Les épîtres de Paul

§ 4.
Le rôle de la science critique dans la vie de l’Église

L’Église doit-elle attendre de la science critique de réels services, et quels seront-ils ?

On peut exagérer l’utilité de la critique, au point de faire de cette science, comme cela se voit à cette heure, la souveraine de l’Église et de la théologie. On peut aussi en amoindrir les mérites, les nier même tout à fait et aller jusqu’à n’y voir qu’une puissance malfaisante.

Baur a donné l’exemple de la première de ces erreurs, en faisant, comme nous l’avons vu, de la critique le juge du Canon, c’est-à-dire en lui attribuant la compétence d’accorder ou de refuser le brevet de canonicité à chacun des écrits dont le N.T. se compose.

Certes, ce serait une triste extrémité à laquelle l’Église serait réduite si, pour puiser dans le N.T. son alimentation spirituelle ou pour en déduire les principes propres à diriger sa marche, elle devait attendre que tous les représentants de la science critique fussent tombés d’accord sur l’authenticité et l’autorité normative de tel ou tel livre. Elle aurait cent fois le temps de périr faute d’aliments, avant que les fluctuations scientifiques fussent arrivées à leur terme.

L’Église a d’ailleurs une autre raison, plus grave encore, de maintenir son indépendance à l’égard des arrêts de la critique. On parle de science ; mais en réalité la science n’existe que dans les savants. Or, les savants sont des hommes sujets à maints préjugés, appartenant à un certain parti théologique, et animés d’autres passions encore que le pur amour de la vérité. On connaît l’antipathie d’un grand nombre d’entre eux pour le surnaturel, et leur volonté, arrêtée d’avance, de supprimer à tout prix cet élément de l’histoire de Jésus et des apôtres. Il suffit d’un tel a priori scientifique pour troubler leur impartialité dans l’appréciation des faits bibliques et des documents qui les contiennent. Strauss lui-même a reconnu ce fait et l’a énoncé avec une rude franchise. Voici comment, dans la préface de sa Vie de Jésus pour le peuple allemand, il apostrophe ses collègues en naturalisme qui osent revendiquer pour eux seuls l’honneur de l’impartialité scientifique : « On rencontre souvent, dit-il (p. XIII et XIV), dans les écrits des théologiens libres-penseurs, l’assurance que leurs recherches reposent sur un intérêt purement historique. Respect à la parole de ces Messieurs ! Mais pour moi, j’envisage ce qu’ils affirment comme quelque chose d’impossible ; et si même le fait était vrai, je ne saurais le considérer comme digne d’éloge. Celui qui écrit sur les monarques de Ninive ou sur les Pharaons égyptiens, peut bien obéir au pur intérêt historique. Mais le christianisme est une force si vivante, et la question de savoir quelles ont été ses origines renferme en elle des conséquences si décisives pour le présent le plus immédiat, qu’il faudrait regarder comme frappé de stupidité l’investigateur qui n’apporterait à l’étude de cette question qu’un intérêt historique… Non, ces savants-là devront reconnaître avec moi que notre but n’est pas de reconstruire une histoire passée, mais bien de travailler à délivrer pour l’avenir l’esprit humain du joug spirituel qui l’a opprimé jusqu’ici. »

Reuss signale au fond le même fait psychologique quand il déclare que « ce qu’on décore aujourd’hui du nom de critique historique n’est de plus en plus qu’un édifice construit sur une base théorétique. »

Et c’est à une science dont les travaux sont souvent dirigés par le parti-pris naturaliste, que l’Eglise confierait le soin de décider souverainement de l’origine et de la valeur des documents où elle puise la connaissance des faits sur lesquels est basée son existence ! Ce serait agir comme un peuple qui remettrait au chef de l’armée ennemie les clefs de ses forteresses.

L’Église n’est point réduite à une semblable extrémité ; elle ne recommence point son existence avec chaque siècle. Ce N.T., qui est la condition de sa vie et de son développement, elle l’a reçu des générations chrétiennes précédentes, qui l’ont reçu elles-mêmes de l’Église dès le moment où les circonstances eurent amené la formation de ce recueil sacré. Or, en accomplissant ce travail important et le triage qu’il a nécessité, les conducteurs de l’Église n’ont point obéi à un pur caprice ; ils avaient pour les diriger le sentiment de toutes les églises existantes et de leurs chefs, que cette question avait occupés dès les temps qui suivirent celui des apôtres.

