Le comte de Zinzendorf

5.6 – Bannissement perpétuel. Fondation de Herrnhaag. Départ de Zinzendorf pour les Indes-Occidentales.

Le comte attendait à Berlin la décision que la cour de Saxe prendrait à son égard. Elle lui parvint enfin au mois d’avril : le roi Auguste III prononçait contre lui un arrêt de bannissement perpétuel.

Ce fut pour lui un indice de la volonté du Seigneur ; il résolut aussitôt de réaliser un projet qui l’occupait déjà depuis quelque temps : il voulait aller lui-même aux Indes-Occidentales, pour y visiter les missions des Frères. On se rappelle les souffrances des premiers missionnaires arrivés à Saint-Thomas. On avait souvent reproché à Zinzendorf de livrer à une mort certaine ceux qu’il envoyait dans ce climat meurtrier ; il voulait prouver qu’il ne craignait pas d’affronter les mêmes dangers.

Il quitta donc Berlin à la fin d’avril 1738, se rendit d’abord à Cottbus, où il avait donné rendez-vous à quelques-uns des chefs de la communauté de Herrnhout, puis à Iéna, où était retourné son fils, et arriva enfin à la Ronnebourg, où se trouvait encore un groupe de quelques Frères. Il loua tout près de là le château de Marienborn et s’y installa avec sa suite. Beaucoup de Frères et beaucoup de personnes en relations d’amitié avec eux s’y rendirent des environs, pour s’associer à ses travaux, pour profiter de sa prédication, en un mot, pour respirer l’atmosphère de bénédiction qui entourait partout la communauté des pèlerins. Ce concours de forces nouvelles donna lieu à une résolution importante. On décida de fonder une nouvelle colonie dans un coin de terrain acheté l’année précédente du comte de Büdingen, à l’entrée du Vogelsberg. Cet établissement, qui reçut le nom de Herrnhaag, était destiné, dans la pensée du comte, à recevoir ceux des Frères qui se rattachaient de préférence à la confession de foi de l’église réformée. Herrnhaag devait être à cette église ce que Herrnhout était à l’église luthérienne. De la sorte, l’Unité des Frères, tout en conservant son existence particulière et indépendante, tout en restant en connexion avec ce qui, dans les diverses sectes, n’était pas en opposition à ses principes, avait pied dans chacune des deux grandes divisions du protestantisme. « Cette pensée », dit un des biographes du comte, « naissait tout naturellement de la profondeur de son sentiment religieux, de son amour ardent pour le Sauveur, qui l’élevait au-dessus des différences de doctrines, sans qu’il voulût toutefois les effacer. Mais n’eût-elle été qu’un calcul de politique humaine, il eût été difficile d’imaginer un meilleur moyen de succès. » Bien des gens souriront de cette remarque et ne pourront croire que, dans cette manière d’agir, le comte n’ait pas eu plus en vue les résultats que les principes. Laissons-les dire et ne nous étonnons pas tant, si la vérité et la charité se sont trouvées une fois par hasard être la meilleure politique.

La Wetterau — c’est ainsi que s’appelle la contrée où sont situés Herrnhaag, Marienborn et la Ronnebourg devint la résidence de Zinzendorf, ou plutôt son pied-à-terre, pendant le temps de son exil, au milieu de ses nombreux voyages. Il y institua des établissements d’éducation qui, par la suite, devinrent très considérables, et dont les premiers élèves furent ses propres enfants, avec quelques autres qu’il fit venir de Herrnhout. Ce fut là qu’il essaya d’appliquer aussi aux enfants ce principe d’association qu’il envisageait comme un si puissant moyen de développement spirituel. Il les constitua en une communauté spéciale. Cette institution s’est continuée dans l’église des Frères. Les enfants assistent de temps à autre aux assemblées des adultes, particulièrement les jours de fête, mais à l’ordinaire ils ont leurs réunions à eux et célèbrent aussi quelquefois des agapes ; enfin, du temps de Zinzendorf, on les groupait par petites bandes ou sociétés, sous la direction d’un frère ou d’une sœur. « Tout cela », dit Spangenberg, « produit chez les enfants, par la bénédiction de Dieu, des résultats que l’on n’atteindrait pas par l’éducation privée. »

Enfin, au mois d’octobre, Zinzendorf s’apprêta à partir pour son lointain voyage. Il ne savait pas s’il lui serait jamais donné de revoir les siens, mais, comme lui, ceux-ci s’en remettaient entièrement au bon plaisir de leur Maître. Ce joyeux abandon à la volonté du Seigneur est exprimé avec une sublime simplicité dans deux poésies que la comtesse et le comte s’adressèrent réciproquement en forme d’adieu.

