Les épîtres de Paul

6.
Coup d’œil sur l’activité littéraire de saint Paul

Treize lettres nous ont été transmises par l’antiquité chrétienne comme provenant de l’apôtre Paul. Le premier document dans lequel elles apparaissent toutes réunies est le Fragment de Muratori (vers 170). Les quatre grandes (Romains ; 1 et 2 Corinthiens ; Galates) y sont d’abord brièvement traitées chacune à part, évidemment à cause de leur importance particulière ; puis l’auteur les réunit avec les autres (sauf les quatre adressées à des individus) en un seul tout qui, en tant que comprenant des lettres adressées à sept églises (le nombre sept, symbole de la totalité), est envisagé comme appartenant par là même à l’Église universelle. Cette étrange remarque prouve, mieux que toute autre chose, combien l’autorité et l’apostolicité de ces treize lettres étaient déjà généralement reconnues.

Trente ans plus tôt, Marcion arrivait d’Asie-Mineure à Rome avec un recueil de lettres de Paul, où manquaient nos trois Pastorales (ainsi que l’épître aux Hébreux). On a souvent présenté ce fait comme un premier pas dans le travail de formation du recueil des épîtres. C’est tout à fait à tort. Ce Canon de Marcion résultait au contraire d’un travail de mutilation, par lequel il avait éliminé les épîtres que son système l’empêchait d’admettre. Il pratiquait un procédé semblable à l’égard des épîtres mêmes qu’il admettait, en les expurgeant de tout ce qui ne lui convenait pas, et même à l’égard des livres apostoliques en général, d’entre lesquels, outre les épîtres de Paul, il n’acceptait que l’évangile de Luc.

Il est aisé de constater, par l’emploi que font Polycarpe, Ignace et Clément de Rome de plusieurs des lettres de Paul, que ces écrits se trouvaient déjà dans le premier tiers du second siècle entre les mains de ces Pères, ce qui veut dire dans les archives de leurs églises, en Asie-Mineure, en Syrie et en Italiep. Comment, n’aurait-ce pas été un besoin pour toutes les églises de la chrétienté de nourrir leur foi, leur espérance et leur amour de ce pain de vie qu’elles trouvaient dans les écrits par lesquels l’apôtre avait travaillé à leur affermissement ? De là la communication qu’elles se firent très promptement les unes aux autres des lettres que chacune d’elles se trouvait posséder, communication qui partit originairement des églises auxquelles l’apôtre avait adressé tel ou tel de ces écrits. La vivacité du besoin nous garantit la promptitude du procédé si simple par lequel il y fut satisfait. Ce que disait Polycarpe aux Philippiens en leur rappelant la lettre que Paul leur avait écrite : « En l’étudiant (vous courbant sur elle) vous pourrez vous édifier, » s’appliquait à toutes les églises et à tous les écrits apostoliques.

p – Clément, à Rome (fin du Ier s), paraît connaître déjà quelques-unes des épîtres de Paul, non seulement Romains, mais Corinthiens, Ephésiens, Philippiens, 1 Timothée, Tite (de plus Hébreux et 1 Pierre). Barnabas, dans le même temps : Romains, 1 Corinthiens, Galates, Ephésiens, Colossiens, Tite (de plus Hébreux). Ignace (1er tiers du IIe s.) : Romains, Galates, Ephésiens, Philippiens, 1 et 2 Thessaloniciens, ép. pastorales. Polycarpe (même temps) : Romains, Corinthiens, Galates, Ephésiens, 2 Thessaloniciens, 1 et 2 Timothée (de plus 1 Pierre) ; Hermas : surtout Ephésiens (et Jacques). – Certaines expressions dans la Didaché rappellent quelques lettres de Paul (Romains, 1 Corinthiens, Ephésiens, 2 Thessaloniciens), non pourtant avec une entière certitude.

Ces treize documents ont certains caractères profondément marqués qui les distinguent de tous les autres produits littéraires. La forme dialectique prépondérante en est le cachet le plus saillant. Les plus riches exubérances du sentiment revêtent elles-mêmes ce caractère. Tandis que par nature Jean déclare et affirme, par nature Paul déduit et argumente. Chez tous deux se trouve l’intuitivité sémitique, mais chez le premier conservée dans sa fraîcheur native, transformée déjà chez le second par le contact avec l’hellénisme ; l’un comme l’autre, écrivains d’une inimitable originalité.

