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Le Nouveau Testament contient-il des dogmes ?

aJ’ai sous les yeux trois assertions qui donnent à penser, non pas précisément sur le fond des choses, mais sur l’état actuel des esprits dans les Eglises protestantes de langue française.

a – Paru dans le Chrétien Évangélique en mars 1891.

« Loin d’être une norme infaillible pour tous les temps, écrit M. Astié, la Bible raconte simplement les faits, sans prétendre à la moindre ombre d’autorité.… Malgré l’unité du souffle religieux, elle est un recueil des livres les plus disparates.… Renonçons franchement à toute autorité extérieure infaillible. » (Evangile et Liberté, 26 décembre 1890.)

« Pour nous, dit M. Dandiran, un passage de l’Ecriture sainte n’est pas un argument suffisant. Je mets à la base de ma conception la vie que je reçois de ma communion avec Jésus-Christ ;… l’Ecriture existe pour nous à titre de document d’une extrême importance, mais non comme une dogmatique toute formulée à admettre à la lettre. Je garde une liberté vis-à-vis de ces formulesb. » (Evangile et Liberté, 5 septembre 1890.)

b – Ces paroles sont citées d’après le compte rendu d’une discussion théologique qui a paru dans ce journal ; comme elles n’ont pas été désavouées, je crois pouvoir les envisager comme exprimant la pensée de l’orateur.

« On dit que les dogmes produisent la religion, écrit M. Sabatier ; c’est la religion qui produit les dogmes, comme un arbre les fleurs et les fruits.… Le principe des dogmes des religions de la nature est la révélation de la nature. Le principe des dogmes chrétiens est la révélation de Dieu et d’une vie supérieure dans l’apparition historique de Jésus-Christ.… Seulement il s’agit de savoir si la révélation de Dieu a consisté en dogmes et en formules dogmatiques.… Non. Mais Dieu, en entrant en commerce et en contact avec l’âme humaine, lui fait faire une certaine expérience religieuse, d’où ensuite, par réflexion, le dogme est sorti.… Les dogmes sont l’effort soutenu et progressif de la conscience religieuse se rendant compte à elle-même de son propre contenu.… L’erreur de l’orthodoxie est de vouloir arrêter cette incessante métamorphose. » M. Sabatier n’hésite pas à appliquer cette notion de la naissance du dogme et de sa transformation inévitable aux enseignements des apôtres et de Jésus-Christ lui-même. Ainsi, l’idée de l’expiation, celle de la Trinité, celles de l’Ascension et de la descente aux enfers, celle du diable, tout « le scénario de l’eschatologie dans les derniers discours de Jésus, » tout cela est entendu par nous autrement que par nos pères : « Le fleuve coule. » Et pour ne laisser aucun doute sur sa pensée, M. Sabatier ajoute : « Sans rien ôter au caractère normatif de la conscience morale et religieusec de Christ, ni à la valeur de ses paroles, on est bien obligé de reconnaître que, si son apparition eût eu lieu en Inde ou en Chine, la première forme de l’Evangile eût été tout autre. » (De la vie intime des dogmes, 1889.)

c – C’est moi qui souligne.

A première vue, on est tenté de ne voir dans ces déclarations qu’une énergique protestation contre la tendance intellectualiste, qui, depuis le temps où saint Jacques écrivait son épître, jusqu’à nos jours, a trop souvent stérilisé la piété chrétienne. Mais en y regardant de plus près, il est difficile de ne pas reconnaître dans ces jugements, malgré tout ce qu’ils ont certainement de fondé, les traces de ce scepticisme profond dont est atteinte la pensée du siècle, et qui, s’il venait à prévaloir, réduirait bientôt l’Eglise à une impalpable poussière et ne laisserait subsister du christianisme, ou du moins du protestantisme, qu’un souvenir.

C’est cette conviction qui me met la plume à la main. Je traiterai dans ce premier article la question de savoir s’il y a, oui ou non, des dogmes enseignés dans le Nouveau Testament, et quel est leur rapport avec les faits de l’histoire biblique et avec la vie religieuse. Le second article sera consacré à l’étude de l’autorité qu’ils ont à exercer sur la pensée chrétienne.

I

Avant tout, pour que cette discussion ne dégénère pas en dispute de mots, il importe de s’entendre sur le sens du mot dogme. Il me paraît qu’il règne sur ce point une certaine ambiguïté, que je voudrais chercher à dissiper.

Chacun sait que ce terme vient d’un parfait passif grec signifiant : il a paru bon. Il désigne donc une déclaration affirmant ce qui a été trouvé bon par ceux qui font autorité dans une certaine sphère. C’est ainsi qu’on parlait des dogmes pythagoriciens ou stoïciens, pour désigner les points caractéristiques de l’enseignement qui avait été donné par les fondateurs de ces écoles, et qui restait dans ce milieu comme le programme officiellement admis. Dans le Nouveau Testament, ce mot est appliqué deux fois aux décrets publiés par l’autorité souveraine dans l’empire romain. (Luc 2.1 ; Actes 17.7.) Deux fois Paul s’en sert pour caractériser la loi mosaïque : « Une loi consistant en dogmes, » c’est-à-dire en ordonnances positives. (Éphésiens 2.10 ; Colossiens 2.14.) Enfin, une fois ce terme est appliqué aux décisions prises par les apôtres et les anciens, à Jérusalem, pour régler le rapport des chrétiens d’origine païenne à la loi juive. (Actes 16.4 ; comp. Actes 15) D’après cet emploi du mot dogme dans le langage ordinaire, trois éléments paraissent constituer la notion qu’il exprime :

  1. une autorité qui déclare ce qu’elle estime vrai ou juste ;
  2. la chose posée par cette autorité comme étant ou devant être ;
  3. un cercle d’individus au sein duquel cette déclaration est reconnue valable.