Zinzendorf se rendit à Amsterdam et espérait pouvoir s’embarquer immédiatement pour Saint-Thomas, mais les mauvais temps retardèrent d’un mois le départ du navire.

Pendant ce séjour forcé en Hollande, il eut à souffrir de nouvelles attaques qui lui furent extrêmement sensibles. Dans la dispute qu’il avait soutenue l’année précédente avec un ministre réformé de la Haye, il avait énoncé ses opinions d’une manière trop absolue et souvent paradoxale. On comprit mal une partie des expressions dont il s’était servi, on interpréta mal les autres. On l’accusa d’avoir dit « que tout homme avait naturellement en lui Christ et le diable ; que, pour pouvoir recevoir Jésus dans leur cœur, les enfants baptisés devaient préalablement perdre la grâce qu’ils avaient reçue par le baptême. » On lui reprochait aussi de regarder comme frères les juifs cabalistes, etc. Le récent établissement d’une colonie herrnhoute en Hollande donnait un intérêt particulier à cette affaire ; aussi la question de l’église des Frères en général, de leurs livres, de leurs cantiques, etc., fut-elle portée aux synodes, qui s’en emparèrent avec empressement, espérant bien y découvrir quelque nouvelle hérésie à condamner. Ils publièrent en effet, sous le nom de Lettre pastorale, un mandement tendant à prémunir tous les membres de leur église contre les doctrines des Herrnhoutes, comme se trouvant, sur maint article, en opposition avec l’enseignement de Jésus-Christ et des apôtres.

[On trouve cette Lettre pastorale dans le second volume de la Büdingsche Sammlung. A côté des excentricités qu’elle attribue gratuitement aux Herrnhoutes, une des principales hérésies qu’elle leur reproche est « de ne vouloir aucune autre doctrine fondamentale que la pure doctrine évangélique de la première église apostolique, et de vouloir s’en tenir, sans aucun système de foi, aux écrits évangéliques et apostoliques. » (Page 306.)]

Comme ceux dont on condamnait les opinions n’avaient pas été entendus, quoique le comte l’eût expressément demandé, quatre membres du synode publièrent une énergique protestation contre le décret de leurs collègues. Déjà à bord du navire qui devait l’emporter, Zinzendorf écrivit aussi une déclaration relative à ce qui venait de se passer et dont voici la conclusion : « La Lettre pastorale ne repose que sur un malentendu ; je ne connais pas les Herrnhoutes qu’on y représente. »

Ce mandement des synodes ne laissa pas de faire beaucoup de tort aux Frères, car on le répandit dans les colonies, et les missions du Cap de Bonne-Espérance, de Surinam, de Ceylan, s’en ressentirent d’une manière fâcheuse.

Zinzendorf laissait les siens en butte à bien des attaques, exposés à bien des dangers ; il allait lui-même en chercher de nouveaux ; mais il vivait dans une incessante communion avec cet Ami de son enfance et de sa jeunesse qu’il avait toujours trouvé fidèle. « Nous nous sommes entretenus », dit-il en parlant d’une conversation qu’il eut à cette époque, « du commerce familier de l’âme avec le Sauveur, et nous n’avons pu retenir nos larmes en songeant à quel point Il peut être près de nous, quelle simplicité nous pouvons mettre dans nos rapports avec Lui, comment on peut passer avec Lui une journée entière, comment il n’est aucune pensée, aucun besoin, aucune préoccupation dont on ne puisse se décharger sur Lui tout simplement, tout uniment et bien plus aisément encore qu’on ne pourrait le faire avec le plus intime ami ; car avec un ami il faut souvent user d’un peu de ménagement, mais avec le Sauveur, on n’en a pas besoin, et celui qui en est venu à pouvoir dire sincèrement : « Je voudrais que mon cœur fût à jour, afin que mes frères pussent voir au dedans de moi, » celui-là, dis-je, peut se consoler en songeant que le Sauveur voit au dedans de son cœur, que les recoins les plus cachés lui en sont entièrement découverts et qu’il ne s’y passe rien qu’Il ne sache. »

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