On dit et on répète que l’Église des premiers siècles était dénuée de tout esprit critique ; mais l’histoire ecclésiastique nous a conservé les traces des observations faites dans le cours des IIe, IIIe et IVe siècles sur les écrits du N.T., ainsi que sur d’autres écrits chrétiens circulant alors dans l’Église. Ces travaux prouvent que le sens critique existait alors dans les communautés chrétiennes et chez leurs conducteurs. Il était même d’autant plus éveillé que c’était le moment où l’on s’efforçait de faire pénétrer dans les églises nombre d’écrits hérétiques publiés sous le nom des apôtres. Évêques et troupeaux étaient sur leurs gardes, et s’ils ont pu être quelquefois trompés, il est absolument faux de leur attribuer une aveugle crédulité. Nous ne songeons pas pour tout cela à accorder l’infaillibilité aux assemblées qui vers la fin du IVe siècle formèrent définitivement le recueil canonique reçu dès lors. Mais c’est un fait certain qu’on a cherché à le composer uniquement d’écrits à l’égard desquels l’Église avait, à tort ou à raison, la conviction qu’ils étaient de la plume des auteurs indiqués dans ces livres mêmes ou du moins auxquels les attribuait une tradition plus ou moins unanime. Et ce n’est pas seulement cette tradition qui aux yeux de l’Église parle en faveur de l’origine de ces livres. Les écrits eux-mêmes sont là ; elle ne cesse de les lire et de les relire elle-même, et il est impossible que de cet usage individuel et collectif ne résulte pas chez elle une impression et un jugement sur leur origine et sur leur valeur.

En tête des quatre évangiles, nous lisons certains noms placés là par l’Église primitive. Ces titres indiquent comme auteurs de ces quatre écrits deux apôtres et deux aides apostoliques. L’indication de ces quatre noms ne peut avoir été l’effet d’une simple fantaisie ; l’Église agissait sérieusement dans une question qui se rapportait aux documents de son salut. Pour donner de telles indications, elle devait avoir de sérieuses raisons. Si elle se fût livrée à son imagination, elle eût choisi plutôt quatre noms d’apôtres.

D’ailleurs, il n’existe pas le moindre indice que ces quatre écrits aient jamais porté d’autres noms que ceux que l’Église nous a transmis. Or, leur composition par des apôtres ou par des hommes si rapprochés de l’apostolat est la garantie de la relation étroite qui existe entre ces narrations et le témoignage oral rendu à Jésus par les apôtres, ses témoins choisis.

Cette relation est d’ailleurs confirmée aux yeux de l’Église par les caractères de simplicité et de pure objectivité dans la forme, de sainteté et de sublimité religieuse dans le contenu, qui sont propres à ces quatre écrits, et qui les distinguent si profondément des évangiles apocryphes, même les plus rapprochés en date des temps apostoliques. Ces faits suffisent pour fonder inébranlablement la confiance de l’Église à la vérité intrinsèque de ces écrits, et cela sans qu’elle se laisse troubler par l’immense travail critique qui s’accomplit à leur sujet.

Le livre des Actes des apôtres étant le second tome d’un de nos évangiles, l’Église ne peut le séparer de ce dernier.

Les treize épîtres de Paul portent dans l’adresse, qui fait partie intégrante des épîtres elles-mêmes, le nom de cet auteur. Son nom reparaît aussi dans le cours de plusieurs de ces lettres. Cette désignation serait-elle une imposture ? Il peut se trouver des savants qui l’affirment pour un, pour trois, pour sept, pour la totalité même de ces écrits. L’Église ne saurait accepter une telle supposition, car l’auteur ne signe pas seulement ces lettres, mais elles abondent en détails biographiques, en épanchements intimes, qui, s’ils ne sortaient pas de la plume de Paul, seraient dus à la tromperie la plus raffinée. Or, l’Église sent battre dans ces pages le cœur d’un homme qui vivait dans la communion de ce même Sauveur dont elle expérimente continuellement la présence et la grâce ; et ce fait lui suffit pour écarter de l’origine de ces écrits un pareil soupçon.