Appliqué comme il l’a été au domaine chrétien, ce terme renferme les mêmes éléments, quoique modifiés par la nature de l’objet. Nous retrouvons ici :

  1. l’autorité, qui émet une affirmation religieuse ;
  2. le fait affirmé, qui appartient naturellement au domaine supersensible, puisque, s’il tombait sous les sens, il n’aurait pas besoin d’être attesté par cette autorité ;
  3. l’Eglise, qui fait profession d’admettre ce que l’autorité déclare juste ou vrai.

Or, c’est ici qu’une confusion me paraît exister dans l’emploi qui est fait du mot dogme. On peut l’appliquer aux articles de foi et aux formules théologiques par lesquels les penseurs chrétiens et les conciles ou synodes ont déterminé le sens des affirmations religieuses contenues dans l’Ecriture, — ce sont là les dogmes théologiques ou ecclésiastiques, — ou on peut l’employer aussi pour désigner ces affirmations elles-mêmes, auxquelles on doit, me paraît-il, appliquer le nom de dogmes bibliques.… Dans le premier cas, l’autorité d’où émane le dogme est l’assemblée ecclésiastique reconnue compétente qui émet la décision, et les articles de foi énoncés par elle ont toujours un caractère plus ou moins théologique et polémique. Mais s’il s’agit des dogmes scripturaires, ces affirmations religieuses sont censées émaner d’une autorité plus élevée encore, celle de Dieu même. De plus, elles ont un caractère simplement religieux et nullement théologique. Car elles sont destinées à provoquer la foi, non à l’exprimer.

Or, il me semble que plus d’une fois, dans les assertions citées plus haut, ces deux ordres de faits si différents se trouvent confondus dans le même terme et que dans l’espèce de réprobation infligée aux dogmes en général, on prend à partie non seulement les formules par lesquelles l’Eglise a cherché à déterminer le sens des affirmations scripturaires, mais ces affirmations elles-mêmes, dont on nie la valeur, si l’on ne va pas même jusqu’à en contester l’existence.

II

J’ai parlé de dogmes bibliques, par où j’ai entendu certaines affirmations énoncées dans l’Ecriture sur des faits d’ordre supersensible ; affirmations censées revêtues d’une autorité divine, et réclamant créance dans le cercle qui reconnaît cette autorité. De tels dogmes existent-ils réellement ?

M. Astié ne le pense pas. La Bible, selon lui, « ne fait que raconter des faits, sans réclamer la moindre autorité religieuse. »

En lisant cette assertion, on reste au premier abord stupéfait et l’on se demande si son auteur n’a pas eu pour but d’étonner le lecteur par une affirmation paradoxale. Quoi ! l’Ecriture ne renferme pas d’affirmation religieuse pour laquelle elle réclame créance ; elle se borne à raconter des faits ! Cependant, après quelques moments de réflexion, on se demande s’il ne faut pas entendre la chose de cette manière. Les affirmations religieuses de l’Ecriture sont toujours mises dans la bouche d’un personnage quelconque, que ce soit Dieu, ou un prophète, ou Jésus-Christ, ou un apôtre. Or l’Ecriture, en rapportant les discours dont ces affirmations font partie, ne fait réellement que raconter. Toutefois on sent bien vite l’insuffisance de cette réponse. Car enfin, les personnages qui, d’après les récits sacrés, doivent avoir prononcé de telles affirmations, l’ont fait pour être crus ou obéis, pour exercer une action sur l’esprit et la volonté de leurs auditeurs ; et l’auteur qui rapporte leurs discours l’a fait, non pour transmettre à la postérité un fait historique uniquement, mais pour continuer chez ses lecteurs l’action produite sur les auditeurs immédiats.

Il y aurait une autre interprétation plus plausible de l’assertion de M. Astié, et qui lui donnerait un sens au moyen duquel nous pourrions tomber d’accord. Si l’on examine bien les objets des affirmations religieuses renfermées dans l’Ecriture et qui constituent ce qu’on peut appeler les dogmes juifs et chrétiens, on reconnaît sans peine que ces affirmations, dans le contenu desquelles on ne voit si souvent que des idées métaphysiques, portent en réalité sur des faits du domaine supersensible.

Prenons quelques exemples :

Le dogme de l’existence de Dieu est le dogme des dogmes, celui sur lequel reposent tous les autres ; mais c’est en même temps un fait, le fait des faits, la base de tout autre fait.

Le dogme de la préexistence de Christ, qu’on ne considère si volontiers que comme un théorème spéculatif, n’a de valeur, dans le sens de l’Ecriture qui l’enseigne, que comme étant un fait réel, aussi réel que le fait historique de la vie terrestre de Jésus.

Le dogme de la prédestination, tel qu’il est affirmé dans l’Ecriture, est également présenté comme un fait positif, un acte accompli dans l’entendement divin et qui ne cesse d’agir, comme cause efficiente, sur les événements de l’histoire.

Le dogme de la Parousie, que serait-il, s’il ne devait un jour se réaliser et devenir un fait aussi réel que toute l’économie présente qu’il doit clore ?

