte que, dans une persécution dirigée contre eux par l’archevêque de Prague, l’officier de police chargé de les arrêter entra dans la salle où ils étaient réunis et leur parla en ces termes : Attendu que tous ceux qui veulent vivre dans la piété selon Jésus-Christ seront persécutés (2 Timothée 3.12), vous qui composez cette assemblée, vous allez me suivre en prison. » Les Frères obéirent sans hésiter à cette singulière injonction.

[Manuscrit de Zinzendorf déposé à la bibliothèque de Genève. — Dans cette histoire de l’ancienne église des Frères, Zinzendorf n’est pas toujours d’accord avec les historiens plus modernes, que nous avons cru devoir suivre. Il considère, par exemple, les noms de Calixtins et de Thaborites comme désignant un seul et même parti, distinct à la fois de celui de la transaction et de celui qui forma la communauté des Frères.]

Tantôt persécutée à outrance, tantôt jouissant de quelque relâche sous le règne de princes plus tolérants, la communauté des Frères atteignit l’époque de la Réformation de Luther. Ce grand événement lui donna une nouvelle vigueur ; elle se sentait d’accord avec les protestants sur tous les points essentiels de leur doctrine et animée du même esprit. Les malheurs qui, dans les pays soumis à l’Autriche, frappèrent les luthériens pendant la guerre de Trente ans, atteignirent aussi l’église des Frères ; mais le traité de Westphalie, qui assura les droits des protestants allemands, ne fit aucune mention des Frères de Bohême. Plusieurs d’entre eux, fuyant les persécutions du parti vainqueur, allèrent chercher un asile en Pologne, en Prusse et en Saxe, et y fondèrent de petites communautés. Ils ne parvinrent point à se faire tolérer dans leur propre pays ; ils ne pouvaient y célébrer leur culte que dans le plus grand secret et devaient dérober avec soin leurs livres aux perquisitions de leurs oppresseurs.

Au commencement du xviiie siècle, les victoires de Charles XII leur valurent quelque soulagement, en effrayant un moment leurs persécuteurs. Mais ce repos ne fut pas de longue durée : le héros suédois entraîna dans sa chute leur dernière espérance, et la tyrannie du gouvernement autrichien s’appesantit de nouveau sur eux. Beaucoup d’entre eux, sentant alors qu’ils n’avaient plus rien à attendre dans leur pays, commencèrent à tourner leurs regards vers d’autres contrées ; ils se disposèrent à abandonner tout pour aller chercher un lieu où ils pussent servir Dieu librement d’une manière conforme à leur conscience. Cet esprit d’émigration se communiqua rapidement et devint général dans plusieurs districts de la Bohême et de la Moravie.

L’homme que la Providence suscita pour diriger ce mouvement à son origine était un charpentier morave nommé Christian David. C’était, au témoignage de ses contemporains, un homme d’une capacité et d’une énergie peu communes. Né et élevé dans l’église romaine, il avait dès son enfance éprouvé des besoins religieux. Sorti de bonne heure de son pays, il avait parcouru, en travaillant de son métier, diverses villes d’Allemagne. La lecture de la Bible, en l’amenant à la grâce de Jésus-Christ, lui avait donné la satisfaction des besoins qui le tourmentaient ; il était entré dans l’église luthérienne. Dès lors, il était retourné à diverses reprises en Moravie et s’y était lié avec plusieurs membres de la communauté des Frères. Par son moyen, un réveil s’était opéré au milieu d’eux, et une foi plus vivante, une intelligence plus claire de l’Évangile étaient venues ranimer l’attachement traditionnel qu’ils portaient à la doctrine de leurs pères ; aussi gémissaient-ils plus encore qu’auparavant, non seulement de l’oppression qu’ils avaient à souffrir, mais surtout de l’isolement où ils se trouvaient de tout secours religieux au milieu des ténèbres profondes qui les entouraient.