La question importante, quant à Paul, est de savoir jusqu’à quel point, ses études rabbiniques et son passé pharisaïque, d’un côté, de l’autre, ses relations avec le peuple et l’esprit grecs ont exercé une influence sur le monde de pensées que nous présentent ses lettres.

Parmi ceux qui ont serré de plus près ce double problème dans ces derniers temps, Pfleiderer, dans son écrit déjà cité, Paulinismus, me paraît être arrivé aux. résultats les plus précis. Il fait ressortir :

1°) Le caractère rabbinique de l’exégèse de Paul, à la fois littérale et typologique. Sous ce rapport on cite surtout Galates 3.16 (ἕν σπέρμα) et Romains 4.17 (πατὴρπολλῶν) ; 1 Corinthiens 9.9 (le bœuf qui foule le blé) et Galates 4.21 (Agar et Sara) ; enfin Romains 10.6 et suiv. (la justice de la foi parlant le langage de la loi) et 2 Corinthiens 3.13 (Moïse voilant son visage). — Je crois que dans plusieurs de ces cas l’explication de Paul se justifie pleinement (ainsi pour Galates 3,16 ; Romains 4.17 et 10.6 et suiv.) et que, dans d’autres cas, la typologie de l’apôtre diffère entièrement des allégories rabbiniques, en ce que les deux faits comparés par Paul reposent toujours sur une loi morale commune qui justifie leur rapprochement (1 Corinthiens 9.9 ; Galates 4.21), tandis que dans l’explication allégorique ordinaire les faits rapprochés le sont artificiellement et ne se touchent que par un trait accidentel. Mais je ne prétends point pour cela qu’un homme qui n’aurait pas passé par la gymnastique rabbinique eût toujours argumenté comme le fait Paul. Seulement il faut bien remarquer que ce n’était là pour lui qu’un procédé de démonstration, et non le moyen par lequel il était arrivé au fond même de ses idéesq. Ce fond, il le possédait avant d’écrire, et il employait d’autant plus volontiers l’A.T. pour le défendre que c’était là l’autorité qu’invoquaient contre lui ses adversaires : « Vous qui voulez être sous la loi, n’entendez-vous pas la loi ? » Galates 4,21. C’était une sorte d’argument ad hominem.

q – M. Sabatier dit lui-même, p. 66 : « Non, ce n’est point de l’A.T. que l’apôtre tire, au moyen de sa méthode exégétique, le fond même de sa pensée. »

2°) La conception de l’expiation. Elle serait puisée dans le système de l’école pharisaïque, selon Pfleiderer qui en appelle ici à l’ouvrage de Weber, Das System der altsynagogalen palästinensischen Theologie. D’après ce système, en effet, le péché est une dette que Dieu se fait payer et qui doit être acquittée pour qu’il pardonne. L’homme l’acquitte par la souffrance, par la pénitence, par les bonnes œuvres, par l’étude de la loi, etc. Pour certains grands crimes, il faut la mort et les peines de l’Adès. Mais les pères et les justes éminents ont fait plus de bien que de mal, ce qui leur constitue un surplus de mérite, qui peut se reporter sur d’autres et être appliqué à leurs après-venants ou à leurs contemporains. Il saute aux yeux, dit Pfleiderer, que c’est là la base de la doctrine paulinienne de l’expiation. — Mais il y a ici une différence qui établit entre les deux conceptions une opposition radicale : c’est que dans l’évangile de Paul, c’est Dieu lui-même, le créancier, qui paie la dette et qui réconcilie ainsi le débiteur avec lui-mêmer. C’est précisément l’antipode du pharisaïsme. D’ailleurs est-il permis d’oublier le tableau prophétique du Serviteur de Jéhova, Esaïe 53, qui certes est bien antérieur au pharisaïsme et qui de tout point concorde avec la conception de l’apôtre ? Rien n’a dû répugner davantage à l’esprit de Paul converti que les idées orgueilleuses de mérite humain qui étaient la base de toute la conception pharisaïques. Et c’est de là qu’il aurait tiré le fond de son nouvel enseignement !

r2 Corinthiens 5, 18 : τὰ δὲ πάντα ἐκ τοῦ θεοῦ καταλλάξαντος ἡμᾶς.

s – On a eu le courage d’alléguer encore Colossiens 1.24, où Paul ferait de ses souffrances le complément de celles de Christ ; comme si Paul n’enseignait pas au ch. 2 la perfection de la rédemption accomplie par Christ ! Les souffrances que subit Paul pour l’Église, ne servent pas à son rachat, mais à la réalisation de sa destination dans le temps.

