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Les témoignages extra-bibliques sur les origines du christianisme

bLes événements sur lesquels repose l’établissement de l’Eglise chrétienne ne nous sont-ils connus que par nos écrits sacrés et attestés que par la Bible ? C’est ce que croient beaucoup de personnes. Et certainement, s’il en était ainsi, ce ne serait point une raison pour nous de leur refuser notre foi. L’esprit de vérité, de simplicité, de candeur et de sainteté qui est le caractère distinctif de ces écrits, ne s’en ferait pas moins victorieusement sentir à notre cœur, et entraînerait toujours notre assentiment moral. Historiquement parlant, cependant, il nous resterait quelque chose à désirer. Nous nous demanderions comment aucun historien contemporain, païen ou juif, n’a fait mention de tels événements. Et peut-être ce silence universel serait-il pour nous, à une mauvaise heure, comme un défaut de cuirasse par lequel la flèche acérée du doute pourrait pénétrer. Heureusement ce silence n’est point réel, et si les rapports des historiens juifs et païens sur les origines du christianisme ne sont pas nombreux, parce qu’il n’a jamais été dans la nature de ce qui est divin de faire beaucoup de bruit dans le monde, et que dans les premiers temps le christianisme n’a pas trouvé ses plus nombreux adhérents dans les classes lettrées de la société, ces témoignages d’écrivains étrangers à la foi chrétienne n’en sont pas moins suffisamment positifs, pour nous fournir la garantie qu’en accordant notre adhésion aux faits qui sont les objets de la foi, nous marchons sur un terrain strictement historique.

b – Paru dans le Chrétien Évangélique de 1876.

C’est là ce que nous chercherons à démontrer dans cette étude. Ce sujet ne nous conduit point dans l’intérieur du sanctuaire ; il nous place seulement dans l’une des avenues qui y conduisent ; mais peut-être répondra-t-il par là même aux besoins de certains lecteurs. Ils sont plus nombreux qu’on ne le pense, dans la génération actuelle, ceux qui n’ont pu se soustraire entièrement à l’idée répandue par les adversaires de la foi, que l’histoire de Jésus et de ses apôtres n’est qu’une mythologie à ajouter à la longue série des mythologies antiques. Et pour les croyants eux-mêmes vient parfois le jour de la tentation où le monde supérieur, objet de leur adoration et de leur amour, semble s’évanouir dans un vaporeux lointain. Il pourra donc nous être utile à tous de reprendre pied, si je puis ainsi dire, sur le sol simplement historique et terrestre de nos croyances, et d’affermir en nous la conviction bienfaisante de ce que j’ose appeler avec un écrivain distinguéc le bon sens de la foi.

c – L’abbé Caussette

I

Je déclare dès l’abord que je renonce à faire usage du témoignage de l’historien juif Joseph sur la personne de Jésus-Christ. M. Renan reconnaît sans doute un fond authentique dans ce témoignage ; mais dans ce cas même, comment dégager sûrement les vraies paroles de l’historien juif des amplifications extérieures qu’elles ont subies ? Le lecteur en jugera lui-même. Voici ce témoignage tel que nous le lisons au XVIIIe livre des Antiquités juives ouvrage dont nous parlerons tout à l’heure.

« En ce temps vécut Jésus, homme sage, s’il est permit de l’appeler un homme ; car il accomplissait des œuvres merveilleuses, et il fut le maître des hommes qui aiment à entendre la vérité. Il réunit autour de lui beaucoup de juifs et même de gentils. C’était le Christ. Lorsque, dénoncé à Pilate par nos principaux, il eut péri par le supplice de la croix, ceux qui s’étaient attachés à lui ne cessèrent point de l’aimer, car il leur apparut vivant le troisième jour conformément aux oracles des prophètes qui avaient prédit de lui bien d’autres choses étonnantes ; et jusqu’à aujourd’hui, la race des chrétiens, nommée d’après lui, ne s’est point éteinte. »

Le juif Josèphe peut-il avoir écrit ces lignes ? Non, à moins qu’il ne fut devenu chrétien. Or, il est certain que l’homme qui consentait à appliquer à l’empereur Vespasien les prophéties juives relatives au Messie ne songeait pas à attribuer ce titre à l’humble Jésus. Les mots : C’était le Christ, seraient donc, en tous cas, une interpolation d’un copiste chrétien, peut-être au début une annotation marginale qui aurait plus tard fait invasion dans le texte, comme cela arrive si fréquemment dans les anciens manuscrits. Cette interpolation serait nécessairement fort ancienne, puisque au IVe siècle, l’historien Eusèbe connaissait déjà le passage, tel que nous le lisons à cette heure. Mais, ces mots écartés, Josèphe pouvait-il écrire ceux-ci : s’il est permis de l’appeler un homme ? Pouvait-il enfin mentionner comme un fait et comme un fait prédit par les prophètes, la résurrection de Jésus ? Or nous demanderons ce qu’il reste du passage tout entier quand on en a retranché toutes ces expressions qui trahissent une plume chrétienne. Sur un terrain si mobile nous renonçons à bâtir quoi que ce soit de solide.

Nous citerons néanmoins plus tard une parole dont l’authenticité n’est pas suspecte et dans laquelle Josèphe mentionne positivement la personne de Jésus.

II

Il existe en échange un passage de ce même Josèphe sur le ministère de Jean-Baptiste, le précurseur de Jésus, passage qui n’est soumis à aucun soupçon critique, et qui est rempli de renseignements intéressants sur l’activité publique et la mort de ce personnage important de l’histoire évangélique. Le voici tout entier tel qu’il se lit dans le livre XVIIIe des Antiquités judaïques.

« Il y avait des gens parmi les juifs qui jugeaient que l’armée d’Hérode avait péri par la main de Dieu qui châtiait ce prince justement, pour avoir mis à mort Jean, surnommé le Baptiste. Car Hérode avait fait périr cet nomme qui était juste. En effet, il incitait les juifs à pratiquer la vertu, la justice les uns envers les autres et la piété envers Dieu, et après cela à se présenter au baptême ; car c’était ainsi, disait-il, que leur baptême serait agréable à Dieu, s’ils l’employaient, non pour obtenir le pardon de certains péchés particuliers, mais uniquement pour purifier le corps, après que l’âme aurait été purifiée par la justice. Et comme il se réunissait autour de lui une grande affluence de peuple (car ses auditeurs étaient exaltés au plus haut point par ses discours), Hérode craignit que par le grand ascendant qu’il exerçait sur eux, il ne les entraînât à une révolte ; car ils semblaient prêts à faire tout ce qu’il leur conseillerait. Et il jugea qu’il valait mieux prendre les devants et le faire périr, avant qu’il entreprit quelque chose de grave, plutôt que d’avoir à se repentir quand une révolution serait consommée. En conséquence de ce soupçon d’Hérode, Jean fut envoyé comme captif à Machærus, la forteresse dont nous avons parlé, et fut tué là. Les juifs donc estimaient que la défaite de l’armée provenait de ce crime, parce que Dieu était irrité contre Hérode. »

Il est nécessaire, pour apprécier la valeur de ce témoignage, de faire connaissance avec l’historien qui nous l’a transmis.

