Le comte de Zinzendorf

7.6 – Acte du Parlement en faveur de l’Unité. Fin de la Sichtung.

Malgré l’acte de 1747, par lequel le parlement anglais témoignait de ses dispositions favorables à l’égard des Frères, leur position dans les États britanniques ne paraissait pas encore suffisamment assurée, et le comte jugea bon de repartir pour Londres, afin d’y achever l’œuvre qu’il avait commencée. C’était, en effet, le moment où l’opposition soulevée depuis longtemps contre les Frères en divers États de l’Allemagne faisait sentir son contrecoup sur l’opinion publique en Angleterre. Trop conservateurs pour plaire aux dissidents et trop nouveaux-venus pour mériter l’attention du clergé épiscopal, qui les confondait avec les méthodistes, les Frères étaient généralement mal compris ou mal connus, et, sans avoir précisément contre eux de parti pris, on était prêt à accueillir les rapports défavorables qui pouvaient venir du continent.

La première nouvelle que reçut Zinzendorf en débarquant à Harwich, le 1er janvier 1749, ce fut celle d’un édit qui venait d’être rendu contre les Frères par le gouvernement du Hanovre. Cette mesure, d’autant moins motivée qu’elle était sans application, puisqu’il ne se trouvait dans tout ce royaume pas un seul membre de la communauté des Frères, avait été mentionnée par les journaux français et anglais et avait fait sensation ; elle pouvait être utilisée par les ennemis de Zinzendorf et servir d’antécédent à une mesure pareille de la part du gouvernement britannique. Zinzendorf écrivit aussitôt au roi George II pour réclamer contre cet édit, et s’occupa des moyens à employer pour obtenir du parlement une reconnaissance formelle de la communauté des Frères. Une pétition, déposée à cet effet à la chambre des communes, y fut attaquée et défendue avec une égale vivacité ; on la remit à une commission de quarante membres, qui, après avoir examiné attentivement les documents fournis par le comte et interrogé les délégués de l’Unité, présenta un rapport entièrement favorable. La pétition, déclarée bill, fut remise comme telle à une nouvelle commission de soixante-dix membres et enfin adoptée à l’unanimité.

Mais il était encore douteux que le bill fût aussi bien accueilli de la chambre haute ; plusieurs de ses membres les plus considérables, l’archevêque de Londres, par exemple, et le chancelier, avaient commencé par s’y opposer, et l’on pouvait craindre qu’ils n’en entraînassent bien d’autres. Zinzendorf ne se découragea point ; il leur écrivit pour leur donner des éclaircissements, consentit même à quelques amendements, et fit si bien enfin que le bill fut voté à l’unanimité par les Lords, comme il l’avait été par les communes, reçut la sanction royale et acquit par là force de loi comme acte du parlement.

Ce succès, remarquable déjà en lui-même et le plus éclatant sans contredit qu’eût encore remporté Zinzendorf, n’est que plus étonnant, si l’on songe aux préventions qui existaient alors contre les Frères ; mais ces préventions ne servirent qu’à faire examiner l’affaire de plus près et à mettre mieux en évidence toute la justice de leur cause.

Voici quels étaient les principaux avantages qu’ils obtenaient par cette nouvelle loi :

1° On reconnaissait l’antiquité de l’Unité des Frères et son caractère d’église évangélique et épiscopale.

2° On libérait ses membres de l’obligation de prêter serment et de faire partie d’un jury, et on les exemptait de tout service militaire.

Mais ce qui réjouissait le plus le comte dans cette affaire, c’était la sérieuse attention qu’on avait accordée à l’église des Frères : la pétition n’avait pas été discutée moins de dix-huit fois, tant dans les chambres que dans les comités ; plusieurs personnages éminents et le prince de Galles lui-même s’en étaient occupés avec un véritable intérêt de cœur. « Cependant, dit Spangenberg, quelque importance qu’eût à ses yeux ce qui venait de se passer, le comte ne cessa d’exhorter sérieusement les Frères à ne pas s’attacher trop à ce succès, mais à s’en tenir avec une confiance enfantine au Sauveur, le seul appui et le seul protecteur sur lequel ils pussent toujours compter. »

L’effet de cet acte du parlement se fit bientôt sentir : de tous côtés, en Angleterre, en Écosse, en Irlande, dans les colonies américaines, on engagea les moraves à fonder des établissements. Enfin, Kochius étant mort cette année-là, le vénérable Wilson, évêque de Sodor et Man, accepta avec empressement le titre et la charge de président du trope réformé de l’Unité.