3°) L’idée de la résurrection des corps. Voici l’exposé de l’opinion rabbinique telle que le donne Weber (p. 353). Que l’on juge ! « Le corps futur est essentiellement de même qualité, pour la substance et l’organisation, que le corps actuel. Il ressuscite avec les mêmes vêtements avec lesquels on l’a déposé dans le sépulcre. » Dans le traité Sanhédrin, cette résurrection du corps tout habillé est prouvée par l’analogie du grain de blé qui ne sort pas de terre nu, mais enveloppé. De là les ordres précis des rabbins relatifs à leur toilette de mort. Y a-t-il quelque chose de plus opposé que ce matérialisme grossier à la conception à la fois réaliste et spiritualiste, développée par Paul dans 1 Corinthiens 15 de la relation entre le corps actuel, physique et corruptible, et le corps futur, spirituel et incorruptible ? Notons ici une découverte tout à fait étrange de Pfleiderer. Entre la 1re et la 2e épître aux Corinthiens, il se serait produit chez Paul un subit changement d’idées, dans un sens très spiritualiste. Sous l’influence d’Apollos, Paul aurait admis l’idée hellénique de l’habitation de l’âme après la mort dans une demeure divine incorporelle (2 Corinthiens 5,1-4). Quoi ! l’apôtre aurait ainsi changé ses idées sous l’influence d’un nouveau venu, d’un converti d’hier, et aurait aussitôt initié ses églises à ces variations de sa croyance ! Mais, supposée exacte l’interprétation de Pfleiderer, il ne s’agirait en tout cas que de l’état qui suit immédiatement la mort. Car, quant à la résurrection, nous la retrouvons enseignée dans Philippiens 3.21 exactement de la même manière que dans 1 Corinthiens ch. 15.

4°) La préexistence du Messie. Paul aurait reporté sur Jésus l’idée philonienne de l’homme céleste et spirituel, prototype de l’homme terrestre, et antérieur à lui. C’était en effet par cette conception que Philon cherchait à mettre d’accord ce qu’on appelle les deux récits de la création, Genèse ch. 1 et Genèse ch. 2. Et c’est par cette interprétation philonienne que doit s’expliquer chez Paul la doctrine de la préexistence du Messie. Mais dans les passages où la préexistence de Christ est enseignée par Paul, il s’agit d’une tout autre préexistence que celle d’un homme céleste, c’est-à-dire d’une créature. Paul dit Philippiens 2.6 : « Lui qui était en forme de Dieu, » c’est-à-dire qui vivait d’un mode d’être divin. Holsten lui-même a reconnu que cette expression dépasse les limites d’une simple humanité. D’ailleurs 1 Corinthiens 8.6 Paul attribue à ce Christ préexistant la création de toutes choses (πάντα δἰ αὐτοῦ). Paul eût-il attribué la création de l’univers à une créature ? 1 Corinthiens 10.4, il le représente comme celui qui conduisait et éclairait, abreuvait et nourrissait Israël dans le désert : « Le rocher était Christ. » Dans Colossiens 1.16 et suiv. la divinité du Messie préexistant est plus évidente encore. Quant au seul passage où l’expression d’homme céleste soit appliquée au Christ (1 Corinthiens 15.45, 47 : « Le second Adam est du ciel »), le contexte ne permet pas de douter que Paul ne parle, non du Christ préexistant, mais de Jésus glorifié. D’abord, il le nomme « le second Adam » ; s’il s’agissait de l’Adam préexistant, il devrait le désigner comme le premier. En second lieu, il déclare que par la résurrection nous revêtirons son image ; or on sait que d’après Paul l’image que nous devons porter dans la gloire, est celle du Christ ressuscité et glorifié, et non celle du Christ préexistant ; comparez Philippiens 3.21 ; Romains 8.17,29. En général tout le chapitre 1 Corinthiens 15 a une portée eschatologique.