Au commencement de l’année 1722, Christian David, se trouvant en Lusace, avait eu l’occasion de rencontrer Zinzendorf et lui avait été présenté. Il lui avait dépeint avec vivacité l’état misérable de ses coreligionnaires de Moravie ; en même temps il avait profité de cet entretien pour recommander à sa protection ceux d’entre eux qui se décideraient à émigrer. Sans attacher à cette affaire une importance particulière, le comte avait paru s’y intéresser. Cette courte entrevue avait suffi au charpentier pour comprendre l’âme de Zinzendorf ; il était parti, joyeux, pour la Moravie et y avait parlé avec enthousiasme à ses amis de ce jeune comte si pieux, entièrement dévoué au service du Seigneur, et qui ne manquerait pas de les accueillir avec bienveillance s’ils allaient chercher un refuge auprès de lui.

Il y avait alors dans le village de Sehlen en Moravie une famille appelée Neisser, composée de cinq frères. Ils étaient nés dans l’église catholique romaine, mais leur aïeul maternel, descendant de l’ancienne église bohême, les avait instruits dans la doctrine de l’Écriture sainte. Les pieuses conversations d’un soldat impérial, cantonné chez eux quelques années auparavant, avaient réveillé dans leurs cœurs les impressions reçues dans leur enfance et leur avaient fait prendre la secrète résolution de quitter tout ce qu’ils possédaient pour se rendre dans un lieu de sûreté où ils pussent se mettre, eux et leurs enfants, en état de faire leur salut. Ils avaient songé d’abord à la Hongrie et à la Transylvanie ; mais les renseignements qu’on leur avait donnés sur les chances d’établissement que présentaient ces pays-là n’avaient rien d’encourageant. Sur le rapport de David et d’après son conseil, ils se décidèrent à aller chercher un asile en Lusace. Deux d’entre eux, artisans de réputation, — fameux couteliers, dit Zinzendorf, — résolurent de prendre les devants et de partir sans délai. Abandonnant leurs maisons et leurs biens, ils se mirent clandestinement en route, avec femmes et enfants, sous la conduite du brave charpentier.

Les émigrants arrivèrent à Berthelsdorf au mois de juin. Le comte ne s’y trouvait pas, mais ils étaient munis de lettres de recommandation pour l’intendant Heitz et pour Marche, précepteur des petites-filles de la baronne de Gersdorf. Heitz écrivit aussitôt au comte pour l’informer de l’arrivée de ces nouveaux hôtes. Celui-ci, alors à Dresde et à la veille de partir pour Ebersdorf, où son mariage allait être célébré, répondit à la hâte à son intendant qu’il autorisait les émigrés moraves à s’arrêter sur ses terres jusqu’à ce qu’il leur eût trouvé ailleurs un asile. Son intention était d’obtenir pour eux du comte de Reuss la permission de s’établir dans ses États. Il ne se doutait point encore que ces pauvres gens étaient les prémices de ce peuple de franche volonté, de cette communauté de l’amour fraternel qu’il avait si souvent rêvée et que le Seigneur commençait à assembler autour de lui.

Mais, pendant le séjour du comte à Ebersdorf, l’affaire prit une autre tournure qu’il ne pensait. Heitz et Marche s’occupèrent activement de pourvoir aux premiers besoins des nouveaux venus et réussirent à intéresser en leur faveur la baronne de Gersdorf. Elle leur envoya une vache, afin qu’ils eussent du lait pour leurs petits enfants, et leur accorda la permission de couper dans la forêt le bois nécessaire pour se construire une maison. Cette maison devait être élevée sur les terres du comte, on leur assigna un emplacement à un quart de lieue de Berthelsdorf, sur la hauteur, au bord de la grande route de Zittau. C’était un terrain abandonné, marécageux et couvert de broussailles, situé au pied d’une colline appelée le Houtberg.

Ce fut le 17 juin 1722 que l’on se mit à l’ouvrage : ce jour-là est et demeurera mémorable dans les fastes de l’église des Frères, car cette cabane dont on commençait alors la construction était la première maison de la future ville de Herrnhout. Le charpentier Christian David, enfonçant le premier sa cognée dans le tronc d’un sapin, s’écria avec l’accent de la foi : « Ici le passereau a trouvé sa demeure et l’hirondelle son nid : tes autels, ô Éternel des armées ! » (Psaumes 84.4.) La construction présenta bien des difficultés, mais on travaillait avec courage, et chacun semblait sentir qu’une bénédiction particulière devait reposer sur cette œuvre commencée par la foi. Dans le discours que fit à Berthelsdorf pour l’installation du pasteur Rothe son ami Schæfer de Gœrlitz, il prononça ces paroles prophétiques : « Dieu allumera sur ces collines une lumière qui luira sur tout le pays ; j’en ai l’assurance par la foi. »