A quoi bon multiplier ces exemples ? La seule différence entre les faits qui sont l’objet d’un dogme et ceux de la nature ou de l’histoire, c’est que les seconds appartiennent au monde sensible et nous sont connus par l’expérience, tandis que les premiers ne peuvent devenir pour nous objets de connaissance certaine qu’autant qu’ils sont affirmés par l’autorité compétente dans ce domaine supérieur où aucun œil n’a pénétré et sur lequel la raison ne possède que des vraisemblances.

Il faut donc se garder d’opposer les affirmations que nous appelons dogmes bibliques aux récits historiques de l’Ecriture, comme si les premières ne portaient que sur des vérités abstraites, tandis que les seconds seuls seraient l’énoncé de faits réels. Il n’est pas une affirmation religieuse de l’Ecriture qui ait pour objet une idée pure et qui ne porte sur un fait envisagé comme réel, mais de nature supersensible. Ce que je dis là est naïf, à force d’évidence.

Cependant nous devons ajouter qu’il y a des nuances très diverses dans les relations entre ces affirmations religieuses et les faits d’ordre supérieur auxquels elles se rapportent. Dans les exemples que j’ai cités, le fait était tout entier de nature supersensible. Mais il peut arriver aussi que par l’un de ses cotés le fait appartienne à l’histoire extérieure, et que par son coté intime ou caché il rentre dans la sphère supersensible.

La sainteté de Jésus était un fait qu’on pouvait constater par l’expérience sensible. Mais la perfection de cette sainteté échappait à tout jugement humain. Elle n’a pu être affirmée qu’en vertu d’un témoignage compétent. La naissance de Jésus est un fait historique constaté aux yeux de l’univers entier, sauf à ceux de M. Loman. Elle ne devient l’objet d’une affirmation religieuse, un dogme biblique, qu’au point de vue de son caractère miraculeux. La mort de Jésus, comme fait extérieur, est l’objet d’un récit et non celui d’un dogme. Elle rentre dans la catégorie générale des morts humaines ; tellement qu’un Tacite en peut parler aussi bien qu’un évangéliste. Si la mort de la croix devient l’objet d’un dogme biblique, ce ne pourra être qu’en l’envisageant sous son côté mystérieux, au point de vue de la valeur que Dieu lui donne, du sens qu’il y attache, du décret divin qui s’y réalise.

Le contenu des dogmes ou affirmations religieuses bibliques est donc toujours un fait ; mais ce fait peut appartenir tout entier à la sphère supersensible, ou n’y rentrer que par l’un de ses aspects, soit la cause qui l’a produit, soit le mode ou le but de sa réalisation.

Serait-ce là ce que M. Astié a voulu dire en déclarant que la Bible raconte simplement des faits ? Dans ce cas, je déclare volontiers pouvoir marcher avec lui, mais jusque-là seulement ; car quand il ajoute immédiatement qu’en racontant de tels faits la Bible ne prétend pas « à la moindre ombre d’autorité », je suis obligé de lui fausser compagnie.

III

Dans cette assertion si étrange, M. Astié n’a eu en vue, sans doute, qu’un certain genre d’autorité, celle qui violente la conscience morale, au lieu de réclamer ou d’attendre son assentiment. Mais dans ce cas il ne fallait pas opposer l’autorité au simple récit ; il fallait opposer un genre d’autorité à un autre. Car il y a une autorité qui enseigne, qui reprend, qui éduque, et cette autorité, la conscience, bien loin de la répudier, l’appelle plutôt à son aide. J’invoque ici un témoin non suspect, M. le professeur Secrétan, qui va jusqu’à dire : « La conscience n’est satisfaite que par ce qui la dépasse. » L’Ecriture atteste avec autorité toute une série de faits qui sont au nombre de ces choses dont parle saint Paul, « que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, qui ne sont point montées à l’esprit de l’homme, » et que les auteurs bibliques présentent à leurs lecteurs pour être acceptées par eux avec foi, aussi bien que les faits historiques qu’ils leur racontent. La Bible prétend certainement savoir et être à même d’apprendre à l’homme des choses que par lui-même il ne pourrait savoir. C’est là l’autorité qu’elle s’attribue. En voici deux exemples, tirés l’un du commencement, l’autre de la fin des choses.

Quand la Genèse dit : « Au commencement Dieu créa,… » elle déclare un fait que la raison humaine et la conscience naturelles peuvent jusqu’à un certain point pressentir, mais non affirmer avec certitude. Et elle ne l’affirme point comme l’ayant déduit du principe de causalité, ou d’une étude des causes finales, ou d’une analyse psychologique de la conscience morale ; elle le pose avec l’autorité d’un savoir sûr de lui-même, et qui compte bien être cru sur parole.

Quand elle affirme le jugement final et que par la bouche de Jésus elle nous dit : « Les méchants iront au châtiment éternel, et les justes à la vie éternelle, » elle ne parle pas ainsi en vertu de l’expérience qui pourrait conduire tout aussi bien à la conclusion opposée, ou sur la foi au témoignage de la conscience, qui suggère assurément l’attente d’un jugement, mais qui ne l’affirmerait pas de la sorte. Une certitude apodictique comme celle qui a dicté ce langage, provient d’une source différente.