Josèphe était né à Jérusalem, l’an 38 de notre ère, par conséquent 8 ans environ après la mort de Jésus. Il joua un rôle important, comme général de l’armée de Galilée, dans la guerre terrible que soutinrent, dès l’an 66, les Juifs contre les Romains, et qui, après quatre ans de lutte acharnée, aboutit, en l’an 70, à la ruine de Jérusalem et à la destruction de l’état juif. Josèphe assista, comme prisonnier des Romains, à cette catastrophe qu’il a fidèlement décrite. Après la chute de sa patrie, il vécut à Rome, dans le palais même de Vespasien, dont il était bien vu, parce qu’il lui avait prédit autrefois son élévation en lui appliquant les prophéties relatives au Messie. Il jouit également de la faveur de ses deux fils et successeurs, Tite et Domitien. C’est sous le règne de ce dernier, et dans la dernière dizaine d’années du premier siècle de notre ère, qu’il a rédigé son ouvrage intitulé Histoire des Juifs ou Antiquités judaïques, ce livre important dans lequel il a cherché à donner aux Grecs et aux Romains une juste idée de l’histoire et des usages exceptionnels de son peuple si mal jugé.

Cinq traits nous frappent particulièrement dans le tableau que cet historien nous trace de la carrière du précurseur :

L’apparition, au milieu du peuple juif, peu avant l’avènement du christianisme, d’un personnage extraordinaire, avec autorité prophétique et non pas seulement rabbinique, qui ne faisait dépendre son activité publique d’aucune des institutions existantes pour l’enseignement du peuple, et qui portait le nom de Jean. C’est précisément ce que nous disent nos évangiles, par exemple Matthieu 3.1-2 : « En ce temps-là parut Jean-Baptiste, prêchant dans le désert de Judée et disant : Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche. » Voici seulement la différence entre les deux récits : chez Josèphe cette apparition est un fait isolé, sans antécédent et sans résultat, de sorte qu’elle reste incompréhensible, tandis que dans nos évangiles elle est le premier anneau d’une chaîne qui dès ce moment se déroule et enveloppe graduellement de ses replis le monde entier. Ici Jean s’annonce lui-même comme le préambule d’une divine histoire : « Le royaume des cieux est proche. »

2° Le second fait que nous constatons par le récit de Josèphe est l’ascendant extraordinaire qu’exerça immédiatement sur la masse du peuple ce personnage mystérieux, à tel point qu’Hérode craignit bientôt que son influence ne mît son trône en péril. Nos évangélistes disent au fond la même chose. Ainsi Luc 3.15-16 : « Et comme le peuple tout entier était dans l’attente, et que tous se demandaient si Jean ne serait point le Christ, Jean prit la parole et leur dit à tous. » On remarquera seulement que Josèphe ne fait point allusion au titre de Christ ou de Messie que le peuple était prêt à décerner à Jean. Ecrivant pour les Romains, jaloux de leur pouvoir, il évite autant que possible, dans tous ses ouvrages, de parler de ce Roi-Messie, futur souverain du monde, qu’attendait Israël. Mais les craintes d’Hérode, mentionnées par lui, étaient certainement provoquées par une effervescence populaire à laquelle l’attente messianique n’était pas étrangère.

3° Josèphe nous apprend ensuite un détail étrange : C’est l’introduction par Jean d’une cérémonie toute nouvelle, du moins dans son application aux Israélites, celle du baptême. Le culte juif connaissait bien l’usage des ablutions pour certaines fautes particulières, mais ce que Jean pratiquait était un plongement complet qui supposait chez ceux qui s’y soumettaient une souillure complète. Une pareille cérémonie, que le Sanhédrin, autorité suprême en matière ecclésiastique et religieuse, n’avait ni introduite ni sanctionnée, était quelque chose d’absolument insolite. Israël n’est-il pas le peuple de la tradition et de la règle ? Jean prenait donc par cette innovation le rôle, non d’un docteur, mais d’un envoyé immédiat de Dieu, d’un prophète, tel qu’il n’en avait paru aucun depuis quatre cents ans, depuis Malachie. — Toute cette situation concorde parfaitement avec ce que nous racontent nos écrivains sacrés : « Jean, dit Marc 1.4 baptisait, prêchant le baptême de repentance pour la rémission des péchés. » Et cette innovation ne passa point inaperçue ; les chefs de la théocratie s’en préoccupèrent bientôt. Saint Jean rapporte (Jean 1.19 et suiv.) qu’une députation de sacrificateurs et de lévites fut envoyée de Jérusalem auprès de Jean, pour lui demander compte de son mandat et de ce baptême. Et Jésus lui-même, dans les derniers jours de son ministère, a rappelé aux membres du Sanhédrin qui l’interrogeaient aussi sur son mandat, cette circonstance (Matthieu 21.23 et suiv.). L’accord est donc complet. Le lecteur aura remarqué seulement l’explication très confuse que donne Josèphe de ce rite du baptême : « Il ne s’agissait pas, dit-il, du pardon de certaines fautes particulières, mais uniquement de la purification du corps, après que l’âme se serait purifiée elle-même par la justice. » Que signifie cette purification du corps qui doit être le complément de celle de l’âme ? Il y a ici, sans doute, quelque reste des anciennes idées esséniennes de Josèphe. Josèphe avait fait un séjour auprès de ces solitaires qui vivaient dans le voisinage de la mer Morte, et dans les usages religieux desquels la pureté du corps en général et les ablutions journalières en particulier jouaient un grand rôle. Il se figurait, sans doute, que le baptême de Jean avait la même signification. Nos évangélistes, mieux initiés à l’esprit du ministère de Jean, rapportent ses propres paroles qui rendent compte de son baptême, et dont l’explication de Josèphe n’est que l’involontaire travestissement : Faites des fruits conformes à la repentance, et ne pensez pas pouvoir échapper au jugement de Dieu par ce baptême extérieur qui n’a de valeur devant Dieu que comme consécration sincère aux œuvres de la justice.

Voilà le sens des paroles de Jean dans les discours qu’il tenait aux foules sur ce sujet et dont Matthieu 3.7 et suiv., nous a conservé le résumé. Cette explication est claire et pratique. Le baptême n’est pas le complément physique de la purification morale, ce qui ne signifie rien ; c’est l’engagement à celle-ci. Un écho confus des avertissements du Baptiste était seul parvenu aux oreilles de Josèphe.