Ce fut pendant ce séjour à Londres que Zinzendorf, au milieu de tant de succès extérieurs, vit clairement les dangers intérieurs que courait l’église des Frères et les aberrations dans lesquelles elle s’égarait de plus en plus depuis quelques années. Nous les avons décrites plus haut. Longtemps il s’était refusé à les voir, mais depuis quelque temps déjà il commençait à sentir les abus auxquels donnaient lieu ses principes et ses habitudes, exagérés ou contrefaits par des disciples exaltés. Ainsi, par exemple, son imagination naïve et sa simplicité d’enfant le portaient à aimer les fêtes, les solennités, tout ce qui répand quelque poésie sur l’uniformité de la vie. Ce goût avait passé aux Frères, qui l’ont conservé jusqu’à nos jours. Malheureusement, dans toute jouissance que l’homme ne reçoit pas directement de Dieu, mais qu’il se prépare et s’arrange lui-même, il y a quelque danger caché. Si innocente qu’elle soit en elle-même, si religieuse qu’elle paraisse, il est difficile qu’elle n’irrite pas directement ou indirectement une des deux grandes plaies de notre cœur, la convoitise ou l’orgueil. Zinzendorf commençait à s’en apercevoir et s’efforçait de ramener les Frères au sérieux de l’Évangile. L’année précédente déjà, ayant appris que l’anniversaire de son fils avait été, en l’absence de celui-ci, célébré à Marienborn avec une certaine ostentation et des démonstrations inusitées, il ne put s’empêcher de leur en écrire pour leur témoigner le chagrin qu’il en ressentait. « Depuis quelques années, leur dit-il, je ne sais pas une seule fête de ce genre qui n’ait été suivie pour moi de larmes amères, car je ne tardais pas à remarquer que ces réjouissances n’étaient pas en bénédiction à chacun et que même elles excitaient de la jalousie chez quelques personnes. »

La légèreté qu’il remarquait chez plusieurs membres de la communauté et qu’il voyait se répandre de plus en plus était pour lui un sujet fréquent de profonde tristesse. « La légèreté et la moquerie », dit-il quelque part, « sont à mes yeux un symptôme infaillible qui me prouve que l’on n’est pas enfant de Dieu. C’est là un principe qui tient à l’ensemble de mes idées et dont je ne démordrai pas. Le Sauveur dit : « Celui qui appelle son frère fou ou qui le traite comme un fou, n’est pas digne du nom d’enfant de Dieu ; il mérite le feu de l’enfer. » Il condamne justement par là une habitude qui, de nos jours, est devenue de mode et de bon ton. Celui qui fait de son frère un plastron, qui le donne en spectacle et cherche à le tourner en ridicule, cet homme-là est un coquin. Voilà un principe certain. »

« La présomption ou la haute idée que l’on se fait de soi-même », dit-il ailleurs avec une égale énergie, « est toujours un péché infâme. Rien de plus dangereux que l’ambition et l’émulation qu’on éveille chez les enfants ! elle peut en faire de petits diables. »

Et ailleurs encore, dans son Essai de morale (1756) : « L’orgueil, la présomption, la satisfaction de soi-même, est d’une part un péché qui mérite les petites-maisons, et d’autre part c’est la plus exécrable et la plus infâme des rodomontades (die aller execrabelste und infameste Rodomontade) ; c’est plus abominable que tous les crimes que la nature ne peut entendre nommer sans horreur. L’orgueil est un péché par lequel Satan a ensorcelé la créature humaine. »

Une lettre qu’il reçut alors d’Allemagne lui montra clairement que le mal était plus grand encore qu’il ne l’avait craint ; il se hâta d’y porter remède autant qu’il était en son pouvoir. Sans prendre le temps d’en parler à personne, il se mit à son bureau et adressa à toutes les communautés une lettre des plus sévères. Puis il écrivit à son fils qui s’était aussi laissé séduire par cette funeste tendance et lui représenta vivement les dangers de la voie dans laquelle il était entré. Il le destitua immédiatement de l’emploi qu’il avait rempli jusqu’alors et lui ordonna de venir le trouver à Londres sans délai. David Nitschmann partit pour l’Allemagne, avec la mission d’y visiter toutes les communautés, de rechercher partout avec soin les abus qui s’étaient introduits et de les réformer autant qu’il serait possible.