5° M. Sabatier (p. 30-31) envisage encore comme des emprunts faits par Paul au pharisaïsme « ses idées sur les anges et sur les démons. » Mais pourquoi dire : au pharisaïsme, et non pas tout simplement à l’Ancien Testament ? Jésus et Paul n’ont-ils pas pu tirer ces idées de ce livre aussi bien que les docteurs pharisiens eux-mêmes ? M. Sabatier relève encore le point spécial de la promulgation de la loi par le ministère des anges (Galates 3.19), notion que l’on retrouve chez Etienne (Actes 7.38, 53), dans l’épître aux Hébreux (2.2) et chez Josèphe. Mais c’est pourtant toujours l’A.T. qui est la source première de cette idée, par le tableau des phénomènes extraordinaires qui ont accompagné la promulgation de la loi et par la parole Deutéronome 33.2. Si Paul a mentionné, comme il l’a fait, ce théologoumène rabbinique, c’est qu’il reposait à ses yeux sur une source plus élevée.

En général il est psychologiquement invraisemblable que, dans le changement radical qu’a subi l’apôtre, il ait conservé quelques lambeaux isolés de son ancienne conception pharisaïque. Jamais ne s’est mieux réalisée que dans la conversion de Saul, la parabole du vieux vêtement et du vêtement neuf. Il n’y a pas eu rapiéçage ; il y a eu substitution, du tout au tout. « Toutes choses ont été faites nouvelles. »

Ou bien serait-ce du côté opposé, vers le judaïsme hellénisé d’Alexandrie, qu’il faut se tourner pour découvrir quelque source de la théologie de Paul ? On a cherché dans Philon. On prétend y avoir trouvé des locutions qui se rapportent à celles des épîtres ; Philon a même développé l’allégorie d’Agar et de Sara d’une manière analogue à Paul. Puis on cite l’idée paulinienne de l’impuissance de l’homme à faire le bien, qui est opposée au pharisaïsme, mais qui se trouve dans Philon. Comme si, à défaut même de son expérience personnelle si bien décrite dans Romains 7, Paul n’avait pas sous les yeux, aussi bien que Philon lui-même, le Psaume 51 et tous les passages de l’A.T. qu’il cite Romains 3.9-20 ! Avait-il donc besoin des yeux de Philon pour lire et comprendre tout cela ? Quant à l’allégorie d’Agar et de Sara, voici l’explication de Philon : Abraham, c’est l’âme humaine, progressant vers la connaissance divine ; Sara, sa première femme, la princesse, représente la sagesse divine : Agar, la seconde femme, l’étrangère, représente la sagesse du siècle, celle de l’école. Pour que le mariage avec la première porte du fruit, il faut que l’âme ait auparavant passé par l’union avec la sagesse mondaine. De plus Ismaël, c’est la sophistique qui doit être bannie pour laisser la place à Isaac, la vraie sagesse ! Quelle différence avec le parallélisme établi par Paul entre l’inimitié d’Ismaël contre Isaac et l’inimitié des serviteurs de la chair contre ceux de l’esprit ! Il y a ici à la base du parallélisme une loi morale profonde, tandis que tout est arbitraire dans les rapprochements imaginés par Philon.

Pfleiderer reconnaît qu’il est peu vraisemblable que Paul ait connu les écrits de Philon. Mais il croit d’autant plus sûrement trouver dans le livre alexandrin de la Sapience l’origine de certaines idées de Paul.