L’arrestation de Jean-Baptiste par Hérode Antipas, souverain de la Galilée et de la Pérée, est racontée dans Josèphe aussi bien que dans nos évangiles. « Hérode le tétrarque, dit Luc 3.19-20, ayant été repris par Jean au sujet d’Hérodias, femme de son frère Philippe, et de toutes les méchantes actions qu’il avait faites, y ajouta encore celle de le faire mettre en prison. » La seule différence entre le récit biblique et celui de l’historien juif est celle du motif qui amena cet emprisonnement. Selon Josèphe, ce fut la crainte d’un soulèvement populaire, provoqué par le jeune prophète. Selon nos évangélistes, ce fut le ressentiment du roi pour les reproches que lui avait adressés Jean au sujet de son mariage avec Hérodias, la femme de son frère ; triste drame domestique, dont nous parle aussi très longuement Josèphe. Il n’est pas difficile d’établir l’accord entre ces deux formes de narration. Hérode était inquiet de l’exaltation qui se manifestait chez le peuple, mais il fallut une raison décisive pour l’engager à mettre la main sur un homme que l’on envisageait généralement comme un envoyé divin. (Math.21.26) Et cette raison fut l’austère franchise de Jean au sujet du grand scandale de sa vie privée. Il est même fort probable que le coup qui frappa le précurseur provenait d’une main féminine, et que, comme ce fut à l’instigation de la vindicative Hérodias que Jean fut plus tard décapité, ce fut déjà à sa sollicitation qu’il fut emprisonné. — Les contours plus ou moins effacés du récit de Josèphe se dessinent ainsi plus nettement au moyen des traits plus précis du tableau tracé par la main des évangélistes.

5° Le dernier trait commun aux deux récits est celui de la mort violente de Jean. Josèphe est ici très sommaire. « Jean, dit-il, fut emmené captif et tué à Machærus. » Ce nom était celui d’une forteresse, située à l’est de la mer Morte, aux confins de l’Arabie. Nos récits évangéliques sont naturellement plus détaillés sur ce sujet qui avait aux yeux de leurs auteurs plus d’importance qu’à ceux d’un écrivain politique comme Josèphe. C’était ici le meurtre du dernier et du plus grand des prophètes, un meurtre qui préludait, comme Jésus l’a fait comprendre à ses apôtres (Matthieu 17.12), à celui du Messie lui-même. Nos évangiles ne nomment pas l’endroit où il eut lieu, mais ils racontent en détail la scène qui précéda ce moment tragique, le banquet célébré pour l’anniversaire d’Hérode, la danse de la fille d’Hérodias, le serment du faible et sensuel souverain, le parti que sut immédiatement en tirer la cruelle Hérodias.

Voilà donc l’histoire de Jean-Baptiste, telle qu’elle est rapportée par nos évangélistes, pleinement d’accord, dans ses points essentiels, avec le récit d’un historien très digne de foi, et complètement étranger aux croyances chrétiennes. On comprendra sans peine les conséquences qui résultent de ce fait, relativement à l’histoire de Jésus-Christ. L’institution du baptême par Jean-Baptiste, une fois constatée en dehors même du récit biblique, le fait qui, dans nos quatre écrits évangéliques, sert de point de départ au ministère de Jésus, son baptême par Jean vient prendre place d’une manière naturelle dans le cadre connu de l’histoire du temps. Il en est de même de la députation que, d’après les évangiles, Jean envoya à Jésus du fond de la prison où Hérode l’avait jeté, ainsi que du discours frappant que Jésus prononça à cette occasion, tout autant de circonstances qui s’adaptent exactement au récit de Josèphe. Enfin, nous pouvons en dire autant de la retraite de Jésus au désert et de la multiplication des pains, faits qui furent provoqués par la nouvelle inattendue, apportée à Jésus, de la mort sanglante de son précurseur (Math.14.12-13). Mais n’insistons pas sur ces détails ; il y a ici une relation plus considérable à établir. Josèphe nous décrit le ministère extraordinaire de Jean-Baptiste, et il garde le silence sur celui de Jésus ; mais que signifie celui-là sans celui-ci ? Il ne s’explique ni au point de vue humain, ni au point de vue divin. C’est une apparition isolée, stérile, incompréhensible par conséquent. Est-ce l’ouverture d’une ère nouvelle ? Non, tout finit avec lui, semble-t-il d’après Josèphe. Est-ce la clôture d’un développement antérieur ? Non, cette apparition n’est nullement préparée. Qu’en faire donc ? Si elle est divine, comment ne produit-elle rien ? c’est une grande cause sans effet. Si elle est humaine, comment ne procède-t-elle de rien ? elle est elle-même un effet sans cause. Plus on y réfléchit, plus on comprend que le ministère de Jésus est la seule raison suffisante de celui de Jean, comme le fruit de l’arbre rend seul compte de tout le travail de la végétation précédente. Jean n’a de valeur que comme moyen. Aussi qu’est-il resté de son travail en dehors de ce qui en est résulté pour l’œuvre chrétienne ? une misérable petite secte, dont le nom est à peine connu des savants, tandis que le travail de Jésus remplit aujourd’hui la terre de ses fruits. Cette différence prodigieuse nous prouve, malgré le silence de l’historien juif, quelle fut la supériorité du personnage dont il ne parle point, sur celui dont, comme juif, il s’est plu à tracer avec soin le portrait. Son silence calculé aussi bien que son parler complaisant renferment un hommage à la vérité de tout le récit évangélique.

III

Nous venons d’exposer tout ce que nous apprend Josèphe sur le précurseur de Jésus et sur son ministère. Une autre source d’information, juive aussi, nous renseigne sur Jésus lui-même, en particulier sur le cours de son activité publique et sur le terme de sa vie : c’est le Talmud. Ce mot signifie enseignement. On désigne ainsi une collection de traités dans lesquels les savants juifs ont rassemblé toutes leurs explications sur la loi, les préceptes à déduire de ce code divin et les traditions historiques propres à appuyer tous ces commentaires. La portion la plus antique de ce recueil porte le nom de Mischna, mot qui signifie répétition (de la loi). Certaines parties de ce recueil paraissent remonter jusqu’au rabbin Akiba, qui vivait moins d’un siècle après Jésus-Christ. L’ensemble a été rédigé un siècle plus tard par Rabbi Juda, surnommé le saint, et par ses disciples. Les savants reconnaissent en général dans la Mischna l’une des sources d’information les plus sûres sur l’état des choses en Israël à l’époque de Jésus.

Dans les soixante-trois traités dont se compose la Mischna, il est assez souvent parlé de Jésus. On peut bien penser que le fondateur de la religion qui a opéré le grand schisme en Israël n’y est pas favorablement traité. Cependant ces antiques traditions, rédigées deux siècles seulement après l’apparition du Sauveur, n’en restent pas moins très précieuses. Nous pouvons les grouper sous cinq chefs :

1° Il en est qui constatent simplement l’existence de Jésus et le ministère public exercé par lui. On évite sans doute, le plus souvent, de le désigner par son nom, tant ce nom est odieux aux auteurs de ces écrits. On l’appelle : l’homme insensé, celui qui ne doit pas être nommé, et autres périphrases semblables. La haine dont on le poursuit s’étend à sa mère. Le Talmud la désigne aussi du nom de Marie. Il l’appelle même la fille d’Eli, conformément à la généalogie de Jésus dans l’évangile de Luc (Luc 3.23), si, comme je le crois, nous avons dans le document transmis par l’évangéliste la filiation de Jésus du côté de sa mère. Il existe dans le Talmud un passage dans lequel un pieux Israélite raconte un songe : il lui a été donné d’assister aux supplices des damnés ; parmi eux, il a vu Marie, la fille d’Eli, misérablement suspendue par les mamelles. Ailleurs il est dit que le verrou de la porte de la géhenne passe par le trou de l’oreille de la fille d’Eli.