C’est bien là ce que Jésus affirme de son enseignement en général : « En vérité, en vérité, je te dis que nous disons ce que nous savons et que nous rendons témoignage de ce que nous avons vu. » (Jean 3.11.) A cette déclaration Jésus ajoute un développement non moins remarquable : il reproche aux Juifs, représentés en ce moment par Nicodème, de ne pas croire aux choses terrestres dont il leur parle et dont ils pourraient cependant contrôler la réalité en descendant dans leur propre conscience, — il s’agit de la nature charnelle de l’homme naturel et de la nécessité d’une régénération, — et il demande à Nicodème comment, s’ils ne croient point à des déclarations dont l’appréciation est à leur portée, ils pourront croire aux choses célestes dont il a encore à leur parler, c’est-à-dire aux décrets divins pour le salut des hommes, sujet sur lequel il faudra bien le croire sur parole ; car l’homme ne peut ni connaître ces choses par lui-même, ni contrôler le témoignage qui en est rendu, puisqu’il faudrait pour cela monter au ciel. Or, nul ne peut y monter que celui qui en est descendu et qui y vit continuellement. Ainsi donc, s’ils ne croient pas à sa parole quant aux faits terrestres qu’ils peuvent constater, comment y croiront-ils quand il s’agira des choses plus élevées et plus importantes encore, qu’ils ne sauraient contrôler ? C’est bien là s’attribuer l’autorité, et une autorité dont le rejet serait grave. De telles paroles ne nous auraient-elles été rapportées par l’écrivain sacré que pour mémoire ? L’auteur n’entend-il pas étendre sur tous les lecteurs le sceptre de cette autorité que Jésus s’arroge ?

En général, les écrivains sacrés réclament pour leur témoignage une autorité semblable. Je ne parle pas de Moïse et des prophètes ; chez eux c’est l’évidence. Mais quand Jean écrit : « Au commencement était la Parole… et la Parole a été faite chair, » c’est bien pour que le lecteur saisisse ce fait avec une pleine et joyeuse assurance ; il déclare lui-même, en terminant son récit : « Ces choses ont été écrites afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et que croyant vous ayez la vie en son nom. »

Saint Paul écrit aux Corinthiens qu’il possède la pensée de Christ, mais qu’il n’a pu la leur enseigner à cause de leur esprit encore charnel (1 Corinthiens 2.16 ; 3.3), et il déclare aux anciens de l’Eglise d’Ephèse « qu’il n’a rien retenu pour lui en leur annonçant le conseil de Dieu. » (Actes 20.27.) Il est tellement pénétré du sentiment de la divine autorité sous l’empire de laquelle il a enseigné en Galatie qu’il se déclare lui-même maudit s’il venait à enseigner autrement qu’il ne l’a fait alors comme apôtre. (Galates 1.8) Et ce caractère d’autorité n’est pas seulement à ses yeux celui de son enseignement évangélique ; il l’applique aussi à de simples prescriptions de culte qu’il vient de donner à l’Eglise de Corinthe (1 Corinthiens 14.37) : « Si quelqu’un pense être prophète ou homme spirituel, qu’il reconnaisse que ce que j’écris vient du Seigneur, » de celui-là même qui est à ses yeux le Chef de l’Eglise et le Souverain du monde. Je ne recherche pas si cette prétention de Paul était bien ou mal fondée. Je la constate. Ces quelques exemples suffisent pour faire mesurer la distance qu’il y a entre l’assertion de M. Astié et les faits réels.

IV

Mais les affirmations religieuses, revêtues d’un caractère d’autorité, dont le Nouveau Testament est rempli, sont certainement tout à fait différentes des paragraphes d’une dogmatique ou des articles d’une confession de foi ecclésiastique. Et quand M. Dandiran affirme que « l’Ecriture n’existe pas à titre de dogmatique toute formulée et à admettre à la lettre, » ou que M. Sabatier écrit que « la révélation ne consiste pas en dogmes et en formules dogmatiques, » ils me paraissent se battre l’un et l’autre contre des moulins à vent. Qui donc ira chercher dans la Bible une dogmatique toute faite ou même un dogme théologiquement formulé et propre à faire partie d’une confession de foi ? Les faits supersensibles et divins y sont mentionnés d’une manière occasionnelle, et dans le but de répondre à la situation particulière de ceux à qui ces simples affirmations sont adressées. Ces déclarations ont un caractère religieux, nullement théologique. Ce sont des dogmes, mais des dogmes implicites. Par exemple, Jésus nous invite à demander notre pain quotidien : voilà le dogme de l’efficacité de la prière, dogme appliqué même aux choses de la vie extérieure, mais en dehors de toute formule dogmatique. Jésus répond à Jacques et Jean, qui lui demandent les deux places les plus rapprochées de lui dans son royaume, que « ce n’est pas à lui de les donner, mais qu’elles sont à ceux pour qui cela a été préparé par le Père. » Voilà le dogme de la prédestination divine, mais sans le moindre essai de le formuler et de le limiter théologiquement, de manière à le mettre d’accord avec le fait de la liberté, également supposé dans tout l’enseignement de Jésus. Jésus dit à Pierre : « Satan a demandé à vous cribler comme on crible le blé, mais j’ai prié pour toi ! » Il lui révèle ici une scène du monde invisible à laquelle seul il pouvait être initié, la lutte entre le grand accusateur et lui-même comme intercesseur. Voilà les deux dogmes de l’existence de Satan et de l’intercession de Jésus introduits dans l’intuition des disciples et dans la conception chrétienne, mais sans la moindre apparence d’enseignement théologique. Jésus renvoie la pécheresse prosternée à ses pieds avec cette parole : « Va en paix ; tes péchés te sont pardonnés ; ta foi t’a sauvée. » Ces mots renferment implicitement le dogme de la justification par la foi. Paul n’aura plus qu’à démontrer par l’exemple d’Abraham qu’il est applicable aux païens non moins qu’aux Juifs.