1°) L’incapacité où est l’homme naturel de comprendre les choses divines, telle qu’elle est enseignée par Paul 1 Corinthiens 2.6-16, se trouve dans Sapience 9.13-17 : « Quel est l’homme qui connaîtrait ta volonté… ? Ce corps périssable pèse sur l’âme qui a sondé les choses célestes ? Et qui aurait sondé ta volonté si tu n’avais envoyé ton Saint-Esprit d’en haut ? » Et c’est de là que Paul doit avoir tiré son idée de l’homme psychique, incapable de comprendre les choses qui sont de l’ordre spirituel ! Mais Paul, dans le passage cité, n’attribue point au corps la cause de cette incapacité. Puis il ne parle pas de la volonté de Dieu en général ; il parle spécialement des grands faits du salut révélés aux apôtres par l’Esprit de Dieu et que les croyants eux-mêmes ne peuvent comprendre que quand leur nature est devenue spirituelle. Il s’agit de deux domaines absolument différents.

2°) L’origine du paganisme. Voici comment en rend compte l’auteur de la Sapience, ch. 13 et 14. Après une longue amplification des passages dans lesquels Ésaïe avait persiflé l’idolâtrie (ch. 40, 44, 46), l’auteur explique comme quoi un père ayant perdu son enfant d’une mort prématurée, afin de l’honorer comme un dieu, en fit faire une image en l’honneur de laquelle il institua, pour les gens de sa maison, un culte privé avec des sacrifices. Cette coutume en se consolidant avec le temps prit le caractère d’une loi. Les souverains commencèrent aussi à ordonner qu’on rendît un culte à des images taillées. Ceux de leurs sujets qui habitaient, loin d’eux et ne pouvaient leur rendre hommage en face, se firent faire d’eux des images visibles, afin de les honorer. Les artistes aussi, voulant plaire aux princes, les représentèrent en exagérant en beau leur ressemblance… Ainsi naquit le paganisme, de l’amour paternel, de la flatterie et de l’amour du gain. Et ce sont ces inepties que l’on ose comparer à l’analyse psychologique pleine de profondeur de l’origine du paganisme Romains 1.18-23 ! Et l’on croit avoir mis hors de doute la dépendance des épîtres de Paul à l’égard du livre de la Sapience ! Il y a des cas où la critique n’est guère exigeante.

3°) La doctrine de la prédestination. D’après M. Sabatier, Paul l’a héritée du pharisaïsme (p. 31)t. Mais on a cru pouvoir la faire dériver en ligne plus directe encore du livre de la Sapience. En effet, voici ce qu’on y lit (15.6-10) : « Le potier, se fatiguant à pétrir la terre molle, forme toutes sortes de choses pour notre service, et de la même argile il fabrique des vases qui servent à un usage pur et pareillement d’autres pour un usage tout différent, et c’est l’ouvrier lui-même qui décide de l’emploi à faire d’un chacun. » — Mais l’auteur ne songe pas un instant à comparer cette action du potier à celle de Dieu ; il stigmatise simplement la cupidité et la mauvaise foi de l’artiste qui fabrique de telles images d’argile et les vend pour être adorées. Non, ce ne sont ni l’hellénisme ni le pharisaïsme qui ont conduit Paul à sa notion de la prédestination. Elle résultait directement du théisme puissant de l’A.T. Seulement chez Paul, comme dans l’A.T. lui-même, la certitude théologique de la direction divine est constamment tempérée et limitée par la reconnaissance de la liberté et de la responsabilité humaines.

t – Il cite ce rapport de Josèphe : « Les pharisiens pensent que tout ce qui arrive a été arrêté à l’avance par le destin. »

Nous ne trouvons donc dans les écrits de Paul aucune raison sérieuse de nous défier de la conscience intime qu’il portait en lui et qu’il exprime souvent, de communiquer aux églises ce qu’il a reçu du Seigneur. Il peut l’avoir reçu par l’intermédiaire des apôtres et de la tradition apostoliqueu ou par révélation directe et personnellev ou par le moyen de la connaissance chrétienne ; j’entends par là l’intelligence s’appliquant aux problèmes d’une situation donnée et en cherchant la solution dans les principes évangéliques, dans l’expérience propre, dans les exemples que présentent les Écritures, toujours sous la direction de l’Esprit divinw. Quoi qu’il en soit, Paul déclare qu’il n’enseigne pas de son chef et qu’il n’est que l’organe de celui qui lui a confié sa mission. C’est là ce qu’il veut dire quand en tête de quelques-unes de ses lettres il s’intitule « apôtre de Jésus-Christ par la volonté de Dieu. » Il met son écrit sous la garantie de sa charge, comme celle-ci sous la garantie de Celui qui la lui a confiée.

u1 Corinthiens 15.3-7 ; 11.23 (?) ; 7.10 ; comparez Romains 15.3, 8 ; Galates 3.1, etc.

vGalates 1.12-16 ; 1 Corinthiens 2.6-12 ; Romains 16.25 ; Ephésiens 3.2-6 ; 1 Corinthiens 15.51 ; 1 Thessaloniciens 4.15 ; Romains 11.25, etc.

w1 Corinthiens 14.37 ; 7.12-40 ; 10.15.