2° Le Talmud n’ignore point les miracles de Jésus et ne cherche pas à les nier. Mais il les explique de la manière la plus étrange, « Est-ce que le fils de Stada (c’est le sobriquet par lequel le Talmud désigne quelques fois le Seigneur) n’a pas rapporté la magie d’Egypte au moyen d’une incision faite en sa chaird ? » Le sens de cette expression obscure est probablement celui-ci : Jésus aurait découvert, pendant son séjour en Egypte, certains moyens magiques, et, pour les emporter plus sûrement, il les aurait insérés dans son propre corps au moyen d’une incision faite en sa chair. Ne fallait-il pas que les miracles opérés par Jésus jouissent d’une notoriété bien établie et d’une autorité incontestable, pour qu’une semblable explication sur l’origine de son pouvoir miraculeux pût se fixer traditionnellement en Israël et devenir une notion reçue encore chez les savants juifs deux siècles plus tard ? Au lieu de recourir à cette monstrueuse hypothèse, combien n’eût-il pas été plus simple, si la chose eût été possible, de nier ces faits miraculeux ? Cette légende absurde démontre, en tous cas, l’impression ineffaçable qu’avait laissée dans la conscience juive l’apparition extraordinaire de Jésus. Elle est d’autant plus frappante qu’aucun miracle n’a jamais été attribué à Jean-Baptiste (qui avait pourtant produit sur le peuple une impression exceptionnelle), ni par les documents juifs, soit Josèphe, soit le Talmud, ni par nos documents chrétiens.

d – Dans le trait Schabbath.

3° Le Talmud mentionne aussi les disciples de Jésus-Christ. Il en désigne nommément un certain nombre. Le premier se nomme Mattaï, évidemment Matthieu. Le cinquième Todah, sans doute Thaddée. Il connaît même les miracles opérés par eux. Il rappelle surtout ceux d’un disciple appelé Jacques de Séchaniah, qui guérissait des malades au nom de Jésus. Cet homme osa un jour, est-il dit, blasphémer contre la loi, dans la ville de Séphoris en Galilée ; il se permit d’employer, en parlant au peuple, cette expression : votre loi, comme si cette loi n’était plus la sienne. Le Talmud exhorte les fidèles Israélites à mourir plutôt qu’à se faire guérir par de tels hommes. Ce récit rappelle d’abord ceux de l’Evangile, où sont mentionnés les miracles opérés par les apôtres au nom de Jésus (Marc 6.7, 13, et parall.) ; puis les nombreux passages de l’évangile de saint Jean, où Jésus, parlant aux juifs, emploie cette expression : Votre loi. (10.34, par ex.)

4° Le procès de Jésus devant le Sanhédrin et sa condamnation par ce tribunal suprême de la nation, ont laissé une empreinte ineffaçable dans le Talmud. Dans le traité Sanhédrin (VI, 1), est raconté ce qui suit :

« Pendant quarante jours, un crieur publie sortit au sujet de Jésus et cria : Il y en a un qui doit être lapidé pour avoir fasciné et séduit Israël et l’avoir conduit au schisme. Si quelqu’un peut avancer quelque chose pour la justification de cet homme, qu’il se présente et témoigne pour lui. Mais il ne s’est trouvé personne qui ait parlé pour sa défense, alors on l’a suspendu (c’est le terme ordinaire dans le Talmud pour dire mis en croix), la veille de Pâques. »

Deux circonstances prêtent à ce passage un intérêt particulier. La première est que ce trait de la vie de Jésus est cité sans intention particulière et d’une manière purement occasionnelle. Il s’agit d’appuyer par un exemple connu cette règle de droit israélite, en vertu de laquelle, lorsque quelqu’un est prévenu d’un crime capital par le Sanhédrin, un crieur public doit annoncer son jugement quelques temps à l’avance, afin que les témoins en faveur du condamné aient le temps et l’occasion d’indiquer leur intention de parler pour lui. Cité comme exemple à l’appui de cette règle, le fait rapporté par le Talmud en devient plus indubitable et plus intéressant encore.

En second lieu, ce passage, qui constate une proclamation ordonnée par le Sanhédrin au sujet de Jésus, qui eut lieu six semaines avant la fête de Pâque dans laquelle il fut mis à mort, nous offre un rapprochement remarquable avec un passage de l’évangile selon saint Jean (Jean 11.53 et suiv.) :

Depuis ce jour-là donc, ils délibèrent ensemble de faire mourir Jésus. C’est pourquoi Jésus ne paraissait plus ouvertement parmi les Juifs ; mais il s’en alla dans une contrée voisine du désert, dans une ville nommée Ephraïm, et il séjournait là avec ses disciples, et la Pâque des Juifs était proche, et beaucoup d’entre eux montaient de la campagne à Jérusalem avant la Pâque, afin de se purifier. Ils cherchaient donc Jésus et, se tenant dans le temple, ils se disaient les uns aux autres : Qu’en pensez-vous, croyez-vous qu’il ne viendra pas à la fête ! Et les grands sacrificateurs et les pharisiens avaient publié des ordres que si quelqu’un connaissait où il était, il le déclarât, afin qu’ils pussent le saisir.

Sans doute la proclamation ici mentionnée n’a pas exactement le même sens et la même portée que celle dont parle le Talmud ; mais toutes deux se rapportent au prochain jugement de Jésus, et sont placées également quelques semaines avant la dernière Pâque du ministère de Jésus. Quoi de plus remarquable qu’une pareille coïncidence sur un point de détail de l’histoire évangélique aussi secondaire ?

5° Le supplice de Jésus est un fait parfaitement connu des docteurs qui parlent dans le Talmud.

Ils connaissent le jour où ce supplice a eu lieu. « Jésus, est-il dit, fut suspendu le soir de la Pâque. » Cette expression signifie, dans le langage juif, l’après-midi du jour à la fin duquel devait se célébrer le repas pascal. On sait que le jour juif se compte depuis le soir, et non, comme chez nous, depuis le matin. Le sabbat, par exemple, commence le vendredi à six heures du soir et finit le samedi à la même heure. L’expression le soir du sabbat désigne par cette raison le vendredi après midi où l’on se prépare à la célébration du sabbat. Ce fut donc, d’après le Talmud, durant l’après-midi du 14 du mois de Nisan, ce jour à la fin duquel se célébrait le repas pascal, que Jésus fut suspendu à la croix. Or, c’est précisément ce qu’indique avec la plus grande précision le quatrième évangile. Il est dit (Jean 18.28), que les juifs qui avaient conduit Jésus à Pilate pour obtenir la confirmation de sa condamnation ne voulurent pas entrer dans la maison de ce gouverneur païen, « de peur de se souiller et afin de pouvoir manger la Pâque. » Le repas pascal n’était donc pas encore célébré, et il ne devait l’être que le soir de ce jour. C’était donc bien la veille de la Pâque ; le Talmud et l’évangéliste sont parfaitement d’accord.