L’épître aux Hébreux, souvent attribuée à Paul, a ceci de particulier qu’elle ne porte pas de nom d’auteur. Ce que nous venons de dire ne saurait donc s’appliquer de tous points à elle. Mais dans les dernières lignes se trouve un passage d’où ressort la relation étroite qui unissait l’auteur à Timothée, collaborateur de Pauli. Cette lettre provient donc, sinon de l’apôtre Paul, au moins du cercle de ses compagnons d’œuvre. C’est là ce qui lui assure à jamais le respect de l’Église ; nous ne pouvons pas dire davantage.

i – « Vous savez que Timothée a été relâché ; dès qu’il sera venu, j’irai vous voir avec lui » (13.23).

D’entre les épîtres dites catholiques, la première de Pierre est désignée expressément dans l’adresse comme l’œuvre de cet apôtre. Le ton de la lettre est simple et cordial, son contenu est de nature entièrement pratique ; l’on y rencontre plusieurs paroles qui expriment d’une manière pleine de fraîcheur le souvenir personnel de la vie terrestre de Jésus-Christ. L’Église n’a donc aucune raison de se défier du témoignage renfermé dans l’adresse et dans les autres passages dans lesquels l’apôtre Pierre se donne pour l’auteur de ces lignes.

La première de Jean présente une telle homogénéité de fond et de forme avec le quatrième évangile, et le cachet empreint sur ces deux écrits est d’un genre tellement unique que dans la conscience de l’Église leur sort ne sera jamais séparé, et que l’origine de l’une, pas plus que celle de l’autre, ne saurait à ses yeux être suspecte.

Quant aux cinq autres lettres qui, avec ces deux, forment le groupe des sept épîtres catholiques, l’impression de l’Église dans les premiers siècles, puis au temps de la Réformation, et de nos jours encore, a toujours été mélangée. L’épître de Jacques a paru être en contradiction avec l’enseignement de Paul ; celle de Jude emprunte des citations à des écrits que l’A.T. ne renferme point et qui étaient évidemment au nombre des apocryphes juifs ; celle dite deuxième de Pierre est dans le même cas. Et lors même qu’elle porte dans l’adresse le nom de cet apôtre, le style diffère tellement de celui de la première, et la simplicité qui caractérise celle-ci fait tellement disparate avec le genre de la seconde, que cet écrit a déjà, dans les premiers siècles, inspiré les doutes les plus sérieux à l’égard de son authenticité.

Les deux petites épîtres de Jean sont sans doute très semblables à la première, mais elles s’en distinguent par ce titre : l’Ancien, que se donne l’auteur, ce qui a fait que, dès les temps les plus reculés, on les a parfois attribuées à quelque autre personnage de la période apostolique.

Il faut donc reconnaître que le sentiment de l’Eglise à l’égard de ces cinq derniers écrits n’est point aussi arrêté qu’il l’a toujours été à l’égard des précédents ; et ce sont aussi les moins importants.

L’Apocalypse a rencontré dès le commencement de fortes répugnances dans toute une partie de l’Eglise. Luther éprouvait pour ce livre et pour les visions obscures dont il est rempli, une sorte d’antipathie. D’un autre côté, l’Eglise a toujours contemplé dans ce livre avec un saint saisissement le tableau dramatique de ses destinées sur la terre, des luttes terribles qui l’attendent et de sa victoire finale. Elle reconnaît avec émotion dans le cri de l’Épouse qui termine le livre : « Seigneur Jésus, viens ! » le soupir le plus profond de son propre cœur ; et le sentiment de la divinité de cette révélation l’a toujours emporté chez elle sur les impressions opposées.

Le jugement de l’Église, qu’il soit fixé ou hésitant, se fonde, on le voit, sur des raisons empruntées au domaine du bon sens et de la bonne foi, et il faut bien que la science se résigne à la voir user avec confiance du plus grand nombre de ces écrits, dont il lui serait aussi difficile de suspecter l’origine qu’à un fils de soupçonner l’honneur de sa mère. L’expérience qu’elle fait chaque jour de leur efficacité sanctifiante et de l’impossibilité de les remplacer par d’autres ouvrages quelconques suffirait au besoin pour la convaincre qu’elle possède bien en eux la révélation authentique du salut qui est la source de sa vie. Cette conclusion, elle n’a nul besoin de la critique pour la tirer.