A mesure que l’apôtre s’est livré au travail de la correspondance avec les églises, pour continuer leur éducation spirituelle, un certain type s’est imposé à son esprit : il commence par l’adresse et par un vœu, qu’il fait suivre immédiatement de la mention de ses actions de grâces pour l’œuvre accomplie par Dieu chez les lecteurs et de ses prières pour l’affermissement de cette œuvre. De là il passe tout naturellement au sujet qu’il a à traiter afin de travailler lui-même en ce moment au progrès spirituel de l’église ; cette tractation forme le corps de la lettre. Enfin il termine par une série de communications d’un caractère personnel.

Un préambule (comprenant adresse et action de grâces), le corps de la lettre et une conclusion, voilà le cadre habituel, non encore nettement marqué dans les premières lettres (Thessaloniciens), mais fermement arrêté dans les suivantes. Et cependant rien chez Paul n’est absolument stéréotypé. A chaque fois il est aisé d’observer les remarquables variations que la situation ou le sentiment de l’apôtre apporte dans la réalisation de ce type. Voir par exemple la suppression de l’action de grâces dans les Galates (1.6) ; le développement considérable de l’adresse dans les Romains (1.1-7) et celui de l’action de grâces dans les Éphésiens (1.3-14) et les Colossiens (1.3-13) ; comparez aussi le contenu différent de l’action de grâces quand il s’adresse aux Corinthiens (1 Corinthiens 1.4-9) ou aux Thessaloniciens (1 Thessaloniciens 1.2-3).

Paul paraît avoir ordinairement dicté ses lettres, ainsi qu’on le faisait souvent dans l’antiquité. Ce qui le prouve, c’est que les cas contraires sont expressément indiqués (Galates 6.11 et Philémon 1.19). Une fois le secrétaire est nommément désigné (Romains 16.22). Assez souvent, l’apôtre indique le moment précis où il prend la plume pour ajouter de sa propre main le mot final ; comparez 2 Thessaloniciens 3.17 ; 1 Corinthiens 16.21 ; Colossiens 4.18. Le premier de ces passages montre la raison particulière qu’il avait pour en agir de la sorte. C’était le désir de prévenir toute erreur à l’égard de la provenance de ses lettres. Weiss pense, avec raison, me paraît-il, que là même où l’apôtre n’indique pas expressément que c’est lui qui prend la plume, il le fait néanmoins avant de finir. Les églises, surtout celles qui connaissaient son écriture, n’avaient pas besoin d’être averties à chaque fois, que c’était lui qui commençait à écrire ; c’est probablement le cas 2 Corinthiens 13.13 ; Éphésiens 6.23-24 ; Philippiens 4.23 ; 1 Timothée 6.20-22 ; 2 Timothée 4.22.

Il n’y a pas lieu de penser que, quand dans l’adresse Paul indique un nom à côté du sien, il veuille, comme on l’a cru souvent, désigner par là le secrétaire écrivant en ce moment sous sa dictée ; comparez :

Il veut bien plutôt honorer par là, comme ayant en quelque mesure coopéré à sa lettre, le ou les personnages qu’il nomme à côté de lui. Ce qu’il affirme à l’église comme apôtre, eux le ratifient comme frères. Mais cette fonction plus relevée n’empêche point, d’autre part, que l’un ou l’autre d’entr’eux n’ait pu en même temps, à l’occasion, lui servir d’amanuensis. Nous constaterons aussi à cet égard la variété des procédés de l’apôtre et leur rapport délicat avec les situations données.