Le mode du supplice est indiqué aussi de la même manière dans le document juif et dans nos évangiles. Sans doute la proclamation rapportée dans le Talmud s’exprime ainsi : « Il y en a un qui doit être lapidé. » Mais, à la fin du passage, ce même document substitue à l’expression lapidé celle de suspendu. Il y a là une petite finesse juive qu’il n’est pas inutile de faire ressortir. La sentence du Sanhédrin devait conclure à la lapidation, qui était le mode de supplice usité en Israël. Mais l’on sait que les Romains, tout en laissant, autant que possible, aux différents peuples incorporés à l’empire leurs coutumes particulières, se réservaient dans la règle avec un soin jaloux le jus gladii, c’est-à-dire le droit d’infliger et d’exécuter la peine de mort. Or, c’était précisément la mesure qui venait d’être prise par eux à l’égard d’Israël il y avait fort peu de temps. Le Talmud dit expressément, dans le traité Sanhédrin, que « quarante ans avant la destruction du temple (c’est-à-dire vers l’an 30 de notre ère) les sentences capitales ont été enlevées à Israël. »

En droit donc, et si le Sanhédrin eût possédé encore son ancienne compétence, Jésus devait être lapidé ; mais en fait, et vu la nécessité de se soumettre à l’usurpation romaine, il a été suspendu (crucifié) selon le mode de supplice introduit par les vainqueurs. Ainsi s’expliquent les deux expressions en apparence contradictoires, employées dans le document juif. Le terme lapidé réserve le droit israélite et la souveraineté idéale du tribunal théocratique. Le terme suspendu exprime la concession de fait rendue nécessaire par la situation anormale où se trouve le peuple. Et cet état de choses est précisément celui qui se reflète si bien dans l’entretien des Juifs avec Pilate, dans le récit de Jean, et dans l’observation qu’y rattache l’évangéliste. « Il ne nous est pas permis, disent les Juifs (Jean 18.31), de faire mourir…… (manquent ici les pages 14 et 15 de la revue Le Chrétien Évangélique de 1876 …… débarrasser d’une partie de la vieille Rome, qui gênait ses plans de reconstruction. Néron tenait à extirper ces bruits. Et c’est ici que commence le récit de Tacite que nous communiquons en entier.

« Il importait à Néron de se substituer des prévenus ; et c’est ce qu’il fit. Il infligea les plus horribles tortures à des malheureux déjà mal vus pour leurs crimes et que l’on appelait vulgairement chrétiens.

Celui de qui ces gens tenaient leur nom, Christ, avait été envoyé au supplice tous le règne de Tibère par le gouverneur Ponce Pilate. Au premier moment cette pernicieuse superstition avait été par là réprimée ; mais elle éclatait de nouveau, non seulement en Judée d’où provenait ce mal, mais à Rome même où viennent se réunir et se grossir toutes les choses odieuses ou honteuses de l’univers. On saisit d’abord ceux qui s’avouaient chrétiens ; puis, sur leur déclaration, une multitude immense, non certes qu’elle fût convaincue du crime de l’incendie, mais bien de celui de haïr le genre humain. A leur supplice on ajouta la dérision ; on les exposait, enveloppés de peaux de bêtes, aux morsures déchirantes des chiens ; on les attachait en croix, ou bien encore on enduisait leur corps de résine ; et lorsque le soir venait on les brûlait à l’instar de flambeaux. Néron avait offert ses propres jardins pour ce spectacle, et pendant que cela se passait, il célébrait des jeux dans le cirque, il se mêlait au peuple en costume de cocher ou conduisant un chariot. Aussi se sentait-on ému de pitié pour ces victimes, coupables sans doute et dignes des derniers supplices, mais que l’on reconnaissait bien être immolées moins pour l’utilité publique que pour la cruauté d’un seul. »

De ce récit saisissant, que les préjugés païens de l’auteur contre les victimes rendent plus émouvant encore, ressortent deux grands faits.

C’est, d’abord, le grand nombre de chrétiens dont se composait, alors déjà, l’église de Rome : « une immense multitude, » dit Tacite. Comment, en l’an 64, une église aussi nombreuse pouvait-elle exister à Rome ? Comment en trente et quelques années seulement l’évangile avait-il franchi la distance, énorme en ces temps-là, de Jérusalem à Rome ? Nous trouvons la réponse à cette question dans le récit du livre des Actes, ou plutôt le livre est tout entier cette réponse. Il nous montre, dans la narration la plus simple, la prédication évangélique renfermée pendant les premières années à Jérusalem et dans les contrées circonvoisines ; puis franchissant le seuil de la Terre Sainte après la persécution d’Etienne ; et s’établissant à Antioche, la capitale de la Syrie ; s’élançant bientôt avec saint Paul et Barnabas au centre de l’Asie Mineure ; embrassant peu après, comme dans une immense ellipse, la Grèce septentrionale et méridionale, la Macédoine et l’Achaïe ; revenant se fixer en Jonie, à Ephèse, où elle fait trembler sur ses bases le culte antique de la Diane des Ephésiens, et pénétrant enfin en Italie, à Rome, avant même que Paul, le messager de l’Evangile, ait pu parvenir jusque dans cette capitale du monde. Il ressort en effet des derniers chapitres des Actes qu’en l’an 62, lorsque Paul arriva pour la première fois à Rome, il y avait déjà des chrétiens dans cette ville et dans les contrées environnantes. A Pouzzoles, il trouve des frères auprès desquels il demeure une semaine, et au Forum d’Appius il rencontre les représentants de l’église de Rome, qui viennent le recevoir. L’épître aux Romains, écrite de Corinthe durant l’hiver de l’an 58 à l’an 59, atteste, quelques années plus tôt déjà, l’existence à Rome d’une église considérable à laquelle Paul juge bon d’adresser la plus importante de toutes ses lettres.

Nous pouvons donc, au moyen du récit des Actes, suivre, si je puis ainsi dire, l’itinéraire de l’Evangile de Jérusalem à Rome, pendant les trente-quatre années qui se sont écoulées depuis le supplice de Jésus sur Golgotha jusqu’à ce bain de sang chrétien qui, en 64, inonda sous Néron les jardins du Vatican. Et nous ne sommes plus étonnés de cette immense multitude de chrétiens que fait apparaître soudain le récit de l’historien païen.