Ces quelques exemples suffisent. Nous voyons que les affirmations religieuses renfermées dans le Nouveau Testament ont toujours un but pratique, jamais purement théorétique. Elles sont destinées à produire la foi, à exciter la vigilance, à encourager à la prière, à l’humilité, à la charité ; mais elles ne procèdent nullement d’un besoin intellectuel, qu’auraient éprouvé leurs auteurs, de se rendre compte de leur foi ou de leurs expériences religieuses, comme le ferait un théologien qui professe ou un concile qui confesse. Et si l’on répond qu’il n’en est pas des apôtres comme de Jésus lui-même dont je viens de citer les paroles, je reconnais qu’il y a une différence : que Paul expose, analyse, discute et démontre ; que Jean dégage des affirmations occasionnelles sorties de la bouche de Jésus, certaines maximes générales (Jean ch. 1 et 1Jean) ; que l’épître aux Hébreux disserte sur les faits qui lui servent de matériaux ; et je suis loin de vouloir faire reposer à chaque fois ces développements apostoliques subséquents sur une révélation immédiate semblable à celle sur laquelle reposent les affirmations primitives. Mais celles-ci n’en restent pas moins le fond de ceux-là, et le travail humain qui a donné naissance aux développements apostoliques ne s’en est pas moins accompli dans le milieu lumineux de la révélation première, en dedans des limites tracées par elle, et avec le même but, celui de produire la foi et la vie par l’exposé plus précis des faits divins proclamés par elle.

A la dogmatique de réunir les matériaux épars dans la révélation première et commentés dans les écrits apostoliques, de les adapter les uns aux autres et d’en former, autant que possible, un tout intellectuel libre de contradictions, exempt de fissures, et répondant approximativement au plan divin du salut, comme le tabernacle bâti au désert répondait au modèle montré à Moïse sur la montagne. Ce travail de réflexion humaine, destiné à définir le salut saisi et expérimenté par la foi, est d’une autre nature que celui qui s’accomplit chez les premiers interprètes chargés d’offrir le salut au monde.

V

Après avoir montré que les écrivains du Nouveau Testament affirment réellement des faits du monde supersensible et qu’ils les affirment avec un accent d’autorité par lequel ils réclament la foi de l’Eglise, nous pourrions passer à la seconde question qui doit nous occuper : Jésus et les apôtres ont-ils le droit de s’arroger une pareille autorité ? Mais parmi les assertions des théologiens que j’ai citées en commençant, il en est une qui rentre dans notre sujet actuel et sur laquelle je dois présenter encore quelques observations.

Dans ces affirmations sur les faits divins, dont nous avons constaté l’existence dans le Nouveau Testament, faudrait-il ne voir avec M. Dandiran que des conceptions tirées par celui qui les énonce « de la vie qu’il reçoit par sa communion avec Christ, » et avec M. Sabatier que le résultat « des expériences que fait l’âme humaine quand Dieu est une fois entré en contact avec elle » ? Il est évident que dans ce cas il ne faudrait plus les appeler des dogmes scripturaires ; car il leur manquerait les caractères essentiels qui, du moins d’après notre définition, constituent le dogme. Qu’y a-t-il de vrai, que peut-il y avoir d’erroné dans les assertions que nous venons de rappeler ?

Quant aux dogmes chrétiens, tels que les a formulés l’Eglise, il est certain qu’ils ne se sont pas produits sans le concours de la vie et des expériences de la communauté chrétienne dès son origine. Mais, d’autre part, n’est-il pas incontestable aussi, qu’à la base de ces dogmes ecclésiastiques, il y a un fond d’affirmations religieuses qui remontent à la prédication apostolique, affirmations qui ont été la puissance créatrice de l’Eglise et non pas l’œuvre de son génie ? « La foi, dit saint Paul, vient de l’ouïe. »

La vie spirituelle, en effet, ne naît pas spontanément ; elle n’apparaît pas non plus dans le cœur comme un fluide impondérable descendant magiquement du ciel. Elle est préparée par une connaissance ou par une vue. « C’est ici, dit Jésus, la vie éternelle, de te connaître, toi le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que tu as envoyé. » (Jean 17.3) Sans doute, cette connaissance est en même temps un sentiment ; mais elle renferme un élément intellectuel ; autrement elle ne mériterait pas le nom de connaissance. M. Sabatier l’affirme lui-même dans un passage destiné à prouver le contraire. Il représente un homme frémissant de crainte ou d’espérance à la vue d’un des grands spectacles de la nature, et traduisant l’émotion dont il est saisi, par ce jugement intellectuel : Dieu est grand ! Cette exclamation est, on le voit, le résultat de la vie, et c’est ainsi que les dogmes naissent de l’expérience religieuse, selon cet auteur. Mais n’oublions pas que l’émotion qui a produit cette profession de foi en la grandeur de Dieu a été causée par quelque chose, par le spectacle d’une œuvre divine. Il y a eu à la base de cette affirmation l’aperception d’un grand fait. A l’origine des expériences religieuses dont les apôtres ont rendu témoignage, il y avait aussi une aperception, je veux dire la contemplation des grands faits de l’amour divin dont Jésus avait rendu témoignage et qu’avait fécondée dans leur cœur la vertu de l’Esprit. La vie vient de la connaissance et la connaissance du témoignage.

Nous n’avons garde de l’oublier, me répondra-t-on ; aussi faisons-nous de l’apparition de Jésus-Christ et d’une vie supérieure en sa personne le moyen de produire ici-bas la foi, et par elle la vie.