Comme le disait Michaëlis, la langue de Paul est celle d’un Juif dont la langue naturelle n’était point le grec classique, et d’autre part, cette langue n’est pas non plus le simple grec plébéien du temps, ce grec étrange provient surtout de la version des LXX. Mais il a reçu une empreinte toute nouvelle par la puissance et l’élévation des idées chrétiennes au service desquelles il a été placé. Il se retrouve le même au fond de tous les écrits de Paul, manipulé en quelque sorte par l’esprit nouveau de l’Évangile et par le génie créateur de l’apôtre, et déployant, sous la puissance de ce double facteur, les ressources infinies naturellement inhérentes à la langue des Hellènes.

Chacun sait comment saint Paul a usé de cet instrument. Chacun connaît cette manière d’écrire tant de fois caractérisée, tantôt saccadée et brisée, tantôt soutenue, éloquente même jusqu’au pathétique ; ici émue et passionnée, là froidement dialectique ; parfois enjouée jusqu’au jeu de mots, quelquefois ironique jusqu’au sarcasme ; toujours et sous toutes ces formes l’expression vraie, adéquate de cette riche et puissante personnalité. Nous n’entrerons pas ici dans l’étude des particularités syntactiques et grammaticales du style de Paul (voir sur ce sujet l’exposé complet de Weiss : Lehrb. d. Einl. § 16, 7).

Le nombre des hapax-legomena dans chacun des écrits de Paul (j’entends : hapax, par rapport à tous les autres livres du N.T.) m’a paru être celui-ci :

en tout 597 hapax, formant plus de la dixième partie des 4698 mots qui constituent le vocabulaire du N.T.

Deux écrivains, Bolten et Bertholdt, ont pensé que Paul avait écrit ses lettres en araméen, tandis que plusieurs théologiens catholiques, Harduin, Bellarmin, etc., ont cru, du moins pour l’épître aux Romains, à un original latin. Un manuscrit de la traduction syriaque exprime déjà à l’égard de cette lettre la même opinion. C’est une erreur évidente. Un style comme celui des lettres de Paul ne saurait être celui d’une traduction. Paul, comme helléniste, avait le grec pour langue naturelle, et les chrétiens de Rome possédaient, aussi bien que tous les habitants cultivés de cette ville, le grec comme langue littéraire. Ces opinions sont absolument abandonnées à cette heure.

Le recueil de nos treize lettres ne renferme-t-il que des lettres vraiment composées par l’apôtre et renferme-t-il toutes celles qu’il a écrites ? L’histoire de la critique nous a montré le doute commençant par s’attaquer à une ou deux lettres (1 Timothée, 2 Thessaloniciens), puis s’étendant à quelques autres (les deux autres Pastorales et les Ephésiens), atteignant bientôt toutes les petites épîtres (1 Thessaloniciens, Colossiens, Philémon, Philippiens), et enfin s’attaquant même aux quatre plus grandes. Ce sera là le sujet d’autant de questions à examiner dans le cours de l’étude suivante. Pour le moment disons seulement que la langue si évidemment et profondément gréco-juive des quatre plus grandes ne parle pas en faveur de leur composition à Rome au second siècle par un groupe de philosophes grecs. En étudiant les chiffres des hapax-legomena que j’ai donnés plus haut, on remarquera l’étonnant rapport que présentent entre elles les grandes lettres (Romains ; 1 et 2 Corinthiens), dont les hapax montent pour l’une à 96, pour l’autre à 91, pour la troisième à 92. On retrouvera le même rapport dans le chiffre des hapax des quatre plus petites, Galates, Ephésiens, Philippiens, Colossiens. Des deux tiers plus courtes, ou à peu près, que les trois plus grandes, elles ont un chiffre à peu près égal de hapax et ce chiffre s’élève assez exactement au tiers de celui des trois grandes : 33 ; 38 ; 36 et 34. Les deux aux Thessaloniciens ont des caractères particuliers, la première étant dans sa première moitié une simple effusion de sentiment, qui n’appelle pas, comme les enseignements, des termes spéciaux, et la seconde étant fort courte. Elles n’ont en conséquence, les deux réunies, qu’une proportion moindre de hapax : 25 sur huit chapitres. La proportion redevient plus forte dans les Pastorales (1 Timothée 73 ; 2 Timothée 44 ; Tite 31), ce qui, si elles sont authentiques, résulte naturellement des circonstances particulières et toutes nouvelles dans lesquelles elles ont été composées. Il serait difficile de comprendre comment des proportions si naturelles et si concordantes pourraient se trouver dans des écrits dont la composition proviendrait d’un certain nombre de faussaires, écrivant d’une manière indépendante.