Le second fait qui nous frappe dans le tableau tracé par Tacite est celui-ci : cette grande multitude ne se compose pas seulement de croyants professant leur foi, ce sont des confesseurs qui tiennent bon jusqu’à la mort. C’est une grande multitude non seulement de croyants, mais de martyrs. Comme chrétiens, ils rendent témoignage, par leur existence même, à la puissance de propagation de cet Evangile qui, en si peu de temps, est parvenu jusqu’à eux. Mais, comme martyrs, ils font éclater, par leur constance au milieu de ces atroces supplices, la vertu intrinsèque de leur foi elle-même. Or, cette foi, qui affronte pour Celui qui en est l’objet de telles souffrances, et cela, non à Jérusalem et dans le cercle de ceux qui ont connu et limé personnellement l’être pour qui ils meurent, mais à l’autre extrémité du monde, au milieu de Rome païenne, — une telle foi, je le demande, serait-elle moralement possible, si le dernier mot de l’histoire de Jésus eût été son supplice de malfaiteur, et si, comme spectacle final, ses disciples consternés n’eussent contemplé de lui que son corps gisant au sépulcre ? Comment, sans un fait nouveau, se fussent-ils levés et livrés à cette œuvre de la prédication qui leur fraya le passage au travers du monde et ouvrit à l’Evangile, d’une manière si prompte et si riche, l’accès de Rome païenne ? Un sépulcre où gisait et se consumait un cadavre ne peut avoir été le fondement de l’édifice contre lequel est venu se heurter, pour la première fois sous Néron, puis bientôt se briser le colosse romain.

Nous n’insisterons pas dans cette revue sur deux passages de l’historien Suétone, qui vivait à la fin du Ier et au commencement du IIe siècle de notre ère. Dans son histoire du règne de Claude, il dit : « Claude chassa de Rome les Juifs qui se soulevaient continuellement à l’instigation de Chrestus. » On peut entendre ce nom de différentes manières, y voir le nom d’un affranchi juif (il est usité dans ce sens), ou bien une altération du nom de Christ, et, dans ce cas, un indice de l’influence du christianisme déjà à cette époque antérieure au temps de Néron. Dans tous les cas, il est intéressant de comparer ces mots de l’historien romain avec le passage de Actes 17.3, où Paul s’associe dans l’exercice de sa profession manuelle avec Aquilas et Priscille, « nouvellement venus d’Italie parce que Claude avait ordonné à tous les juifs de sortir de Rome. » — Quant à la persécution de Néron, Suétone la mentionne en ces termes : « Les chrétiens, race d’hommes d’une superstition nouvelle et malfaisante, furent frappé de supplices. » Nous retrouvons ici les mêmes préjugés que chez Tacite, mais pas de détails nouveaux.

VI

Nous franchissons un espace de quarante années. Dans cet intervalle une seconde persécution a sévi. Domitien, ce monstre que Tertullien définissait si bien « une portion de la cruauté de Néron, » a essayé encore une fois d’anéantir la foi chrétienne. Mais « l’exécrable superstition » se répand avec plus de force à chaque effort tenté pour l’extirper. Nous voici au commencement du IIe siècle ; le sage et juste Trajan tient les rênes de l’empire. Dans la Bithynie, province de l’Asie-Mineure, se trouve (dès l’an 109 à l’an 114) un gouverneur qui est l’ami et le confident de son empereur. Pline, c’est son nom, a trouvé la province dans un état étrange qu’il décrit en ces termes : » Les temples païens sont abandonnés, les fêtes des dieux désertées ; les viandes des victimes presque sans acheteurs.… Et ce n’est pas seulement, ajoute Pline, dans les villes que les choses se passent de la sorte, mais aussi dans les bourgs et dans les campagnes, car cette superstition s’est répandue partout. »

Embarrassé sur la manière dont il doit agir en face d’un tel état de choses, Pline interroge son maître et ami.

« Faut-il punir, et jusqu’à quel point ? Faut-il poursuivre ? Faut-il faire une différence entre les âges, ou traiter les enfants de la même manière que les adultes ? Faut-il accorder le pardon à ceux qui se repentent ou refuser le droit de se rétracter à ceux qui ont une fois été chrétiens ? Faut-il les punir seulement pour leur nom de chrétien, ou bien pour les crimes qu’ils pourraient y avoir ajoutés ?

… J’ai interrogé ceux qui m’ont été dénoncés. Ceux qui ont avoué, je les ai menacés, puis, s’ils ont persévéré, je les ai envoyé au supplice, car il y avait là un entêtement et une obstination qui devaient être en tous cas punis, quel qu’en fût l’objet. Quant à ceux d’entre eux qui sont citoyens romains, j’en ai pris note, afin de les envoyer à Rome pour être jugés.

Plusieurs de ceux que des lettres anonymes m’avaient dénoncés ont nié d’être chrétiens ; ils ont consenti à adorer les dieux, à offrir le sacrifice à la statue de César et à maudire Christ. Je les ai renvoyés absous. Ils m’ont assuré que toute la faute ou l’erreur des chrétiens consistait à se réunir à jour fixe avant le lever du soleil, à réciter entre eux une hymne à Christ, comme à un Dieu, et à s’engager par serment à ne commettre ni vol, ni adultère, ni fraude, ni aucun crime ; puis, qu’ils se réunissaient de nouveau pour prendre en commun et innocemment un repas ; mais qu’ils ont même cessé de le faire depuis que, conformément à ton décret sur les Confréries, j’ai interdit de telles réunions. J’ai cru nécessaire d’interroger encore deux servantes qui portent le nom de diaconesses, et de leur faire donner la torture, mais je n’ai trouvé autre chose qu’une superstition maligne et excessive. Et c’est à ce sujet que j’ai recours à tes directions. La chose me parait digne d’être examinée de près, surtout à cause du nombre des délinquants, car ce sont des personnes de tout âge, de tout rang, de l’un et de l’autre sexe. » Pline termine en assurant que les efforts qu’il a déjà faits prouvent que l’on peut combattre cette erreur avec succès, pourvu que l’on ouvre la porte au repentir.

L’empereur lui répond : qu’il a bien agi, qu’on ne peut établir des règles fixes, qu’il ne faut pas faire des poursuites, ni accepter les délations anonymes qui ne sont plus de notre siècle, et qui constituent un fâcheux exemple, mais que ceux qui auront été dénoncés et qui avoueront, doivent être punis, à moins qu’ils ne se rétractent en adorant les dieux.

