Les épîtres de Paul

4.
Premier voyage de mission et conférences de Jérusalem

C’était, sans doute, en l’an 45 (voir plus- haut). Après avoir reçu l’imposition des mains en vue de cette tâche absolument nouvelle que l’église leur transmettait comme sienne par cet acte symbolique, Barnabas et Saul, accompagnés de Marc, s’embarquèrent pour l’île de Chypre, patrie de Barnabas, où ils pouvaient espérer de trouver plus qu’ailleurs des portes ouvertes. Il serait inutile de raconter en détail cette mission (Actes 13.4-12). Remarquons seulement que c’est à ce moment que le récit des Actes commence à désigner l’apôtre par son nom latin Paulus, mieux approprié à son ministère chez les païens, et que sa supériorité commence à se dessiner, à tel point que la petite troupe missionnaire est appelée tout simplement, d’après une locution grecque connue, οἱ περὶ Παῦλον, Paul et ceux qui l’accompagnent.

De Chypre les missionnaires passèrent en Asie-Mineure. Là leur jeune compagnon les abandonna. Quoique privés de cet aide, ils remplirent leur mission d’évangélistes dans les provinces méridionales de l’Asie-Mineure, la Pisidie, la Lycaonie, etc., où ils fondèrent plusieurs églises (Actes 3.14 et suiv. et ch. 14). Comme, peu de temps auparavant, une partie considérable de ces contrées avait été incorporée à la province romaine de Galatie, on a supposé que c’étaient ces églises, fondées dans le premier voyage, qui étaient les vraies églises de Galatie, celles auxquelles fut adressée plus tard l’épître dite aux Galates.

Ainsi pensent Mynster, Renan, Hausrath, Pfleiderer, etc. Mais ce sens est exclu par Actes 16.6 où le terme de contrée de Galatie, Γαλατικὴ χώρα, est employé pour désigner cette province en opposition aux localités visitées dans le premier voyage (v. 4 et 5). Le terme même de « contrée de Galatie » ne convient pas au sens purement administratif qu’il faudrait dans ce cas donner ici au mot Galatie. Peut-on d’ailleurs admettre qu’écrivant à des églises dont Barnabas avait partagé avec lui la fondation, il se désignât lui-même tout court comme leur fondateur (Galates 4.13) ? Car s’il parle de Barnabas (2.9), c’est sans aucun rapport avec la fondation de ces églises. Il n’en agit pas ainsi avec Silas et Timothée, ses collaborateurs (1 Thessaloniciens 1.1; 1 Thessaloniciens 2.1 ; 2 Corinthiens 1.10). Enfin la preuve la plus décisive me paraît être la suivante : Paul rappelle aux Galates (4.13) que la raison qui décida de la fondation de leurs églises fut accidentelle, une maladie qui força l’apôtre, contre son intention, à s’arrêter dans leur pays. Comment pourrait-il s’exprimer ainsi en parlant de la fondation des églises de Lycaonie et de Pisidie ? Cette fondation était le but exprès du voyage des deux apôtres.

Une autre idée plus fausse encore a été avancée par Hausrath. Il a prétendu que cette mission de Paul et de Barnabas n’avait eu primitivement en vue que les Juifs d’Asie-Mineure et que c’était sans plan prémédité qu’elle s’était adressée aux païens. Mais qu’on se rappelle ce qu’était la majeure partie de l’église d’où cette mission elle-même partait. Ces païens convertis d’Antioche auraient ainsi méconnu leur propre expérience ! Avec quelle solennité exceptionnelle, d’ailleurs, cette œuvre n’avait-elle pas été inaugurée ? Chacun sentait qu’on faisait en ce moment un pas décisif…. et tout cela pour faire juste ce qui se faisait depuis la Pentecôte ! On ne saurait imaginer rien de plus absurde. Là où Luc veut évidemment signaler un progrès dans l’œuvre divine, on veut trouver un recul !

Combien de temps dura cette mission ? Des années peut-être. Les deux missionnaires, en s’avançant toujours plus vers l’est, atteignirent les confins de la Cilicie, patrie de Paul. Là ils revinrent en arrière, et après avoir visité de nouveau et affermi les églises qu’ils venaient de fonder, ils descendirent à la mer où ils s’embarquèrent pour Antioche.

Ici ils reprirent leur travail d’évangélisation, qu’ils continuèrent longtemps (Actes 14.28). On peut, sans se tromper gravement, attribuer à cette première mission et à l’œuvre qui suivit, à Antioche même, une durée de quatre à cinq années. Nous sommes ainsi conduits à placer les événements qui vont suivre dans les années 50 ou 51.