Oui, la vie terrestre de Jésus a été un admirable spectacle, propre à émotionner profondément le cœur. Mais cette vue aurait-elle suffi pour faire surgir ici-bas une vie nouvelle ? Il faut le rayon du ciel qui illumine une contrée, pour arracher au spectateur le cri d’adoration dont parlait M. Sabatier. Si vous ne faites descendre sur la vie et sur la mort de Jésus le rayon d’en haut, si vous n’éclairez pas ces faits terrestres du commentaire divin qui les élève dans l’ordre supersensible, vous n’expliquerez point par eux ce que vous prétendez en déduire. Les Juifs ont contemplé le spectacle de cette vie et de cette mort ; ils n’y ont pas trouvé la vie, et cela parce que Jésus n’est pas devenu pour eux « celui que tu as envoyé. » Il faut la mission divine planant sur cette vie, il faut l’abaissement du Fils servant d’arrière-plan à cette forme de serviteur, il faut que ce crucifié soit à nos yeux l’Agneau de Dieu qui porte le péché du monde, il faut que sa résurrection nous apporte la certitude de la réconciliation, il faut l’élévation à la souveraineté de Celui qui s’est si profondément abaissé, il faut son intime communion avec l’Eglise par l’Esprit qui l’unit à elle comme la tête à son corps et à ses membres, il faut son retour glorieux attendu, pour consommer extérieurement le salut qu’il n’a pu fonder que spirituellement ; il faut tout ce dont vous ne voulez plus, tout ce que vous déclarez disparu désormais de la conscience protestante, il faut toutes ces choses célestes dont Jésus joignait le témoignage à l’enseignement des choses terrestres ou purement morales qui vous suffisent, il faut tout ce scénario divin dont vous parlez avec une sorte d’ironie, pour expliquer la naissance de l’Eglise et le fleuve de vie qui a jailli dans le monde du pied de la croix, à la parole des apôtres. Toutes ces affirmations, ce n’est pas la vie nouvelle des apôtres qui les ont produites ; ce sont elles qui ont produit en eux cette vie. Aussi, lisez leurs lettres, ces commentaires de leur œuvre. En appellent-ils beaucoup à la vie terrestre de Jésus-Christ ? Ils ne l’oublient pas assurément ; ils rappellent sa sainteté, son dévouement, sa douceur. Mais ils n’en parlent qu’en passant, et ce n’est pas là leur principal point d’appui. Saint Pierre parle du sang précieux de l’Agneau sans tache préconnu antérieurement à la création du monde et manifesté dans ces derniers temps ; de cette résurrection par laquelle nous avons été régénérés a une espérance vive, et qui nous ouvre l’incorruptible héritage ; de l’Ascension qui a élevé Jésus à la droite de Dieu, au-dessus de toutes les puissances ; du souverain Pasteur qui revient pour apporter aux siens la couronne incorruptible de gloire. Et saint Jean : « La vie éternelle qui était avec le Père a été manifestée, et nous l’avons vue, et nous vous l’annonçons, afin que votre joie soit parfaite. Nous savons que quand il paraîtra, nous le verrons tel qu’il est et lui serons faits semblables. » Et saint Paul, de quoi ses lettres sont-elles remplies, si ce n’est de la divinité du Christ, de son abaissement, de sa croix, de son élévation souveraine, de son habitation spirituelle dans l’Eglise, de l’attente de son retour, de la justification des siens par la foi en son sacrifice, de leur sanctification par l’Esprit qu’il leur communique du sein de sa gloire ?

Sur ce point nous ne pouvons que les en croire : ces affirmations qui ont fait le fond de leur témoignage, sont aussi ce qui en expliquait à leurs yeux les effets, soit en eux-mêmes, soit dans le monde. S’ils se fussent bornés à raconter les vertus de Jésus, on les eût écoutés, on eût été intéressé, touché,… un monde nouveau ne serait pas né.

Mais on nous force à remonter plus haut encore. A peu près toutes ces affirmations apostoliques reposent sur des témoignages sortis de la bouche de Jésus lui-même. Et la vraie question est de savoir d’où il a tiré, lui, ses propres déclarations sur les faits célestes dont il a parlé. M. Sabatier attribue à Jésus sous ce rapport un singulier rôle. Il aurait été vis-à-vis de sa propre personne et de son œuvre à peu près sur le même pied que les apôtres. « Ce qui constitue la révélation, dit-il, c’est l’expérience religieuse, créatrice et féconde faite tout d’abord dans l’âme des prophètes, de Christ et des apôtres. » (p. 9.)

Jésus, au moyen de son expérience religieuse, aurait cherché à se rendre compte de ce qu’il était et de ce qu’il venait faire, de ce que Dieu demandait de lui et, par conséquent, de ce qu’est Dieu lui-même. Il aurait cherché, et il n’aurait pas toujours réussi à trouver. Il y aurait eu une certaine dose de « fécule hébraïque » amalgamée avec le grain de semence qu’il a jeté en terre. Ces éléments judaïques seraient, comme il est dit à la page 13, « sa notion de la justice, sa notion métaphysique de Dieu, son messianisme, ses espérances apocalyptiques. » M. Sabatier ajoute un et cetera, dans lequel prendraient place sans doute la notion de sa divinité, de la Trinité, de l’expiation, du miracle ; puis la croyance aux anges et à Satan. (Voir p. 11.) J’ajoute moi-même ici un et cetera, dont je ne connais pas l’étendue. Que reste-t-il après ces retranchements ? M. Sabatier répond : « La conscience morale et religieuse de Jésus ; » voilà ce qui, dans sa vie, « a un caractère normatif. »

A certains égards, quoique avec de fort grandes différences, me semble-t-il, une intuition analogue se retrouve chez M. le professeur Emery. Dans sa dissertation inaugurale, il explique ainsi l’origine de la connaissance religieuse de Jésus-Christ : sa sainteté l’a sans cesse rapproché de Dieu et l’a rendu capable de recevoir la révélation de sa volonté ; et dans cette communion spirituelle, Dieu s’est révélé à lui comme étant essentiellement amour : Jésus a connu que Dieu était son Père et qu’il était son Fils bien-aimé. (p. 14.)