« L’authenticité de cette lettre était généralement admise avec celle de toutes les autres qui composent cette correspondance intéressante entre l’empereur et son ami. Un jeune écrivain, M. Aubé, a tout récemment essayé de la combattre. Voici ses raisons :

  1. M. Aube s’étonne que Pline n’eût jamais assisté aux procès criminels dont les chrétiens étaient les objets ; mais M. Duruy a fait ressortir combien Pline se montre en général novice en fait d’administration dans toutes ses lettre.
  2. L’innocuité des prévenus ressort un peu trop dans les paroles de Pline. — Mais Pline raconte les réponses que lui ont faites les inculpés, et il va de soi qu’ils n’ont pas cherché à se charger eux-mêmes ni à noircir leurs coreligionnaires.
  3. La propagation du christianisme est trop accentuée, villes et campagnes paraissent envahies, tandis qu’Origène prétend qu’il n’y avait en Asie que très peu de chrétiens. — Origène parle sans doute de la Palestine et de la Phénicie où il avait vécu. Quant à l’Asie mineure, nous possédons un fait remontant jusqu’à l’an 58 de notre ère, et qui donne raison à Pline : c’est l’émeute provoquée à Ephèse par l’orfèvre Démétrius, et dont le livre des Actes (ch. 19) nous a conservé le récit. « O homme ! dit Démétrius à ses compagnons de travail, vous voyez et vous entendez que, non seulement à Ephèse, mais presque dans toute l’Asie, ce Paul, par ses persuasions, a détourné un grand nombre de personnes, disant que les dieux faits par la main des hommes ne sont pas dieux,… de telle sorte que la majesté de la grande déesse Diane, que toute l’Asie révère, court risque d’être anéantie. » Voilà ce qui se passait en Asie cinquante ans avant le gouvernement de Pline, et l’on sait que durant ce demi-siècle, le christianisme n’avait rien perdu de sa force expansive.
  4. Une citation de cette lettre dans Tertullien n’est pas entièrement conforme à notre texte. — Mais l’on sait que les Pères citent fréquemment de mémoire ; et le fait de la destitution des fonctionnaires chrétiens, qu’ajoute ce Père, était un corollaire nécessaire du récit de Pline.

Le document porte, dans sa sobriété et sa simplicité même, la preuve de sa stricte authenticité. Et jusqu’à ce qu’on le combatte par des raisons plus sérieuses, l’historien a le droit de s’en servir.

Au point de vue moral, cette correspondance indique un progrès dans l’appréciation du christianisme. La religion pour Pline est encore une superstition, mais cette superstition n’est plus taxée d’exécrable, comme chez Tacite et Suétone ; et Pline, en la qualifiant d’excessive, d’immodérée, la fait du moins rentrer non plus dans le domaine de la perversité, mais dans celui du fanatisme.

Au point de vue juridique, en échange, la situation faite à l’Eglise par la réponse impériale est affreuse. Un chrétien qui ne consent pas à maudire Christ devant le tribunal, doit être puni de mort. Et par quel motif ? Pour la fausseté ou le caractère immoral de sa croyance ? Nullement. Ce côté de la question est indifférent. Il doit mourir à cause de sa ténacité vis-à-vis du pouvoir de l’Etat qui lui ordonne de maudire et auquel il persiste à désobéir. Elle est bien loin, n’est-ce pas, grâce à notre civilisation avancée, cette horrible tyrannie qui punit la conviction religieuse, indépendamment de son caractère moral ou immoral, uniquement parce qu’elle ose s’affirmer en face de l’Etat qui professe une antre croyance ? Bien loin de nous ? Oui, bien loin derrière nous ; mais bien proche, peut-être, devant nous. Le monde est en progrès, mais le progrès, dans le mal comme dans le bien, n’est si souvent qu’un retour au passé !

Mais ce que je désire surtout relever ici, c’est la parole de Pline relative au culte des premiers chrétiens : « Ils récitent entre eux des hymnes à Christ, comme à un Dieu. »

On prétend parfois aujourd’hui que le dogme de la divinité de Jésus-Christ est une invention de l’église du IIe siècle, et que les livres du Nouveau Testament, dans lesquels ce dogme est positivement enseigné, ne peuvent par conséquent provenir du temps des apôtres, et doivent avoir été composés beaucoup plus tard. Et voici que, d’après un témoin impartial, le gouverneur païen qui a fait au sujet du culte chrétien des enquêtes spéciales, les églises de la fin du Ier siècle adoraient Christ, comme Dieu. C’est même là te trait caractéristique de ce culte, que Pline fait ressortir. Or, l’Eglise n’a pu changer de foi comme l’on change de vêtement. Le culte des chrétiens du temps de Trajan devait être celui que leur avaient transmis leurs pères ; et qui étaient ces pères ? Les disciples immédiats et les contemporains des apôtres.

A qui croire donc, je vous le demande ? A nos modernes critiques, qui apportent à l’étude de l’histoire des négations toutes faites, ou au gouverneur romain, étranger à toute controverse religieuse, et qui, « avec ce sens de la justice inné à tout magistrat romaine, » constate simplement les faits ?

e – Expression de M. Renan.

Le témoignage de Pline est là : Christ a été invoqué et célébré comme Dieu, dès les premiers temps de l’Eglise. Le dogme ou plutôt le grand fait de la divinité du Sauveur appartient donc à l’apparition primordiale du christianisme ; il est inhérent à son essence ; et c’est dans ce fait sans pareil qu’il faut chercher le secret de cette irrésistible puissance de la foi chrétienne, dont l’histoire vient de nous fournir tant de preuves.

Tel est le témoignage rendu indirectement par les écrivains juifs et romains aux faits qui constituent les origines du christianisme. Nous l’avons trouvé concordant avec l’exposé de ces origines renfermé dans nos écrits sacrés. Sans doute nous n’avons pu constater cet accord que sur un certain nombre de points, ceux qui ont été relevés accidentellement par ces écrivains étrangers au christianisme. Mais, ces faits particuliers étant en relation avec tous les autres et ne formant avec eux qu’un seul et même tissu, la confirmation s’étend à l’ensemble.

Cependant l’histoire ne s’écrit pas seulement dans les livres, elle s’incarne aussi dans certains événements qui deviennent les monuments parlants de faits plus anciens. Avant de terminer, je désire rendre mes lecteurs attentifs à un événement qui a bien aussi sa place parmi les témoignages extrabibliques propres à nous renseigner sur les origines du christianisme. Je veux parler du jugement qui a frappé Jérusalem et la nation juive.

« Si ceux-ci se taisent, avait dit Jésus, les pierres mêmes crieront. » Les disciples ne se sont pas tus, et les pierres ont crié avec eux. Elles crient encore, ces décombres de l’ancienne Jérusalem que recouvre le sol de la nouvelle, à vingt, à soixante, à quatre-vingts pieds de hauteur, et qui attestent une destruction telle que l’histoire n’en a jamais enregistré de semblable. Cette catastrophe est unique comme le crime qui l’a provoquée. La main de Dieu y fut si visible que Josèphe lui-même, l’historien juif, qui assistait à ces scènes de désolation, comme prisonnier dans le camp romain, ne put s’empêcher de reconnaître et de signaler cette intervention.

« On vit clairement alors, dit-il, la puissance de Dieu… Nul accident humain, nul fléau envoyé de Dieu ne causèrent jamais la ruine d’un si grand nombre de personnes. Le nombre de ceux qui périrent dans ce grand siège par la peste, la famine, le fer et le feu fut onze cent mille personnes ; le nombre de ceux qui furent faits prisonniers et que l’on vendit comme esclaves fut quatre-vingt-dix-sept mille. » Ces derniers ne furent épargnés que parce que, comme le dit Josèphe, « les Romains étaient las de tuer. » Tite, le général romain, fut saisi de la même impression que Josèphe. Une fois entré dans la ville, il s’écria : « Il paraît bien que Dieu a combattu pour nous, et a chassé les Juifs de ces tours, car il n’y avait pas de forces humaines ou de machines capables de les y forcer. » La ville prise, il la fit ruiner tout entière jusqu’en ses fondements, à la réserve d’un pan de mur et de trois tours qu’il laissa subsister comme monuments de la valeur extraordinaire qu’avaient dû déployer les Romains pour se rendre maîtres d’une telle ville.… « L’ordre de destruction fut si strictement exécuté, qu’il ne parut plus aucune marque qu’il y eût eu des habitants. »

Mais l’éloquence de ce châtiment consiste surtout dans son accord avec les paroles dans lesquelles il avait été annoncé.

Jésus en avait indiqué l’agent. Apprenant un jour le massacre de quelques Galiléens dans le parvis du temple par le sanguinaire Pilate, il avait dit au peuple qui l’entourait : « En vérité, je vous déclare que si vous ne vous convertissez, vous périrez tout comme ces Galiléens. » Et ce fut ce même glaive romain, dont la fureur s’était exercée si souvent par la main de Pilate, qui, aux jours de Titus, changea la terrasse du temple en une vaste mare de sang.

Jésus avait annoncé une ruine complète. « Vous regardez ces bâtiments, disait-il à ses disciples, en quittant le temple un des derniers soirs de sa vie pour retourner à la montagne des Oliviers ; en vérité je vous dis qu’il ne restera là pierre sur pierre qui ne soit renversée. » Vous venez d’entendre Josèphe et vous savez ce que sont devenus ces édifices qui passaient pour l’une des merveilles du monde.

Jésus avait fixé la date de l’événement : « En vérité, je vous dis que cette génération ne passera point que ces choses ne s’accomplissent. » Les anciens comptaient trois générations par siècle. Une génération signifie donc un espace de trente à quarante ans. C’est en l’an 30 que Jésus prononçait cette parole, et nous avons vu ce qui se passait en l’an 70.

Enfin Jésus avait révélé le véritable auteur de cette catastrophe ; ce devait être Lui-même, revenant pour juger l’ancien peuple de Dieu : « Je vous déclare, disait-il à ses disciples (Matthieu 10.23) que vous n’aurez pas achevé de faire le tour des villes d’Israël que le Fils de l’homme ne soit venu. » Deux venues du Fils de l’homme sont clairement distinguées dans l’Ecriture ; l’une dans laquelle il jugera toutes les nations de la terre, — celle-là nous l’attendons encore ; l’autre, déjà accomplie, destinée au jugement du peuple qui, ayant devancé tous les autres quant à la grâce, devait aussi précéder tous les autres quant au jugement. La ruine de Jérusalem est le monument visible de cette première visite du Juge de la terre.

C’est ainsi que l’histoire écrite dans les faits joint son témoignage à celui des écrivains sacrés, et rend hommage à la divine origine de notre religion et à la manière dont nos évangiles ont présenté la vie de Jésus et la fondation de l’Eglise.

Que si l’origine de l’Evangile est divine, elle est en même temps le gage de l’éternelle durée du christianisme. C’est sur cette pensée que je sens le besoin, en terminant, de fixer l’attention de mes lecteurs.

Quatre siècles s’étaient écoulés depuis la fondation de l’Eglise chrétienne. Le christianisme avait conquis le monde ; l’empereur lui-même avait fléchi le genou devant la croix. A cette époque monta sur le trône de Constantin le Grand un brillant jeune homme, enthousiaste des beautés artistiques de l’ancien paganisme. C’était Julien, le neveu même de l’empereur que nous venons de nommer. Son ambition était de détruire l’œuvre de son oncle. Décidé à en finir avec la religion victorieuse, il engage hardiment la lutte. Il apporte au service de cette guerre à outrance la puissance du sceptre impérial, la rigueur des lois, les ressources de son génie mordant et de son esprit cultivé, tout ce qu’il y a de haine, enfin, dans un cœur ardent et ulcéré. Relever les autels de l’ancien paganisme sur les ruines des temples chrétiens, tel est l’idéal que poursuit le maître du monde. Nul scrupule ne l’arrêtera dans l’accomplissement de ce dessein. Un jour on lui demande justice du massacre de quelques chrétiens, perfidement égorgés par un païen. Lui, le représentant suprême de la justice de l’empire, il répond en ricanant : « Est-ce donc un crime de la part d’un Grec de tuer dix Galiléens ? »

Dans ces jours d’angoisse et de terreur pour les chrétiens, les amis du patriarche d’Alexandrie, du grand Athanase, étaient un jour réunis autour de lui, et lui exprimaient leurs anxiétés, t Ce n’est qu’un petit nuage, leur répondit l’homme de foi ; il passera. « Nubicula est, transibit.

Quelques années plus tard, le jeune empereur, percé d’un trait sur le champ de bataille, tombait en s’écriant, selon les uns : « Soleil, (c’était sa divinité de prédilection), tu m’as trompé ! » — c’est l’aveu de l’impuissance du paganisme ; selon les autres : « Tu as vaincu, Galiléen ! » — c’est l’hommage rendu au triomphe indestructible de l’Evangile. Aujourd’hui, l’adversaire qui s’élève contre le christianisme, n’est pas un homme seulement : c’est un souffle qui agit sur l’humanité tout entière, qui remue toutes les couches de la société, qui soulève les nations contre leur invisible vainqueur. Il ne s’agit de rien

moins que de faire table rase du christianisme, pour y substituer la religion humanitaire, le culte du génie, une civilisation sans ciel, quelque chose de plus hostile à Dieu que le paganisme lui-même, réalisation du rêve de Julien.

En face de cette apparition menaçante, dirons-nous avec Athanase : c’est une petite nuée ? Non, c’est un sombre, un noir, un épais nuage qui porte dans ses flancs le plus terrible des orages, une tempête qui ébranlera, non seulement l’Eglise, mais tout l’ordre social jusques en ses fondements. Et pourtant nous pouvons dire avec le calme et la confiance d’Athanase : elle passera ! Les nuées grosses ou petites s’envolent sur les ailes du vent qui les apporte, tandis que le soleil tient bon dans la voûte céleste. « Les cieux et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. »

« Pourquoi, dit le chantre divin, les nations s’assemblent-elles, et les peuples projettent-ils des choses vaines ? Pourquoi les rois de la terre consultent-ils ensemble et complotent-ils contre l’Eternel et contre son Oint ? — Rompons leurs liens, jetons loin de nous leurs cordages ! — Celui qui habite dans les cieux se rit, le Seigneur se moque d’eux. — Et moi, j’ai sacré mon roi sur Sion, montagne de ma sainteté. — O rois, soyez intelligents ; juges de la terre, recevez instruction. Embrassez le Fils, de peur qu’il ne s’irrite et que vous ne périssiez si sa colère s’embrase tant soit peu. Oh ! qu’heureux sont ceux qui se retirent vers lui ! » (Psaumes 2)

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