Conférences de Jérusalem

La marche paisiblement ascendante de l’église d’Antioche fut tout à coup troublée par l’arrivée de quelques chrétiens de Jérusalem, qui voyaient avec indignation le mélange dans l’Église de croyants d’origine juive et de croyants incirconcis. Les Actes nous parlent, 6.7, « d’une grande quantité de sacrificateurs qui obéissaient à la foi, » et au ch. 10 de partisans de la circoncision qui étaient membres de l’Eglise. Ce furent eux qui, à la suite de la mission et du séjour de Pierre à Césarée chez le païen Corneille, provoquèrent une enquête contre lui à Jérusalem. Au ch. 15 ces mêmes hommes sont désignés comme « quelques-uns de ceux de la secte des pharisiens qui avaient cru. » Il est donc probable qu’appartenant aux classes plus élevées, plus instruites, plus riches de la société juive, tandis que la plupart des autres membres de l’Eglise et les apôtres eux-mêmes étaient de basse condition, ils éprouvaient pour ceux-ci un certain dédain, et nourrissaient la prétention de s’emparer de la direction de l’Église, pour remettre les choses dans la bonne voie d’où l’on s’était écarté. Il en vint un certain nombre d’entr’eux à Antioche « pour épier, comme dit saint Paul (Galates 2.4), la liberté que nous avons en Christ Jésus. » Il s’agissait naturellement de la non observation des rites mosaïques, et surtout de la circoncision : « Si vous ne vous faites pas circoncire, vous ne pouvez pas être sauvés » (Actes 15.1). Accepter cette injonction, c’était, pour Paul et Barnabas, donner le coup de mort et à leur œuvre déjà accomplie et à celle qu’ils avaient à accomplir encore. Car il était impossible que tous les païens convertis dans le premier voyage, après avoir été admis dans l’Église par le baptême, se laissassent après coup imposer la circoncision, et qu’à l’avenir la prédication du salut fût soumise à cette condition dans le monde païen. C’est là sans doute le danger que veut indiquer Paul quand il dit Galates 2.2 : « De peur que je ne travaille [à l’avenir] et que je n’aie travaillé en vain [dans le passé]. » D’autre part ces gens se donnaient pour représentants de l’église de Jérusalem ; ils ébranlaient les croyants d’origine païenne, troublaient la paix dont ils avaient joui, et jetaient la discorde dans une église qui jusque là avait marché de bénédiction en bénédiction.

Il y avait là une question vitale pour la mission chez les païens. Jusqu’alors elle n’avait pas été sérieusement soulevée. Une fois posée, elle devait être résolue par l’autorité compétente. Car elle menaçait d’amener entre les églises nouvellement fondées et l’église mère une scission qui eût été fatale à la vie des unes comme à celle de l’autre.

Paul hésitait. S’il y avait quelque chose de vrai dans la prétention de ces gens de représenter le sentiment de l’église mère, c’était courir un grand risque que de lui soumettre la question. Une vision du Seigneur le tira d’incertitude : Ne crains rien ; va à Jérusalem. Se soumettant à cette direction, l’église d’Antioche délégua à Jérusalem Paul et Barnabas avec quelques autres frères. Parmi eux se trouvait un croyant incirconcis, Tite, que Paul emmenait avec lui dans l’intention d’arriver, par la conduite que l’on tiendrait envers lui, à la solution de la question de principe.

Le récit des conférences qui eurent lieu en ce moment critique nous a été conservé dans deux documents, le ch. 15 des Actes et les dix premiers versets du 2me de l’épître aux Galates. Car il est reconnu aujourd’hui par presque tous les critiques que ces deux récits se rapportent à une seule et même visite et que l’on ne peut identifier le voyage rapporté dans Galates ch. 2, ni avec celui d’Actes 11.30 et 12.25, comme le voulait Calvin, ni avec celui d’Actes 18.22, comme le pensent Wieseler et Volkmara.

a – Celui-ci (dans Paulus von Damascus bis zum Galaterbrief, (1887) pense que le récit primitif remanié dans nos Actes était conforme à celui de Paul dans Galates 2. Le concile de Jérusalem n’avait eu lieu qu’après la mission en Grèce ; on en retrouve la trace effacée Actes 18.22. Le voyage à Jérusalem dans le but de remettre la collecte (11.30) devrait se placer en réalité en 54, après le concile de Jérusalem qui aurait eu lieu en 53. Le séjour de Pierre à Antioche, dont parle Galates 2, aurait eu pour but les remerciements que cet apôtre allait porter à l’église. Du conflit avec Paul serait résultée une rupture sans remède entre les deux apôtres. C’est ainsi qu’on fait l’histoire, d’après des livres que l’on recompose soi-même au moyen de ceux que nous possédons.