Je suis bien loin de refuser toute part de vérité à ce point de vue, surtout sous la forme où il se présente chez M. Emery. Le faire, ce serait renier la réelle humanité de Jésus. Seulement, je demanderai à ce dernier comment il rend compte de cette sainteté de Jésus qui a pu porter Dieu à se communiquer à lui. Elle devait avoir pour principe l’amour ; or, qu’est-ce qui pouvait allumer l’amour de Dieu dans son cœur ? Saint Jean dit : « Nous aimons Dieu parce qu’il nous a aimés le premier. » Cet axiome de philosophie chrétienne n’est-il pas applicable aussi à Jésus ? A la base de cet amour de Jésus pour Dieu, il a donc dû y avoir une révélation à son cœur de l’amour de Dieu pour lui. Dans le bien, Dieu a toujours l’initiative. En Jésus donc, comme chez les apôtres, le fait divin révélé à l’âme doit avoir précédé et déterminé le fait vital, l’acte d’aimer et de se donner.

Mais le point sur lequel je me sens pleinement d’accord avec le professeur de Lausanne, c’est cette pensée : que Jésus, après s’être cherché dans la lumière de Dieu, s’est trouvé. Il a dû se chercher par suite de l’attrait même qu’il éprouvait pour Dieu et en remarquant ce qui le distinguait à cet égard de ceux qui l’entouraient. Il s’était déjà partiellement trouvé quand il disait à l’âge de douze ans : « Ne faut-il pas que je sois dans ce qui est à mon Père ? » Il s’est trouvé parfaitement, comme lorsqu’un père et un fils longtemps séparés se rencontrent de nouveau, à cette heure du baptême où la voix du Père lui a dit : « Tu es mon Fils bien-aimé ! » A cette révélation fondamentale, qui a inauguré le témoignage qu’il s’est dès lors rendu, en ont succédé d’autres, ou plutôt en a succédé une continue. Le ciel était ouvert ; il ne s’est pas refermé. Ce cœur, constamment aspirant à Dieu, est devenu un théâtre constant de révélation. La vie qui l’animait, tout en se répandant comme un fleuve du côté du monde, était du côté de Dieu une faim et une soif, une réceptivité infinie d’où résultait une bienheureuse communion. Comme « il ne faisait que ce que son Père lui montrait » (Jean 5.19, 20), « il ne disait que les choses que son Père lui disait et comme il les lui disait » (Jean 8.28 ; 12.49, etc.), et sur cette voie il expérimentait que « le commandement est la vie éternelle. » Il éloignait toute propre pensée, qui aurait pu troubler la communication des pensées du Père, de même qu’il écartait toute propre volonté, qui aurait pu entraver l’exécution de celle du Père. De là son infaillibilité, qui, tout en reposant sur celle de Dieu, avait un caractère vraiment humain. Quand il ne savait pas, il interrogeait ; et lorsque Dieu lui-même le laissait ignorer, il avouait humblement son ignorance, ainsi qu’il le fait à l’égard du jour de sa Parousie. Le secret de cette révélation intérieure qui lui était sans cesse accordée, les apôtres ont pu le pressentir en vivant journellement avec lui ; mais pour le leur rendre certain, il a fallu la confirmation de son propre témoignage.

Aussi ne pouvons-nous croire avec M. Sabatier qu’en se cherchant ainsi en Dieu, lui et l’œuvre qu’il avait à faire, il ait pu se manquer : se manquer quand il s’est cru le Messie, tandis que la notion messianique n’était qu’un rêve judaïque ; se manquer quand il s’est déclaré le Fils, antérieur à Abraham, connu du Père seul dans son essence de Fils, tandis qu’il n’était qu’un simple Juif ; se manquer quand il prenait son enseignement pour une communication divine, tandis qu’il ne faisait que cueillir les fleurs et les fruits de sa propre vie morale ; se manquer quand il a envisagé sa mort comme la rançon de l’humanité, tandis qu’elle n’était que le résultat de causes naturelles ; se manquer quand il s’est cru appelé à s’asseoir à la droite de la puissance pour revenir un jour sur les nuées du ciel et pour consommer le jugement de l’humanité, tandis qu’il est bien mort pour ne plus reparaître ; se manquer enfin quand il disait : « Je sais d’où je viens et où je vais, » tandis que ses idées sur son origine et sur sa fin n’étaient que de confuses et fantastiques suppositions. Quel révélateur que celui-là ! Et ce n’était pas seulement sur lui-même qu’il s’abusait. C’était aussi sur Dieu et sur le monde supersensible en général. Il revêtait Dieu de faux attributs métaphysiques ; il partageait la fausse notion juive de la justice divine, et, enfin, il n’avait pas même su secouer la croyance superstitieuse aux anges et au démon. J’admire qu’après tout cela on puisse parler encore du « caractère normatif de sa conscience morale et religieuse et de la valeur de sa parole ! » Comme si de pareilles erreurs sur sa propre personne, sur son œuvre et sur Dieu pouvaient être hors de toute relation avec sa vie religieuse et morale ! De tous les dogmes contenus dans l’enseignement de Jésus, il ne reste que celui de la paternité divine. Or, la prophétie de l’Ancien Testament en renfermait déjà le principe. Et pourquoi ce dogme échappe-t-il à l’ostracisme qui frappe tous les autres ? Parce que le critique le trouve au fond de sa propre raison et de sa conscience naturelle. Je n’ai pas besoin de nommer le principe qui est à la base de cette méthode. Mais je demande si c’est avec cela qu’on peut fonder ou soutenir une religion.