Qu’il nous manque un certain nombre de lettres écrites par saint Paul, c’est ce dont il est impossible de douter. L’apôtre lui-même parle d’une lettre qu’il avait écrite aux Corinthiens avant celle que nous appelons la première (1 Corinthiens 5. 9) et à laquelle les Corinthiens avaient répondu. On a cru, il est vrai, avoir découvert cette correspondance, antérieure à celle qui nous reste, dans deux lettres, l’une des Corinthiens à Paul, l’autre de Paul aux Corinthiens, qu’on a trouvées dans la version arménienne du N.T., puis aussi en langue syriaque dans le Canon de l’église d’Edesse et enfin tout récemment dans une traduction latine de la Biblex. La question de la langue originale (grecque ou syriaque ?) est encore indécise. L’authenticité n’a été défendue que par Rinck. Le but de cette correspondance apocryphe est de combattre une hérésie gnostique (probablement celle de Bardesanes) qui niait la matérialité du corps de Jésus et la résurrection des corps.

x – A. Carrière et S. Berger, La correspondance de saint Paul et des Corinthiens, 1891 (découverte dans un manuscrit de l’Ambrosiana, à Milan).

Notre seconde aux Corinthiens, dans ma conviction, suppose une lettre intermédiaire entre elle et la première. Cette lettre n’est jamais entrée dans la circulation, en raison sans doute du caractère très spécial de son contenu. C’est vainement que l’on a cru la retrouver dans les quatre derniers chapitres de notre seconde épître canonique. Quant à la lettre que les Laodicéens devaient, faire parvenir aux Colossiens (Colossiens 4.16), nous verrons qu’elle n’est autre que notre épître dite aux Ephésiens, et ne peut par conséquent être mise au rang des lettres perdues.

Le Canon de Muratori mentionne deux épîtres faussement attribuées à Paul qui circulaient à cette époque, l’une aux Alexandrins, dans laquelle quelques-uns ont voulu voir notre épître aux Hébreux ; mais à tort, puisque l’auteur du fragment dit qu’elle était fabriquée en faveur de l’hérésie de Marcion ; elle est donc perdue ; l’autre intitulée aux Laodicéens. Il a existé une lettre latine de ce nom qui se trouve dans quelques exemplaires de la Vulgate (le Fuldensis, par ex., du Ve s.) entre les Colossiens et les Thessaloniciens. Théodoret en parlait déjà. Au IXe s. elle était encore en usage dans les églises anglaise et franque. Ce sont vingt versets qui n’offrent que des maximes banales imitées des Philippiens et des Colossiens. Elle a été publiée par Anger. Nous ignorons si c’est celle dont parlait le Fragment de Muratori.

Il existe en latin une prétendue correspondance de Paul et de Sénèque, comprenant, six lettres du premier et huit du secondy. Ces lettres étaient connues déjà de Jérôme (De vir. iii., 12) et d’Augustin (épître 153 à Macédonius) ; elles ont été publiées par Fabricius et défendues par Gelpke et par quelques modernes. Elles sont aujourd’hui universellement rejetées. Elles ont été fabriquées en l’honneur de Paul, probablement en grec et à Rome, après l’an 400 (d’après Harnackz, 1884, no 9.), soit à l’occasion du récit de la rencontre de Paul avec Gallion, frère de Sénèque (Actes 18.12), soit sur le thème de Philippiens 4.22 (la salutation de la part des gens de la maison de César), soit d’après la légende de la conversion de Sénèque au christianisme, qui faisait dire à Terlullien : Seneca noster.

y – Ed. de Westerburg, 1881.

z – Theol. Literaturzeitung

Nous partageons les épîtres de Paul en quatre groupes : celles du second voyage ; celles du troisième ; celles de la captivité, et les épîtres pastorales.

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