Le comte de Zinzendorf

NOTE 6
Sur la crise spirituelle des années 1745 à 1749.

Nous avons caractérisé la crise connue chez les Frères sous le nom de Sichtung, mais on trouvera peut-être que nous nous en sommes tenu à des généralités un peu vagues. Il est bon de citer des faits et de dire en quoi consistèrent les abus qui se produisirent alors. Nous empruntons à Croeger les détails suivants :

En haine des formules abstraites de la Dogmatique, les Frères donnèrent momentanément dans un extrême tout opposé : ils abusèrent des images et des représentations sensibles. Ainsi, au lieu d’adorer simplement le Sauveur crucifié pour nos péchés, on voua un culte à ses plaies elles-mêmes et spécialement à son côté percé. On ne s’en tint pas même là, les métaphores s’enchaînèrent les unes aux autres et ces jeux de l’imagination formèrent bientôt une sorte d’ensemble systématique.

Quand le comte arriva à Herrnhaag en 1747, les Frères-garçons lui souhaitèrent la bienvenue en lui chantant ce verset (que nous n’essayerons pas de traduire) :

Willkomm’n in Herrnhaag’s circulo,
        Du lieber Herz-Papa,
Die Kreuzluftvœglein sind so froh,
        Dass Du nun wohnest da,
Bei Deinem Volk im Seitenschrein
        Verwœhnter kleiner Herzelein :
D’rum bringt das led’ge Bruederheer
        Dem Seitenmaal die Ehr !

Pendant la semaine de Pâques, au lieu de lire, suivant l’usage, l’histoire de la Passion, on fêta le vendredi saint par une agape dans la maison des Frères ; on chanta les Plaies du Sauveur et l’on exposa une image figurant son côté percé ; le lendemain, nouvelle agape avec des discours en trente langues différentes. Les Frères-garçons représentèrent en plus petit comité les scènes de la Passion, de la Mort et de la Résurrection.

Dans l’automne de la même année, à Herrnhout, on célébra l’anniversaire de Chrétien-René, en illuminant la maison des Frères. Le lendemain, on répéta la même fête à Hennersdorf. Plus tard, à Lindheim, on fit, au séminaire, pour l’anniversaire d’Anna Nitschmann, des tableaux illuminés représentant des scènes de sa vie. On chantait cent fois de suite ces paroles : Seitenhœhlchen, Due bist mein (Petite retraite du côté percé, tu es à moi !) et des vers dans lesquels le mot plaies se répétait jusqu’à neuf fois de suite. En 1748, on continua dans le même genre. En Angleterre même, ces jolies choses (c’est ainsi qu’on les appelait) vinrent se mêler aux affaires importantes qui se traitaient alors.

Pendant ce temps, en l’absence du comte, Herrnhaag était surtout le théâtre de ces extravagances. Chrétien-René, jeune homme de vingt-deux ans, entouré d’hommes non moins inexpérimentés que lui, ne put résister au courant. Précédemment déjà, on y avait représenté le côté percé, sous l’aspect d’une petite chambre, avec une table et un lit. Une autre fois, on n’avait peint à l’entour que des gens sans tête, voulant indiquer par là que l’amour avait fait perdre la raison. A la fête des Frères-garçons, on illumina le soir une grande image du Sauveur ; l’image disparaissait soudain et l’on ne voyait plus que le côté percé, qui servait de porte aux assistants. Il faut mentionner spécialement, comme le plus déplorable de ces abus, celui des expressions figurées, par lesquelles on cherchait à peindre l’amour du Seigneur pour les âmes et leur union avec Lui. Sans doute, la plupart de ceux qui s’en servaient le faisaient à bonne intention et sans y chercher malice, mais ces images n’en étaient pas moins très dangereuses pour les faibles et ne pouvaient en aucune façon se justifier par l’Écriture sainte.

On se demande quel degré d’influence exerçaient sur la vie ces écarts dans le langage et dans le culte. Les ennemis des Frères ont raconté, à ce sujet, bien des histoires scandaleuses. Quelle part faut-il faire dans leurs récits à la vérité ? quelle part à l’exagération et au mensonge ? Il est difficile aujourd’hui de le savoir au juste. Nous avons sans doute de nombreux témoignages des Frères, attestant qu’on se laissa aller à cette époque à bien des choses légères et inconvenantes, et pouvait-il en être autrement ? Mais, à tout prendre, les faits paraissent donner raison à Schrautenbach, lorsqu’il dit que le peu d’influence de ces erreurs sur la conduite morale des Frères prouve sur quel fondement solide reposait non seulement la communauté elle-même, mais la grande majorité de ses membres.

Ces étrangetés dont Herrnhaag fut le centre se reproduisirent plus ou moins dans toutes les communautés. En Pensylvanie Spangenberg les combattit énergiquement.

Croeger ajoute que si l’on est tombé dans de pareils écarts, c’est pour avoir trop négligé l’Écriture sainte. On crut n’avoir plus besoin de la lettre. Les textes quotidiens qui auraient dû servir à encourager à la lecture de la Bible, en tenaient trop souvent lieu. On ne s’inquiétait plus de leur contexte et on les appliquait à tout, ne cherchant qu’à les faire cadrer avec la tendance du moment.

Pour compléter ces renseignements, on peut consulter le journal de J. Wesley que nous avons cité plus haut (5.3). On y verra que les aberrations qui signalèrent la crise spirituelle, étaient depuis un certain temps déjà en germe dans l’église des Frères et que, bien ayant l’époque où ceux-ci s’en aperçurent, elles n’échappaient pas aux yeux de ceux du dehors. Voici quelques-uns des avertissements que Wesley adressait aux Frères en 1738, peu après son retour de Herrnhout :

« Le comte n’est-il pas tout en tous ? Les autres membres de votre église en sont-ils autre chose que des ombres ? Ne l’appelle-t-on pas Rabbi (Matthieu 23.8) ? Ne lui accorde-t-on pas une foi et une obéissance implicites ? N’y a-t-il pas quelque légèreté dans votre manière d’être ? Ne tombez-vous pas quelquefois dans des conversations frivoles ? Ne vous faites-vous point une trop haute idée de votre église ? Croyez-vous que ceux qui n’en font pas partie puissent être dans la liberté évangélique ? N’êtes-vous pas exclusifs dans votre charité ? Aimez-vous vos ennemis comme vous-mêmes ? Ne mêlez-vous pas la sagesse humaine à la sagesse divine, la prudence du monde à celle du ciel ? Ne faites-vous pas usage, en mainte occasion, d’artifice, de ruse ou de dissimulation ? N’y a-t-il pas dans votre manière d’être quelque chose de caché et de couvert ? L’esprit de mystère n’est-il pas l’esprit de votre communauté ? Avez-vous cette candeur enfantine, cette franchise, cette sincérité de langage, si frappante chez les apôtres et chez les premiers chrétiens ? »

Les reproches qu’impliquent ces questions peuvent être outrés et en bonne partie injustes. Ils n’en sont pas moins intéressants pour nous, car ils nous apprennent de quelle nature étaient chez les Frères les défauts qui prêtaient alors le flanc à la critique. Fas est et ab hoste doceri. Wesley, en accentuant et exagérant les ombres du tableau, nous aide à mieux saisir la physionomie de l’église morave à cette époque. Nous en savons maintenant le fort et le faible.

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