Je désire insister encore, pour être bien compris, sur un trait de la révélation qu’a reçue Jésus-Christ. D’après son propre témoignage, il ne l’a pas reçue en bloc, mais à chaque moment, selon que la situation l’exigeait. Il regardait en haut, et le mot de la vérité divine se formait dans son cœur. « Selon que j’entends, je juge, » a-t-il dit lui-même. Il en a été de lui, sous ce rapport, comme des prophètes, qui n’ont pas reçu une théologie prophétique toute faite, mais qui, dans chaque grande circonstance de l’histoire nationale, recevaient la communication d’en haut propre à répondre au besoin du moment. Seulement, chez ces serviteurs de Dieu, la communication divine avait un caractère plus extérieur. C’était ou un tableau offert à leur regard intime, ou une parole formulée qui devenait pour eux-mêmes un objet de méditation et de recherche (1Pierre ch. 1). En Jésus, la vie personnelle et la révélation d’en haut étaient étroitement unies. L’acte révélateur devenait chez lui un fait, si j’ose dire ainsi, naturel et normal. A la sève constamment montante de son aspiration répondait incessamment le rayon d’en haut qui faisait mûrir le fruit. Voilà comment il a pu dire, non : J’ai la vérité ; mais : « Je suis la vérité ; » non : J’ai la vie ; mais : « Je suis la vie. »

M. Sabatier demande ce qu’il serait advenu du christianisme primitif si son auteur eût paru en Inde ou en Chine. C’est à peu près comme si l’on demandait ce que serait une pêche si elle avait crû sur un prunier ou sur un pommier. En faisant cette question, on semble ignorer que l’apparition de Jésus-Christ est le fruit organique d’une longue préparation au sein d’un peuple choisi pour ce glorieux enfantement, et que le peuple dont il est sorti était, comme dit Jean, son chez soi, divinement disposé à l’avance (Jean 1.11). Il y avait harmonie préétablie entre la révélation religieuse donnée à ce peuple et la révélation parfaite qui en devait être le couronnement. Tel arbre, tel fruit, a dit Jésus. Tel fruit, tel arbre, pouvons-nous dire aussi. Il y a dans cette parole du professeur de Paris un scepticisme naïf à l’égard de l’Ancien Testament qui peut faire sourire les curieux, mais qui attriste ceux qui ont reconnu la divinité de l’arbre à celle du fruit.

Les défenseurs du point de vue que je viens de combattre, voient dans leur œuvre l’achèvement de celle de la Réformation et la proclament hautement comme telle. Qu’il me soit permis de leur dire aussi franchement ma manière de voir, dût-elle n’être partagée que par peu de personnes.

Il y a eu dans l’histoire du peuple français un moment où la perle de grand prix lui fut offerte par cette héroïque Eglise réformée qu’avait fait surgir, du sein de la génération moqueuse des Montaigne et des Rabelais, le dogme protestant, oui, quoi qu’on en puisse dire, le dogme protestant ; car il a été la racine de cet arbre admirable et non sa fleur et son fruit. La France ne voulait pas de ce salut qui prenait le péché au sérieux, et répondit à ceux qui le lui offraient, par les bûchers, les gibets, le bagne et l’exil. Ce fut une première tragédie ; serions-nous sur le point d’assister à une seconde ? Aujourd’hui ce même peuple français, après trois siècles de famine, semble ressentir les premières atteintes de la faim spirituelle, et étendre les mains pour saisir un pain de vie qu’il ne connaît pas, mais qu’il pressent ; et ce seraient ceux qui l’ont possédé jusqu’ici et qui ont mission de le lui transmettre, qui le jetteraient au rebut comme indigne de leur conscience protestante, pour n’offrir à ce peuple affamé que ce qu’il trouverait dans sa propre raison, pour peu qu’il se donnât la peine de la consulter ! Après que la France a autrefois manqué à l’Evangile, ce serait maintenant l’Evangile qui manquerait à la France. En vérité, cette seconde tragédie serait plus triste encore que la première.

Et qui bénéficierait de cette déception ?

Cela est aisé à prévoir. Frustrée du bien qu’elle cherche et qu’elle espérait trouver chez nous, la France se rejettera bientôt dans le giron d’où elle commençait à sortir. Là, du moins, elle trouvera, au milieu de beaucoup de superfétations, les deux grands actes de l’amour divin, les deux dogmes seuls capables de soulever l’homme au-dessus de lui-même et de satisfaire les besoins de conscience religieuse : l’incarnation du Fils de Dieu qui comble l’abîme entre le ciel et la terre, et l’expiation par le sang qui décharge la conscience humaine du fardeau de son péché.

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