Zinzendorf se demanda d’où provenaient ces aberrations, « et crut, dit Spangenberg, en découvrir la cause en ceci : c’est que certaines personnes s’étaient imaginé qu’elles arriveraient à trouver quelque chose de plus élevé et de plus beau que la parole de la Croix. Aussi, depuis ce temps-là, le comte se remit-il tout de nouveau à ne prêcher rien autre que Jésus-Christ crucifié et à ramener tout à Lui. »

Dans un synode réuni à Londres cette année-là et dans plusieurs conférences qui eurent lieu alors, il chercha avant tout à ramener les Frères à ce fait central de l’Évangile. « Un serviteur de l’Église, dit-il, ne doit pas avoir de repos qu’il ne soit arrivé à vivre lui-même en communion intime avec Jésus-Christ et à faire des progrès journaliers dans cette communion. — Il doit avoir à cœur d’y amener, par la grâce de Dieu, toute personne confiée à ses soins. — Il est particulièrement nécessaire que les Frères, dans les circonstances qui paraissent favorables et lorsqu’on leur fait des propositions de s’étendre, continuent à marcher tout doucement et ne cherchent pas autre chose que de bien saisir ce que veut leur Maître. Ils doivent se souvenir toujours de ce à quoi ils sont appelés et ne jamais aller au delà du but que le Sauveur leur a déterminé. Avant tout, ils doivent être extrêmement sur leurs gardes quand il s’agit de recevoir quelqu’un dans la communauté ; car la plupart de ceux qui veulent à toute force y entrer feraient beaucoup mieux de rester dans l’église dont ils font partie. — Quand j’ai eu à parler, dit-il encore, à des gens appartenant à telle ou telle branche de l’Église chrétienne, il ne m’est point venu d’abord à l’idée de me demander s’ils avaient telle ou telle erreur qu’il fallût combattre. Je n’ai tenu qu’à gagner leur cœur au Sauveur. Avec les juifs et les déistes, j’ai été circonspect, sachant d’avance que leur cœur est éloigné de Celui qu’aime mon âme ; mais, quant aux autres, je n’ai point fait entre eux de différence, et quoiqu’on ait blâmé chez moi cette manière d’agir, je n’en changerai pourtant pas. »

Zinzendorf cependant ne parvenait pas complètement à se rendre compte de la crise qui s’était produite chez les Frères, et ne savait trop quelle ligne de conduite suivre : telle chose qui lui paraissait coupable chez l’un, lui paraissait excusable chez un autre ; tantôt il se sentait porté à la compassion et à l’indulgence, tantôt il était saisi d’indignation. Dans l’embarras où il se trouvait, il prit un parti singulier : se bornant à des mesures tout à fait générales, il ne voulut entrer dans l’examen d’aucun fait particulier et refusa d’entendre aucun rapport. Quand la conversation se dirigeait sur ce sujet, il coupait court et voulait être censé ne rien savoir. « Quelques-uns de ses compagnons d’œuvre, dit Spangenberg, ne pouvaient rien comprendre à cette manière de faire et croyaient qu’il eût été de son devoir, en vertu de sa charge, de ne pas rester étranger aux détails de cette affaire. Moi-même, je me suis alors beaucoup fâché contre lui, et lui contre moi, car il savait ma manière de voir. Ce dissentiment est même allé, de part et d’autre, si loin, qu’il n’a pu rester caché à l’église. Avec tout cela, il m’aimait toujours de tout son cœur et je l’aimais également.

J’ai cru comprendre plus tard que c’était très probablement par crainte de lui-même qu’il avait agi de cette façon. En effet, s’il avait appris alors tout ce qui s’était passé, son zèle l’aurait emporté trop loin contre certaines personnes qu’il aimait d’ailleurs beaucoup ; il aurait perdu la confiance qu’il avait encore en elles ; enfin, il aurait même senti faillir son courage et aurait dit au dedans de lui : Seigneur ! prends maintenant mon âme, car à quoi me servira la vie (1 Rois 19.4) ? » Il est possible aussi que dans ce moment-là, occupé comme il l’était d’affaires importantes, il n’ait pas voulu se charger l’esprit de choses si pénibles et si irritantes, ce qui l’eût rendu entièrement incapable de s’acquitter des affaires qu’il avait alors en main. »

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