Heitz était animé du même pressentiment lorsqu’il choisit pour cette maison encore inachevée le nom significatif de Herrnhout (garde du Seigneur). « Dieu veuille », écrivait-il au comte, « qu’au pied de cette montagne qui s’appelle le Houtberg (montagne de la garde), Votre Excellence élève une ville qui non seulement se tienne sous la garde du Seigneur (unter des Herrn Hut), mais aussi dont tous les habitants soient de garde devant le Seigneur (auf des Herrn Hut), ne se taisant ni jour ni nuit !a »

a – Allusion à Ésaïe 62.6.

Zinzendorf, que les lettres de Heitz tenaient au courant de ce qui se passait dans ses terres, y portait un vif intérêt. Dans une lettre qu’il écrivait à ses vassaux pour introduire auprès d’eux le pasteur Rothe, il s’adresse en ces termes aux nouveaux colons moraves : « Hôtes bien-aimés, pèlerins que l’Éternel a conduits ici d’une terre étrangère, que vous êtes heureux d’avoir cru ! car toutes les promesses de Dieu s’accompliront pour vous ; elles seront oui et amen en Lui, et, Dieu merci, par nous ! Vous avez donné aux autres habitants un exemple de foi, donnez-leur aussi l’exemple des œuvres que produit la foi… Soyez le sel de mon peuple… Et vous, mes chers vassaux, ne vous laissez pas prévenir par ces étrangers ; qu’ils ne soient pas seuls à profiter de la nourriture spirituelle qui a été préparée pour vous… Allons tous ensemble au Sauveur, faisons avec Lui une alliance éternelle, et Lui aussi traitera alliance avec nous à toute éternité. Il aura sur vous des pensées de paix et non d’adversité (Jérémie 29.11). Oui, le Sauveur donnera de la force à son peuple. Il bénira son peuple par la paix (Psaumes 29.11). Amen. Alléluia ! »

Au mois d’octobre, Christian David et les deux familles moraves purent entrer dans leur nouvelle demeure, et peu après, le jour de la Saint-Martin, l’intendant Heitz en fit l’inauguration solennelle. Il prit pour texte de son discours les paroles d’Ésaïe auxquelles il avait fait allusion en choisissant le nom de Herrnhout : « Jérusalem, j’ai ordonné des gardes sur tes murailles ; ils ne se tairont ni jour ni nuit. Vous qui faites souvenir de l’Éternel, ne vous donnez point de repos et ne Lui donnez point de repos jusqu’à ce qu’Il affermisse Jérusalem et qu’Il la mette en louange sur la terre. » Il lut ensuite la description de la Jérusalem céleste, au chapitre 21 de l’Apocalypse, et tous ensemble demandèrent au Seigneur de faire de cette maison son tabernacle et d’y habiter avec eux.

A la fin du mois de décembre, le comte et la comtesse de Zinzendorf, revenant passer l’hiver dans leurs terres, afin d’échapper aux fêtes de la cour, suivaient en voiture la route qui conduit du petit village de Strahwald au château de Hennersdorf. La nuit était déjà venue. Le comte aperçut avec surprise dans les bois, au pied du Houtberg, une petite lumière inaccoutumée. Il demanda ce qu’on voyait ; on lui dit que c’était la maison des émigrés moraves. Le Seigneur lui avait préparé cette récompense. Il s’était montré serviteur fidèle dans ce qui lui avait été confié jusqu’alors : une œuvre plus grande et plus importante allait être remise tout entière à ses soins. Le comte s’empressa de mettre pied à terre ; il entra dans la cabane où ses nouveaux hôtes étaient réunis, après tant de traverses, autour d’un foyer paisible, et leur souhaita cordialement la bienvenue ; puis, s’agenouillant avec eux, il rendit grâces à Dieu, le supplia de faire reposer sa main sur cette maison et les encouragea en leur rappelant la grâce et la fidélité du Seigneur.

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