Deux sujets étroitement liés étaient à l’ordre du jour : la reconnaissance des croyants païens comme vrais membres de l’Eglise, sans condition de circoncision ni assujettissement aux prescriptions légales, et la reconnaissance de l’apostolat et du mode de prédication de Paul. Les églises fondées chez les Gentils étaient-elles de vraies églises, aussi bien que celles fondées en Israël, et Paul, leur fondateur, était-il apôtre aussi bien que les Douze ? La première de ces deux questions concernait essentiellement l’église judéo-chrétienne qui devait décider si elle voulait reconnaître, comme églises sœurs, les églises de la gentilité ; la seconde était évidemment du ressort spécial des apôtres. Comme la première seule appartenait au récit du développement de l’Église primitive retracé dans les Actes, il n’y a rien d’étonnant à ce que cet écrit ait raconté les conférences de Jérusalem spécialement à ce point de vue. Mais, dans les Galates, Paul retraçait le fait en vue des attaques de ses adversaires contre la réalité de son apostolat et la légitimité de son mode de prédication. C’est là la raison très simple pour laquelle il a insisté surtout sur les conférences privées dans lesquelles avait été traitée et décidée la seconde question. Il est donc faux de prétendre avec l’école de Tubingue que les deux récits sont inconciliables. Du reste il ne faut pas dire que Paul ne parle que d’une conférence privée entre lui et les apôtres. Il commence bien par là, et nous venons d’en dire la raison ; comparez 2.2 : « Je leur exposai l’évangile que je prêche chez les Gentils, et cela privément.b » Mais, en continuant, une parenthèse le fait tout à coup tomber dans la conférence publique ; c’est au v. 3. En effet il s’interrompt brusquement par ces mots : « Mais pas même Tite, qui était avec moi, lui Grec, ne fut contraint d’être circoncis. » il vient d’exprimer la crainte que tout son travail présent et à venir ne fût compromis. Mais non, ajoute-t-il vivement ; car Tite ne fut pas même obligé, lui Grec en pleine Jérusalem, pour pouvoir prendre part aux assemblées de l’église, de se faire circoncire ! Comment cela se passa-t-il ? L’apôtre l’explique dans les v. 4 et 5. Ce fut lui qui s’y opposa formellement, non qu’il attachât à la circoncision en elle-même une valeur quelconque en bien ou en mal. « La circoncision n’est rien, » dit-il lui-même Galates 6.15. Mais exigée, comme elle l’était en ce moment, par le parti extrême dont nous avons parlé, elle eût été envisagée et exploitée comme un précédent contraire à l’admission libre des païens. C’est dans ce sens qu’il faut prendre, je pense, ces mots : « Et celac (la non circoncision de Tite), à cause des faux frères qui étaient intervenus. » Paul aurait pu consentir à céder soit à l’Eglise, soit aux apôtres, pour gain de paix. Mais en face de ces adversaires qui exigeaient, il ne put céder même un instant de peur d’ébranler à toujours la vérité de l’Evangile au détriment non pas seulement des Galatesd, mais des païens en général. Ces versets 3-5 supposent certainement une délibération et une décision relative à la position de Tite, et par conséquent de tout le monde païen. Et cette délibération ne peut avoir eu lieu, comme l’a bien reconnu Weiss, qu’au sein d’une assemblée générale, telle que celle qui est racontée Actes ch. 15. Car c’était à l’église seule qu’il appartenait de décider à quelles conditions elle voulait reconnaître comme sœurs les églises fondées dans la gentilité. On sait par le livre des Actes que cette question fut décidée, par l’ascendant de Pierre et Jacques, en faveur de la liberté des païens. Pierre insista sur ce que le chemin du salut par l’accomplissement de la loi était inaccessible à l’homme et que Dieu en avait ouvert un autre, la grâce du Seigneur Jésuse ; Jacques rappela les prophéties qui annonçaient le salut de tous ceux d’entre les Gentils qui consentiraient à invoquer le nom du Seigneur. Cette attitude conciliante que les Actes attribuent aux apôtres, ressort aussi du récit de Paul. On peut hésiter sans doute sur la question de savoir si les apôtres aussi demandèrent à Paul la circoncision de Tite. Ici Hilgenfeld, répondant affirmativement, dit : « Tite ne fut pas contraint ; donc quelqu’un voulait le contraindre. Et ce quelqu’un ne pouvait être que les apôtres, puisque Paul distingue ceux qui demandaient de ceux à cause desquels il ne céda pas. » Le raisonnement est spécieux, mais il se retourne contre celui qui l’emploie. Car si Paul ne céda pas aux apôtres à cause des faux frères, cela prouve que les uns demandaient dans un tout autre sens que les autres. Aux apôtres, Paul aurait pu céder ; car ils demandaient par égard pour l’église qu’on désirait ménager. Mais aux faux frères qui exigeaient, jamais ! Les apôtres différaient donc du tout au tout des faux frères, d’après le récit même de Paul.