On a souvent contesté la valeur que l’Église attribue au nom des auteurs désignés dans l’adresse de plusieurs de ces écrits. On allègue l’usage très général à cette époque de composer et de publier des livres sous un nom fictif propre à donner du poids aux faits racontés ou aux idées énoncées. Mais si les sectes hérétiques ont fréquemment usé de ce moyen pour accréditer leur doctrine, et s’il a même pu arriver à quelques chrétiens d’user dans une intention pieuse d’un semblable procédé, l’Église, comme telle, n’en a point admis la légitimité, et dès que la fraude a été découverte, elle l’a condamnée. On connaît l’exemple, rapporté par Tertullienj, d’un presbytre d’Asie-Mineure qui avait imaginé de faire de la relation entre l’apôtre Paul et une jeune fille nommée Thécla le sujet d’un petit roman. Il eut beau alléguer devant le conseil de l’Église, qui le fit comparaître, qu’il avait été inspiré par l’amour de l’apôtre (id se amore Pauli fecisse). Convaincu de faux, il fut destitué (convictum adque confessum loco decessisse). Baur et, après lui, Holtzmann prétendent que cette punition ne porta point sur le fait de la composition pseudépigraphique en lui-même, mais sur cette circonstance particulière que l’auteur avait attribué aux femmes le droit de prêcher et de baptiser, contrairement à 1 Corinthiens 4.34-35. Mais si c’eût été là la faute qu’on lui reprochait, comment ce presbytre aurait-il pu alléguer pour son excuse qu’il avait fait cela (id fecisse) par amour pour Paul ? Ce ne pouvait pas être par amour pour Paul qu’il le contredisait sur ce point. Il est bien évident que le mot cela (id) se rapporte, non à cette liberté accordée par lui aux femmes, mais à la composition même de ce récit fictif que nous possédons encore et dont la tendance est en effet d’honorer la personne de Paul.

j – Dans le De Baptismo

Sans doute, après de longues hésitations, la seconde de Pierre a été reçue par l’Église. Mais même si l’on admet que cet écrit porte faussement le nom de l’apôtre, il reste certain que ceux qui l’ont accueillie dans le recueil canonique, n’ont pas prétendu approuver par là le procédé d’un faussaire et qu’ils l’ont fait dans la confiance que Pierre était réellement l’auteur de l’écrit. Ils ont pu se tromper, mais ils n’ont pas songé à canoniser le produit d’une fraude. L’Église comprenait trop bien que l’avantage qu’elle pouvait tirer de la présence d’un pareil livre dans le Canon, n’était rien en comparaison du danger auquel l’exposait l’approbation d’un si coupable procédé.

Mais, demandera-t-on, si l’Église possède par elle-même les moyens de s’assurer de l’authenticité des écrits bibliques, au moins de ceux d’entre eux qui sont marqués à ses yeux, comme nous l’avons vu, des caractères de l’origine apostolique les plus évidents, à quoi bon le travail des théologiens ? La science critique n’est plus qu’un luxe, inutile si ses résultats sont conformes à la foi et au jugement de l’Église, nuisible s’ils y sont contraires.

Rappelons-nous que le christianisme biblique, j’entends par là les faits du salut avec leurs éléments surnaturels, n’a pas que des amis dans le monde, mais qu’il a aussi des adversaires. L’Église doit donc posséder non seulement des propagateurs, mais encore des défenseurs de cet Évangile. Nous avons entendu l’un des plus éminents d’entre les adversaires de ce christianisme évangélique déclarer qu’une investigation scientifique vraiment impartiale était chose impossible à lui et à ses confrères. Il est impossible en effet que le rejet systématique du surnaturel ne les prédispose pas à traiter avec défaveur des écrits dans lesquels cet élément a une place plus ou moins considérable. Qu’on relise l’une des études modernes les plus impartiales que l’on puisse attendre d’un savant rationaliste, celle de Hase sur le quatrième évangile, dans son introduction à la Vie de Jésus, et l’on verra qu’après avoir démontré lui-même que toutes les objections ordinaires contre l’authenticité de cet écrit sont réfutables, il finit pourtant par se décider pour le rejet, et cela évidemment en raison du caractère miraculeux de tout le récit. On comprend donc combien il importe à l’Église de posséder une science critique réellement dégagée de tout parti-pris naturaliste et qui apprécie les documents bibliques sans être dominée par un tel préjugé. Renoncer à posséder une science capable de tenir tête à celle de ses adversaires, serait faire comme une nation qui croirait superflu d’entretenir une armée capable de couvrir ses frontières. L’Église a besoin de savants en état de combattre à armes égales avec ceux qui attaquent les bases mêmes de son existence.

Elle a un autre motif d’entretenir dans son sein une culture scientifique et critique qui soit toujours à la hauteur du travail accompli dans ce domaine Nous avons reconnu qu’il y a dans le N.T. un certain nombre de livres à l’égard desquels le sentiment de l’Église a été indécis dès le commencement et a constamment hésité dès lors. Il n’est pas sans importance pour elle de chercher à s’éclairer aussi complètement que possible sur l’origine et la valeur de ces livres. Par exemple, il ne peut lui être indifférent de savoir si la déclaration mise dans la bouche de Pierre (2 Pierre 3.7, 10, 12), d’après laquelle l’univers actuel périra par le feu, doit ou non être mise sur le compte d’un apôtre de Jésus-Christ. Ou bien encore, il n’est pas indifférent à l’Eglise de savoir si l’auteur de l’épître de Jude, qui s’appuie sur des faits fictifs empruntés à des livres apocryphes juifs, est ou non l’un des hommes choisis par Jésus pour lui servir de témoins. Plus grande est l’importance accordée par l’Église au recueil du N.T., plus sérieux doit être son désir d’arriver à une clarté complète sur l’origine et la valeur de chacun des écrits qu’il renferme.

Enfin, à l’égard même des livres sur l’origine apostolique desquels l’Eglise n’a jamais nourri aucun doute, il y a pour elle toute espèce d’utilité à pénétrer toujours plus profondément dans le secret de leur origine. Ce n’est qu’en se rendant compte plus distinctement des circonstances qui ont donné lieu à leur composition qu’elle peut avancer dans l’intelligence de la pensée qui les a dictés et du but que s’est proposé l’auteur en les écrivant. Qu’y a-t-il de plus essentiel pour comprendre une lettre que de connaître l’intention qui l’a dictée ? C’est là le service que l’Église doit attendre de l’étude critique des écrits bibliques. En arrivant à comprendre plus clairement les circonstances qui ont présidé à leur composition, le résultat que l’auteur désirait obtenir, le plan et, la marche qu’il a suivis pour cela, l’Église sera plus sûrement dirigée dans l’application qu’elle doit faire aux circonstances actuelles des principes éternels renfermés dans ces écrits, mais présentés sous des formes accidentelles, temporelles et locales, d’où il faut les dégager.

Il n’est pas nécessaire de détailler ici les nombreux services que la Critique peut rendre aux différentes disciplines théologiques, à l’Histoire ecclésiastique, à la Théologie systématique, à l’Homilétique, à l’Ecclésiologie, à l’Exégèse surtout. Pour celui qui admet une révélation et qui pense qu’elle est renfermée dans les documents bibliques, l’exégèse est naturellement la racine de l’arbre théologique. Or, il résulte de ce qui précède que la critique est un auxiliaire indispensable de la théologie exégétique. Sans doute, elle emprunte à l’exégèse une partie de ses matériaux, mais elle réagit puissamment sur elle. Pour rendre compte de la première phrase d’un écrit biblique, il faut posséder déjà la pensée génératrice du livre entier. Or, c’est la Critique qui livre cette clef à l’exégèse.

Conclusion : l’Église doit laisser le travail critique suivre librement son cours, comme d’autre part la science critique ne doit pas vouloir imposer à l’Église l’obligation de la suivre dans les fluctuations incessantes et contradictoires auxquelles l’entraîne son besoin d’investigation. Il nous semble que c’est à peu près là ce que Reuss voulait dire quand il écrivait ces lignes dans son introduction à la Bible, p. 62 et 63 : « C’est à l’esprit vivant de l’Évangile… que la théologie laissera sans crainte le soin de choisir à chaque moment la meilleure voie pour faire sentir son action, persuadée qu’elle est que ce qu’il a une fois légué à l’humanité, ne pourra plus être perdu pour elle. Quant à changer la Bible relativement à son étendue et à sa composition, il n’en est, il n’en sera pas question ; ce qui sera changé, c’est l’idée qu’on se fera de la manière dont son autorité s’établira et s’affermira dans la communauté et dans les individus. »

On nous objecte, du point de vue catholiquek, qu’en l’absence de toute autorité humaine infaillible, la communauté religieuse et les individus qui la composent peuvent se tromper. Il est vrai, nous qui reconnaissons pour tous le droit à la liberté religieuse, nous ne pouvons priver personne de la faculté d’accepter ou de rejeter telle ou telle doctrine, tel ou tel livre biblique. Mais si nous ne reconnaissons pas à un homme le droit de nous prescrire ce que nous devons admettre ou ne pas admettre, nous n’en croyons pas moins à un juge invisible qui veille sur l’Eglise et qui exerce incessamment et silencieusement son pouvoir pénal. Ce juge infaillible, c’est le Saint-Esprit, dont Néander a dit : « qu’il n’a pas dans l’Église de suppléant. » Quiconque se prive volontairement et légèrement de l’une des sources de vie que Dieu a fait jaillir pour son Église dans la parole apostolique, se condamne lui-même à un affaiblissement de la vie que l’Esprit répand dans les cœurs par le moyen de cette parole. Celui qui supprimerait la fontaine entière s’infligerait à lui-même, par le retrait complet de l’Esprit, la peine de mort spirituelle. Voilà une discipline plus infaillible que les excommunications du Vatican et les tortures de l’Inquisition. Celle-là du moins n’a jamais frappé les saints du Très-Haut.

k – Voir quatre articles de M. l'abbé de Broglie sur la Dogmatique de M. Gretillat, dans le Correspondant, 1890.

A ces observations concernant le rapport entre l’Église et la science critique, j’en ajouterai une dernière, relative au théologien qui pratique cette science. Qu’il me soit permis de l’énoncer sous une forme personnelle.

Quelle que soit ma foi et celle de la communauté chrétienne à laquelle j’appartiens, en franchissant le seuil de l’investigation critique, je me sens naturellement obligé de renoncer à tout moyen de démonstration emprunté à cette foi. Ayant affaire, dans bien des cas, à des savants qui ne la partagent pas, si la discussion ne doit pas être dès l’abord frappée de stérilité, je ne dois employer que les moyens d’argumentation admis des deux parts et empruntés uniquement au domaine scientifique.

Ces moyens sont bien connus ; ils sont de deux sortes. Ce sont : 1° les rapports des Pères sur l’origine des écrits bibliques et les traces de l’existence et de l’action de ceux-ci dans la littérature chrétienne et l’histoire ecclésiastique des temps qui ont suivi celui des apôtres ; ce sont là les indices extrinsèques ; 2° l’étude des écrits sacrés eux-mêmes, étude qui doit de plus en plus amener au jour tous les faits propres à nous éclairer sur leur origine ; ce sont les critères intrinsèques. Ces deux espèces de moyens constituent l’arsenal critique, commun à tous ceux qui traitent ces matières, quelles que soient leurs croyances personnelles. La discussion scientifique ne saurait en employer d’autres.

La seule différence qu’il puisse y avoir à cet égard entre l’auteur de cet ouvrage et les écrivains appartenant à un camp différent du sien, c’est que ceux-ci envisagent en général l’impossibilité du surnaturel comme un axiome, tandis que, pour moi, il y a là, scientifiquement parlant, une question ouverte que l’histoire, impartialement consultée, a seule le droit de trancher. Je ne pense donc pas qu’il soit scientifiquement permis de dire : Ce fait renferme un élément miraculeux ; donc il est controuvé ; cette narration contient des faits d’un caractère surnaturel ; donc elle ne saurait provenir d’un témoin, à moins qu’il ne fût trompeur ou dupe. Nous n’avons pas à faire l’histoire, mais uniquement à la constater. Dieu a-t-il parfois fait intervenir dans le cours des choses des forces supérieures à celles de la nature à nous connues, ou a-t-il renfermé son action dans l’exercice de ces forces ? C’est là une question de liberté divine, qui, comme telle, ne peut être résolue par le procédé logique.

Mon seul a priori, en commençant ce travail, est la foi au Dieu vivant qui a créé la matière et qui en reste le maître, qui peut par conséquent, s’il le trouve bon, user de ce moyen d’éducation pour élever l’homme jusqu’à lui et pour atteindre le but sublime qu’il s’est proposé en le formant : « Dieu tout en tous. »

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