Le comte de Zinzendorf

7.3 – Excentricités de Zinzendorf. Crise dans l’église des Frères (Sichtung).

Il faut en convenir cependant, Zinzendorf commençait à donner prise aux attaques de ses adversaires. C’est de cette époque que datent la plupart des excentricités que l’on a pu lui reprocher à juste titre.

« En ce temps-là, dit Spangenberg, il prit l’habitude de s’isoler plus qu’il ne le faisait auparavant. Il se soustrayait non seulement à ceux qui venaient lui rendre visite, sans acception de personnes, mais même à ses compagnons d’œuvre les plus habituels, et méditait, en silence et profondément recueilli devant le Seigneur, sur les affaires de tout genre dont il avait à s’occuper. Quand il reprenait ensuite son travail de chaque jour, c’était d’un cœur rassuré, avec sérénité et avec joie. Il croyait, pour en avoir fait l’expérience, qu’un serviteur de l’église, chargé d’affaires nombreuses, a besoin plus qu’aucun autre de se retremper et de se fortifier sans cesse de nouveau par un commerce assidu avec le Seigneur notre Sauveur. Mais ce penchant à la solitude alla toujours croissant, et le comte finit par devenir presque un ermite au milieu de la communauté. Quoiqu’il ait eu sans doute de puissants motifs pour agir ainsi, il eût été, d’un autre côté, souvent à désirer, et pour bonnes raisons, qu’il n’eût pas autant fui la société des autres hommes. »

Chez Zinzendorf, en effet, l’imagination tenait trop de place pour que la solitude lui convînt. Nous avons eu souvent l’occasion d’admirer à quel point cette faculté était chez lui tempérée et réglée aussi bien par son rare bon sens que par sa soumission à la Parole de Dieu. Mais ce bon sens, que l’on appelle si bien le sens commun — non qu’il appartienne à chacun, mais parce qu’il n’est à personne en particulier, — a besoin, comme toute autre faculté, d’être cultivé et entretenu : la vie sociale est son atmosphère, la solitude lui est funeste. L’homme qui vit seul devient indulgent à son sens propre, ses idées favorites tendent à devenir des idées fixes et ses opinions des principes. C’est ainsi que Zinzendorf, s’écartant lui-même de la règle qu’il s’était faite de s’en tenir à la simplicité de l’Écriture, en vint à attacher de l’importance à certaines vues particulières. Il proposa, par exemple, à ce même synode de Marienborn, dont nous avons parlé précédemment, d’examiner s’il n’y avait pas lieu de considérer le Saint-Esprit comme étant la mère des fidèles, au même titre que Dieu le Père est leur père en Christ, et que Christ est l’époux de l’Église. Nous savons, disait-il, par l’expérience non moins que par l’Écriture, que le Saint-Esprit nous instruit, nous avertit, nous châtie, nous relève, nous guide, nous élève pour Christ ; bref, qu’Il fait pour nous tout ce que fait une mère pour ses enfants. Le synode entra dans l’idée du comte. Si Zinzendorf s’en était tenu là et s’était contenté de dire ce que l’Esprit-Saint est pour nous, il n’aurait pas excité tant de récriminations. Mais il voulut introduire dans la notion même de la Trinité celle de la maternité du Saint-Esprit, et les théologiens s’en indignèrent.

Cette idée de Zinzendorf, à laquelle d’ailleurs quelques expressions de l’Écriture donnent une certaine plausibilité, ne serait plus considérée de nos jours que comme une innocente satisfaction de l’esprit spéculatif ; mais il n’en est pas moins vrai que Zinzendorf se mettait en contradiction avec ses propres principes en approfondissant des choses qui ne sont pas clairement révélées et au-dessus de toute contestation. Il le reconnut lui-même plus tard publiquement et déclara qu’il fallait effacer ces expressions de tous ceux de ses écrits où elles se trouveraient et ne jamais les répéter ; qu’il détestait toute spéculation qui, même à bonne intention, cherche à pénétrer dans les profondeurs de la Divinité ; enfin, qu’il remerciait le Sauveur de l’avoir arraché du feu avant qu’il eût été consumé. — « C’est pour nous une bénédiction inexprimable, » disait-il aussi dans la dernière année de sa vie, « que d’avoir commencé à comprendre ceci : c’est que pénétrer dans ce mystère de la Sainte Trinité ou dans quelque autre vérité transcendante et en tirer des conceptions déterminées, c’est toucher à un arbre défendu. »

Sa manière de parler paradoxale fournissait aussi des armes à ses ennemis. Nous l’avons vu, dans le second synode de Pensylvanie, faire du paradoxe une méthode, et sa pratique se conforma de tout point à sa théorie. « Il voulait avant tout, dit Spangenberg, éveiller l’attention et faire penser ; il se servit à cet effet de mainte expression tout à fait inusitée et inaugura un langage inconnu aux théologiens. C’eût été fort bien, si ses adversaires avaient pris la peine de se demander ce que le comte voulait dire par telle ou telle expression ; mais c’est ce qu’ils ne firent pas et il en résulta bien des querelles de mots. »