b – Il m’est impossible de prendre le δέ avec κατ’ ἰδίαν autrement que comme explicatif ; comparez Romains 2.22 ; 9.30. Paul commence et finit par la conférence privée qui lui tenait surtout à cœur.

c – Le δέ me paraît avoir le même sens explicatif qu’au v. 2. On peut aussi commencer ici une nouvelle phrase : « Mais à cause des faux frères… » Il y aurait dans ce cas au v. 5 un changement de construction ; le sens diffère peu pour le fond.

d – Comme le pense à tort Pfleiderer, qui trouve dans ce pronom vous la preuve que les églises de Galatie étaient déjà fondées au moment des conférences de Jérusalem et que par conséquent elles n’étaient autres que les églises de Lycaonie et de Pisidie datant de la première mission.

eBaur a prétendu que l’auteur des Actes fait ici parler Pierre à la façon de Paul. Mais dans l’épître aux Galates Paul, parlant à Pierre face à face, lui attribue cette même conception, 2.16 : « Sachant que l’homme n’est pas justifié par les œuvres de la loi, mais par la foi en Jésus-Christ, nous aussi, nous avons cru en Christ Jésus pour être justifiés par la foi…, vu que par les œuvres de la loi nulle chair ne sera justifiée. » Comparez Psaumes 143.2 où le psalmiste exprimait déjà la même expérience, bien des siècles avant la venue de J.-Christ.

Après cette interruption (v. 3-5), l’apôtre reprend v. 6 le récit, commencé au v. 2, de sa conférence avec ceux qui faisaient autorité, οἱ δοκοῦντεςf. Comme ce terme reprend celui du v. 2, ainsi celui de προσανατθέναι, imposer en outre, reprend celui de ἀνέθέμην, j’exposai (v. 2). Cette relation d’expressions ne permet pas de douter du sens du premier de ces termes : « Ils ne m’imposèrent rien en sus » de ce que je leur avais exposé. Ils n’ajoutèrent aucune condition nouvelle au salut par la foi, tel que je le prêche parmi les Gentils. Mais, disent Baur et son école, cette affirmation de Paul est en contradiction avec le récit des Actes, qui mentionne au contraire trois conditions très positives que mirent les apôtres et l’église mère à la reconnaissance des églises d’entre les Gentils : l’abstention des viandes sacrifiées aux idoles, celle du sang et des bêtes non saignées, mais simplement étouffées, enfin l’abstention de l’impureté. Mais la contradiction signalée n’existe pas ; car la prédication de Paul ne reçut aucune modification de ces trois réserves. Elles n’étaient nullement, réclamées comme conditions de salut. A cet égard la lettre apostolique s’était nettement prononcée dès les premiers mots. Il n’était question d’imposer aux églises ni la circoncision ni les rites mosaïques en général. L’expression : « En vous gardant de ces choses vous ferez bien (vous prospérerez), » montre bien de quoi il s’agit ; c’est d’une mesure d’utilité, non d’une nécessité pour le salut. On pourrait objecter que Paul aurait dû s’opposer à ces exigences. Deux raisons devaient l’en empêcher : leur opportunité évidente dans les circonstances données, et le fait qu’il ne pouvait disposer de ces églises sans Barnabas qui les avait fondées avec lui. Paul a toujours observé avec le plus grand soin les égards dus à ses collaborateurs.

f – Le v. 9 montre qu’il n’y a dans cette expression aucune ironie à l’égard de ceux qu’elle désigne ; elle rappelle que c’étaient les hommes envisagés comme compétents pour prendre une décision, les hommes dont les adversaires mêmes de Paul en Galatie reconnaissaient l’autorité.