On comprend que Zinzendorf, accueillant le paradoxe avec autant d’empressement que les théologiens de son époque en mettaient à l’éviter, ait imprimé par là à sa prédication un caractère qui la distinguait de toutes les autres. La plupart des prédicateurs de ce temps, quand ils traitaient un texte de l’Écriture, avaient grand soin de prévenir l’abus qu’on en aurait pu faire et s’empressaient de le tempérer, sinon même de le neutraliser, au moyen de tous les autres textes qui peuvent lui servir de correctifs. La méthode du comte, c’est encore Spangenberg qui nous le dit, était diamétralement opposée ; d’ordinaire, quand il exposait un sujet, il en était si complètement pénétré et le mettait si fort en lumière, que d’autres vérités en étaient obscurcies. Mais les vérités laissées dans l’ombre aujourd’hui avaient leur revanche demain, et ses auditeurs habituels n’avaient pas de peine à mettre chaque chose à sa place. Il n’en était pas de même pour ceux qui s’en tenaient à un seul de ces discours ; ils y trouvaient presque toujours trop ou trop peu.

Ces particularités et d’autres encore qu’on ne saurait appeler des défauts ou des travers d’esprit — car ce ne sont chez Zinzendorf que des traits de physionomie et son individualité même, — n’en eurent pas moins une influence fâcheuse sur la communauté des Frères. Les disciples exagérèrent le maître ; la copie, comme il arrive d’ordinaire, fut la caricature de l’original. On s’était d’abord servi d’expressions paradoxales pour donner plus de relief à la vérité ; on en vint à se complaire dans le paradoxe et à l’aimer pour lui-même. Les inconvénients furent graves. A force de se féliciter de n’être que de pauvres pécheurs, on ne parla plus sans quelque dédain de la sanctification. Zinzendorf avait fait envisager la simplicité enfantine comme un précieux privilège du chrétien ; on courut après la simplicité. Bien des gens qui n’avaient pas sa foi naïve et hardie crurent se la donner en en imitant les allures ; son langage même fit école ; on voulut l’égaler en originalité, on le dépassa en bizarrerie. Il résulta de tout cela un jargon poético-théologique intelligible aux seuls initiés, un quiétisme funeste, une fausse liberté, une joie affectée manquant de sérieux et de dignité ; en un mot, un piétisme folâtre et amusé, plus contraire encore à la sainte sérénité du chrétien que le piétisme morose de l’école de Spener.

Ce n’est point toutefois à la seule influence de Zinzendorf qu’il faut attribuer cet obscurcissement momentané du véritable esprit de l’église des Frères. Ce phénomène n’a rien de surprenant, et toute communauté chrétienne au sein de laquelle a eu lieu un réveil, tout fidèle dans son développement individuel, peut trouver dans son expérience le souvenir d’une tentation de ce genre, soit pour l’avoir surmontée, soit pour y avoir succombé. Après avoir traversé les angoisses de la conversion, l’âme, comme un condamné qui vient de recevoir sa grâce, reste quelque temps encore sous l’impression d’une terreur salutaire ; mais bientôt elle se rassure, se réconcilie avec elle-même et se plaît à se convaincre qu’elle est libre en jouant avec les dangers de la liberté.

L’église des Frères n’évita pas cet écueil. La tendance fâcheuse que nous avons signalée remontait chez elle assez haut ; vers 1744 ou 1745 elle y devint dominante et le fut pendant environ cinq ans. Mais le Seigneur se montra fidèle, la fascination cessa enfin, et la communauté sortit de cette crise plus humiliée et, partant, plus forte qu’auparavant. Satan avait demandé à la cribler comme le blé, mais Jésus avait prié pour elle, afin que sa foi ne défaillit point (Luc 22.31-32). C’est ainsi que les Frères ont envisagé cette phase de leur développement, à laquelle, par allusion à cette parole de l’Évangile, ils ont donné le nom de Zeit der Sichtung (temps du crible, ou, littéralement, de la cribration).

Zinzendorf, cause involontaire de ces écarts, en subit le contre-coup. Entraîné par le courant, il imita, sans s’en douter, ses imitateurs et égara son imagination dans des voies aventureuses. Quelques-unes des poésies qu’il composa à cette époque, peuvent en donner une idée.

Voici comment un contemporain, le baron de Schrautenbach, membre lui-même de l’église des Frères, raconte et cherche à expliquer la période que nous venons de caractériser :

« A son retour d’Amérique, le comte avait cru remarquer chez les Frères une certaine raideur et cette sorte de contentement de soi-même qui se manifeste dans la manière d’être par je ne sais quelle affectation de dignité et de gravité. Or, personne au monde n’était plus ennemi que lui de tout ce qui est conventionnel, factice, artificiel. Il cherchait la vérité et craignait toujours les apparences trompeuses… Il arriva donc que, soit dans les conférences, soit dans des conversations particulières, il exprima son opinion, et peut-être d’une manière trop arrêtée, sur la tenue extérieure, disant qu’il ne fallait rien affecter, mais agir librement, simplement et naturellement. Ces excellents principes furent mal compris et eurent pour conséquence, chez plusieurs personnes, certaines étrangetés de conduite qui firent un grand tort à la réputation des Frères. En peu de temps, le sérieux exagéré qu’avait cru remarquer Zinzendorf avait fait place à un laisser-aller de mauvais aloi et tout aussi peu naturel.

Dire que ces aberrations sont allées jusqu’à des immoralités, ce serait donner un démenti à la vérité historique … Ce que l’on pouvait reprocher à ces personnes-là, c’était de l’enfantillage et de l’inconvenance… Plus tard survinrent certaines gens qui étendirent sur le tout une couche de mysticisme. Et comme toute chose mauvaise devient plus grave une fois qu’elle se lie à un système, il devint alors nécessaire de parer au mal. »

« Pour que cette tendance ait pu se produire, continue Schrautenbach, il faut bien qu’il y ait eu chez les Frères quelque chose qui l’ait favorisée et qu’il se fût fait un changement dans la communauté. Ce changement, nous ne pouvons le nier, était bien plus grave encore que les aberrations qui en ont été la conséquence ; car c’est dans les âmes qu’il s’était opéré. — Si nous sommes tentés, a dit l’apôtre, nous le sommes par notre propre convoitise (Jacques 1.14). — C’est toujours à nous qu’en est la faute. Mais combien les circonstances heureuses ou malheureuses dans lesquelles nous nous trouvons ne contribuent-elles pas à nous duper ! Les succès du comte (et il en avait obtenu de réels — des approbations nombreuses, une grande extension de son œuvre) n’auraient pas à eux seuls exercé sur lui une telle séduction ; ce qui les rendit dangereux pour lui, ce fut le contraste qu’ils faisaient avec les attaques dont il était l’objet, avec les procédés peu délicats de ses adversaires. Leurs attaques réitérées, le plus souvent absurdes, souvent excessivement grossières et, d’un autre côté, son caractère, qui peut-être ne s’appliquait pas assez à les supporter, ou, ce qui eût été mieux encore, à les faire tourner au profit de la connaissance de soi-même, ce concours de circonstances fâcheuses, tant intérieures qu’extérieures, amena quelque altération dans l’esprit même de la communauté.

Voilà le triomphe des sots ! Ils ne peuvent imaginer ni exécuter rien de bon, mais ils peuvent entraver ceux qui valent mieux qu’eux. Ils ont quelquefois la triste satisfaction de gâter momentanément ou partiellement une bonne chose. Les ennemis de Zinzendorf et des Frères ont eu ce plaisir. On avait d’abord supporté leurs mauvais traitements avec dignité ; peu à peu on se mit à y accorder plus d’attention qu’ils ne méritaient ; on s’irrita, on dirigea habituellement ses pensées sur des objets fâcheux. Auparavant, l’affaire principale était de se connaître soi-même ; maintenant, une des premières affaires était de se justifier. Ce changement, comme on peut aisément se le représenter, devait nécessairement faire sentir ses effets… Être blâmé sans raison, quand on a mérité des louanges et que l’on reçoit un bon témoignage de sa conscience, c’est un écueil auquel bien des hommes sont déjà venus se heurter. On prend l’habitude de s’écouter et de se ménager soi-même ; on fait moins de cas des autres : à peine attache-t-on encore quelque importance à leur jugement, à peine y prend-on garde… C’est ce qui arriva aux Frères ; l’aveugle animosité de leurs adversaires les dépita ; on en vint à rompre entièrement avec le public et à ne plus s’embarrasser de ce qu’il disait ; par amour de l’opposition, on se servit même, de préférence et avec un plaisir tout particulier, des expressions qui pouvaient le plus le choquer… Mais peu à peu on revint à résipiscence, on examina ce qui s’était passé, et le résultat de toute l’affaire fut celui-ci : Que personne ne se glorifie ! »

Écoutons maintenant Zinzendorf lui-même :

« L’épreuve par laquelle nous avons passé a été courte, mais effroyable. C’est moi-même probablement qui y ai donné lieu, en exprimant une idée que je n’ai jamais pu abandonner et à laquelle maintenant encore je ne saurais renoncer : c’est qu’il faut redevenir enfant au fond de son cœur, pour jouir de toutes les grâces que la mort de Jésus nous a acquises. J’étais très pénétré de cette idée, et à mon retour d’Amérique je cherchai à en convaincre mes frères : elle trouva accès et on s’en empara avec empressement. Mais ce qui n’était d’abord qu’un petit groupe d’hommes véritablement enfants est devenu bientôt une grande société et a, en peu d’années, considérablement dégénéré. L’abus est venu de ce que l’on n’a voulu prendre de l’enfance que la joie, et non pas la simplicité, la sincérité et la droiture. »

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