On a pris l’habitude de rapprocher les abstinences dont parle la lettre apostolique de ces commandements appelés noachiques, que l’on imposait aux étrangers qui demandaient à séjourner au milieu du peuple d’Israël, et on a conclu de là à la position tout à fait inférieure qui aurait été faite aux chrétiens d’origine païenne. Mais nous venons de montrer que ces abstinences n’affectaient en rien leur position spirituelle et n’avaient en vue que la bonne harmonie entre les deux parties de l’Église et le succès de la mission auprès des Juifs. De plus, Schürer a démontré que les sept commandements dits noachiques n’étaient que les devoirs de la morale naturelle, dont on devait demander l’observation à un étranger avant de lui accorder l’établissement en Israëlg. S’il en est ainsi, il n’y a pas de rapport entre ces commandements et les abstinences demandées aux chrétiens païens. Nous pouvons être parfaitement assurés que si ces concessions avaient du porter quelque atteinte à la dignité de ses églises, Paul ne les eût point acceptéesh.

gGeschichte des jüdischen Volkes, II, p. 568 et 569.

h – L’impureté, dont il est parlé dans la lettre des apôtres, ne peut désigner autre chose que ce que le mot πορνεία signifie toujours, une relation illégitime et en dehors du mariage. Si ce vice est spécialement mentionné à côté de deux actes qui à nos yeux n’ont pas proprement un caractère immoral, c’est que chez les païens il était envisagé tout autrement que chez les Juifs. Il semblait que ce fût une chose toute naturelle et moralement indifférente. Ce vice se mêlait même aux actes du culte. Voilà pourquoi, quoi qu’en dise Baur, il est rangé ici sur la même ligne que les deux autres actes abominables aux yeux des Juifs.

Il fut donc convenu qu’il y aurait, non pas deux évangiles, mais deux formes de prédication du seul et unique Évangile ; l’une pratiquée par Pierre et les Douze, conformément aux besoins de la mission israélite ; la seconde, celle de Paul, conforme aux besoins de la mission chez les païens ; ainsi, deux apostolats, également divins dans leur originei et proclamant, malgré la nuance exigée par les diversités de l’histoire, le salut par la foi en Christ, sans conditions légales. Comprend-on qu’un critique sérieux ait pu caractériser cette scène en la résumant comme suit : On se dit donc adieu en ces termes : toi, va de ton côté et prêche comme tu l’entends ; nous, nous irons du nôtre et prêcherons comme nous l’entendons. Ce serait en acceptant le fait de ces deux évangiles inconciliables, que l’on se serait séparé, et voilà ce que signifierait cette main de communion qu’on s’est tendue et serrée en se quittant. « La κοινωνία, dit Baur, fut bien plutôt une séparation. »

i – L’école de Baur a en général adouci l’idée de l’opposition entre Paul et les apôtres ; Holsten dans son Evangelium des Petrus und Paulus est celui qui a maintenu avec le plus de force l’opposition entre la doctrine des apôtres : Salut par foi et par œuvres, et celle de Paul : Salut par la foi seule. Mais peu à peu la vérité se fait jour. On comprend que deux évangiles reconnus comme provenant d’un seul et même Dieu (comparez Galates 2.8 ὅτι πεπίστευμαι et ὁ ἐνεργήσας… ἐνήργησεν) ne pouvaient renfermer deux enseignements contradictoires. Il ne faut pas oublier que le mot εὐαγγέλιον est ici employé par Paul, comme dans la plupart des cas (1 Thessaloniciens 1.5 ; Romains 15.19, etc.), pour désigner non le contenu, mais l’acte de la prédication, acte uni chez les apôtres à l’observation légale, chez Paul dégagé d’elle.

Paul put quitter Jérusalem avec joie. Il avait obtenu tout ce qu’il pouvait raisonnablement désirer à ce moment-là ; l’église mère avait reconnu les églises fondées chez les Gentils comme des églises sœurs jouissant avec elle du même salut, et les apôtres avaient accordé leur sanction à son enseignement évangélique, quoiqu’il ne l’eût point reçu par leur intermédiaire, et sanctionné aux yeux de l’Église son apostolat, en reconnaissant son origine divine et son autorité égale à celle que possédait le leur propre. Qu’avec cela ils maintinssent, pour les chrétiens juifs et dans leur propre vie, les formes légales, Paul pouvait accepter cette différence avec le sentiment qu’elle était voulue d’en-haut aussi longtemps que durait la mission auprès du peuple élu. Quant à lui, il avait compris dès le jour de sa conversion que la croix renfermait en puissance à la fois l’accomplissement et l’abrogation de la loi.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant